Chapitre 2 : La naissance d'un roi
Savaient-ils que dès sa naissance Artoria avait été une déception pour son père ?
Savaient-ils que ce dernier l'avait confiée au Mage en rétribution de ses services ?
Savaient-ils qu'à l'âge de cinq ans, elle fut définitivement écartée de la cour et confiée à l'un de ses chevaliers ?
Non, probablement pas, au tout début de l'histoire du roi Arthur, il n'y avait que Artoria. Elle naquit au cœur des temps troublés de l'Age sombre créé par l'effondrement de l'empire romain. Dans un pays miné aussi bien par des luttes intestines que par des pillards cruels, guerres, ruines, maladies, famines, étaient alors le quotidien de son Angleterre. Devant la souffrance de son peuple, en dépit de son sexe, en dépit de la volonté de son père, Artoria sentait une flamme s'embraser en elle sous le regard protecteur de Merlin. Il était le seul à reconnaître en elle le successeur du roi Uther Pendragon, celui dont le destin serait de révoquer cet âge sombre.
Le mage aux fleurs toujours aussi prévoyant, certain dirait manipulateur, avait réclamé le premier né au roi Uther comme prix de son aide dans la conquête sentimentale Ygraine, la femme du duc de Cornouailles. Merlin aspirait à guider l'enfant vers son glorieux destin et à le protéger de la déchéance annoncée de la famille royale. Le roi, croyant à la prophétie de Merlin, accepta, mais l'enfant né ne fut pas celui qu'il désirait. Une fille ne pourrait jamais lui succéder et encore moins sauver son royaume de la ruine pressentie. Merlin, ce drôle hurluberlu s'était fourvoyé, les dieux joués de lui, jamais cet enfant ne pourrait servir l'Angleterre. Toutefois, puisqu'il s'y était engagé auprès de Merlin, il lui confia l'enfant, le mage toujours aussi retord la fit passer pour un garçon et elle reçut l'éducation correspondante pendant les cinq premières années de sa vie. Même au château, seul Merlin, Uther et Ygraine ainsi que la nurse muette du nouveau-né étaient dans la confidence. Ce fut ainsi qu'Artoria devint Arthur.
La vie au château d'Artoria n'avait rien à voir avec la vie de princesse que le quidam pouvait s'imaginer. Elle vivait isolée dans une tour froide en compagnie de sa nurse Rosalie qui l'aimait comme son propre fils. Elles partagèrent le goût des douceurs sucrées, et l'observation des étoiles. Elles avaient développé une sorte de langage secret à base de signes de mains. Sa nurse avait confié à la jeune Artoria sa première épée, un magnifique poireau, cette dernière fut à la fois sa première partenaire et victime de joutes végétales. Artoria aimait tellement ce jeu qu'à la fin elle refusa de rendre son épée, et encore moins à la confier à la cuisinière draconienne et sa maléfique casserole. Rosalie accordait à Artoria l'attention et les soins quotidiens que ni ses parents, ni Merlin ne lui procuraient. Malgré ses jeunes années, Artoria se montrait très protectrice envers sa nurse, elle réprouvait avec virulence, menaçant parfois de son poireau quiconque se moquait d'elle. Le couple royal se désintéressait de leur enfant, leurs espoirs se focalisant sur la naissance d'un second enfant apte à honorer la prophétie de Merlin. Malheureusement nul naissance ne récompensa leurs efforts. A la mort de Rosalie d'une grippe mal soignée, Artoria, 5 ans, le cœur brisé, fut confiée à un homme de confiance du roi, un chevalier du nom de Hector. Merlin n'y voyait nul inconvénient, convaincu que le retour d'Artoria au château confirmerait sa destinée royale. Merlin la confia à Sir Hector qui l'éleva comme son fils sur la voie de la chevalerie. Le vieux chevalier reconnaissait en cet enfant une aura, propre à la famille royale sans pour autant accorder de crédit à la prophétie de Merlin.
