La suite X3
Robin cherchait toujours son livre de cuisine.
Elle avait fouillé le navire de fond en comble ; elle avait même osé, avec bien entendu le maximum de précautions et la plus intense des préparations mentales, aller jeter un œil dans la corbeille de linge sale des garçons.
Mais non. Rien. Ce qui ne pouvait signifier qu'une seule chose : il était avec Chani et elle n'avait pas encore l'intention de le lui rendre. Lorsqu'elle avait posé la question à la petite quelques heures plus tôt, elle avait répondu que non, elle n'avait zamais toussé à un livre de cuizine de sa vie, et que de toute façon, elle voyait pas ze qu'elle pourrait bien en faire.
Seulement, Robin était dans un de ses mauvais jours.
Et dans ces moments-là, il y avait quelque chose qu'elle haïssait plus que tout au monde : un trou dans sa bibliothèque.
Lorsqu'on veut se servir d'un livre de cuisine, en général ça se passe dans une cuisine.
Robin s'y dirigea d'un pas décidé.
Chani avait déposé la masse calcinée de la casserole au milieu de la table et la considérait pensivement, se demandant sans doute ce qu'elle pourrait bien rajouter pour masquer le léger goût de cramé. Elle en détacha un petit morceau et le tendit à Scouic, qui l'ingurgita avec appétit.
« Z'est bon ? » demanda la douce enfant, un soupçon d'anxiété dans la voix.
La Créature feula gentiment.
« Bon. Alors ze vais refaire de la sauce pour aller avec, et un dessert. »
De la sauce.
Chani inspecta les rayons à présent bien entamés du garde-manger sans y trouver son bonheur.
Il n'y avait malheureusement plus de sirop. Du jus de raisin ? Non, trop classique. Du…
Elle pencha sa petite tête angélique sur le côté et plissa les yeux.
De l'alcool à 90° ? Non, elle n'aimait pas le chiffre. Ça faisait moche dans un nom de boisson.
Elle ferma le placard et scanna la pièce d'un regard acéré.
Et elle se demanda comment elle avait pu ne pas remarquer auparavant la bouteille emplie d'un liquide d'une magnifique couleur vert émeraude qui patientait sagement près de l'évier.
Elle disposait précautionneusement les cendres durcies de la casserole dans un plat en émail orné de jolies fleurs de tournesols lorsque quelqu'un frappa à nouveau à la porte.
Chani grinça des dents, saisit Scouic par le ventre, alla ouvrir sèchement la porte et le brandit devant l'intruse en guise d'intimidation. Scouic feula. Et la gamine aurait volontiers fermé sèchement la porte si Robin n'avait pas bloqué son pied dans l'ouverture.
Regards mauvais.
La belle archéologue gratifia le petit couple d'un charmant sourire.
« C'est toi qui as mon livre de cuisine, » assura t-elle d'un ton qui signifiait clairement que répliquer était synonyme de suicide.
Chani répliqua.
« Nan. Z'est pas moi. Z'te l'ai dézà dit. »
Regards mauvais, auxquels s'était ajouté celui de Robin.
Le sourire de la jeune femme n'avait cependant pas disparu et s'accentua encore un peu plus.
« Dans ce cas, qu'est-ce donc que ce volume que j'aperçois sur le buffet, dans ton dos ? »
« Z'est pas le tien, z'est le mien. »
« C'est drôle, il ressemble beaucoup au mien. »
« Z'est parce qu'avant z'était le tien. Maintenant z'est le mien. »
Regards mauvais.
« Laisse-moi entrer, Chani. »
« HHHHHHHHHHSSSSSSSSSHHHSS… »
Scouic avait grimpé sur la frêle épaule de la fillette et dévisageait la jeune femme d'un regard pour lequel le mot ''malsain'' semblait aussi approprié que ''décoratif'' pour les pyramides d'Egypte.
Robin eut l'impression désagréable de voir une petite flamme légèrement transparente s'échapper de ses babines rapiécées.
