Résumé :
C'est régulier de lire que les étoiles qu'on voit briller dans le ciel sont mortes depuis longtemps, mais c'est une affirmation fausse. C'est vrai que les étoiles en fin de vie peuvent exploser, c'est un phénomène rare nommé supernova.
Ce n'est qu'une exception que Yuri ne verra probablement jamais de ses propres yeux, mais qu'il trouve à la fois triste et belle. C'est dingue, de penser à la vie et à la mort d'une étoile. Elles existent à des centaines d'années-lumières des hommes. Sur terre, ce sont des siècles, mais dans l'espace, ce n'est qu'un battement de cœur. Malgré cette différence, elles finissent par s'éteindre quand même.
Ou : Yuri et Otabek passent l'été à se chercher et à se trouver.
Notes : J'ai débuté l'écriture de cette fic au début de l'été, en me disant qu'elle ne ferait que cinq chapitres... Nous voilà à l'automne, avec un beau pavé, et treize chapitres que je suis content d'enfin partager ! Je n'ai pas d'introduction interminable à faire, alors je vous souhaite une bonne lecture :)
Cette histoire est aussi publiée sur AO3 et Wattpad sous le même pseudo.
"We ride the bus with the knees pulled in
People should see how we're living
Shut my eyes to the song that plays
Sometimes this has a hot, sweet taste
Favourite friend
And nothing's wrong, when nothing's true
I live in a hologram with you
We're all the things that we do for fun
Cola with the burnt-out taste
I'm the one you tell your fears to
There'll never be enough of us"
Buzzcut Season, Lorde
JUIN
« L'amour est une fumée faite de la vapeur des soupirs ; satisfait, c'est un feu qui brille dans les yeux de l'amant ; contrarié, c'est une mer nourrie des larmes de l'amant. »
Un sifflement désapprobateur s'échappe aux lèvres pincées de Yuri, et il referme l'ouvrage posé en équilibre sur ses genoux. Il s'était promis de finir sa lecture avant d'arriver à destination, mais n'a pas dépassé le premier acte, ni même la première scène de la pièce. Ça faisait un quart d'heure qu'il bloquait sur la même page, pour la simple et bonne raison que ça le gavait déjà de lire autant de conneries. Un feu qui brille dans les yeux de l'amant ? C'est un vrai torchon, c'est décidé. Yuri maudit le bouquin, les amants maudits, et toute la lignée de William Shakespeare.
Perché sur le bord du siège, il étire ses longues jambes comme il le peut dans l'espace étriqué. Ses sneakers tapotent sur le sol, ses genoux cognent contre ceux de son voisin. Celui-ci finit par lui lancer un regard irrité, auquel Yuri répond de sa mine renfrognée caractéristique.
Ce mec, Yuri le déteste déjà, même s'ils n'ont pas échangé plus de deux mots en quelques heures. Il a ronflé durant les trois-quarts du voyage, et son parfum lourd embaume toute la cabine. Bon, Yuri hait aussi la sensation pesante de l'air confiné, le goût des plateaux repas pas assez cuits, l'odeur âcre de sueur venant des autres passagers — la liste est non-exhaustive.
Yuri s'occupe en jouant avec le collier pendu à son cou, plutôt qu'en collant un coup à son voisin. Fébrile, il ne sait pas où se mettre, et pose finalement son regard sur le hublot. Il y a un point positif à ce voyage, c'est qu'il a eu la place côté fenêtre. Ce qu'il apprécie en avion, c'est la vue.
Depuis le ciel, le paysage est réduit à un dégradé filandreux allant de l'indigo jusqu'à l'ocre. Les montagnes se fondent dans le ciel de cette nuit d'été comme les autres, comme tracées à grands coups de pinceau par un artiste incompris. Le soleil couchant est brouillé derrière elles, son jaune aveuglant s'oppose au bleu pâle des reliefs entourant la ville.
C'est le premier voyage de Yuri à Almaty, mais il connaît déjà le paysage par cœur. Ces chaînes de montagnes, il les a vues un nombre incalculable de fois sur le compte Instagram d'Otabek. Tout ce que son meilleur ami poste sur internet, ce sont des photos de couchers de soleil illuminant sa ville natale, ou peignant des reflets dorés sur la baie vitrée de son appartement. Ce n'est pas une critique, loin de là. Yuri le comprend un peu — sur son propre compte, il n'y a presque que des clichés de chats.
Yuri se tortille un peu plus sur le siège en pensant à son meilleur ami. Il est nerveux à l'idée de le revoir, c'est indéniable.
