Ambiance a couteaux tirées
Il aurait été difficile de dépeindre cet étrange tableau. La lionne, l'aigle et la louve rassemblés autour d'une table à siroter du thé. Pour ma part, je ne faisais que fixer mon reflet dans la tasse à défaut de la boire. Je ne m'étais guère attendue à ce qu'Ingrid exige des explications de la part d'une femme pour qui elle n'éprouvait que rancœur et mépris. Ou peut-être, justement, aurais-je dû m'y attendre. Comment le reprocher à la fauve qui avait péri sous les lances de l'empire au cœur des plaines de Gronder, après tout ? La guerre avait brisé des vies et séparé des âmes. Certaines s'étaient peut-être retrouvées ici, les cicatrices laissées par les affrontements passés étaient pour certains d'entre nous bien trop profondes… Mais qui alors allait briser ce silence ? Je n'allais tarder à avoir la réponse.
Je restai étonnée quoique, finalement peu, devant l'assurance d'Ingrid qui défiait l'oiseau du regard. Le duel que ces deux là se livraient changea ce voile de silence en manteau de plomb qui nous recouvrait un peu plus à chaque seconde écoulée.
—Qu'attendez-vous de moi ? Des excuses pour mes crimes passés ? Si tel est votre but alors je suis navrée mais vous n'obtiendrez rien de ce genre-là.
—Vous-même reconnaissez donc qu'il s'agit bien là de crimes.
L'ancienne impératrice fronça légèrement les sourcils et ses traits se durcirent un peu plus. Personne n'avait jamais osé lui tenir tête de cette façon du temps de l'académie des officiers et je doutais qu'Edelgard n'accepte que l'on s'adresse à elle ou qualifie ses faits ainsi. Seulement, le terme qu'elle avait elle-même employé en révélait bien plus que ses lèvres n'allaient s'en défendre.
—Il s'agissait d'une guerre, justifia l'aigle. Et la guerre n'épargne aucun des camps.
—Guerre que vous avez déclenchée.
—Pour le bien de Fódlan.
—Epargnez-moi cette excuse, Edelgard, cracha presque la lionne. Ou bien auriez-vous oublié que vous avez été jusqu'à décimer vos anciens camarades armée de vos nobles ambitions ?
L'étau se resserrait sur la souveraine que ma colocataire ne ménageait guère. Elle ne la laissait pas respirer une seconde.
—Vous avez privé un royaume de son roi, laissé d'innombrables familles en deuil et changé leurs terres en cendres. Savez-vous seulement combien de victimes cette guerre a laissées derrière elle ?
—J'en sais le nombre exact.
La voix de l'Adrestienne était grave et dénuée de toute hésitation. Juge et accusée refusaient de baisser la tête devant l'autre et l'assurance des deux suintait du moindre de leurs mots. Aux faits de la colère d'Ingrid, cependant, je savais que cette dernière ne resterait patiente plus longtemps.
—Il n'existe plus aucune couronne pour sertir vos intentions ici, et je ne supporterai davantage vos manières de souveraine en ces lieux, affirma-t-elle alors d'un ton tranchant.
—Alors dîtes-moi, Ingrid, s'il ne s'agit pas seulement de déverser votre colère que j'accepte puisque somme toute légitime, que voulez-vous de moi ?
—Des réponses ! rugit la fauve en se redressant afin de se rendre plus grande. Pourquoi venir jusqu'ici pour une fois de plus agir comme bon vous semble ?! N'en avez-vous donc pas assez fait ou bien la liste de vos victimes n'était-elle pas assez longue pour vous faire venir jusqu'à nous ?
—Ingrid ! intervins-je devant ce dialogue qui s'apprêtait à dégénérer si ce n'était déjà le cas.
—Quoi ?! me lança-t-elle suivit d'un regard particulièrement glacial qui me musela. Aurais-tu toi aussi oublié combien d'entre-nous ont franchi les portes du Pavillon Blanc trop tôt ? Aurais-tu oublié que si nous sommes à cette table c'est parce que nous avons été tués ? Que si nous somme ensembles, d'autres pleurent encore notre absence ? elle ne s'arrêtait pas. Aurais-tu également oublié que si nous arrivons aujourd'hui à discuter, d'autres se murent encore dans le silence ? As-tu oublié Dimitri, qui n'a pas mis les pieds une seule fois dehors depuis son arrivée ? puis elle m'acheva.
Les paroles d'Ingrid me percutèrent une à une et m'assassinèrent par la même occasion comme si je rejoignais soudain le banc des accusés pour avoir osé m'opposer à sa détresse grimée. Seulement, je me souvenais de tout. Mes sentiments qui se disloquaient semaient désordre dans ma tête mais aussi dans mon cœur puisque ces vérités étaient tels des coups de lames acérées. Je détestais ce job.