Chani jeta à son compagnon un petit regard reconnaissant et un petit geste apaisant de la main, qui rappelaient immanquablement ceux d'un haut dignitaire de la mafia italienne s'adressant à son meilleur tueur à gages et garde du corps un peu trop pressé d'un découdre.
« D'accord. Tu peux entrer. Mais tu r'gardes et tu tousses à rien. D'accord ? »
« Je te le promet. »
« Mrghrf. »
Robin était fascinée. Fascinée, et ravie. Elle passait décidément une délicieuse journée ; non seulement elle s'était prise d'une passion nouvelle pour le vaudou, mais encore elle avait la merveilleuse occasion d'observer Chani faire la cuisine. Et c'était un spectacle qui compensait largement l'emprunt temporaire de son livre de cuisine.
La fillette, plongée dans ses occupations culinaires, ne lui prêtait plus d'attention. Elle lui tournait le dos, occupée à hacher quelque chose dont la jeune femme préférait ignorer la nature.
« Tu t'amuses bien, Chani ? »
« Mrghrf. »
Robin esquissa un sourire. L'éloquence de l'enfant à l'égard d'une personne qu'elle ne désirait pas dans son entourage immédiat était aussi frappante que ses dons pour la cuisine.
« Tu nous prépares quelque chose de bon, pas vrai ? »
« Mrghrf. »
Quelle agréable journée.
Chani acheva de découper la vieille éponge moisie, et en disposa méticuleusement les minces lamelles autour de feu la casserole. Elle saisit le flacon repéré l'instant d'auparavant et fit couler le liquide vaisselle sur l'ensemble.
« Z'est la sauce, » expliqua t-elle d'un ton dur sous le regard surpris et intéressé de Robin.
La fillette reposa la bouteille vide sur la table et se figea, les yeux perdus dans le vide. Elle réfléchissait.
Ce qui était quelque chose de très inquiétant, même pour Robin. La jeune archéologue toussa pour attirer son attention.
« Chani ? A quoi est-ce que tu penses ? »
« Mrghrf. »
« Dis-moi, pourquoi est-ce que tu fais tout ça ? Tu n'apprécies plus la cuisine de Sandy ? »
Un large sourire angélique traversa la figure de la douce petite.
« Z'est pour le Zentil Monsieur ! Pour lui faire plaizir ! Z'est une zurprise ! »
Le large sourire angélique disparu aussi rapidement qu'il était venu.
« T'as pas intérêt à lui dire. Z'est une zurprise, » acheva t-elle avec la gentillesse d'une guillotine. Son regard aurait volontiers tranché la jeune femme en deux s'il avait pu être doté d'une vie propre et d'une bonne hache.
Robin sourit de nouveau, sa bonne humeur allant en augmentant. Il n'y a rien de plus tendre et adorable au monde qu'un enfant qui souhaite faire plaisir aux gens qu'il aime.
« Je te promets de ne rien dire à personne, Chani. Si tu veux, je peux même le distraire pendant que tu cuisines. »
Le regard de Chani semblait faire de son mieux pour prendre la forme d'un large couteau bien aiguisé.
« Y'a intérêt, » grommela t-elle.
Hochement de tête et gentil sourire.
Zorro sentait confusément qu'il se devait de faire demi-tour promptement, ne serait-ce que par égard pour cette vie qu'il était fier d'avoir réussi à préserver jusque-là. Il avait la sourde impression qu'elle allait être gâchée d'une façon stupide s'il n'obéissait pas sur-le-champ à l'injonction visuelle de Robin.
Tu me fiches le camp immédiatement ou je t'ouvre le ventre et je te fais bouffer tes propres intestins, disait on ne peut plus clairement son regard.
« Mmh… Robin ? Qu'est-ce que… Tu fais là ? Sandy m'a demandé de… heu… venir chercher Chani… parce qu'elle… faisait des bêtises… dans la cuisine… »
« … »
« … A-avec de l'essence… »
« … »
« … des bêtises… avec de l'essence… »
Je ne vais pas tarder à aller chercher Scouic, mon petit Zorro, susurra méchamment le regard.
