Mourir pour mieux revenir
Le lundi suivant, j'avais commencé la journée aux aurores. J'étais passé au refuge filer un coup de main, la veille. Autant dire que j'étais déjà éreintée et que la semaine ne commençait qu'à peine. Avec les projets dans lequel nous nous étions lancés, personne n'avait plus vraiment de temps libre. Les objectifs étaient nombreux, mais cela valait bien la peine de sacrifier une poignée d'heures. Bon, une dizaine de poignée d'heures, au moins. Tout le monde s'y était mis à cœur et Edelgard était tellement occupée que je ne l'avais croisée que brièvement. Cette soirée là, non plus, nous n'en avions jamais reparlé.
—Tu as été cherché le Blue Mountain ?
—Il est dans le coffre, dans la réserve, veux-tu que je te l'apporte ?
—S'il te plait.
Un coffre fort, dans un café, cela pouvait paraitre surprenant. Cependant, certains de nos sacs de grains coutaient facilement plusieurs milliers d'écus au kilo puisqu'il s'agissait des grains les plus chers de monde. J'avais déjà précisé que nous étions un café de renom, et ce n'était pas peu dire puisque certaines de nos tasses contenaient de l'or à l'état fluide, pour le dire ainsi. Alors, ces sacs, ils étaient gardés sous clefs, évidemment. Un investissement aujourd'hui particulièrement rentable.
Lorsque Dorothea revint de la réserve, elle déposa le sac de luxe sur le comptoir délicatement. Celui-ci, je n'avais pas envie de le voir s'éventrer par terre. Je l'ouvrai donc avec la délicatesse qu'aurait eut un éléphant dans un magasin de porcelaine afin de remplir le moulin à broyer. Ce café ne se préparait pas à l'avance, et cela afin d'en conserver toute la saveur. Je tassai la mouture obtenue avec un tamper avant de la vider dans le filtre de la machine. Et le tour était joué. Rien de très compliqué de prime abord, mais chaque geste et étape avait son importance pour un résultat à la hauteur de ce que chaque grain avait à offrir ! A la fin de la journée, le sac de grains d'or retourna à sa place dans le coffre fort.
Je ne levai pas les yeux lorsque la cloche du Pavillon Blanc tinta. Nous allions bientôt fermer, ces clients seraient certainement les derniers. Quoique, lorsque je regardai furtivement l'heure indiquée sur l'écran de mon téléphone que je rangeai ensuite dans la poche de mon tablier, je me dis qu'en une trentaine de minutes, il pouvait encore y avoir une sacrée dose de boulot.
—Edie ! entendis-je gaiement.
Je levai les yeux, finalement.
C'était bien la première fois que l'ancienne déléguée des Aigles de Jais venait nous rendre visite au café. Elle n'était pas seule, Ingrid l'accompagnait. Je les observai s'avancer dans notre petit commerce, cachée derrière le comptoir de bois imprégné des doux arômes. Enfin, je n'étais pas vraiment cachée, seulement à ma place. Ce qui était fort étonnant, c'était qu'Ingrid avait autant l'air d'être satisfaite qu'elle semblait exténuée.
—Merde, soufflai-je quand le liquide me brûla les doigts.
Il avait débordé de la tasse que je remplissais alors.
—J'ai comme qui dirait l'impression que l'arrivée de ce petit oiseau perturbe ta concentration.
Dorothea venait de me siffler ça à l'oreille. Bon, d'accord, peut-être qu'elle avait un peu – mais juste un peu – raison. J'essayai de me ressaisir alors, mais l'œillade que l'ancienne impératrice me jeta très rapidement me valu de me brûler une seconde fois. Et un juron supplémentaire.
Edelgard s'installa à une table, pas très loin du coin où se trouvaient les banquettes et les livres et Dorothea lui apporta une tasse de thé à la Bergamote avant même qu'elle ne passe commande.
Je repris mon travail avec toute la concentration dont j'étais capable de m'armée pour remplir les énièmes tasses et laver les précédentes. Les minutes filèrent sans même que je ne m'en aperçoive. Je n'avais même pas vu Sharena entrer comme elle le faisait d'habitude. Concentrée, mais ailleurs.
Lorsque je levai les yeux – encore – je vis la blonde se tenir joyeusement près de l'impératrice qui gardait cependant un détachement à toute épreuve. Les émotions, ce n'était pas ce qu'elle revêtait le plus mais c'était pourtant ce qui lui seyait le mieux. La Dragonne, Corrin de son prénom, « gamine » lorsque je prenais les tiques de mon père – bien qu'elle était peut-être plus âgée que moi – ne tarda pas à rejoindre les deux filles. Les deux avaient été chercher un livre, sans doute le leur, qu'elles présentaient à l'Aigle, et cela me vola un sourire subtil. J'imaginais que cela allait fort intéressée l'ancienne souveraine. Il était particulièrement causasse de constater qu'Edelgard attirait naturellement les autres à elle bien qu'elle faisait toujours tout pour les rejeter, me fis-je la réflexion tout en espérant qu'aucune goute ne viendrait abimer les pages.
