Re-la suite X3
Luffy aimait beaucoup explorer des îles inconnues. Il découvrait des animaux fantastiques, des paysages extraordinaires, des plantes fabuleuses… Et puis, il faisait des rencontres, aussi !
Le jeune homme, un sourire élastique aux lèvres, se retourna et fit un grand signe joyeux de la main à ses nouveaux amis. Ils étaient arrivés sur la plage ; Luffy était certain qu'ils seraient ravis de rencontrer son équipage, et certain que son équipage serait ravi de les rencontrer.
Ses nouveaux amis étaient d'accord avec lui sur le premier point : ils seraient ravis de rencontrer son équipage. En revanche, ils doutaient quelque peu que ce sentiment soit réciproque.
Le chef de la tribu cannibale passa une langue gourmande sur ses dents pointues, aiguisées le matin même. Il avait recommandé à sa femme de préparer une sauce mangue/noix de coco ; d'après l'interprète, le garçon-qui-se-rallonge avait dit qu'il y avait deux jeunes femmes à bord. La jeune femme à la sauce mangue/noix de coco est un met remarquable – une recette de son invention, qui avait eu beaucoup de succès auprès des chefs de toutes les tribus environnantes. Il en était très fier. Il allait peut-être organiser un grand banquet…
« Ben mince, qu'est-ce que c'est ksa ? »
Le garçon-qui-se-rallonge lorgnait la surface de la mer, une main sur son front. Le chef suivit son regard, et eu un hoquet incrédule.
Là-bas, dans l'eau claire, en direction du bateau du garçon-qui-peut-changer-de-taille, quelque chose nageait. Ça avançait vite, très vite. C'était gros, très gros. Ça soulevait la surface de la mer comme un ver de terre géant qui ramperait sous un terrain sableux. On ne voyait pas bien ce que c'était. Ce n'était pas rassurant.
Mais, peut-être que ça se mangeait…
Luffy plissa les yeux, fixant son attention sur le début du gros monticule d'eau qui se déplaçait.
« On dirait Scouic… »
« C'EST LA FAUTE A RORONOA ZORRO ! »
Le commandant Smocker poussa un long soupir de profonde exaspération. Il avait la réputation de posséder des nerfs d'une solidité supérieure à celle du béton armé ; si les personnes qui disaient cela pouvait être à sa place en ce moment, elles réviseraient leur jugement. Il existait des jours où le lieutenant Tashigi avait le même effet sur ses nerfs que de l'acide chlorhydrique.
Quelques minutes auparavant, un soldat était remonté des écuries complètement affolé ; il avait bégayé que les quinze chevaux présents une heure plus tôt avaient tous disparus, et qu'un énorme trou laissait pénétrer l'eau de mer dans le bateau. Smocker ne se serait jamais avisé de croire une pareille aberration s'il n'avait pas pu la vérifier de ses propres yeux.
Rien ne semblait pouvoir expliquer le phénomène. La seule à avoir proposé une interprétation, c'était – évidemment – le lieutenant Tashigi :
« RORONOA ZORRO, JE VOUS DIS ! »
La proximité du navire de Chapeau de Paille n'était pas pour rendre crédible son impartialité.
« Mais oui, Lieutenant Tashigi. Et les petits cratères, sur la lune, c'est aussi la faute de Roronoa Zorro ? »
« EXACTEMENT ! »
Silence.
La jeune femme cilla, réalisant ce qu'elle venait d'approuver, et pris une mine contrite quoique résolue.
« Ce que je veux dire, mon commandant, c'est que ce n'est pas pour rien que ces bandits sont dans les parages. Ils ont dû nous remarquer, et ils s'apprêtent à nous jouer un tour à leur façon ! Nous n'avons que trop tarder, il faut attaquer ! »
Smocker se tendit. L'image de sa fille, une gigantesque scie électrique à la main et un sourire énigmatique aux lèvres, venait de flasher devant ses yeux.