—Je veux savoir, Byleth. Je veux savoir si au moins elle a des regrets.
Puis la Lionne condamna l'aigle qui eu pour seule réponse un soupir inattendu.
—Dimitri…
Tel un fantôme du passé qui n'avait cessé de la hanter.
—Alors il est là, lui aussi…
Un fantôme qui ne nous avait jamais quittés.
—Evidement… murmura la lionne avant de se s'adresser à nous mais surtout à elle-même. Que reste-t-il de nous si l'on nous prive même de réponses…
Seulement des âmes égarées, pensais-je… Alors la fauve aussi se tût.
Ingrid était en colère, mais derrière cette colère se cachait seulement une infinie tristesse. Tristesse que je comprenais sans qu'elle n'ait eu besoin de m'en faire part.
—Je vous en prie ! Posez vos armes !
Nous relevâmes toutes soudain la tête, interpelées, lorsque la porte de l'appartement claqua violement. Je ne disposais d'aucune arme si ce n'était ma tasse de thé dans laquelle je n'aurais pu faire bouillir une loche de Teutates puisqu'il était d'ailleurs déjà froid.
—Personne ne s'est encore entretué ?
La jeune femme qui venait de débouler comme une tornade fit quelque pas afin de vérifier ses dires de plus près, étonnée. Malgré le côté… incongru de son arrivée, ses joues rougies et son souffle court témoignaient du sérieux de notre situation épineuse.
—Do- Dorothea ?
Edelgard fut la première à réagir face à notre silence imposé lorsque notre amie tira une chaise et prit place tout en replaçant ses boucles boisées correctement comme si de rien était avant de soupirer lassement. Une entrée en la matière digne de la comédienne qu'elle était. Ha, mais je vis à son regard que la prochaine scène allait être pour moi.
—Un champ de bataille, disais-tu ? Cette réunion est loin de ressembler à l'image que tu m'as décrite par texto ! Tu te ne serais pas un peu emballée ? puis elle leva son index devant-elle tout en me dévisageant avant de retourner son attention à son ancienne déléguée. Ha, c'est un peu de texte dans un court message.
Elle me laissait sans voix. Pas seulement moi : elle nous laissait toutes dans un profond mutisme que même le silence ne pouvait nous envier.
—J'avais préparé un petit opéra sur le fait qu'il était inutile de mourir de nouveau mais je vois que la situation n'est finalement pas aussi tragique que l'aurait été ma prestation !
Ce tableau prenait un courant alambiqué puisque d'une ambiance à couteaux tirés nous retrouvâmes soudain devant une sorte de spectacle burlesque qu'aucun mot n'aurait su qualifier si ce n'était burlesque. Par tous les Saints, j'avais besoin d'un verre, à défaut de la cave toute entière.
Quelques minutes supplémentaires finalement s'écoulèrent sans que je n'écoute plus grand-chose de cette conversation puisque mon esprit et moi-même nous étions égarés dans les tavernes de Fódlan. J'eus cru pendant quelques secondes que l'arrivée de Dorothea aurait permis de détendre l'atmosphère plus tendue encore que les traits de Seteth lorsque l'ont m'avait confié mon rôle à Garreg-Mach, mais, je me leurrais.
—Ingrid, ma puce ! Ne garde pas cette expression si triste !
—Pourquoi ? Je ne fais qu'énoncer des faits, répondit la blonde toujours fermée et armée de colère. Permets-moi de te rappeler que nous tous ici sommes morts, et avec, nos rêves et les tiens également.
—Ce n'est pas entièrement vrai, ici aussi je peux chanter ! D'ailleurs, peut-être qu'un opéra pourrait vous aider à vous souvenir de cela !
La brune se mit à rire comme elle en avait l'habitude mais pas seulement puisqu'elle se racla gracieusement la gorge et j'imaginais déjà les décibels prêts à déferler dans notre salon ainsi qu'à percer nos tympans. Bien-sûr, Dorothea avait une voix magnifique je ne pouvais le nier néanmoins je supportais déjà ses chansonnettes parfois bien longuettes toute la journée et tous les jours derrière le comptoir du café. Ainsi que devant, à côté. En d'autres mots : partout. Elle ne s'arrêtait jamais et goualait à la première occasion.
—Ca suffit ! vociféra l'aigle noir.
Cependant, en lieu et place des dièses et bémols dudit opéra auquel je m'attendais, ce furent les percussions des mains d'Edelgard claquant sur la table lorsqu'elle se leva soudainement qui rythmèrent l'ambiance.
—Edie ?