Les détails d'Almaty se dessinent alors que l'avion entame progressivement sa descente. En ce début de soirée, la ville grouille encore de monde. Yuri parvient à distinguer les phares des voitures en mouvement. Ils illuminent la métropole, tels les sequins brillants d'un costume de patin. Qu'est-ce que font ces gens ? Vont-ils rejoindre leur tendre moitié ? Sont-ils en train de fulminer dans les bouchons ? Ont-ils passé une journée de merde, tout comme lui ?
C'est toujours comme ça, Yuri se pose énormément de questions... Comme celle qui ne cesse de lui revenir à l'esprit. Qu'est-ce qu'Otabek songe réellement de sa venue à Almaty ? Au téléphone, il y a deux jours de ça, il n'avait rien laissé paraître. Yuri ose enfin se poser la question, maintenant qu'il est bien trop tard pour faire demi-tour.
Son voisin de vol s'écrase contre lui, l'arrachant brusquement à ses tourments. Yuri n'a pas le temps de tergiverser plus longtemps : les roues de l'avion ont touché le sol.
— Messieurs-dames, nous arrivons à l'aéroport international d'Almaty. Nous sommes le 14 juin 2019, l'heure locale est 22h34 et la température est de 16 degrés. De la part d'Aeroflot et de toute l'équipe, nous vous remercions de nous avoir choisi et nous vous souhaitons une bonne soirée ainsi qu'un bon séjour.
L'annonce au speaker extirpe un soupir de soulagement à Yuri. Il est arrivé, et délivré de l'odeur pestilentielle de son compagnon de vol. Au moment précis où le voyant de la ceinture passe du rouge au vert, Yuri se relève, agrippe son sac à dos et galope le long de l'allée centrale avec plus de vigueur que nécessaire.
Secoué par son pas pressé, son bagage manque de percuter plusieurs personnes. Yuri jure sous son souffle, grommelle des excuses, et continue à foncer vers la sortie. En dehors de la glace, il n'est rien de plus qu'un adolescent dégingandé, pas un médaillé olympique. Les yeux rivés sur la porte plutôt que sur ses pieds, il bouscule un énième passager. Merde, qui a laissé ses membres devenir aussi longs et son allure aussi gauche ? Il ne sait plus quoi faire de ses grands bras maladroits, ses gaffes le prouvent chaque jour.
Surtout aujourd'hui, parce que le voyageur qu'il percute porte un verre, et que l'eau asperge Yuri. Ça, par contre, le fait pester bruyamment.
— Putain, fait chier !
Personne ne cherche à contredire son regard noir. Il piétine rageusement jusqu'en dehors de l'appareil, ne respire un grand coup que lorsque la brise clémente de la belle saison caresse son visage et secoue ses cheveux mal attachés. Il passe les doigts sur le tissu détrempé de son sweater, expire lentement, et redresse son sac sur ses épaules.
Ouais, Yuri passe vraiment une journée de merde.
Son téléphone vibre dans sa main, le battement de son cœur s'accélère automatiquement. C'est un message d'Otabek, qui l'attend de l'autre côté de la sécurité. Une angoisse indicible serre la poitrine de Yuri.
Il ne peut qu'espérer que son séjour au Kazakhstan se déroulera mieux que son arrivée.
Comme prévu, Otabek se tient debout dans le hall, et il a déjà rapatrié la valise de Yuri — c'est certainement le motif léopard qui l'a aiguillé. Il s'est pour une fois séparé de ses éternelles vestes en cuir, il porte un t-shirt que Yuri a déjà vu plusieurs fois sur les Snapchats qu'ils échangent. En face à face, Yuri remarque que le vêtement est un peu trop petit pour son ami, que le logo de groupe sérigraphié sur le tissu s'étire à travers son torse. Les manches laissent apparaître les muscles tracés de ses bras, et sa peau est presque dorée sous la lumière artificielle du hall. Une chaleur s'étale dans le corps de Yuri. L'air était tiède à la sortie de l'avion, mais il est étouffant à l'intérieur de l'aéroport.
La tension dans les épaules de Yuri se relâche néanmoins lorsqu'il franchit les derniers mètres qui le séparent de son meilleur ami. Quand Otabek l'aperçoit à son tour, il relève ses lunettes de soleil sur le haut de son crâne, il le salue d'un geste de la main. Ses traités sont tirés, mais enjoués. Yuri sait que son meilleur ami s'est levé tôt ce matin pour rejoindre la patinoire, et que, malgré ses protestations, il a couru tout l'après-midi pour préparer son arrivée, puis a insisté pour le chercher en personne ce soir.
Dans une habitude répétée des dizaines et des dizaines de fois, Yuri bondit d'un coup, et il enroule de longs membres autour d'Otabek. Entre ses bras, son ami semble plus brûlant encore que le soleil d'été. Lui aussi sent vaguement la sueur, mélangée au parfum de cameline de sa crème de rasage, mais ça ne dérange pas Yuri. C'est une odeur qui est devenue rassurante pour lui.