« Oui, mais… quant même… de l'essence… »
DEGAGE, hurla le regard avec une force qui fit presque vibrer les tympans de Zorro.
Zorro faisait partie de cette petite dizaine de personnes sur Terre qui, lorsqu'un gigantesque monstre de 300 mètres de haut tout droit surgi de la préhistoire leur fonce dessus, ont tendance à foncer eux aussi et à essayer, sans autre arrière-pensée que de l'anéantir, de lui taillader une griffe du doigt de pied. Jusqu'ici cette méthode ne lui avait jamais fait défaut.
Ce fut donc en expérimentant la sensation nouvelle du repli stratégique qu'il tourna les talons.
Chani observait une page du livre de cuisine avec une fixité qui virait presque à la méchanceté. Elle semblait à la fois décontenancée, enragée et terriblement triste.
Robin prit pitié et de Chani et de la recette de cuisine.
« Il y a quelque chose qui ne va pas, ma puce ? » demanda t-elle en refermant la porte.
Petite moue boudeuse.
« Ze veux faire de la zelée à la menthe. Et pour faire de la zelée à la menthe, ils disent qu'il faut de la zélatine. »
« De la zélatine ? »
Long regard acéré.
« De la zé-la-tine. » Articula Chani avec mauvaise humeur. « De la zélatine, pas de la zélatine. »
Robin cligna des yeux.
« Oh, de la gélatine. »
« Z'est za. De la zélatine. »
« Et le problème, c'est… ? »
« Y'a pas de zélatine. »
« Mmh. Fait autre chose, alors… »
Robin su qu'elle venait de dire une bêtise lorsqu'elle vit l'expression scandalisée qui ravageait le visage de la fillette. Chani n'était pas une adepte du changement d'idée.
« Non. »
« Et bien… »
« Avec quoi qu'on fait de la zélatine ? »
« Avec quoi fait-on de la gélatine. »
« … »
« … Mmh, avec de la moelle. »
Long regard.
« … La moelle, c'est ce qu'on trouve à l'intérieur des os… »
« Ze le savais. »
La délicate enfant pianota des doigts sur les pages jaunies du livre de cuisine.
« Dans les zos, hein ? »
« … Oui. »
Robin était partagée entre la plus vive inquiétude et le plus vif intérêt.
« Dans les zos. »
Les doigts délicatement boudinés de l'enfant se suspendirent un instant dans le vide.
« Dans les zos… »
Robin se sentait irrémédiablement attirée vers le plus vif intérêt.
« Dans les os d'animaux, » ajouta t-elle histoire de pouvoir se vautrer dans l'intérêt sans avoir trop de remords par la suite.
Chani eu l'air un peu déçu.
« Tu es éblouissante de beauté, ce soir, Nami-Cuillerée-de-Confiture-de-Prune, » susurra le cuisinier en dégoulinant un regard d'admiration éperdue sur la rouquine.
« Il est deux heures de l'après-midi, Sandy. »
« Qu'importe le moment de la journée, ma Tourterelle au Caramel, ta beauté n'a de cesse de me faire oublier le monde qui m'entoure. »
L'oiseau caramélisé soupira et passa une deuxième serviette trempée d'eau froide sur le front du cuisinier.
Elle l'avait trouvé errant sur le pont quelques minutes plus tôt ; elle aurait volontiers cru à une nouvelle ruse amoureuse du blondinet, mais sa pâleur inhabituelle et son regard hagard l'avait dissuadée de le laisser seul. Il fixait la surface de l'eau avec un peu trop d'insistance pour ne pas avoir l'intention de la rejoindre sous peu.
Le jeune homme émit un petit bruit satisfait alors qu'elle lui massait la nuque avec la serviette. Pour un peu, il en aurait remercié Chani.
… Non. Même pas.
Nami avisa l'ombre qui venait de s'emparer de la figure de son ami.
« Qu'est-ce qui ne va pas, aujourd'hui, Sandy ? Tu as l'air tout chose. »
Sanglot étouffé. Le pauvre martyr se saisit du T-shirt de la rouquine et y enfouit un visage larmoyant.