Artoria quitta la capitale sans se retourner, de toute manière le château sans Rosalie, n'avait plus rien d'un foyer. Régulièrement Merlin lors de ces visites, complétait son éducation lui narrant aventures, mythes et légendes des temps oubliés. Elevée en suivant les héros de l'Iliade et l'Odyssée, des récits des génies d'orient, des aventures des anciens elfes et fées, Merlin s'avérait être un professeur aussi facétieux que fascinant. Il ne faisait que poser des questions et ne répondait que rarement clairement à celles d'Artoria. Merlin était intarissable sur les propriétés des plantes. A chaque visite, il lui offrait une fleur différente, et ce n'était que lorsque le dernier pétale de celle-ci tombait qu'il repassait la voir. Presque chaque nuit, il se faufilait dans ces rêves et lui faisait le découvrir le vaste monde, bien au-delà des côtes de l'Angletterre. L'héritière malgré son statut royal jouait les écuyers de Sir Kay fils biologique du chevalier qu'elle considérait comme son frère ainé. En grandissant, d'un poireau elle était passé à une épée en bois, puis en fer rouillé. Sir Hector lui transmis sa passion pour les chevaux. Il fallut du temps, de bons réflexes et quelques centaines de carottes pour parvenir à dompter Eclair rouge, le plus rapide et capricieux cheval du maître des lieux. La vie dans le domaine de Sir Hector était plus simple et bien plus rude que celle du château, mais Artoria avait gagné en liberté. A ses 11 ans, il lui offrit son propre cheval Eto qu'elle choyait particulièrement.
Lorsqu'elle avait fini ses corvées d'écuyer et ses exercices à l'épée, elle pouvait circuler librement dans le village et dialoguer avec les habitants. Beaucoup étaient éreintés et avaient perdu espoir, la peur dévorait littéralement la ville. Nul ne s'aventurait seul dans les bois, craignant à la fois les bêtes sauvages, les bandits, et pire des créatures d'un autre monde. Les histoires devenaient à chaque fois plus sombres, plus dangereuses. Ces contes ne ressemblaient en rien aux histoires de Merlin, ils traduisaient simplement la terreur qui hantait les habitants. Elle se jura de leur offrir un monde où ils pourraient se sentir enfin en sécurité. Lorsqu'elle ne s'entraînait pas Artoria leurs prêtait mains fortes pour récolter le blé, elle en n'était que plus appréciée, même si son inflexibilité morale jugée souvent naïve exaspérait certains. La noblesse ne remplissait guère les estomacs.
Artoria ne tomba qu'une seule fois malade. Cet épisode se déroula une nuit où Sir Hector ainsi que sa femme s'étaient absentés du domaine. Sir Kay joua sans se forcer les grands frères attentionnés. Au matin, la fièvre d'Artoria s'était miraculeusement apaisée. L'enfant était persuadée que Merlin l'avait guéri dans ses rêves, bien que Kay lui ait indiqué que le mage n'était pas venu. En tout cas, elle avait bien meilleure mine que Kay qui s'était inquiété et l'avait veillée toute la nuit.