« Non, » articula t-il d'une voix glaciale d'angoisse, « on attend encore un peu. »
Chani scrutait attentivement, par la porte entrouverte, les silhouettes des pirates qui s'éloignaient de la cuisine. Robin lui avait assuré qu'ils ne l'embêteraient plus ; « J'en fais mon affaire, » avait-elle dit. La fillette n'avait pas vraiment considéré laisser d'autres choix à la jeune femme, mais elle passa outre ; elle avait d'autres chats à fouetter et, ajouta t-elle en dévisageant pensivement l'océan, d'autres ingrédients à cuisiner.
Scouic rappliquait à la pointe d'une longue colonne d'eau trouble. Il traînait quelque chose.
Quelque chose de peu agréable.
Derrière le hublot de la chambre des garçons, Pipo sentit tout son être se contracter en un violent éclair de douleur.
Le monstre remettait ça.
Petit intermède culinaire : qu'est-ce exactement que la gélatine ?
Il s'agit d'une protéine ayant l'aspect de la gelée, d'une couleur pouvant aller de la transparence au jaune/brun. Elle fond aux alentours de 25 °C ; on l'obtient par action de l'eau chaude sur le collagène (une protéine qui constitue les fibres) des tissus animaux – couennes de porc, peaux de bovins, os, voire certaines algues.
Il ne s'agit en aucun cas de moelle à l'état brut.
Chani l'ignore.
Pipo aimait à croire qu'il était une personne sur qui la peur avait autant de prises que de l'eau sur... sur... sur une poêle à frire. Si la peur avait le malheur de s'approcher de lui, elle s'évaporait. Pfffiut.
Le problème était que ses camarades aimaient à croire le contraire. Ils aimaient même à croire qu'ils pouvaient se permettre de rire lorsqu'il leur racontait les occasions où il avait pu faire preuve de courage. Ils ricanaient.
Et Pipo commençait à comprendre pourquoi.
Il baissa la tête et fixa ses jambes, un air d'incrédulité se coulant lentement sur sa figure. Ses genoux tremblaient. Avec plus de force qu'un rassemblement de marteaux-piqueurs. L'adolescent les scruta avec malveillance, longuement ; ils ne saisirent pas le message et continuèrent à trembler.
Le jeune homme s'adossa au mur du couloir. Il venait enfin de réaliser : il était peureux.
C'était un peu comme si, après quinze ans d'existence, il s'apercevait soudainement qu'il avait toujours eu un troisième bras dans le dos.
Quelle sensation dérangeante.
Il se redressa et se dirigea d'un pas résolu vers le pont. Il avait premièrement eu l'intention de vérifier ce que Scouic avait encore ramené sur le bateau, histoire de ne pas rester dans une ignorance hésitante et douloureuse ; il assumait à présent pleinement son statut de poltron et avait la ferme intention de dénicher quelqu'un auprès de qui se sentir en sécurité, si possible Sandy ou Zorro.
Sur le pont désert s'agitait, solitaire, une faible brise marine qui balayait les quelques restes organiques du requin. Pipo se demanda, en tentant de se déconnecter de ses genoux, si le cadavre n'était pas entièrement passé dans l'estomac du rongeur.
Si Zorro ne dormait pas sur le pont, c'est qu'il était sur l'île. Inutile de le chercher.
De la fumée noirâtre s'échappait de la cheminée de la cuisine. Pipo soupira de soulagement. Au moins, Sandy était aux fourneaux ; c'était quelque chose de rassurant. Il allait s'empresser de le rejoindre.
Scouic mâchait un énorme morceau de viande dans un coin de la cuisine. Chani le lui avait donné en récompense de ses bons et loyaux services. C'était de la bonne viande, toute fraîche. Bien juteuse. Un être humain se serait fortement inquiété de sa provenance.
Scouic la connaissait, sa provenance. Et puis de toute façon, il considérait que la meilleure origine d'un aliment était l'être vivant, peu importait la catégorie. Le reste demeurait mangeable, mais avec une nette perte de valeur nutritionnelle.