« Mais rien, Déesse de mes Jours, comment veux-tu que quelque chose aille mal lorsque je me trouve près de ta tendre personne… »
La navigatrice sentait les larmes traverser le tissu de son haut et couler sur son ventre.
« Qu'est-ce qui se passe ? Tu n'arrives plus à cuisiner ? Perte d'inspiration ? »
« Si ce n'était que ça… »
Le blondinet releva un visage dévasté vers la rouquine.
« Chani est dans ma cuisine ! »
« … Et alors ? »
« Elle cuisine ! Dans ma cuisine ! »
Nami ne sembla pas frappée par la gravité de la situation.
« Et alors ? Si ça te dérange tant que ça, dis-lui d'aller jouer ailleurs… »
« Mais je ne peux pas ! … C-C'est une petite fille. Je ne peux pas la virer de mon espace vitale comme un vulgaire escrimeur ! »
Profond soupir.
« Dans ce cas, attends. Elle va finir par se lasser. Tu l'as dis, c'est une petite fille. Elle ne va faire de mal à personne. »
« Elle est en train de préparer le repas de ce soir, » la détrompa gravement le jeune homme.
Pause.
Silence.
Réflexion.
« … Le repas de ce soir ? »
Vigoureux hochements de tête.
« Elle… Elle cuisine bien ? »
« La dernière fois que je l'ai vue, elle faisait flamber une casserole. »
« … »
« Je crois qu'elle a utilisé de l'essence. »
« … »
« Scouic est avec elle… »
« … »
« Mes pauvres, pauvres petits instruments… ma cuisine… mes aliments… ils sont encore si jeunes… »
Ignorant la voix du cuisinier qui se perdait dans des intonations brisées, la jeune femme se releva, le visage pâle et grave. Elle lança un long regard en direction de la cuisine, douloureusement consciente que l'équipage se trouvait dans une situation critique.
Il fallait faire quelque chose.
Et elle allait en charger l'escrimeur, décida t-elle avec courage en apercevant sa silhouette s'approcher.
Elle tapota le crâne du cuisinier affalé à ses pieds.
« Rassure-toi, Sandy. Je vais dire à Zorro d'aller gentiment la déloger. »
« Mais c'est trop tard, ma Nami ! »
« … ? »
« Je lui ai déjà dit d'y aller… A l'heure qu'il est… J'ignore ce qu'il est devenu… Nous sommes perdus, Nami… Perdus… »
« Il arrive. »
Sandy releva brutalement la tête et plaqua un regard brillant d'espérance sur le sabreur.
« Tête de melon ! » l'interpella t-il comme il hélerait le sauveur de l'humanité, « Tu l'as fait sortir de ma cuisine ? »
Zorro s'arrêta, les fixa tous deux, se gratta la nuque et scruta vaguement l'horizon.
« J'aime bien les gros monstres qui vous foncent dessus pour vous massacrer, » finit-il par grommeler.
« Quoi ? »
« Ouais. Au moins, on sait comment réagir avec eux. »
Le jeune homme aux cheveux verts se sentit violemment agrippé par le col – manie qu'il appréciait de moins en moins.
« Zorro. Crétin. Tête de melon. Stupide escrimeur. Dis-moi que tu l'as délogée de ma cuisine. »
« Je – »
« Dis-moi que tu l'as délogée de ma cuisine ! Pauvre bon à rien ! Mais c'est pas possible, franchement, d'être aussi inutile ! »
« Eh, oh, on se calme ! T'avais qu'à essayer toi-même, si t'es pas content… »
« Donc, elle est toujours là-bas ? » intervint la navigatrice.
« Robin m'a empêché d'entrer. »
« Robin ? »
La belle archéologue était en proie à une sorte de fascination horrifiée, à laquelle elle s'adonnait pourtant pleinement. Elle n'était pas tout à fait certaine d'avoir compris les exigences de Chani à l'égard de Scouic.
