Sur une danse d'autrefois

Ce fut sur l'esplanade devant l'accueil – bâtiment principal – du refuge que je conduisis Edelgard. J'attrapai sur mon chemin deux balais dont j'étais maintenant en train de dévisser le manche, puis tendis l'une des deux tiges à mon adversaire qui me regarda interloquée.

—Je n'ai pas manié la lance depuis… des années, m'expliqua-t-elle alors. D'ailleurs, il n'y a que lors des entraînements que vous nous avez dispensés que j'en ai brandi une.

—Ce n'est pas mon arme de prédilection non plus mais nous ne trouverons rien d'autre ici. De cette façon, ce combat sera juste.

—Si vous le dîtes, Professeure.

Les mains en permanence gantés de l'ancienne souveraine – oui, même ici – glissèrent sur toute la longueur du bois avant qu'elle n'aille se placer. Ses cheveux virevoltèrent et dansèrent devant mon regard bleuet qui ne la quittait plus lorsque j'en fis autant.

—Êtes vous prête ?

Elle plaça sa jambe directrice en arrière, son pied parfaitement ancré sur le sol, sa main droite devant la gauche qui restait en retrait à l'extrémité la plus proche de son visage. La lance improvisée était pointée vers moi. Elle ne tremblait pas, et sa posture était toujours aussi parfaite. C'était remarquable.

—Vous êtes prête, confirmai-je dénuée de doute.

Voyons de quoi vous êtes encore capable, me soufflai-je silencieusement en prenant plus ou moins la même posture à la seule différence que ma lance de fortune, à moi, pointait vers le ciel puisque je savais qu'elle allait porter le premier coup. Et comme je l'avais anticipé, le choc de la rencontre entre nos armes ne se fit pas attendre. Mes lèvres s'étirèrent sur un instinct primaire resté bien trop longtemps en sommeil sous le claquement du bois. Après ce premier assaut, ma cadette – quoique j'avais un doute sur ce point désormais – recula de quelques mètres et me jaugea de long en large et en travers.

Ce fut à mon tour de porter l'assaut et je me propulsai sur le souvenir de mouvements qui étaient gravés dans chaque fibre de mon corps jusqu'aux cellules qui les composaient sur l'Adrestienne qui tendit le balais horizontalement afin d'accuser le coup. Je m'accroupi soudain sans même y penser, mon bras directeur passa d'un mouvement circulaire au dessus de ma tête pour venir frapper ses jambes au plus près du sol dans une course qui suivait la même courbe. Elle fit un bond en arrière.

—Vous avez réussi à esquiver, restai-je étonnée en me relevant, mon arme fermement tenue dans ma main droite contre ma cuisse.

S'il me fallait admettre une chose, c'était que ce genre d'évènement m'avait manqué. J'aimais ressentir cette pression tout comme l'excitation qui grandissait au fur et à mesure que mes muscles se contractaient les uns derrière les autres, ainsi que la douleur qui s'en accompagnait. J'aimais ressentir cette soif de combat mais aussi de victoire, et par-dessus tout, j'aimais la voir me tenir tête comme elle le faisait par seule intensité de son regard qui me braquait.

J'attaquais une nouvelle fois frontalement et elle para le coup avant de faire glisser le bois, puis elle m'en porta un d'un mouvement vertical qui trancha l'air sur toute ma hauteur que je ne pus esquiver qu'en faisant un pas de recul si ce n'était deux.

—Vous êtes rouillée, Professeure, souffla-t-elle d'un ton pincé. Y aurait-il eu du laisser aller ?

—Ce n'est somme toute pas votre cas, remarquai-je en essuyant la petite goute de sang qui piquait ma lèvre inférieur du revers de ma main.

Ce n'était pas son arme qui m'avait touché, mais bien la puissance dégagée par la rapidité de son attaque. Cette gosse ne cessait plus de m'impressionner et une part de moi fut soulagée lorsque je vis luire son regard parme. Ce n'était pas l'impératrice de l'empire avec qui j'avais dansé au sommet de la tour de la Déesse où à Enbarr, mais mon ancienne élève avec qui j'avais mille fois combattue sur le terrain pavé. Edelgard était toujours là, quelque part, elle n'avait jamais cessé d'exister. Peut-être avais-je ce besoin de me prouver que malgré le temps qui passe, d'une certaine façon, eh bien… Rien ne changeait. Peut-être pouvais-je alors espérer la retrouver. Je me demandai, toutefois… Jusqu'à quand avait-elle continué de se battre pour être toujours aussi aguerrie ? Me concernant, mon corps se souvenait, mais ma lenteur était une évidence qui nous apparaissait aussi bien à elle qu'à moi-même.