Chani saisît un couteau et fendit un énième tibia avec une patience méticuleuse et un peu effrayante. Elle recueillit la matière marronnâtre à l'aide d'une petite cuillère et la largua en petit tas spongieux dans les sept pots qui se trouvaient devant elle. Ils étaient presque pleins. Elle lâcha l'os et l'instrument de cuisine par terre, essuya ses menottes ensanglantées sur sa jolie robe rose pâle, et considéra pensivement le dessert fin prêt.
Il y avait quelque chose qui ne collait pas.
« Tu crois que z'est zuffisant pour faire de la zelée à la menthe, Scouic ? » zozota t-elle à l'égard de l'animal.
Scouic rampa lourdement vers la fillette et se saisit de l'os vide qu'elle venait d'abandonner. Le rongeur le grignota dans un bruit de tronçonneuse, avant de relever ses yeux rouges vers la petite.
« Fffffsssh, » argumenta t-il gentiment.
« Bah ze sais mais... » Chani fixa les petites coupes d'un regard hésitant. « Y a quelque ssoze qui va pas... »
Le rat escalada son épaule avec l'élégance d'un acrobate de cirque obèse.
« Ffffsh ? »
Le visage de Chani s'éclaira de la joie de qui vient de résoudre un lourd problème existentiel.
« Mais oui ! Z'est za ! La couleur ! La zelée à la menthe, za doit être bleu. »
Les bonbons à la menthe de Chani avaient toujours étés bleus.
Elle se mit aussitôt à la recherche d'un ingrédient – ou non – susceptible de jouer le rôle de colorant bleu.
Elle ignora le hurlement étouffé qui venait de naître derrière le hublot.
Chopper reconnu son camarade au nez. Quoi que Pipo puisse devenir, son nez hurlerait toujours son identité au reste du monde.
« PIPO ! Qu'est-ce qui va pas ? Qu'est-ce qui t'es arrivé ? Qu'est-ce que t'as vu ? ... C'est encore Scouic, c'est ça ? »
Peluche le fit asseoir sur une chaise. L'habituel teint bronzé du canonnier avait fait place à une pâleur fantomatique, à côté de laquelle une pelletée de neige fraîchement tombée aurait paru noire.
L'adolescent hocha faiblement la tête pour répondre à la question de son ami.
« S... Sc... Chani... Cheval... Sang... »
Les mots, brisés, entrecoupés, tombaient de ses lèvres avec hésitation, comme s'ils avaient peur que la scène à laquelle ils faisaient allusion ne se décide à prendre à nouveau forme.
Chopper allait lui réadministrer un calmant lorsque Pipo envoya valdinguer la seringue et saisit Nounours par la patte, avant de se ruer vers la cuisine.
La solitude est la plus terrible des situations ; il avait besoin que quelqu'un partage sa vision d'horreur.
« AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH ! »
« SHHHHHHSSSSSSSHHHHIIIIIIIIH ! »
Le double cri, à la limite du supportable pour les tympans, était suffisant pour faire déguerpir les deux intrus à la vitesse de l'éclair. Associé à la vision cataclysmique de la pièce qui se nommait autrefois cuisine, cela donnait à Pipo et Chopper très envie d'essayer la téléportation.
Chopper avait tenté d'ouvrir la porte : il avait cru, en voyant Chani, petite fille fragile et solitaire au milieu de cette évocation de l'enfer, qu'elle en était la victime et non pas la responsable.
Il avait changé d'avis.
Seule sa couche épaisse de poils l'empêchait de distancer Pipo question couleur de peau.
Les pirogues fendaient l'eau cristalline en direction du navire du garçon-qui-n'avait-pas-l'air-facile-à-manger. Les guerriers fixaient le pont avec l'intensité de qui sait qu'un bon repas l'attend mais a peur qu'il prenne la fuite avant son arrivée. Aucune trace des deux jeunes femmes. Le chef commençait à se dire que la sauce mangue/noix de coco allait être gâchée.
Luffy, à califourchon sur la pirogue qui était en tête, se retourna et leur fit encore un grand geste de la main.
Il aimait bien ses nouveaux amis. Ils avaient l'air très pressés de rencontrer son équipage, surtout Nami et Robin ; c'est vrai qu'elles étaient géniales, toutes les deux.