Après mûre vérification des opérations, la fillette referma la porte et alla empoigner le plat qui patientait sur la table, se dirigea vers le four et l'y introduisit méticuleusement. Quiconque aurait vu son minuscule petit corps et ses fragiles menottes roses aurait été déconcerté de la voir porter quelque chose d'évidence à moitié aussi lourd qu'elle, et ce avec la facilité de Luffy ouvrant un garde-manger fermé à double-tour.
« Tu n'as pas préchauffé le four, trésor. »
« Z'en ai pas besoin, » répondit l'adorable peste sans préciser qu'elle ignorait de quoi il s'agissait, « za va marsser. »
Elle fixa longuement le four de manière à s'assurer qu'il avait bien compris.
Robin s'appuya contre le dossier de sa chaise et croisa les bras, un éclair insondable lui éclairant brièvement le visage.
« Tu es vraiment certaine que Scouic va pouvoir ramener ce que tu as demandé ? »
Chani lui jeta un regard peu exploité par le reste de l'humanité. Robin se tut ; et évita de demander si le plat n'était pas déjà suffisamment cramé pour qu'il soit utile de le faire à nouveau cuire.
Leur attention fut de toute manière attirée par les intrus qui osaient frapper à la porte.
Scouic filait sous la surface de l'eau comme un guépard pourchassé par une meute de gazelles mutantes carnivores. Les poissons ne se dérangeaient même pas sur son passage ; il était invisible à l'œil humain comme animal. Tout juste les futures fritures sentaient-elles un léger courant d'eau tiède leur glisser sur les écailles.
Le rongeur se savait porteur d'une mission de la plus haute importance, et était bien décidé à la mener à terme. Il était conscient que toutes les chances se trouvaient de son côté et qu'elles n'étaient pas suffisamment suicidaires pour se risquer de changer de bord ; mais cela ne l'empêchait pas de se préparer à aborder méticuleusement chaque détail du déroulement des opérations. Il avait reçu des ordres de sa Maîtresse.
Le navire se trouvait, comme Elle l'avait indiqué, derrière le gros rocher dans la mer. Une activité relativement restreinte régnait sur le pont ; les quelques marins qui s'y trouvaient semblaient juger le temps idéal pour une bonne séance de bronzage.
La petite tête grisâtre de Scouic trouait la surface de la mer, ne laissant apparaître que les étincelles incandescentes de ses yeux. Un peu à la manière d'un caïman ayant repéré sa proie.
Il commença doucement à nager en direction de l'arrière du bâtiment.
« Oui ? »
Robin s'appuyait contre l'encadrement de la porte, enveloppant les trois pirates d'un regard dont la sympathie semblait se vanter de n'être que très superficielle.
Zorro eut un léger haussement d'épaules et détourna la tête avec la visible intention de se décharger de toute responsabilité. C'est eux qui m'ont obligé à revenir.
Sandy hésita, puis opta pour un large sourire un peu crispé.
« Robin Chérie ? Qu'est-ce que… Heu… tu fais dans ma cuisine ? »
« Depuis quand est-ce ta cuisine ? Nous vivons tous sur le même bateau. Je ne crois pas qu'il ait été découpé en places précises réservées à chacun de nous. »
Silence.
Nami ravala la réplique qui lui brûlait les lèvres comme quoi elle possédait une chambre bien à elle, en se souvenant à temps qu'elle partageait justement cette même chambre avec Robin.
Le grand sourire crispé de Sandy venait de devenir son dernier rempart contre une crise de nerfs apocalyptique. Il risque un petit geste tremblant de la main.
« B-bien sûr, mon Tendre Rayon de Soleil, mais, heu… Il faut que… je fasse le repas de ce midi. »
« … »
« Si… Tu veux bien. Bien sûr. »
Robin se fendit d'un sourire qui réussit à dépasser en largeur celui de Sandy. Un sourire plein de promesses. Plus ou moins agréables.
« Oh, ne t'inquiète surtout pas pour ça. Chani se charge de le préparer, » expliqua t-elle d'un ton qui fit courir des frissons sur les dos de ses trois compagnons.