Par réflexe, le visage d'Otabek se niche dans son cou, et Yuri sent l'éraflure d'une barbe de trois jours contre sa peau. Soudainement, il réalise leur proximité, l'étreinte lui tient un peu trop chaud, il recule d'un pas et observe son meilleur ami. Les poils mâchent effectivement son visage, les cheveux longs au sommet de son crâne retombent sur son front, un brin frisottants dans l'humidité de l'air.
— Tes cheveux ont poussé. Tu t'es pas rasé.
— Salut à toi aussi, Yura.
Otabek sourit un peu, et ajoute, comme si c'était une explication compréhensible :
— C'est l'été.
Les lèvres de Yuri s'étirent elles aussi en un sourire. C'est difficile pour lui de croire qu'Otabek est bien là, réel et tangible, loin du maquillage de scène et des costumes de patin. Son meilleur ami et sa drôle de logique lui ont manqué, même si ça ne fait quelques mois qu'ils ne se sont pas vus... Depuis le Japon en mars, où Yuri s'est planté aux Mondiaux.
Les sourcils d'Otabek se froncent presque imperceptiblement. Dans son micro-langage, que Yuri pratique couramment, ça signifie qu'il est interloqué. Otabek l'analyse de la tête aux pieds, puis, son visage se relaxe, retrouve son expression stoïque.
— Bah quoi ? bougonne Yuri.
— Tu es un peu plus grand que moi.
Yuri grogne, et acquiesce :
— Ça me fait chier.
— On est tous passé par là.
— Pas toi ! Tu restes un gnome, même à vingt piges passées !
Sans relever la plaisanterie, Otabek referme une main sur la poignée de la valise de Yuri.
— Tu n'as qu'un seul bagage ? s'informe-t-il.
La question est justifiée. Otabek l'a vu traverser bon nombre de halls d'hôtel, chargé d'une grosse masse de sacs entassés sur ses maigres épaules. Yakov menace régulièrement de laisser son excédant de bagages à Pulkovo, mais lui, comme Otabek, ont fini par accepter son extravagance.
Yuri hoche la tête, et emboîte le pas de son meilleur ami. Malgré l'heure tardive, le parking de l'aéroport grouille de monde.
— Où t'as garé la Harley ? demande-t-il.
Sans s'arrêter, Otabek pointe du doigt les taxis alignés devant le bâtiment.
— Je pensais que tu serais plus chargé que ça, alors j'ai songé qu'une voiture serait plus pratique.
Il gratte l'arrière de sa nuque, puis ajoute :
— Excuse-moi pour le tour en moto que je t'ai promis. Je sais que tu étais impatient.
— T'inquiètes, Beka. Je suis là pour trois mois, ce sera pour plus tard !
C'est sans doute à Yuri de s'excuser. C'est lui qui est parti à la dernière minute. Il y a moins de quarante-huit heures, il pensait passer l'été en Russie. Puis, tout a merdé, et il a sauté dans le premier avion pour le Kazakhstan.
De la musique s'échappe des haut-parleurs du taxi, elle couvre le son de leur conversation malgré le grésillement. Comme bien souvent à la radio, c'est une chanson d'amour — c'est d'ailleurs pour cette raison précise que Yuri ne l'écoute que rarement.
Les paroles proclament un tissu de mensonges, comme le fait qu'il est possible, par la seule force de l'amour, de franchir tous les obstacles qui barrent la route menant à la personne qu'on aime. Yuri en sait assez de la vie et de l'amour pour savoir que ce ne sont que des conneries réservées au cinéma, à la littérature et, visiblement, à la musique. Il se dit qu'il déteste cette chanson, comme il déteste Shakespeare, dont la pièce est fourrée dans le bric-à-brac de son sac à dos.
Dans le monde réel, ça ne marche pas comme dans une chanson. Dans la vie, tout le monde part un jour...
— Wild Horses, annonce Otabek.
— Hein ?
Du Otabek tout craché. Il ne prononce rarement plus de mots que le strict nécessaire, et Yuri doit compléter ses phrases. Au début, ça lui donnait envie d'étriper son meilleur ami. Finalement, il trouve ça attachant.
— La chanson, précise Otabek. C'est Wild Horses des Stones.
— Laisse-moi deviner... Tu le sais parce que tu as un exemplaire en vinyle.
Son meilleur ami est brièvement silencieux, et confirme :
— Mh.
— T'es un vrai bobo !
Il y a un autre silence. La voix d'Otabek est douce comme un souffle :
— Tu m'apprécie comme ça.