Il allait demander à Sandy de leur préparer quelque chose de bon, pour fêter leur rencontre.
Ils étaient tellement chouettes.
Il fallait les inviter à manger.
Les pas de l'homme résonnent lugubrement dans l'escalier qui mène à la cave. L'atmosphère, froide, glaciale, semble se contracter autour de lui comme si elle cherchait à l'étouffer. Il plisse désespérément les yeux, tentant de percer le manteau opaque d'obscurité qui règne sur les lieux ; son cœur adopte un rythme effréné, sans raison apparente. Un brusque pressentiment l'assaille ; n'est-ce pas des bruits de pas, qu'il vient d'entendre à l'instant, dans son dos ? Il se retourne en déglutissant. Personne. Le noir complet. L'angoisse paralysant son âme, il reprend sa lente descente vers les tréfonds obscurs de la maison. La sensation de n'être pas totalement seul se fait de plus en plus pressante. Oh, oui, cette fois-ci, il ne s'est pas trompé ! Il y a bien quelqu'un qui le suit pas à pas ! Mais, hélas, à peine cette certitude s'est-elle enracinée dans son esprit qu'un coup violent lui est asséné sur l'arrière du crâne. La douleur se propage méchamment dans tout son corps, un filet de sang lui coule dans la nuque, et l'homme s'écroule, dévalant les marches et agonisant sur le pavé glacé de la cave sans même entrapercevoir le visage de son assassin.
Zorro et Sandy fixaient Robin d'un regard atone. Nami pouffait.
Ils étaient assis par terre autour d'un plateau de jeu.
L'escrimeur rompit le silence en toussant d'un air un peu gêné.
« ... Et... heu... Qu'est-ce qu'il allait faire à la cave, le mec ? »
Petit sourire satisfait de Robin.
« Il allait chercher une bouteille de vin. »
« Ah. »
« Robin-Mamour, heu... Qu'est-ce que... A quoi... est-ce que tu joues, mon Chaton en Sucre ? »
Robin était en train de placer des pions sur différentes cases de la plaque de carton.
« A ça, » répondit-elle en tapotant le jeu du doigt. « Il va falloir trouver l'assassin de ce pauvre homme. Et nous allons y employer toutes nos forces. »
Zorro fixa successivement le plateau et la jeune femme. Il cligna des yeux.
« Hein ? Mais... »
« Vous n'avez pas droit à la parole, Colonel Moutarde. »
Suivit un long silence, durant lequel Zorro réfléchit à la façon dont il devait réagir. Le fait d'être traité de condiment par quelqu'un d'autre que Sandy le perturbait profondément.
Les joues de la navigatrice avait renoué avec leur belle couleur de mandarine confite. Elle était ravie de pouvoir aider Robin à distraire les garçons pendant que Chani préparait sa surprise ; c'était tellement adorable de la part de la fillette, de vouloir faire plaisir à Zorro – même si Nami n'arrivait toujours pas à comprendre le pourquoi du choix de la personne.
Sandy ricanait près de l'escrimeur. Il avait noté intérieurement le qualificatif de "moutarde" et l'avait souligné de trois gros traits rouges.
« Veuillez vous taire, Mme Pervenche. Notez bien que vous êtes également un coupable potentiel. Nous sommes tous suspects, dans cette affaire. »
Le fait d'être accusé de meurtre empêcha les deux hommes de s'attarder sur le nouveau sobriquet du cuisinier.
« Mais ça va pas ? T'es givrée ? Tu m'accuses d'avoir tué un type, là ? »
« Mais enfin, Réglisse de mon Cœur ! Comment peux-tu imaginer que je sois capable de faire une chose pareille ? »
Elle leur adressa un sourire resplendissant.
Le jeu commença.
Tashigi se laissa glisser contre la coque du bateau le long d'une corde rugueuse. Les marins étaient dans un état d'esprit de légère panique depuis la disparition des chevaux ; la plupart s'affolaient autour de l'énorme trou qui laissait passer l'eau, faisant ce qu'ils pouvaient pour le reboucher. Elle avait profité de l'agitation ambiante pour filer en douce.
