La Belle et la Bête

Je jetai régulièrement un regard à la bête toujours profondément endormie – assommée était plus juste – sur le canapé du salon. Une fois les rideaux tirés, la lumière laissa apparaitre un nombre incroyable de bouteilles d'alcool qui traînaient ci-et-là, pour la plupart complètement vides. J'avais alors proposé d'effectuer un grand nettoyage et armée de sacs poubelles, je jetai un à un les cadavres de verre. Dimitri serait certainement ravi en se réveillant de constater que tout ce qui le maintenait à la dérive entre deux vagues avait disparu. Un mal pour un bien, pensai-je alors. Ce n'était pas dans l'alcool que le jeune homme allait trouver son autre chance.

—Vous êtes certaines qu'on peut le laisser là sans risque ? demanda la souveraine qui portait encore les traces de l'agressivité du fauve tel un collier autour du cou.

—Il n'a peut-être plus toute sa tête, mais je veillerai à ce que ce genre d'incident ne se reproduise plus.

Dimitri n'était plus aussi fou que lorsque nous étions à Fódlan. Cela aussi, Ingrid me l'avait certifié. Le lion préférait cependant rester isolé, et se noyer dans l'obscurité et l'alcool, loin d'être prêt à réapprendre à vivre. La vérité quant aux origines de la tragédie de Duscur avait beau lui avoir été révélée, il lui était toujours particulièrement difficile de lutter contre ses vieux démons, bien plus sournois que la réalité. La mort lui avait apporté nombre de révélation, quant à les accepter… De fait, son agressivité était toujours présente. Dimitri restait ainsi, coupé du monde. Ce qui n'était pas sans me rappeler quelqu'un. Avec l'arrivée d'Edelgard, cependant, la confrontation allait un jour ou l'autre être inévitable, autant battre le fer tant qu'il était encore chaud.

Quoiqu'il en fut, je débarrassai un dernier meuble de bouteilles vides avant d'en saisir une qui n'avait pas encore été entamée. Une rescapée, certainement. J'observai l'étiquette et y posai un regard curieux et tout aussi intéressé. Cet alcool là, il n'avait rien avoir avec la piquette de certaines tavernes puantes de Fódlan.

—Je pense qu'il serait dommage de jeter celle-ci.

J'observai le jeune aiglon mais celui-ci arqua silencieusement un sourcil accusateur. La bouteille rejoignit donc ses congénères au fond de mon grand sac poubelle.

—Tant pis, laissai-je filer.

L'appartement était ainsi plus propre et plus vivable. Quant à l'odeur, celle-ci persistait même après avoir ouvert les fenêtres un moment. Seul le temps ferait son œuvre. Et le timing était parfait, puisque nous entendîmes la bête geindre après avoir fermé le dernier sac.

—Ha, vous revoilà parmi nous, m'exclamai-je en m'asseyant sur la table basse de façon à être bien face à l'homme qui se redressait la main grattant sa tête. Cela risque d'être douloureux un moment mais vous ne m'avez guère laissé d'autre choix.

C'était seulement un petit bobo, pas de quoi faire toute une salade de deux lardons et trois pommes de terre.

Edelgard était debout, plus en retrait, certainement loin d'elle l'envie de se faire agresser une seconde fois. Le monstre semblait toutefois plus calme, peut-être avait-il décuvé un peu également.

—Qu'est-ce que… vous faites ici… articula le fauve à l'expression sauvage.

—Dimitri, l'interpelai-je sérieusement. Nous avons besoin de votre aide.

Pourquoi prendre des gants quand lui avait sorti les griffes. Griffes particulièrement acérées.

—Vous ? il jeta un œil par-dessus mon épaule avant de grommeler : elle…

Je le repoussai de ma hauteur dans le fond de son canapé quand il tenta de se relever. Cela n'arriverait pas une deuxième fois.

—Calmez-vous. Cela fait bien longtemps que vous n'êtes plus à Gronder.