—Tout le monde désire la connaitre, pensai-je à haute voix. C'est quelque chose qu'elle n'a sans doute pas encore réalisé.
—Tiens, ça me rappelle quelqu'un.
Je fronçai brièvement les yeux sur une Dorothea taquine, avant de finir par essuyer la dernière tasse propre que je déposai avec ses sœurs. Puis je rangeai le torchon et détachai mon tablier. Le service prenait fin après encore de longues minutes.
Corrin était partie et Sharena en fit autant lorsque Reginn arriva après avoir certainement briqué sa cuisine, laissant donc Edelgard seule à sa table puisqu'Ingrid et Dorothea roucoulait près du comptoir. Entre tenir la chandelle et affronter l'impératrice, le choix était vite fait. J'approchai prudemment.
—Comment vont les nouvelles au pays d'Askr ? m'exclamai-je quand je l'eu rejointe. J'ai pu vous voir lire quelques pages.
—Eh bien, je viens de découvrir que l'un de mes homonymes était la reine du Monde des Morts. Cela me parait assez déroutant, pour tout vous avouer.
—Et pourtant, cette histoire est tout aussi vraie que les autres, fis-je en tirant une chaise pour m'installer quelques instants face à la souveraine. Sharena en conserve encore aujourd'hui de graves souvenirs.
—S'il est déjà difficile de concevoir l'existence d'autres mondes, Pro- mais elle s'arrêta. Byleth… souffla-t-elle plus lentement. Il l'est d'autant plus d'imaginer différents mondes au sein même de ces mondes.
—Je vous accorde que le monde duquel arrive Sharena est l'un des plus compliqué à appréhender.
Finalement, Edelgard et moi discutions comme si rien ne s'était produit deux jours avant. C'était d'une certaine façon rassurant, et d'une autre pénible.
—Cela est-il déjà arrivé auparavant ?
—Pardon ? l'interrogeai-je.
—Que la fin d'une histoire soit vierge.
—Non, fis-je laconiquement.
Et ce, pour une obscure raison que j'ignorais encore.
—Les raisons de votre morts sont bien les seules auxquelles je n'ai eu accès.
L'impératrice se tût un instant, se contentant de m'observer.
—Ne soyez pas embêtée, après tout. Il est davantage important pour vous de vous rappeler, que pour moi de savoir.
En fait, j'avais profondément envie de savoir pourquoi. Pourquoi et comment. Comment l'Impératrice Unificatrice de Fódlan était arrivée parmi nous. Cette curiosité n'était ni mal placée, ni même malsaine. J'étais juste inquiète, d'ignorer ce qu'elle avait pu vivre, par la suite…
—Qu'en pensent Ingrid et Dorothea ? demanda l'aigle toutefois impassible.
J'avais parfois l'impression que cela lui était égal, de se rappeler ou non. J'imaginais que certains n'en avaient peut-être pas envie, mais m'étonnait que cela soit le cas d'Edelgard.
—Je ne leur en ai pas parlé.
—Finalement, vous êtes vraiment la même, à tout vouloir gérer seule, comme autrefois.
Mon regard se déroba un instant au sien. Non pas qu'elle me révélait une vérité profonde que j'ignorai alors puisque, j'avais bien conscience que me reposer sur les autres n'était pas dans mes habitudes. Je le faisais uniquement lorsque je ne pouvais faire autrement.
—Vous savez, fis-je ensuite en repensant à la mort. Il parait que nous franchissons les portes du Pavillon Blanc au meilleur moment de notre vie.
—Je ne suis pas tout à fait certaine de vous suivre…
—Eh bien, il ne serait pas très agréable de profiter d'une seconde chance en arrivant malade.
Ou en piteux état, renversé par une calèche ou dévoré par un monstre, par exemple.
—Lorsque le professeur Hanneman a franchi les portes du Pavillon Blanc pour la toute première fois, il n'avait rien de l'homme de quatre-vingt dix ans qui s'était simplement endormi dans son lit. Il ressemblait plutôt au Hanneman de Garreg-Mach, lorsque vous y étudiez encore.
Edelgard leva un sourcil curieux mais tout autant sérieux à la mention de l'ancien professeur, l'air particulièrement interloqué. Je n'eus cependant le temps de m'interroger à ce propos puisque la cloche tinta, et je vis débarquer l'une de nos clientes particulière…
—J'ai besoin d'un verre, non, de la bouteille !
Dorothea alla accueillir la femme dont les joues et les yeux étaient plus colorés que la chemise vermeille de mon Aigle, sans parler du fait qu'ils étaient aussi gonflés que deux brioches encore chaude.
—Ho ?! s'étonna ensuite la femme dont les généreux arguments débordaient de son décolleté. Personne ne m'a prévenue que vous étiez… Ici.
—Professeure Manuela, salua solennellement mon aigle.
La femme eut un très large sourire. Cela devait faire bien longtemps que personne ne l'avait nommée ainsi. Ici, elle était juste Manuela Cassagranda. Edelgard, quant à elle, feignit la surprise de la trouver face à elle. Cela signifiait qu'elle était morte, elle aussi. De quoi ? Là encore, une éternelle question qui ne trouvait réponse pour elle, pas même dans le fond d'une bouteille. Enfin… Moi seule savais la vérité.