Yuri ne peut affirmer le contraire, il apprécie Otabek et sa musique de connard. Il est implacable à propos des chansons d'amour, par contre.
— Des chevaux sauvages ne parviendraient pas à m'arracher d'ici ? crache Yuri. C'est vraiment des conneries. C'est pas un vrai truc que les vrais gens disent. Tout le monde se casse toujours.
Sa voix est voilée par la colère, il en est conscient, mais Otabek ne le relève pas.
— Tu es un pessimiste dans l'âme, Plisetsky.
— Tu m'apprécie comme ça, répète Yuri.
Son intonation est plus douce, presque comme une question qu'il n'ose pas prononcer à voix haute. Le regard d'Otabek est perçant, mais il hoche la tête sans rien dire. S' il aimerait questionner Yuri davantage, il ne le fait pas.
Yuri détourne les yeux. Il aurait aimé qu'Otabek ramène sa moto, il aurait voulu presser son visage contre son dos, respirer l'odeur rassurante du cuir de sa veste. S'y noyer et cesser de penser. Sur la banquette du taxi, il réfléchit trop.
Par la fenêtre, les enseignes lumineuses défilent. Les lettres de l'alphabet cyrillique se brouillent entre elles, les flashs de couleur épuisent ses yeux déjà fatigués. Il a du mal à croire qu'il est bien arrivé au Kazakhstan. Toutes les villes se ressemblent quand il fait nuit, les bâtiments sont obscurs, les expressions des passants se mélangent. Est-ce que ces gens se sentent mieux que lui ? Est-ce qu'ils sont épuisés ? Est-ce qu'ils apprécient les chansons d'amour ?
Les paupières de Yuri sont lourdes, les dernières notes de guitare résonnent au loin, camouflées par la voix d'Otabek :
— J'aime bien cette chanson.
L'appartement se situe au centre-ville d'Almaty, en haut d'un petit immeuble où il ne fait jamais complètement nuit. Otabek ne ferme pas les volets, alors les lueurs orangées de la métropole se faufilent à travers les grandes vitres, et réchauffent le décor de béton ciré et de bois sombre. Les larges luminaires suspendus dans le salon ne sont pas allumés, ce sont de larges bandes quadrillant le plafond qui illuminent la pièce.
Un ordinateur portable encore allumé traîne sur la table basse en verre, et Yuri pense aux soirées où il regardait les ombres chaudes projetées par les LEDs danser sur le visage d'Otabek. Elles complimentaient les lumières froides de l'écran sur sa peau ambrée, même si elles effaçaient un peu la clarté de ses expressions.
L'intégralité du décor est familier à Yuri, extirpé des appels vidéos et peint d'ombres rouges dans la réalité. La large bibliothèque de fer où les ouvrages sont classés par couleur plutôt que par titre. Le canapé en cuir véritable creusé par les coups de griffes de...
— Hé, apostrophe Otabek, Koshka !
À point nommé, le félin apparaît, ses yeux de jade brillant dans la pénombre. Il ignore délibérément Yuri pour filer dans les jambes de son maître.
— Est-ce que je t'ai déjà dit que tu lui as donné un nom de merde ? raille Yuri.
C'est vrai, quoi. Il n'y a qu'Otabek pour appeler son chat, très littéralement... Chat.
Dans l'espoir de caresser le félin, Yuri se baisse et étend le bras en sa direction. La fourrure de l'animal frôle le bout de ses doigts, mais il feule, et disparaît entre deux caisses de vinyles. Les disques sont couverts de plastiques protecteurs, eux-mêmes recouverts de poils blancs. Ça doit être la cachette favorite de Koshka.
— Il lui faut un peu de temps avant d'apprécier les gens, indique Otabek. Laisse lui deux jours, et il va t'adorer. Il me rappelle quelqu'un, d'ailleurs...
Fier de lui, Otabek sourit de toutes dents. Yuri lui répond en levant son majeur juste sous son nez, puis se relève, et s'occupe à chercher un verre d'eau dans la large cuisine ouverte.
L'ordre instauré dans l'appartement est dérangé par les nombreuses plantes qui couvrent les étagères, le rebord des fenêtres, ainsi que les tables. Le plan de travail de la cuisine est en marbre veiné de gris, et sa large surface est complètement couverte de pots en céramique, au point que la main de Yuri ne se fraye difficilement un chemin dans cette jungle. Où se trouve la vaisselle dans ce bordel ?
Sans un mot, Otabek se glisse à ses côtés, et extirpe deux mugs d'on ne sait où. Durant quelques instants, leur proximité est telle que Yuri peut à nouveau sentir l'odeur de sa crème lui monter au nez, la chaleur de son corps contre son dos, et le rouge grimper à ses propres joues à grande vitesse. Il ne dit rien parce que son souffle est bloqué dans sa gorge, mais il se retourne vivement dans la presque-étreinte d'Otabek. Leurs regards se croisent juste une seconde. Imperturbable, son meilleur ami laisse tomber ses bras le long de son corps, et lui tourne le dos.
