Dans la tanière du fauve

Le plan était en marche, et la soirée loin derrière moi tout comme la gueule de bois à laquelle je n'avais pu échapper bien sûr, accompagnée de maux de crânes plus douloureux que si j'étais passée sous un rouleau compresseur. Ingrid et moi n'en avions jamais reparlé.

En quelques jours seulement, la vie avait reprit son traintrain, loin des milles-et-unes questions qui m'étaient auparavant passées par la tête bien que, celles-ci ne demeuraient jamais loin. Mes journées étaient donc rythmées par mes services au café, l'organisation des plannings, et les réprimandes à Dorothea quand elle poussait la chansonnette un peu trop fort. Edelgard aussi avait commencé à mettre la main à la patte, ou plutôt à la paille dans son cas. En général, Ingrid rentrait le soir armée d'un « ca c'est bien passé » puisque pour le moment, elle ne confiait à la jeune aigle que des tâches d'entretien, nettoyage des box, entre autres choses. Peut-être était-ce une façon quelque peu sournoise de se venger de la laisser ramasser le crottin. On ne pouvait pas commencer plus en bas de l'échelle, bien loin du trône de l'empire.

Aujourd'hui, les choses prenaient une toute autre tournure cependant puisque je m'étais jurée de les reprendre là où je les avais laissées. Cela faisait parti du plan loin d'être tarabiscoté de Dorothea, mais il restait tout de même quatre chance sur cinq que la biscotte n'éclate. Si le risque en valait la chandelle, il était surtout nécessaire.

J'avais roulé une vingtaine de minutes environ, la circulation était particulièrement dense, après avoir confié les clefs du Pavillon Blanc à la cantatrice qui risquait de s'habituer à ses nouvelles responsabilités, mais surtout d'y prendre goût. Ma mission, à moi, se trouvait bien loin des grains de café et du comptoir. Je le réalisai d'autant plus lorsque je posai le pied au sol et coupai le moteur, et que je levai les yeux sur le bâtiment sombre d'une douzaine d'étages au moins à m'en rompre le cou. C'était à quelques kilomètres de là.

—C'est ici ? M'interrogea mon aigle qui me tendit son casque en descendant de la bécane.

Elle savait parfaitement le décrocher maintenant, et je le rangeai aussitôt sous ma selle. Je préférai garder le mien en bandoulière, peu ragoutée à l'idée qu'on ne me le vole ou qu'il se change en pissotière de fortune si je l'attachais par le câble à la selle.

Edelgard n'avait pas hésité lorsque j'avais été la chercher, comme convenu la veille. J'avais bien dit qu'elle y prendrait goût. Et moi, c'était à son étreinte lorsque nous roulions que j'allais sans doute prendre goût. Autant ne pas m'y habituer, la transporter était seulement une solution provisoire puisqu'à un moment où à un autre, elle devrait bien finir par se débrouiller par elle-même s'agissant de ses déplacements. Pour le taff, c'était autre chose, Ingrid la prenait avec elle et la ramenait le soir sauf lorsque l'oiseau souhaitait marcher un peu – ou beaucoup. Il fallait voir l'avantage écologique de cette méthode puisque dans ce nouveau monde, la pollution était au cœur des actualités. Une chaîne TV me l'avait dit. Fódlan me manquait sur ce point, au moins là bas, on ne finissait pas asphyxié entre deux pots d'échappement.

—En tout cas, c'est ici que mon père l'a emmené quand il est arrivé.

Eh oui, ce fut mon père, le responsable à ce moment là. Et cela n'était pas dû à un quelconque dégonflage de ma part. J'étais seulement encore en vie, bien que cela n'avait duré que quelques semaines de plus.