La mâchoire de l'homme se crispa et la seconde suivante ses mains enserrèrent sa tête tel un étau quand l'expression de son visage se déroba entre ses doigts comme s'il voulait disparaitre comme le font parfois les fous. Ou bien avait-il d'affreux maux de tête. Il y avait sans doute un peu des deux.

—Dimitri, répétai-je encore une fois afin de recentrer son attention sur moi, en vain.

Ses yeux azurs ne restaient jamais plus d'une seconde accrochés aux miens et passaient systématiquement par-dessus mon épaule pour lorgner l'Aigle de Jais comme le ferait un chat devant un oiseau.

—Pour quelle raison vous aiderais-je, grogna le blond somme toute en colère que rien ne pouvait atteindre.

Ses doigts disparurent de nouveau sous ses mèches en batailles comme si le pauvre était torturé de l'intérieur par une entité que nous ne pouvions voir ni distinguer. Le voir ainsi me désemparait et je ne possédais aucune arme capable de pourfendre le mal qui semblait l'habiter. Mes mots s'avéraient incapables d'atteindre ses maux et je n'étais doté d'aucun talent naturel pour les longues joutes verbales. Face à lui, j'étais certainement inutile.

Ce furent les bruits de pas qui résonnèrent dans le salon avant d'être étouffés qui m'interloquèrent lorsque s'approcha finalement l'aigle. Elle s'arrêta dans un silence lourd et sévère face à l'homme, ses bras étaient croisés sur sa poitrine. Le tout sous mon regard pantois. L'impératrice d'Adrestia faisait son grand retour, mais quelque chose paraissait différent de lorsque je l'avais affrontée à la capitale. L'expression dans son regard m'était totalement inconnue.

—Lutte pour le futur que tu désires, murmura l'aigle.

Les yeux de Dimitri s'agrandirent soudain et se mirent à luire comme si je les découvrais pour la toute première fois. J'eus l'étrange impression que le temps s'arrêtait sur des mots dont la signification m'échappait.

—La mort m'a privée de certains souvenirs, mais d'autres sont revenus avec la votre… reprit-elle plus péniblement. Cette dague ne m'a peut-être pas suivie dans ce monde, mais la force de son geste n'a jamais cessé de m'accompagner.

Les mains de l'homme quittèrent sa tête pour aller se poser sur ses cuisses. J'eus la sensation d'assister à quelque chose qui aurait pu se produire à Fódlan mais dont l'occasion ne s'était jamais présentée. Pourquoi ? Je l'ignorai. Peut-être que d'autres choix auraient été possibles là bas, les fils entremêlés du destin étaient après tout si nombreux. La connivence qui liait les demi-frères et sœur semblait toutefois évidente, même leurs regards parlaient. J'étais stupéfaire devant cette toute nouvelle toile.

—Grace à vous, je n'ai jamais perdu courage

Je me demandai où Edelgard trouvait autant de force, et autant de lumière puisque ce halo que j'avais l'impression de distinguer mais qui n'était sans doute que le fruit de mon imagination était plus puissant que les rayons du soleil irradiant pour la première fois cette pièce. La réponse à ma question se trouvait d'ailleurs très certainement dans ce que je venais d'entendre

—Laissez ces fantômes qui vous hantent à Fódlan, et reprenez votre vie en main.

Ces paroles me laissèrent sans voix. Non pas qu'elle se trompait, cependant je ne m'attendais pas à ce que cela sorte de sa bouche à elle. Convaincre les autres qu'une toute nouvelle existence nous tendait les bras ici était ma tâche. Une tâche dont l'apanage était peut-être de me convaincre moi-même. C'était mon rôle, mais y serais-je parvenue, seule, concernant Dimitri ? Peut-être était-ce elle, que la Déesse aurait du choisir.

Et je m'interrogeai de nouveau, doutant par la même occasion de moi-même.

J'avais toutefois eu raison sur un point : l'arrivée d'Edelgard faisait bouger les choses. Elle, faisait bouger les choses. Et ce coup de pieds aux fesses, finalement, ce fut bien moi qui me le pris.