Il la fixèrent.
« … Alors pas d'inquiétude, » ajouta la jeune femme en accentuant encore un peu plus son sourire. Ils avaient l'impression qu'elle les visait avec un fusil de chasse.
Ils la fixèrent avec inquiétude.
Le lieutenant Tashigi, un brin irritée par le spectacle lamentable qu'offraient les matelots, se risqua à tapoter légèrement l'épaule de son commandant. Smocker abaissa la longue vue qu'il tenait pointée vers le navire de Chapeau de Paille, et gratifia la jeune femme d'un regard qui relevait du bouledogue enragé qu'on dérange en train de ronger son os.
« Ouais ? » grommela t-il.
« Veuillez m'excuser, Commandant. Mais j'aimerai savoir pour quand est prévue l'attaque du navire de Chapeau de Paille. »
Smocker colla de nouveau la longue vue à son œil.
« Elle n'est pas prévue, Lieutenant. »
Tashigi cilla et jeta un regard mi-navré mi-dégoûté aux hommes qui se prélassaient sur le pont.
« Mais… »
« Pour le moment, Lieutenant Tashigi, nous sommes dans la phase d'observation. Méfiance est mère de vertus. »
« … Patience est mère de vertus. Mais, Commandant, les hommes s'ennuient, ils – »
« LIEUTENANT TASHIGI. Allez donc les emmerder eux si vous pensez qu'ils s'ennuient. Et laissez moi faire mon travail. »
« – se ramollissent… »
Tashigi battit retraite sous le regard de lave en fusion de son supérieur. Elle s'éloigna avec la certitude que Smocker était rongé par quelque chose qu'elle n'arrivait pas à saisir.
L'homme rajusta une nouvelle fois la longue vue, cessant des réprimer les tremblements qui parcouraient ses mains. Cela faisait bien des années qu'il n'avait pas senti une crainte pareillement démesurée bouillonner au fond de lui. Il avait l'étrange impression qu'il avait fait une erreur en ne cherchant pas à arracher tout de suite Chani aux mains des flibustiers. Il s'était dit que des vacances ne feraient de mal à personne, et encore moins à lui ; il s'était dit que Chani serait ravie de faire une croisière en mer ; il s'était dit qu'il avait du travail et que cela l'arrangeait. Il regrettait ces pensées de tout son être. Il s'agissait tout de même d'un bateau de pirates, et il appréhendait grandement l'état dans lequel il allait retrouver sa fille.
Qui sait à quel point la fréquentation d'une bande de brigands peu influencer le caractère d'une enfant aussi insupportable que Chani ?
Il n'osait vraiment pas lancer l'attaque.
Il plissa les yeux derrière la lentille de son instrument, et fronça les sourcils. Il aurait juré voir deux points rouges à la surface de la mer, une seconde auparavant…
Nami bloqua brusquement son pied dans la porte que Robin s'apprêtait à refermer. L'archéologue lança, d'abord au pied, puis à Nami, un regard d'une neutralité corrosive.
« Oui ? » demanda t-elle avec la politesse d'un général qui donnerait l'ordre de lancer l'attaque finale dans le confort douillet de sa tente.
Nami grimaça.
« Je ne suis pas sûre que Chani sache bien cuisiner. »
Robin resta impassible.
« Je ne sais pas si tu es au courant, » continua la rouquine, « mais elle aurait utilisé de l'essence parmi les ingrédients. Vraiment, je ne crois pas qu'elle soit capable de cuisiner correctement. »
Petit sourire.
« Mais je n'ai pas dit le contraire. »
La jeune femme brune tenta à nouveau de fermer la porte, écrasant par la même occasion et d'une manière fort peu délicate les orteils de sa compatriote.
Un soupçon de douleur rageuse teinta la grimace de Nami.
« Ngh. Robin, je veux que Sandy prépare le repas de ce midi. »
Son ton était sans appel.
Les deux femmes se dévisagèrent longuement.