Le commandant Smocker avait beau dire, elle était absolument certaine que Roronoa n'était pas étranger à cette affaire. Elle l'imaginait parfaitement en train de taillader le flanc du bateau avec ses trois sabres. Ce brigand. Pirate. Voyou. Sale type !
Elle devait mettre un terme à ses plans démoniaques.
Et qu'on aille pas dire qu'elle en faisait une obsession.
Elle était en train de se glisser dans une barque lorsqu'elle avisa, au loin, la demi-douzaine de pirogues qui voguaient vers le navire de Chapeau de Paille.
Non. Ce malfrat s'était même acquis l'alliance des habitants de l'île. Et il les avait payés avec les chevaux. Voilà, c'était certainement ça.
C'est lui qui allait payer.
« Mmh. Je dirais qu'il s'agit du professeur Violet, avec le pistolet, et dans la bibliothèque. »
« Mais, tu t'accuses toi-même, ma Crêpe au Sirop d'Erable ? »
« Je croyais que le cadavre s'était fait assommer dans la cave. »
Robin leur lança un regard glacial.
« Ce que j'ai dit au départ, c'était pour vous mettre dans l'ambiance, d'accord ? Et bien sûr, qu'il faut s'accuser soi-même, si on pense qu'on a fait le crime. C'est logique. »
Hésitation.
« Ben... »
« De toute façon, si on a commis un meurtre, on le sait, non ? »
« Le professeur Violet, avec le pistolet, dans la bibliothèque. »
Nami jeta un coup d'œil à ses cartes.
« Pas possible, Robin. »
Elle lui montra en douce la carte du professeur violet.
« Et pourquoi on peut pas voir, nous ? »
« Je l'ai déjà expliqué. »
La navigatrice n'aurait jamais pensé que Robin puisse se donner autant à fond dans un jeu de société. En fait, elle n'aurait même jamais pensé que Robin puisse posséder un jeu de société. Elle lorgna vers ses notes.
« Heu, ben moi, » clama t-elle d'une voix forte pour faire taire les piaillements du colonel Moutarde, de Madame Pervenche et du professeur Violet, « je dirais le colonel Moutarde, avec le chandelier, dans la bibliothèque... »
« Mais j'ai assassiné personne, bordel ! »
« Le Colonel Moutarde ? C'est celui qui a inventé la moutarde ? »
« Mais non, c'est... Luffy ? Où est-ce que t'étais ? »
Un large sourire relia joyeusement les deux oreilles de l'interpellé.
« Dans l'île. Je vous ai ramené des amis ! » répondit-il en désignant un large espace vide derrière lui.
Avisant les regards interloqués des pirates, il se retourna.
« Ben... ? »
Pipo et Chopper expérimentaient avec succès l'expression "la peur donne des ailes". Avec tant de succès qu'ils ne remarquèrent pas la quinzaine d'hommes armés, musclés et ornés d'ossements humains qu'ils dépassèrent en courant.
Le chef se retourna et observa un instant les fuyards en silence, un mauvais pressentiment lui titillant la poitrine. Il secoua la tête pour s'en débarrasser et continua l'exploration du bateau – qui sait si, en plus des jeunes femmes, il n'y avait pas des enfants...
Les deux pirates débouchèrent sur le pont arrière avec brusquerie, s'affalant sur le plateau de jeu et éparpillant les cartes et les pions aux alentours.
Pipo se releva sur un coude et fixa une carte qui avait échappé à la dispersion.
« ... Le colonel Moutarde ? »
« Je suis innocent ! »
Melle Rose, excédée par la bêtise brute du colonel, répliqua âprement.
« On s'en fout, Zorro ! Tu n'es pas obligé d'être au courant, si tu es coupable ou pas ! Et je suis certaine que tu l'es ! »
« Je le suis pas ! »
« Si ! »
« Il y a du sang et des cadavres de chevaux partout dans la cuisine ! »
Silence.
« Et y'a Chani et Scouic au milieu ! »
Pipo, essoufflé, fixa son auditoire qui l'observait avec anxiété. Woh, ils l'écoutaient sans se marrer...
