Un plan rondement ficelé
L'ancienne Ondine – puisqu'Azura manipulait l'eau avant de trépasser à l'avoir fait à de trop nombreuses reprises – nous conduisit Edelgard et moi jusqu'aux écuries situées à l'est du domaine. Pour ma part, je savais parfaitement où je me rendais. Le haras s'étendait sur une trentaine d'hectares et était entouré par une forêt, enfin surtout la partie nord puisqu'il y avait des champs entre l'entrée et la ville. Il y avait des box, des écuries pour les locataires et les propriétaires – mais Ingrid était celle de tous les chevaux – différents prés et paddocks, plusieurs carrières et manèges et même un petit lac à l'ouest. La carrière de saut d'obstacles avait été aménagée pour créer l'espace canin et les box situés au plus près du grand manège pour l'espace félin. Grosso modo, les parties est et nord étaient consacrées aux chevaux, et le reste eh bien à tous les autres animaux puisqu'il y avait même des cochons dans l'un des prés. Autrefois, il y avait également une école d'équitation mais faute de moyens celle-ci avait fermée lorsque l'ancien propriétaire avait mis les clefs sous la porte. L'endroit tombait presque en ruines lorsqu'Ingrid l'avait racheté à bon prix. Aujourd'hui encore, il ne serait pas bon de mettre les pieds dans certains vieux locaux sans porter casque de chantier et pompes de sécu.
Les clapotis que produisirent les talons de mes bottes sombres attirèrent soudain mon attention et je vis mon propre regard dans la flaque qui s'étendait sous mes pieds. Il n'avait pourtant pas plu depuis des jours. Nous suivîmes l'eau qui s'écoulait de je ne savais où jusqu'à cette fois entendre des cliquetis métalliques.
—Reginn ? fus-je étonnée lorsque nous arrivâmes près des box.
Celle-ci disparaissait de moitié sous l'un des abreuvoirs automatiques au mur mais se sortie de là lorsqu'elle entendit son nom. Elle passa le revers de sa main sur son front pour essuyer du liquide un peu noirâtre. Sa seconde tenait fermement une grosse clef à molette.
—J'ai terminé !
—Ingrid sera ravie, informa Azura.
L'ancienne reine de Niðavellir – le royaume dont elle était originaire – rangea très rapidement les autres outils éparpillés au sol dans une sacoche qu'elle referma en la repliant sur elle-même avant d'étirer lourdement ses bras. Reginn, c'était un peu la femme à tout faire lorsqu'elle ne bossait pas au Pavillon Blanc. En dehors de cuisiner, elle aimait s'occuper des chevaux – des animaux en général – mais également réparer tout ce qui ne fonctionnait plus et même ce qui fonctionnait encore. C'était une mécano, et apparemment elle portait aussi une casquette de plombière à ses heures perdues.
Je me retournai sur le battement des sabots qui percutaient le sol à cadence régulière mais de plus en plus fort quand Reginn regarda par-dessus mon épaule. Lorsque le fer martela les pavés de façon plus distincte, tout bruit cessa alors. Ma main se leva mécaniquement, prête à se poser entre les deux gros naseaux qui se dilataient chaque fois que je sentais le souffle chaud en sortir, mais je me rappelai que ces grosses bêtes venaient seulement d'arriver et mon geste resta en suspension dans l'air. Même si la lionne qui venait de nous rejoindre tenait son licol, je n'avais pas envie de me prendre un soudain coup de tête.
—Tu peux la toucher, me fit aussitôt celle-ci qui en avait terminé au paddock. Avec douceur.
Mes doigts reprisent leur course.
—Et délicatesse.
Mais s'arrêtèrent de nouveau tandis que mes sourcils froncèrent.
—Sous-entends tu que je ne suis pas du genre délicate ?
—C'est exactement ce que je sous-entends.
Mon geste lui prouva tout de même le contraire puisque ma paume décrivait de petits gestes lents sur la pomme de l'animal qui ne disait point mot ni hennissement. Son poil était tout doux tout comme l'était sa robe que je caressai de ma seconde main. Tout en douceur, bien-sûr.
—Nous allons avoir besoin de davantage de subventions, souffla Ingrid particulièrement contrariée malgré la bonne nouvelle de l'abreuvoir réparé. Au rythme où arrivent les chevaux, nous n'allons pas nous en sortir.
—J'ai bien réfléchi à tout cela, l'informai-je puisque j'avais en effet réfléchi à tout cela pendant des journées entières et parfois même des nuits. Nous pourrions organiser une soirée caritative au Pavillon Blanc. L'argent récolté des dons et autres consommations serait reversé au refuge Galatea.
—Je crains que cela ne soit pas suffisant pour sauver le domaine. Au mieux, cela ne nous permettrait que de gagner quelques semaines.
Ingrid avait l'air désespéré et j'ignorais comment la sortir de cette situation. J'avais beau me triturer les méninges dans tous les sens, je ne voyais pas comment renflouer ses caisses de façon pérenne puisque les coûts d'entretiens étaient de plus en plus élevés.
—Cela dépend uniquement du public visé, intervint soudain l'Aigle de Jais. Ainsi que de la forme de votre œuvre de bienfaisance. Je doute en effet que vendre quelques biscuits et cafés ne suffise afin de récolter assez d'argent pour restaurer cet endroit.
Elle s'arrêta quelques secondes avant de me dévisager de son regard froncé.
—Ne soyez pas sidérée, Professeure, reprit-elle à mon intention, nous organisions parfois des évènements de ce genre, au palais.