— Est-ce que tu veux du thé ?
— Euh... croasse Yuri. Ouais, s'il-te-plaît.
— Qu'est-ce que tu voudrais ?
C'est à peine si Yuri fait confiance à sa propre voix, mais il répond, faussement moqueur :
— Je sais que t'as une collection de thé anormalement grande. Surprend-moi.
Otabek sort une casserole, et le silence tombe tombe dans la pièce. Souvent, ça signifie une gêne, et des gens comme cette vieille sorcière de Babicheva ou cet abruti de Viktor voudraient à tout prix le briser en racontant des conneries. Otabek ne fait pas partie de ces personnes là, celles qui parlent pour rien, et Yuri aime ces moments où ils peuvent simplement profiter d'être ensemble. Les discussions qu'ils tiennent n'en sont que plus significatives.
Lorsque l'eau frémit, Otabek y ajoute des feuilles de thé, de la cardamone et des graines de fenouil. Yuri l'observe par-dessus son épaule pendant qu'il mélange la préparation avec une cuillère en bois.
Ça lui rappelle un peu ces soirs où il se sentait triste, et où son Dedushka lui préparait un lait chaud pour l'aider à dormir. Cette pensée lui serre le cœur, alors il la chasse aussi vite qu'elle n'est arrivée.
L'odeur de chai lui chatouille le nez, et ses yeux s'écarquillent lorsqu'il voit Otabek vider ce qui semble être la moitié d'un sachet de sucre dans sa tasse.
— Otabek ? Qu'est-ce que tu fiches ?
— Si je ne sucre pas suffisamment, ça n'aura pas assez de goût.
Un sourcil arqué, Otabek termine de touiller sa boisson, et suggère :
— Goûtes, tu verras bien.
La phrase n'est pas terminée, la porcelaine est déjà pressée contre les lèvres de Yuri. Il ne sait pas comment réagir, parce que si ça avait été quelqu'un d'autre, il lui aurait déjà fait avaler la tasse.
Au fil du temps, Yuri s'est habitué à voir Otabek à travers les écrans, à traîner avec lui aux compétitions qu'ils ont en commun, mais pas à cette proximité qui leur vient parfois trop facilement lorsqu'ils sont seuls. Il accepte une gorgée de thé, et fait la moue. C'est trop sucré, et peut-être qu'ils sont trop proches.
Stoïque, Otabek récupère son mug dans un haussement d'épaules.
— Est-ce que tu as faim ? s'enquit-il. Je connais cet endroit qui propose des ramens aux shiitakés sautés au saké, au tofu à l'huile de sésame, et au bœuf haché...
— Tu dois rendre ton coach dingue avec ce que tu manges, soupire Yuri.
Son téléphone déjà en main, Otabek grimace à peine face à cette remarque.
— C'est l'été, justifie-t-il.
— C'est pas parce que tu le répètes mille fois que je vais voir le rapport, Beka.
— C'est la saison creuse. La seule saison où l'on peut se permettre de détourner les règles arbitraires établies pour nous.
Le restaurant décroche à l'autre bout de la ligne, Otabek prend l'appel en adressant un clin d'œil à Yuri. Il se demande si son meilleur ami a raison, et si son été ici va différer du début difficile de l'année qu'il vient de passer. Est-ce que ça va changer quelque chose, s'ils brisent les règles ?
Yuri pousse son fond de nouilles de sa fourchette, et Otabek joue avec la télécommande de l'écran plat. Il ajuste le volume sonore à plusieurs reprises. Haut, bas, haut, bas. Malgré le bruit de fond de la télévision, le silence est lourd. Anormalement lourd. Ils n'ont pas parlé de ce qui a véritablement poussé Yuri à prendre l'avion pour Almaty, et il sait qu'Otabek se retient de lui poser la question depuis qu'ils sont montés dans le taxi.
C'est Yuri qui rompt le silence, se racle la gorge, et se décide enfin à s'excuser :
— Je suis désolé de ne pas t'avoir prévenu plus tôt.
Installé en tailleur sur le sol, il baisse les yeux sur le tapis, jouant avec un fil lâche de son jean déchiré. Derrière lui, Otabek réajuste sa position sur le canapé. Sa voix est posée, toujours aussi douce :
— Je me demande simplement pourquoi c'était aussi précipité.
— C'est l'été, se défend Yuri. T'as la flemme de couper tes cheveux, tu manges ce que tu veux, et moi j'ai le temps de venir te voir.