Artoria s'était liée d'amitié avec la fille aînée du boulanger et le fils d'un fermier. Elle arriva trop tard lorsqu'un groupe de pillards attaqua la ferme de son ami. Seul survivant, ce dernier parti à l'Est vivre avec son oncle. Depuis ce jour, Artoria patrouillait régulièrement en ville. Un soir elle surprit un groupe en train de s'attaquer à une ferme. Que devait-elle faire ? Donner l'alerte ? Prévenir les chevaliers, ou intervenir seule ? Le cri d'une femme retentit, Artoria prit une profonde inspiration et s'approcha en courant de la maisonnette. Les intrus au nombre de trois menacés la femme au visage tuméfié pour obliger le mari à donner ses maigres réserves de nourriture et d'argent. Deux enfants de moins 3 ou 4 ans pleuraient et gémissaient recroquevillés dans le coin de la maison. Le rapport de force favorisait clairement vers les assaillants. Elle devait prendre une décision, elle n'hésita pas, sans panique, elle fit claquer la porte d'un large coup de pied. Tous à l'intérieur sursautèrent. Artoria, n'attendit pas un seul instant et se rua sur l'homme qui paraissait le plus menaçant avec son épée rouillée. Ce dernier esquiva le premier coup, et para péniblement le second. Étonné par la force de l'enfant qui lui faisait face, il trébucha. L'un de ses compagnons essaya vainement de porter un coup à la jeune fille. Elle le désarma avec une facilité étonnante. Artoria leurs ordonna de déposer leurs armes. Un seul obéit, il émanait d'elle une prestance, une aura terrifiante. L'homme désarmé recula d'un pas. Seul le plus imposant d'entre eux voulut reprendre le combat. Il se releva bouscula les enfants et se précipita enragé sur la jeune Artoria armée d'un son poignard ensanglanté. Apparemment l'homme s'en était servi sur la femme du fermier. Ce fut la première fois qu'Artoria prit une vie. Contrairement à ce que narraient les chevaliers, il n'y avait rien d'héroïque à tuer… L'homme s'était effondré sur son épée, il était lourd, puant. A cet instant, cette odeur de sang, de mort l'envahit, l'asphyxiât. Cette odeur n'allait jamais la quitter… Le liquide rouge avait coulé sur ses mains, imprégné son pantalon. Ces compères en profitèrent pour s'enfuir sans même vérifier l'état de leur compagnon. Artoria ne les poursuivit pas, préférant porter secours à la femme blessée.
Évidement elle eut le droit à un savon aussi bien de Sir Kay et que de Sir Hector, qui jugeait la conduite de l'héritière bien trop téméraire. Lorsque Merlin apprit la mésaventure d'Artoria, il passa la voir immédiatement. Cette dernière s'était préparée à plaider sa cause auprès du magicien. Elle n'en eut nul besoin, le mage passa une main dans ses cheveux, les ébouriffa. Sans un mot il vérifia son état et la serra quelques instants contre lui. Artoria n'était pas accoutumée à ce genre de démonstration, en particulier de l'énigmatique magicien. Ses épaules se détendirent instantanément. Il l'emmena en balade et lui offrit une couronne de fleurs. Lorsque les chevaliers les rejoignirent, avec un sourire complice il déclara qu'il avait déjà réprimandé Artoria, et que cette dernière devait à présent reprendre son entraînement.
Sa nouvelle famille gardait le secret sur son genre, si bien qu'au village tous pensaient qu'elle était un homme, enfin un garçon. Sa frêle stature avait un temps amusé les enfants plus âgées, mais pas une seule fois, ils ne parvinrent à lui faire mettre un seul genou à terre lors de leurs affrontements. Aussi, il lui était désormais difficile de trouver des compagnons d'entraînement. Cela ne l'arrêta point, elle continua inexorablement ces exercices, avec comme seule partenaire une pluie capricieuse. La prodigieuse dextérité qu'au fil des années d'entraînements avait acquise l'apprenti chevalier épatée. A 13 ans, elle parvenait même à remporter la victoire face aux chevaliers confirmés. Ses succès n'entamèrent pas son ardeur, et la discipline de son entraînement. Elle savait que pour sauver son peuple, elle devait gagner aussi bien en force qu'en sagesse en particulier en temps de crise. Si une guerre pouvait s'éviter par quelques paroles savamment choisies, seule une force incontestable pouvait mettre un terme à ce que les mots avaient échoué à prévenir. Bien que jamais, elle ne fut mise dans la confidence de la prophétie de Merlin, quelque chose en elle la poussait à vouloir sauver son pays et ses sujets. Elle aspirait à un royaume unifié en paix, guidé par la seule justice. Un seul vœu, un seul rêve l'incitaient chaque jour à donner le meilleur d'elle-même malgré la fatigue, malgré les distractions. Elle connaissait la difficulté et l'immensité de la tâche qui l'attendait. Bâtir son utopie, mettre un terme à l'âge sombre pour établir une ère de lumière, un tel vœu aurait un prix à payer et pourtant son choix était irrévocable. Elle se jura de ne brandir son épée que pour cette seule cause. Sa route était tracée, elle deviendrait donc roi, car seul un roi peut sauver un pays en ruine destiné à tomber.