Tel père, telle fille. Une expression qui n'avait jamais été aussi vrai qu'entre Jeralt et moi. Tous deux mercenaires autrefois, la mort avait fait de nous des guides. Et dans ce monde, il avait occupé ma tâche bien avant moi. Pourquoi ? Je l'ignorai et de toute manière, je doutais fortement qu'il n'existe vraiment des raisons à cela. Si raisons devaient être mise en avant, toutefois, mon père était un homme d'honneur et également ancien capitaine des chevaliers de Seiros. Tout comme moi, il était instructeur et ce fut d'ailleurs lui qui m'apprit tout ce que j'avais eu à savoir pour devenir la redoutable combattante que j'étais aujourd'hui. Sans parler de notre goût sûr en matière d'alcool, nos compétences faisaient sans doute de nous des candidats idéals au poste. Mais, à mon arrivée, il m'avait refilé le bébé et s'en était allé les mains dans les poches prétextant que c'était à mon tour de faire tourner la machine – je n'avais pas compris le sens de ses mots à ce moment. Prétextant aussi qu'ici, il avait largement dépassé l'âge de la retraite.

Quoiqu'il en fut je poussai la porte du hall, celle de l'entrée et celle qui donnait sur l'ascenseur que j'appelai. Je m'engouffrai dedans et Edelgard en fit autant. Elle connaissait ce mécanisme maintenant et ne montrait aucune crainte. J'aurais pu la faire marcher sur un planché pourri dévoré par les rats qu'elle m'aurait de toute manière suivie sans broncher et sans rien montrer d'une potentielle inquiétude. Ca aurait probablement été moi, celle qui se serait retrouvée dans une ridicule posture, une jambe – si ce n'était la moitié du corps – coincée à l'interface entre sol et plafond du pallier précédent.

Je toquai à la porte de l'appartement – notre destination – mais mes coups restèrent sans réponse. Ce fut comme ça, la fois précédente, et celle d'avant encore. Il n'y eut qu'à ma première tentative que j'eu pour seule et unique réponse des grognements. Je me demandai même si le type était encore vivant. Ingrid m'avait assuré que oui.

—Peut-être s'est-il absenté.

—Non, il ne quitte jamais sa tanière.

Sauf peut-être pour aller faire une course. Sinon, comment la lionne pouvait-elle être certaine qu'il était encore vivant là dedans ? Et je n'imaginais pas l'homme faire un drive ou opter pour tout autre système de livraison.

La porte n'était pas verrouillée – qui aurait-osé s'aventurer à l'intérieur de toute manière ? – alors je passai la herse de ce sombre château. Et sombre, ce n'était pas peu dire.

—Dimitri ? interrogeai-je la pièce. Vous êtes là ?

Je vis l'ancienne impératrice se tendre à peine eu-je prononcé ce nom, mais cela ne l'empêcha pas de faire quelques pas dans le couloir. Les rideaux des pièces adjacentes étaient tirés et ce ne fut la lumière qui me fit l'effet d'une bonne baffe mais les relents et autres effluves d'alcool comme si des litres avaient été renversés. Rien de comparable aux aromes subtils du Kraken l'autre soir.

Au bout du couloir se trouvait le salon. Ce fut ma déduction puisque sur notre passage, j'avais pu apercevoir d'autres pièces, mais pas de salon. J'avançai d'un pas confidentiel dans cette grotte, suivie de très près par mon oiseau. Pendant quelques secondes, j'eus la drôle d'impression de me trouver en territoire ennemi. La sensation qui remontait le long de ma colonne vertébrale n'était pas comparable à l'excitation que j'éprouvais lors des combats : c'était de la méfiance.

—Êtes-vous certaine qu'il est ic-

Certaine.

Mon aigle fut projetée au sol avant même que je ne le réalise par la bête qui surgit de l'ombre. Dans les ténèbres, je n'arrivai même pas à distinguer ses mèches dorées. Je voyais seulement ses larges épaules, près du sol, et puis… Ses bras tendu et ses mains enlaçant le coup de mon fragile oiseau. Puis tout mon corps se figea. Tout semblait se produire au ralenti devant mon impuissance.

—Dimitri ! hurlai-je à plein poumons. Ca suffit ! Reprenez-vous !

Mais aucun mot ne semblait parvenir à ses oreilles et lorsque j'attrapai son épaule pour le dégager, il me fit valser et m'envoya férocement contre un mur sans que je ne comprenne quoique ce soit. Sa force n'avait rien d'humaine, alimentée par cette rage qui ne l'avait jamais quitté. Pas même dans l'au-delà.

—Dimitri ! tentai-je de nouveau.