Je me sentis comme qui dirait… revivre et pris une très profonde inspiration. Edelgard me laissa fermer les yeux un instant tandis que mon esprit s'évadait déjà au travers des plaines de Fódlan. Cette sensation qui me traversait à présent… C'était vraiment la même qu'autrefois. Elle était enivrante, inhérente à moi-même.

—J'avais oublié à quel point me mesurer à vous était grisant.

Mes lèvres s'étirèrent un peu plus et mes cheveux se soulevèrent lorsque d'un geste, je balayai l'espace autour de moi sur un rayon d'au moins deux mètres. La longueur physique du balai ajoutée à celle de l'impulsion. L'aigle recula d'un mouvement de jambes aussi gracieux qu'il fut rapide mais je me jetai déjà sur elle. Ce ne fut le bâton de bois qui l'arrêta mais bien le revers de sa main levée devant son visage contre lequel mon arme claqua. Edelgard se frotta mécaniquement la joue comme si le coup l'avait électrisé : ce fut surement la sensation qu'elle ressentit, avant de brandir de nouveau l'écueil de bois.

—Rouillée, vous disiez ?

Mes canines apparurent lorsque j'ouvris la bouche en un sourire fier. Cette sensation portait un nom : il s'agissait de plaisir.

—Je dois bien admettre que ce coup était remarquable, finit par concéder la blanche. Particulièrement remarquable.

Mes yeux s'agrandirent devant ses lèvres qui s'étirèrent franchement pour la toute première fois depuis son arrivée ici. Bien sûr, il y en avait eu de plus discrets, mais celui-ci n'était caché derrière aucun masque. Seule de la transparence se reflétait dans l'expression de son visage éburné. Lorsque nous combattions, nous y oublions qui nous étions. Ou plutôt, là étaient bien les seuls moments où l'on se permettait vraiment d'être nous-mêmes. Sans plumes, sans poils, et sans écailles. Il n'y avait rien derrière quoi nous cacher.

Nos coups se multiplièrent. Nous esquivions, parions, attaquions, avec toute l'énergie que nous possédions encore. Deux pas en avant suivit d'un en arrière, avant d'attaquer de nouveau. Les minutes filèrent à une vitesse démesurée sans qu'on ne le remarque jusqu'au dernier assaut où nos lames faites de notre détermination uniquement se rencontrèrent, puis se brisèrent, sur nos cheveux qui dansèrent sous le vent. Derrière les morceaux de bois qui s'envolèrent devant nos yeux grands ouverts, la seule chose que je pus discerner : c'était de la fierté. La sienne, ainsi que la mienne qui dans son regard, se reflétait. J'étais fière. Fière d'elle. J'étais tellement fière d'elle.

Mais je ne me laissai déstabiliser par ces lances improvisées qui éclatèrent sous les coups que nous donnions et recevions avec ferveur, que le plat de ma main vint frapper. Edelgard fut propulsée sur plus d'un mètre en arrière et ma seconde main vint la déséquilibrer. La seconde suivante, l'oiseau était à terre, ses immenses ailes déployées.

—L'on dirait bien que j'ai gagnée, fis-je remarquer le souffle court, le corps tétanisé.

—Décidément… due-t-elle admettre. Vous n'avez guère laissé à ce combat la possibilité de se terminer autrement.

—Edelgard… soufflai-je devant son expression tirée. Vous vous êtes bien battue.

J'approchai d'un pas lent, puis je tendis la main. Quelques secondes après, je sentais la sienne s'y resserrer et puis, je la relevai. La déception ravageait son visage, mais malgré cela, elle continuait de sourire. Je me sentis vaguement nostalgique.

—Bravo ! entendis-je hurler à au moins une dizaine de mètre de là. C'était fabuleux ! Impressionnant !

Eh bien, je n'avais pas remarqué que nous avions des spectateurs puisque trop prise par l'incroyable prestation qu'Edelgard venait de m'offrir. Dorothea agitait ses bras dans tous les sens – enfin de droite à gauche puis de gauche à droite – énergiquement et de façon exagérée mais cela aussi, faisait partie du spectacle.

—Bien, fis-je en braquant mon regard sur le petit aigle. Je crois avoir remporté des réponses.

—Certainement pas ici, souffla-t-elle avant de replacer ses cheveux correctement de part et d'autre de ses épaules. Certainement pas devant Dorothea, elle ajouta en l'observant remuer de façon très gênante.

—D'accord. Alors chez moi, après le service de ce soir.

Elle se contenta d'acquiescer et replaça parfaitement son masque après cela.