Ça le fait chier de sortir les griffes avec Otabek, mais il déteste se confier à propos de choses personnelles, alors il préfère jouer au plus malin.
— Tu semblais perturbé quand je t'ai eu au téléphone. Je doute que tu étais en train de prévoir tes vacances.
— J'ai juste honoré ton invitation.
— Celle qui date du Grand Prix Final ? ironise Otabek. De décembre ?
Le truc avec Otabek, c'est que Yuri peut lui montrer les dents autant qu'il veut, c'est inutile. Ils se connaissent assez pour que son ami devine que c'est des conneries, et rien de plus qu'une façade qu'il se donne pour se protéger.
La culpabilité de mentir grossit dans la poitrine de Yuri. En plus, il se sent comme un connard d'être venu au dernier moment. En entrant dans l'appartement, il a bien vu que son meilleur ami n'a même pas eu le temps de préparer la chambre où il va dormir. Yuri est impulsif, un peu con, mais pas assez pour faire un tel coup à Otabek sans une bonne raison.
— Je me suis engueulé avec Yakov, d'accord ? J'ai préféré foutre le camp et venir m'entraîner en paix ici, plutôt que de supporter les hurlements de ce vieux charlatan. De toute façon, je le vois presque pas. Il veut que mon planning d'entraînement soit plus léger durant la basse saison.
Otabek ne répond pas tout de suite. Il doit se douter que ce n'est pas tout à fait la vérité, mais il sait aussi que ça ne sert à rien de pousser Yuri à en dire plus.
— Est-ce que je vais recevoir des appels incendiaires de ton coach ? Dis-moi que tu l'as au moins prévenu de ton départ...
Yuri relève la tête. Le visage d'Otabek est quasiment expressif, pour ne pas dire quasiment livide, alors qu'il poursuit sa tirade :
— Feltsman va te crucifier vivant, et ensuite, il va en faire de même avec moi... Yura, je suis trop jeune pour mourir.
— Soit pas dramatique, Beka. C'est juste Yakov.
— Je l'ai déjà vu énervé, il est terrifiant.
Terrifiant ? Yuri est immunisé depuis longtemps.
— C'est rien comparé à ce que ce vieux dingue de Viktor lui a fait ! s'esclaffe Yuri. Une fois, quand j'étais encore dans l'équipe juvénile, il a disparu sans prévenir durant trois semaines. Quand il est revenu, il a clamé qu'il avait trouvé l'inspiration, et qu'il voulait changer tout son programme court. À un mois de sa première qualification du Grand Prix ! J'ai bien cru que Yakov allait s'arracher la totalité des cheveux.
— Compréhensible.
— Finalement, Viktor a patiné avec un super programme... On sait toujours pas ce qu'il a foutu, par contre.
— Je ne préfère pas savoir...
C'est une façon de détourner le sujet, et Otabek le laisse faire.
La conversation reprend, au sujet de leurs coachs respectifs, et du travail qu'ils ont à faire sur leurs programmes avant la fin de l'été. Les traits durs du visage d'Otabek sont adoucis par la lumière rose des bandes LEDs, et même ses yeux sombres s'estompent dans la lumière pâle. C'est peut-être juste qu'il s'inquiète pour Yuri.
Yuri le devine, parce qu'il y a un léger pli qui persiste entre ses deux sourcils, malgré son expression vraisemblablement détendue. Il ne doute pas qu'Otabek lui posera à nouveau la question, et que Yuri finira par se confier, parce que ça fonctionne comme ça entre eux. Ils se recherchent, s'attendent, puis se trouvent, à leur rythme.
Les tasses de thé s'accumulent sur la table, les lampadaires des rues font rougeoyer les LEDs dans l'obscurité. L'appartement est suffisamment bien isolé pour que le seul son soit celui de la télévision. À Saint-Pétersbourg, Yuri s'endort avec le vacarme des véhicules et les beuglements des passants, peu importe l'heure de la nuit. Il y des craquelures sur les murs de sa cuisine, pas de beaux comptoirs en marbre. C'est vraiment étrange d'être ici, mais il en est reconnaissant.
Les émissions de nuit à la télévision sont chiantes, comme toujours, et ils ont la flemme de choisir un film en VOD. Sur une chaîne locale, il y a un talk show animé en kazakh auquel Yuri ne comprend strictement rien. Plutôt que de demander une traduction, il s'amuse à commenter par dessus.
— Tu penses qu'ils discutent de la pénurie de thé que tu es en train de créer ? J'ai entendu dire que c'était déjà arrivé en Angleterre.
Otabek lève les yeux au ciel, mais rentre immédiatement dans son jeu :
— Sans doute. La crise est telle que l'Inde parle de mettre un embargo sur le Kazakhstan.