Finalement, la seule chose que je pus faire fut d'envoyer violemment mon casque en bandoulière sur la tête du bonhomme. Il s'effondra net sous la puissance de mon geste : les casques à moto étaient particulièrement lourds et solides afin de protéger la tête. Pas la sienne à ce moment précis, hélas, mais je savais que ce petit choc ne pouvait pas le mettre définitivement KO. Assez pour nous faire gagner quelques minutes cependant. En plus du fait de ne pas vouloir voir la peau diaphane d'Edelgard marquée, sa tranchée écrasée, je n'avais pas non plus envie qu'il l'assassine devant mes yeux. Même si nous étions dans l'après, mourir ici signifiait disparaitre à jamais.

—Edelgard ! Est-ce que ça va ? demandai-je en aidant l'aigle à faire rouler la bête sur le côté.

Je lui tendis ma main qu'elle saisit afin de se relever, puis les siennes frottèrent son cou la seconde d'après. Il s'en était fallu de peu, et mon cœur battait à tout rompre dans ma poitrine. Il n'y avait que dans les films que les victimes d'agression pouvaient se permettre de longues secondes voire des minutes entières pour réfléchir à comment s'échapper, quoi faire. La vérité était tout autre, en moins d'une dizaine de secondes, le manque d'oxygène et de pression sanguine faisait perdre connaissance.

—Par tous les Saints, mais d'où sort-il ?

Du salon, me répondis-je aussitôt. Une pièce qui comme le reste de l'appartement, ne voyait jamais la lumière du jour. Pas étonnant que Dimitri ne baigne dans sa folie à rester prostré ainsi.

Je me retournai pour finalement jeter un œil à mon oiseau. Avant de checker la pièce, c'était son cou que je voulais inspecter. Les doigts du fauve l'avaient marqué comme au fer rouge. Instinctivement, les miens y glissèrent lentement, et j'en ressentis tout une myriade de frissons électrifier ma peau. La sienne aussi.

—Je vais bien, elle me dit d'une voix un peu enrouée avant de se racler la gorge.

Son visage se crispa au même moment. C'était sans doute un peu plus douloureux que ce qu'elle voulait bien laisser paraitre. Mais cette môme était forte, et son regard pénétrant. J'ignorai combien de secondes s'étaient écoulées, nos yeux enracinés ainsi, à mesurer la profondeur sans fond d'une vie entière.

—Tant mieux, fis-je avant de poser ma main plus calmement sur sa tête comme si je réconfortais un enfant qui venait de casser un verre. Si vous n'êtes pas trop secouée, vous voulez bien me donner un coup de main ?

—Pour quoi faire, Pr- Professeure.

Je jetai un œil au corps jonchant le sol. Il n'avait pas bougé.

—On ne peut pas le laisser là, je vais prendre ses jambes.

Ce qui signifiait qu'Edelgard allait prendre ses épaules. Le type devait peser une centaine de kilo – j'exagérai à peine – le tout situé quelque part entre le muscle et le plomb sans compter la folie. On le déposa simplement sur son canapé.

—L'on dirait bien que Dimitri est toujours en colère contre vous, soufflai-je le poids déchargé sur les coussins sombres eux aussi.

—Pourquoi aurait-il cessé de l'être.

Ce n'était pas une question.

—Bien qu'il ait péri sous les lances de l'empire à Gronder, sa rage est du au fait qu'il me tienne pour responsable de la tragédie de Duscur.

Duscur… Un mystère qui à ce jour, restait toujours un mystère, en quelques sortes. Bien sûr, les théories quant à cet évènement, cette tragédie – il n'y avait pas d'autres mots – étaient nombreuses. La seule certitude que nous avions à ce jour, était que les Serpents des Ténèbres étaient à l'origine de cette horreur. Comment Edelgard pouvait-elle être responsable ? Elle n'avait que treize ans. Dimitri également, et ce jour là, il ne perdit pas seulement ses parents et toutes les personnes qu'il chérissait : il y laissa également sa conscience. La révélation d'Edelgard et de sa réelle identité : celle de l'Empereur des Flammes, fut l'élément qui le plongea de nouveau dans une folie qui ne l'avait en somme jamais quitté.

Mais cette folie… Il était temps de la laisser enfin derrière lui.