Trésors profondément enfoui

La discussion se termina ainsi. Il aurait été bien trop éprouvant de continuer dans la lancée. Pour elle, mais aussi pour moi. Alors, dans un accord tacite entre elle et moi, elle décida de rentrer chez elle. Et dans un accord tout aussi tacite entre moi et moi-même, je terminai ma bouteille de jus de Kraken.

A peine eu-je descendu mon énième verre et avalé cette dernière part de pizza livrée quinze minutes avant cela, que je validai la livraison de mon élixir favori. Si cet alcool vantait ses mérites et la subtilité de ses trop nombreuses épices, je n'avais jamais cherché à en découvrir le mystère. Le but était avant tout de ne rien laissé derrière lui, que ce soit l'amertume, la peur, ou même la déception. Incendier mes pensées, ça, c'était ce que je recherchai lorsqu'il ne s'agissait pas de me donner du courage !

Lorsque la poignée de la porte fit grincer la serrure et tout son mécanisme, j'eus l'impression qu'on tentait d'aller voir l'intérieur de mon crâne avec une grosse perceuse rouillée. Je me dis alors que si la perceuse avait été à Reginn, j'aurais bien moins risqué le tétanos si j'y avais survécu. On pouvait vraiment survivre à la trépanation ? Une question qui, cette fois, resterait sans réponses, duel remporté ou non.

—Byleth ?

—Je suis dans le salon, hurlai-je sans m'en rendre compte.

Ingrid était seule et entra chez elle comme si elle débarquait chez une inconnue. Peut-être que les relents très forts de l'alcool qui avait coulé à flot était telle une puce tout près de son oreille. Moi, je ne remarquais rien.

—Tout va bien ?

Je repris cette bonne vieille habitude de seulement secouer les épaules lorsqu'elle me posait cette question et que, ça n'allait pas vraiment. Ce mouvement était aussi subtil qu'un « bof » placé quelque part entre deux larmes somme toute inexistantes.

—Est-ce que tu as bu ?

Ce n'était pas une question, ça sentait à plein nez, et je secouai encore les épaules.

—Tu es ivre ?!

—Non, hélas. La bouteille s'est vidée avant que je ne puisse en arriver là.

Je pointais ladite bouteille au fond percé d'un doigt accusateur. Ingrid ignorait qu'une nouvelle serait livrée sous peu. D'ici vingt-quatre heures, si l'on se fiait à l'abonnement que j'avais souscrit plusieurs semaines auparavant.

Je n'étais pas soule, très, très loin de là, même. Si j'avais du représenter Garreg-Mach, l'ivresse se serait située quelque part entre Albinea et Brigid. J'avais tout de même assez bu pour tituber sur mes deux jambes et la lionne du se précipiter pour m'éviter de m'étaler entre le canapé et la table basse. A bas la trépanation, le traumatisme crânien était désormais plus à la mode.

—Byleth, qu'est-ce qu'il s'est passé ? s'enquit la blonde armée de toute son inquiétude.

—Rien, claquai-je avant de redescendre d'un ton. Je me suis juste rendue compte que le coffre était resté fermé trop longtemps.

Ingrid ne répondit point mot.

Le coffre, c'était une façon qu'elle et moi avions d'appeler ce puits à émotions qu'on avait tous en nous. Ce coffre, il débordait. Ma coloc' se passa de me dire un « je t'avais prévenue » puisque j'étais bien trop atteinte ce soir pour l'écouter. Et puis, je lui faisais surement de la peine. Je m'en faisais à moi-même, et c'était particulièrement pitoyable. Et la pitié, c'était quelque chose que je n'avais jamais supporté. Quoiqu'il en fut, cette boite dans laquelle j'avais enfermée toute mes émotions jusqu'ici, elle ne pouvait plus rien contenir mais surtout : elle venait de s'ouvrir et ne voulait plus se refermer. Je réalisai que cette boite, ce coffre, cet écrin d'émotion, je l'avais moi-même scellé a clef. C'était il y a un an. Non, je me trompais. J'avais jeté la clef de ce coffre au moins sept ans auparavant. Avant le Pavillon Blanc. Avant ma mort. Avant notre siège sur Enbarr. Avant même de me réveiller après cinq ans de sommeil. Cette foutue clef s'était perdue dans la tombe sacrée.

—Je suis désolée de t'imposer ça.

Ingrid et moi, nous n'étions pas du genre à exhiber nos émotions l'une devant l'autre. Mais cette fois-ci, elle me prit sans aucune retenue dans ses bras et me serra particulièrement fort contre elle. Je cru même entendre son cœur battre au rythme de ma peine et de larmes dont j'avais fait le deuil y avait bien longtemps déjà. Des larmes qui ne couleraient pas, des larmes qui ne couleraient plus.

—Je sais, me rassurait-t-elle. Je sais bien ce que tu ressens.

Oui, elle le savait parfaitement bien, même, en dépit des circonstances et de sa colère pour Edelgard. Après tout, elle avait ressenti la même chose avec Dorothea puisqu'avant la guerre elle n'avait jamais pu se permettre de ressentir tout cela. Les émotions étaient prohibées durant un combat, telle une règle tacite qui interdisait d'éprouver quoique ce soit. Si pour ces deux là, le combat était enfin terminé, j'avais l'impression que le mien ne faisait que commencer.

Je m'étais souvenue d'une chose, ce soir-là tandis qu'Ingrid me berçait dans ses bras. Une chose que j'avais presque oublié. J'avais presque oublié que je connaissais Edelgard. Que je connaissais vraiment Edelgard. La personne qu'elle était et qu'elle s'efforçait de cacher derrière ce masque qu'elle revêtait en permanence. Derrière cette facette d'impératrice détachée de tout et de tout le monde qui se montrait souvent froide et indifférente puisque l'exigeait son rôle et son titre. C'était une femme complexe, mais elle restait par-dessus tout une femme. Avec ses forces et ses faiblesses. Avec des sentiments, des émotions. Avec ses peurs et ses failles. Je l'avais su, je l'avais lu, mais je n'en avais pas tenu compte. A cause de son attitude, j'étais restée bloquée sur sa tendance à se montrer butée et à ne jamais m'écouter. Elle ne l'avait pas été tant que ça. Et ce soir, une part d'elle, certainement la plus importante, m'avait été révélée. Avec, des émotions cachées, profondément enfouies je pensais à jamais, s'étaient également réveillées.

A partir de cet instant, ma vie – la seconde, puisque l'ancienne avait déjà pris fin – allait partir en vrille. Mes émotions du moins. Cette soirée avait été intense. J'ignorais encore à quel point j'en serais bouleversée.