— Je devrais pouvoir me faire des thunes en revendant tes sachets de thé vert.
— Tu n'oserais pas...
Entre deux sujets qui font fureur sur le plateau de télévision, les paupières de Yuri se font trop lourdes pour être maintenues ouvertes. Il dit à Otabek qu'il voudrait savoir pourquoi les invités s'engueulent comme ça, que ça doit être bien plus intéressant que le thé, mais qu'il doit juste se reposer les yeux quelques secondes.
Lorsque Yuri les rouvre, l'émission a changé depuis longtemps.
Une couverture l'englobe et l'empêche de bouger. Il y a quelque chose de solide sous sa joue... L'épaule d'Otabek. Visiblement, il s'est affalé contre son ami dans son sommeil. Yuri se redresse difficilement, il ne peut pas s'empêcher de sourire en constatant qu'Otabek s'est lui aussi endormi. Ses cheveux retombent contre ses paupières closes, ses traits sont détendus. Il semble si vulnérable.
Yuri se dit qu'il devrait essayer de réveiller Otabek, qu'ils doivent aller se coucher dans un vrai lit, mais c'est trop tentant de profiter de la chaleur qu'il dégage naturellement, et de sa présence rassurante. Il n'y a pas de règles ici, c'est ça ?
En peu de temps, bercé par la respiration régulière de son ami, Yuri se laisse sombrer dans un sommeil sans rêves.
En plus d'être à distance de course de la patinoire où ils s'entraînent, l'appartement d'Otabek est à quelques minutes de marche d'un Starbucks — au grand bonheur de Yuri.
Les rues vides de monde ont quelque chose de réconfortant, il aime les voir s'animer peu à peu alors que le soleil se lève progressivement au-dessus des grands bâtiments de béton. Sur la rue marchande où son ami habite, les premiers travailleurs s'agitent déjà, et les stands d'un marché s'installent tranquillement.
Ce n'est pas si dépaysant que ça et pourtant, Yuri se sent loin de Moscou. Ça fait cinq jours qu'il est arrivé à Almaty, alors il prend lentement ses marques. Le matin, il se tire du lit avant Otabek, puis il marche jusqu'au Starbucks, vu qu'il n'y a pas de café chez son ami. Yuri lui ramène du thé beaucoup trop sucré, et s'achète un americano avec juste une goutte de lait. Ça lui aère l'esprit après les nuits de merde qu'il passe.
Perché sur l'un des tabourets de la cuisine, Yuri cache ses cernes dans le gobelet en carton. Il se plaint de la quantité astronomique d'infusions qu'Otabek possède. Ça déborde des placards, à croire qu'il va réellement créer une pénurie.
— T'as que ça, y'a rien au frigo ! s'alarme Yuri. T'es chelou !
— Tu es grognon quand tu n'as pas eu ta dose de caféine, tu sais.
— Tu peux parler, t'es tout aussi accro. Hier, j'ai ramassé quatre de tes tasses de thé dans le salon. Quatre.
Sur l'îlot de la cuisine, il y a toute une tripotée de tasses propres. Certaines sont ornées de motifs compliqués tracés à la main sur la porcelaine, d'autres proviennent clairement de boutiques souvenirs venant des quatre coins du monde. La veille, Yuri avait ramassé un mug qui lisait world's okayest dad, et il a peur de demander qui a offert ça à Otabek.
— Tu as la flemme de sortir faire les courses, mais t'as pas la flemme de préparer quinze sortes de thé différentes. Quand tu invites des gens, tu leur fait manger des fleurs de camomille ?
— Ce n'est pas comme si j'invitais souvent du monde, argumente Otabek. Tout au plus, Nurlybek passe me voir en coup de vent, ou Maman dépose Ailana et Najma pour que je les garde quelques heures.
C'est vrai qu'Otabek est introverti. Excepté sa propre famille, il voit peu de monde. Yuri ne peut que supposer que la fratrie Altin ne sont pas choqués par la bizarrerie de son ami, ou qu'ils ont appris à faire avec.
— Bon, ok. Et tes potes, ils en pensent quoi ? Ils aiment les feuilles humides et l'eau chaude ?
— Ils sont contents de pouvoir se commander à manger lorsqu'ils viennent chez moi.
La plupart des discussions avec Otabek se déroulent comme ça. Il a une logique implacable. Si elle colle mal au crâne à Yuri, il ne la discute pas pour autant, un peu comme son régime alimentaire déplorable.
— Heureusement que ta mère est putain de riche et que tes sponsors payent bien, râle Yuri.