—Manuela, l'accueillis-je également. Je suis navrée, mais le Pavillon Blanc ne sert toujours pas d'alcool. Surtout pas aussi tard.
—Triste nouvelle, lâcha-t-elle en tirant une chaise pour s'installer lourdement. Pourquoi suis-je toujours célibataire… marmonna-t-elle ensuite.
Une chance, que nous ne servions pas d'alcool : elle semblait déjà bien imbibée. Chaque fois qu'elle semblait avoir touché le fond, elle creusait un peu plus encore. Mais j'eus le sentiment que le destin avait conduit cette bouteille ébréchée jusqu'à nous lorsqu'elle reprit la parole. Perfect timing, comme on disait parfois ici.
—Si c'est cela, mourir au meilleur moment, alors je risque de passer le reste de ma vie seule, désespérée et incomprise. Même dans la mort les hommes me fuient !
Manuela, c'était l'une de ces fameuses personnes à qui les souvenirs n'étaient jamais revenus. Ici, elle était encore célibataire et se demandait donc si elle était morte ainsi : célibataire, pas endurcie puisque l'idée ne la ragoutait guère. J'imaginais qu'il n'était parfois pas plus mal de ne pas se souvenirs : ce genre d'information risquait de la tuer une seconde fois encore.
Puis l'ancienne professeure et toubib' de l'académie s'en alla rejoindre Dorothea et Ingrid, probablement pour se plaindre des hommes encore.
—Eh bien…
—Vous vous habituerez, m'amusai-je devant la réaction d'une Edelgard cette fois déconcertée.
J'avais parfois l'impression qu'elle se permettait plus d'émotions lorsque nous étions seules qu'en présence d'autrui. Ou bien me faisais-je des idées. Cela n'avait pas d'importance.
—Ingrid a l'air exténuée, repris-je le regard concentrée sur les trois femmes au comptoir. Avez-vous passé la journée à remuer ciel et terre au refuge ?
—Non, rien de cela. Elle ne l'admettra pas, mais Ingrid a passé la journée à faire des allers et retours afin de s'assurer que Dimitri et moi-même ne reproduisions pas la bataille de Gronder.
—Dimitri ? tiquai-je soudain.
—Vous aviez raison, Professeure.
Elle avait encore du mal à me nommer par mon prénom. Mais c'était plus la suite qui m'intéressait que le titre qui m'avait autrefois affublé.
—Il a accepté.
—C'est seulement grâce à vous, Edelgard.
Mon sourire sembla la troubler puisqu'elle me dévisagea un instant, relevant un peu plus les yeux.
—Professeure…
—Byleth, la corrigeai-je.
—Byleth, elle reprit donc, pourquoi êtes-vous si bienveillante avec moi ?
Je penchai la tête sur cette question qu'elle précisa, un peu surprise.
—Est-ce parce qu'une part de vous se sent encore responsable ? Vous étiez mon Professeur, après tout. Ou bien est-ce parce que la Déesse vous en a confié la mission.
Elle s'arrêta une seconde, avant de reprendre accompagnée d'une expression naturellement… embarrassée. Son regard se déroba du mien.
—Vous me maternez trop…
Je ne pu masquer mon sourire. Ce n'était pas la première fois que j'entendais ces mots.
—Je ne suis plus une enfant, et je suis techniquement plus âgée que vous.
—Je vous aide seulement à vous souvenir, me confortai-je, comme je l'ai fait avec chacun d'entre vous.
Par vous, j'entendais là ceux qui arrivaient ici bien que, avec mes anciens étudiants, j'y mettais certainement plus d'ardeur.
—Pardon ?! Excuse-moi ? Je ne suis pas certaine d'avoir entendue !
Je sentis un soudain poids sur mes épaules qui m'écrasa presque trop violement contre la table lorsque les mains de Dorotha s'y posèrent. C'était bien une furie qui venait de débouler sans que je ne l'entende.
—Tu m'as presque laissée me débrouiller toute seule ! se plaignait-elle maintenant.
Ha, elle venait donc d'entendre cette conversation et je m'attendais à ce qu'elle chantonne d'autres remarques ou formes de reproches, mais nous fumes interrompues.
—Dorothea, ma puce, souffla tendrement Ingrid. Nous devrions y aller, je pense que Manuela a besoin d'être raccompagnée. Elle vient de sous-entendre qu'une surdose de café lui ferait peut-être le même effet qu'un verre de Bruichladdich.
J'étais bien plus surprise qu'Ingrid arrive à prononcer parfaitement le nom de ce whisky plus puissant qu'une dizaine de chevaux de trait, que de savoir Manuela désespérée à ce point.
Dorothea prit une moue plus que boudeuse mais cessa de peser sur moi comme un ours allongé sur sa proie, et s'éloigna avec sa compagne récupérer l'ivrogne affalée au comptoir. J'en profitais pour me relever, mais me penchai vers l'oreille de l'Aigle déconcerté sur cette scène pour lui souffler quelques mots.
—C'est parce que vous avez toujours été spéciale à mes yeux…