—Regardez-nous, assises à cette table comme si…
Comme si ? me répétais-je sans que la suite ne vienne puisque notre amie, ennemie, qu'en savais-je, se tût sans terminer. J'aurais finalement préféré entendre Dorothea chanter ce soir.
Mon ancienne élève ne demanda pas son reste et déjà prenait la direction de l'entrée devant nos yeux de spectateurs et non acteurs, puisque personne n'osait le moindre geste. La brune nous interrogeait tour à tour du regard Ingrid et moi jusqu'à ce que celui de cette dernière n'en fasse de même. Elle m'observait de la même façon que lorsque le chat miaulait à la mort quand sa gamelle était vide et je compris très vite le sens de ses mots silencieux sur ses lèvres pincées : c'était ma responsabilité. Mes yeux roulèrent dans leurs orbites, l'écueil que je représentais n'avait absolument aucune envie d'aller m'enquérir de l'état de quelqu'un qui me considérait ainsi, pourtant je me levais déjà. Habitudes d'ancienne perceptrice bien qu'aujourd'hui visiblement dérangeante, sans aucun doutes.
—Edelgard ! criai-je presque en traînant des pieds avant d'accélérer le pas puisque la blanche n'était déjà plus là. Edelgard ! répétai-je jusqu'à la rattraper.
J'attrapai finalement son bras sur le pallier de l'appartement et la forçai ainsi à se retourner mais me heurtai seulement à son regard éteint soulignant ses traits tirés. A ce moment précis, je fus certaine ou presque qu'il demeurait quelque chose dont elle refusait de parler derrière sa suffisance de prime abord.
—Vous rendez toujours les choses si compliquées… fus-je seulement capable de lui faire remarquer. Je sais par expérience que la mort est quelque chose de particulièrement déroutant, mais…
Je m'apprêtai à lui sortir quelque chose d'incroyablement bateau sur le fabuleux évènement – ou pas – qui nous avait toutes envoyées ici, sur cette nouvelle chance que l'on nous offrait et qu'il fallait saisir, sur le fait de laisser derrière colère et regrets sans même savoir si j'y croyais moi-même. Le genre de chose que je débitais quand je voyais une personne vriller après quelques jours ou quelques heures seulement puisque c'était mon job en tant que guide. Tu parles d'un guide, me fis-je alors que mes neurones s'entrechoquaient. Mais elle ne m'en laissa pas l'agréable occasion et me coupa avant même que je n'eus vraiment commencé.
—Vous vous trompez, Professeure, argua donc la souveraine. Ce n'est point la mort qui me déstabilise mais me retrouver face à vous.
Cet excès de franchise me laissa plus que pantoise puisqu'Edelgard jusqu'ici n'avait pas une seule fois livré le fond réel de ses pensées et voila que je les prenais plein face. Je n'avais aucune idée de comment réagir puisque réalisai ignorer fatalement quoi ressentir si ce n'était le sens de ce mot lui-même. Car tout se bousculait. Ce revirement d'attitude suivait la même tangente qu'un virage trop serré et j'assistai par la même occasion à mon premier carambolage : celui de toutes mes émotions.
—Chaque danse que vous et moi avons partagée avait pour seul et unique but celui de s'entretuer et c'est ainsi que la dernière a pris fin. Pourtant, vous agissez comme si rien de tout cela n'était arrivé.
Mon aigle se trompait. Si je tentais de rester de marbre face à elle ce n'était pas parce que j'avais oublié mais bien parce que je refusais de m'appesantir sur la réalité que ces souvenirs représentaient. Quel était le sens de la mort, si, avec elle, tout recommençait ? Laquelle de nous se méprenait alors ?
—Pour ma part… C'est au-delà de ce que je peux feindre.
Peut-être avais-je finalement tort de penser que c'était une seconde chance que ce monde nous offrait, à elle, à moi, et à nous tous puisqu'il ne s'agissait en aucun cas d'effacer mais seulement de… De quoi, au juste ? En fait, je l'ignorais. Peut-être que pour certains d'entre-nous, nos péchés étaient bien trop sombres pour être seulement expiés.
—Byleth !
A peine ma colocataire eut tenté de me prévenir que notre boule de poils tentait de s'échapper que celle-ci roulait déjà entre mes pattes et me déséquilibrait.
—Hresvelg ! pestai-je en m'accroupissant pour attraper la bête de justesse.
La déesse m'en préservait mais j'avais toujours de bons réflexes et serrai le chat noir dans mes bras afin qu'il ne se dérobe pas : je n'avais définitivement pas la force de courir après deux têtes de mules ce soir bien que l'une des deux était certainement plus docile que l'autre.
—…Hresvelg ?
Lorsque je relevai les yeux je rencontrai ceux d'Edelgard plus troublés que jamais. Oublier ? Comment avait-elle seulement pu le penser…