Sandy leva un visage livide vers l'adolescent.
« Des cadavres de chevaux ? »
« Oui ! »
« Mais les chevaux, ça se fait cuire qu'en dernier recours, bon sang ! On cuisine pas des chevaux ! »
Sandy lui-même n'aurait pu préciser ce qui l'horrifiait le plus, de l'état de sa cuisine ou des notions culinaires de Chani.
« Ah bon ? Pourquoi ? C'est de la viande, pourtant... »
L'équipage ignora l'intervention de son capitaine.
Zorro se releva en soupirant.
« Bon, ça suffit. Je vais la faire sortir de là. »
Sandy ne l'aurait pas regardé avec plus de gratitude s'il lui avait offert une cargaison de jolies filles en maillots de bain.
L'escrimeur s'apprêtait à appliquer ses dires, lorsqu'il se figea dans un frisson glacé. Quelque chose le retenait par la jambe, ce qui n'était pas sans lui rappeler sa première rencontre avec le démon blond. Douloureux souvenir.
Il baissa lentement la tête.
« Robin ? Lâche-moi. »
L'archéologue, toujours tranquillement assise sur le plancher, gratifia le jeune homme d'un sourire d'une désagréable impénétrabilité.
« Mais le jeu n'est pas fini, Colonel Moutarde, » susurra t-elle avec l'aplomb de celui qui sait que quoi qu'il arrive, on ne lui désobéira pas.
La rouquine jeta un coup d'œil en coin à son amie. C'était très gentil à Chani de vouloir faire une surprise à Zorro. Vraiment. Mais... des cadavres de chevaux... Elle commençait légèrement à s'inquiéter.
Quelque chose coupa court à son inquiétude.
« AHA ! » s'écria t-elle en désignant la carte qui dépassait toujours du petit sachet noir. « Le colonel Moutarde ! Je savais que c'était toi, Zorro. »
« Mais non ! »
Le sang. Toute cette partie du bateau empestait le sang.
Le chef sentit une goutte de sueur glisser le long de sa nuque. Derrière lui, les guerriers commençaient à s'agiter. Même après une bataille, l'odeur du liquide vermeil n'était pas aussi puissante.
Ce qui incita pourtant les hommes à continuer, ce fut l'odeur légère, ténue, délicate, d'une petite fille.
Il s'agissait d'un met tellement rare qu'ils passèrent outre l'émanation rugueuse, brute, étrange, indéfinissable, qui l'accompagnait.
Ils eurent tort.
Sur le seuil de la cuisine les observait, penaude, une petite fille couverte de sang. Un énorme rat écarlate était perché sur son épaule.
L'effroyable vision que laissait entrevoir la porte ouverte, dans le dos de l'enfant, relevait du cauchemar le plus pur. On avait l'impression qu'un terrible carnage y avait eu lieu.
Les nouveaux amis de Luffy comprirent aussitôt ce qui se passait. La déesse de la Mort était descendue du ciel, à leur rencontre. C'était un immense honneur.
Néanmoins. La divinité était constituée d'une petite fille sanglante, et d'une souris monstrueuse. Il y avait quatre ou cinq énormes chevaux morts entassés derrières elles. Et l'atmosphère ne respirait vraiment pas la sérénité. Ainsi donc, comme les intentions des dieux sont bien souvent désagréablement ineffables et que les cannibales ne sont pas des imbéciles, les guerriers décidèrent comme un seul homme de se précipiter sur les pirogues.
Chani observa, dans une profonde indifférence, les intrus sauter hâtivement par-dessus bord. Ils ne l'intéressaient absolument pas : elle avait des problèmes autrement plus importants à résoudre.
Son petit cœur était tout gonflé de chagrin.
Elle avait fouillé toute la cuisine, et avait été incapable de trouver le moindre colorant bleu.
Elle ne demandait pourtant pas grand-chose. Juste un produit susceptible d'apporter une jolie teinte bleutée à sa gelée. N'importe quoi. Même quelque chose qui n'était pas comestible ferait l'affaire.
Elle retint un léger sanglot et, en désespoir de cause, se décida à aller chercher de l'aide.