L'écurie du bateau se trouvait à fond de cale. Il y régnait une obscurité chaude et moite, traversée par le souffle puissant des bêtes qui y étaient parquées. Les coups de sabots résonnant contre les parois métalliques du bateau, et le froissement des touffes de paille broyées par les mâchoires des animaux, étaient les seuls bruits qu'on y entendait en cette fin de matinée.
Les chevaux qu'on embarquait sur les bateaux de la marine n'étaient pas n'importe quelles bêtes. Il s'agissait d'étalons d'une force prodigieuse, qu'on pensait souvent être les descendants directs des animaux montés par les dieux dans les tréfonds obscurs de la mythologie. Leurs muscles noueux se mouvaient sous leur pelage comme une famille de boas sous un manteau de vison. Dans une bataille, à terre, si jamais leur cavalier tombait, ils continuaient à se battre contre l'adversaire et n'hésitaient pas à le piétiner jusqu'à la mort.
A côté d'eux, un cheval ordinaire et au meilleur de sa forme faisait office de souris anorexique près d'un éléphant.
L'une des plus belles bêtes regroupées dans ce bateau – en l'occurrence le cheval monté par Smocker – leva la tête, pris d'une incertitude soudaine et désagréable. Il venait de sentir un courant d'air frais glisser entre ses pattes.
Cette partie du bateau était aérée environ une fois tous les quinze ans, lorsqu'on le désossait pour en faire une révision complète.
Le cheval plissa ses petits yeux de brute équestre et fixa la paroi qui s'étalait devant lui. Environ à hauteur des genoux d'un être humain se trouvait un trou.
Il baissa la tête et observa le paysage maritime, bleuté et scintillant de soleil, qu'on voyait derrière. Le vent marin lui lécha les naseaux.
C'était un gros trou, de la taille d'une citrouille génétiquement et généreusement modifiée. Les bords, de trente bons centimètres d'épaisseur, portaient des dizaines de petites entailles, comme si on les avait rongés à toute vitesse.
Il baissa encore un peu le regard.
Près de ses sabots, Scouic leva le sien et retroussa ses babines en une expression que n'importe quelle personne ayant côtoyé un dictateur psychopathe aurait immédiatement reconnu.
Ni Zorro ni Sandy – malgré l'expérience des femmes que ce dernier disait posséder – ne savaient vraiment ce qu'il pouvait se passer dans une dispute entre filles. Ils ignoraient tout de l'expression "se crêper le chignon".
Ce fut donc emplis d'une crainte respectueuse qu'ils observèrent les deux jeunes femmes se décider enfin à se calmer. Les minutes précédentes avaient certainement été plus éprouvantes pour eux que pour elles.
Elles se regardèrent à nouveau en chien de faïence, légèrement essoufflées.
Un instant de silence lourd et pâteux s'affala sur les protagonistes.
Il fut, contre toute attente, brisé par les rires légers – et un peu hystériques sur les bords, si on y regardait bien – de Robin et de Nami. Elles se serrèrent amicalement dans les bras l'une de l'autre, des larmes de bonheur dans les yeux, sous les regards incrédules du cuisinier et de l'escrimeur.
Le jeune homme aux cheveux verts était à peu près certain que jamais, dans sa vie, il n'avait entendu une telle diversité et originalité d'insultes, même dans les tavernes les plus mal famées qu'il ait pu fréquenter – celles où un tenancier borgne vous fixe d'un regard mauvais tout le long de votre consommation, et où vous avez la certitude que ce regard est partagé par le reste de la clientèle, dans votre dos. Zorro n'aurait jamais pensé laisser en vie quelqu'un qui l'aurait traité de ce que Nami avait traité Robin et vice versa.
Quant à Sandy, il comprenait qu'il venait d'entrapercevoir un pan très sombre de la féminité, et cela l'effrayait un petit peu.
Robin passa un bras autour des épaules de la rouquine et l'écarta à l'écart.
« Je vais lui expliquer quelque chose, » lança t-elle aux garçons avant de s'éloigner.