Ingrid toisa Edelgard une minute ou deux tout en prenant soin malgré tout de l'écouter attentivement. Même si cette femme était fière, elle savait tout de même ranger son égo lorsque la situation l'y obligeait.
—Et que proposez-vous, alors ?
—Laissez de côté votre devanture de café et organisez quelque chose de plus original. Les clients réguliers seront probablement assez curieux pour tous répondre à l'invitation, et le bouche à oreille fera le reste.
—De plus original ? l'interrogeai-je.
—Démarquez-vous. Je suis certaine qu'une personne que nous connaissons toutes très bien serait ravie de se mettre en lumière pour un soir.
—Un opéra ? Je trouve cette idée merveilleuse, Edie ! Et j'en serais en effet ravie !
Ha, quand on parlait du loup, on en voyait déjà le pelage chocolat. Le regard malachite de Dorothea luisait de mille feux comme si elle se trouvait déjà sous celui des projecteurs lorsqu'elle arriva de… je ne savais où, en fait, mais elle était bien là.
—Il n'y a pas que cela, reprit l'ancienne souveraine en jetant un regard à la ronde. Les dons de l'évènement permettront peut-être de vous faire gagner de précieuses semaines ou mois, dans le meilleur de cass, mais vous avez cependant besoin d'une rentrée d'argent plus régulière.
—Pensez-vous réellement que nous n'y avons pas déjà pensé ? Vous arrivez ici avec vos airs supérieurs comme si vous saviez déjà tout, mais vous venez juste d'arriver.
La lionne s'agaçait cette fois-ci tout en regardant son ennemie comme du lait sur le feu. Je savais cependant que sa colère ne visait pas précisément Edelgard contrairement à leur dernière rencontre, mais les problèmes qu'Ingrid devait gérer en permanence et surtout financiers. Et, je ne sus pourquoi, mais l'absence de réaction de notre ancienne souveraine me fit comprendre qu'elle aussi, s'en doutait un peu.
—Cet endroit est incroyable, déclara cette dernière en reportant son intention sur le domaine. Il serait très aisé d'organiser des balades à chevaux autour de ce haras.
—Les animaux qui arrivent ici sont terrifiés, je ne prendrais le risque de les faire monter.
—J'ai vu de quoi vous êtes capables, Ingrid, la fit immédiatement taire la blanche. Que cela soit ici, ou à Fódlan. Vous y arriverez.
—Je suis d'accord avec Edie ! soutint Dorothea tout sourire aux lèvres. Et puis, le but n'est-il pas au final de faire adopter tous ces poulains ?
—Ce ne sont plus des poulains, Dorothea, lui expliquai-je en arquant un sourcil.
—Ho, je le sais bien ! Ce n'est qu'une façon de parler ! Laissez-moi continuer !
Puis elle se racla la gorge.
—La prise en charge des chevaux est ta dépense principale en dehors de la rénovation des locaux, mais si tu arrives à apaiser ces pauvres bêtes, ils supporteront davantage le contact avec autrui. Les balades pourront alors permettre de les familiariser pour une éventuelle adoption ! Et qui dit adoption dit également moins de dépenses puisqu'un animal de moins. Ou bien une place en plus ! s'écria-t-elle en leva son index devant nos regards pantois comme si elle nous livrait une vérité profonde. A terme, cela pourrait devenir rentable si l'on prend en compte l'argent récolté des donateurs réguliers et des personnes qui pourraient le devenir !
—Eh bien, Dorothea, je n'imaginais pas que tu avais un tel sens des affaires, fit remarquer Edelgard qui comme nous toutes n'avait rien manqué de ce plan qui tenait incroyablement la route.
—N'est-ce pas ? sourit un peu plus la brune. Quant à moi, cela ne me dérangerait pas de tenir quelques représentations à titre caritatif lorsque le besoin se présente ! Ou lorsqu'il ne se présente pas !
—Et où vais-je trouver le temps et les personnes pour organiser tout cela ? demanda la compagne de la chanteuse qui semblait tout de même prendre en considération l'idée de cette dernière. Tout le monde est déjà très largement occupé.
—Je crois que l'une d'entre nous n'a pas encore trouvé comment mettre à profit son temps libre ici, affirma sans se tromper la cantatrice qui fit un large clin d'œil signé elle-même en direction de la blanche.
—Do… Dorothea… Je ne crois pas que… tenta Edelgard qui ne s'attendait probablement pas à devenir la principale responsable de la proposition qui était, de base, la sienne.
—Quoi ? Nous n'avons pas de poste à pourvoir au Pavillon Blanc et je doute de toute manière que le café ne se prépare à coup de hache, se moqua-t-elle aux faits du talent inexistant d'Edelgard dans le domaine de la restauration ce qui incluait aussi la préparation du café. A moins que l'idée de sentir la paille et le foin en fin de journée ne te pose problème ?
—Il ne s'agit pas de cela, Dorothea, rétorqua l'Adrestienne.
—Je suis d'accord, claqua soudain Ingrid.
Mes yeux s'agrandirent sous la surprise générale et je restai atterrée devant cet énième tableau que je ne pus dépeindre. Je n'étais plus très certaine de tout ce que je venais d'entendre, et l'était encore moins face à ce que la mise en place de ce plan allait impliquer. Edelgard et Ingrid ? Travailler ensembles ? Et la suite n'allait que me sidérer davantage lorsque la chanteuse intervint de nouveau, me laissant interdite.
—Edie n'est d'ailleurs pas la seule dans cette situation.
Peut-être était-il temps de faire sortir une autre bête de l'ombre. La plus dangereuse de toutes.