Ils se chambrent de longues minutes à propos du thé et du café, et finissent par faire la course jusqu'à la patinoire pour régler leur différend. Yuri gagne, et s'en vante durant toute la durée de leur passage aux vestiaires.
La glace est immaculée, et les gradins sont vides de monde. Yuri sait que le coach d'Otabek ne reviendra pas avant septembre. Frank partage son temps entre le Kazakhstan et l'Amérique, alors c'est régulier qu'il ne soit pas disponible durant de longues périodes.
La plupart des jours, Yuri est donc seul avec Otabek pour la moitié de la matinée, jusqu'à ce que l'équipe juvénile de patinage artistique arrive, puis celle de hockey. C'est presque étrange pour Yuri de ne pas avoir à jouer des coudes sur la glace, et de ne pas entendre les cris du restant de l'équipe russe. La quiétude lui rappelle à quel point Otabek est spécial. Il est le seul de cette patinoire à s'être frayé un chemin par les séniors, et le seul patineur kazakh à avoir atteint le niveau olympique.
Assis sur un siège en plastique, Otabek mange une barre protéinée achetée dans le distributeur du hall. Pendant ce temps, Yuri joue sur son téléphone, et essaye de tenir sa langue... Essaye.
— Faut vraiment que je te fasse à bouffer, c'est pas possible.
— Mh... ?
— Je me demande comment tu survis.
Otabek cesse de mastiquer quelques secondes, et observe Yuri d'un air taquin.
— Ça me réussit plutôt bien, non ?
Techniquement, c'est vrai. Otabek lui a botté le cul de peu au Grand Prix l'an dernier, puis l'a royalement devancé aux Mondiaux il y a quelques mois. Son hygiène de vie reste consternante, et Yuri n'a même pas envie de se saisir de l'emballage pour en vérifier le contenu.
— Te la raconte pas trop, Altin. Je compte bien me rattraper !
Ils se regardent un instant. Otabek ne tombe pas dans le panneau de cette attaque, et son expression s'adoucit considérablement. Il arrive à lire en Yuri comme un livre ouvert, il devine que son agressivité camoufle son incertitude.
— Je sais que tu vas me tenir tête durant la prochaine saison, Yura.
Otabek plie soigneusement l'emballage vide, le glisse dans son sac de sport, retire ses protections de patins, et s'éloigne de gestes paresseux. Yuri le regarde s'éloigner. Il ne peut qu'espérer que, conformément à l'implacable logique de son ami, il arrive à remonter la pente.
Une fois échauffés, ils se plongent dans leurs entraînements respectifs. Même si ce n'est que le début de la basse saison, Otabek maîtrise déjà bien son programme court, alors il essaye d'ajouter des nouveaux éléments au libre, histoire d'augmenter au maximum son score de base. Yuri aussi s'est décidé sur le long, mais pour une autre raison : c'est parce que c'est celui qui lui cause le plus de problèmes.
Yuri galère depuis des semaines, et il se demande comment il va récupérer son aisance d'ici le Skate Canada. C'est surtout pour ça qu'il s'est engueulé avec Yakov. Perdre l'or face à Otabek au Grand Prix Final lui a fait mal, mais pas autant que de manquer le podium aux Mondiaux il y a trois mois. Yuri avait non seulement été doublé par ce trou de balle de Leroy, mais aussi par le petit Thaïlandais qui semble remplacer Katsuki depuis que celui-ci a abandonné le patin.
Pour être honnête, ça rend Yuri complètement dingue. D'abord, son quadruple Salchow s'était dissipé, puis son triple Axel avait disparu du jour au lendemain. Le triple Axel. Ça faisait une éternité qu'il le réussissait systématiquement à chaque compétition. C'est quoi, son foutu problème ? Est-ce qu'il est déjà trop vieux pour ces conneries ?
C'est une pensée qui lui est venue d'un coup, une putain de blague balancée à Mila pendant qu'ils prenaient une pause, et qui lui est restée depuis. Yuri a l'impression de retenir les grains d'un sablier, mais qu'ils s'échappent entre ses doigts. Il ne peut pas s'empêcher de se dire qu'il chute après le pic de sa carrière.
À dix-sept ans, Yuri a brillé sur la plus haute marche à Pyeongchang. Il peut encore sentir le poids de l'or autour de son cou, affamé de plus. À dix-neuf ans, Yuri a manqué de peu le podium à Saitama. Il peut encore sentir la colère peser dans son estomac, il est terrifié que tout s'écroule. Comment ne pas l'être ?
Sans surprise, la réception de la plupart de ses sauts est foireuse. Ses muscles sont si tendus qu'il commence aussi à merder ses pirouettes, alors il décide d'écourter son entraînement pour la journée. Il s'adosse aux panneaux publicitaires qui bordent la patinoire, reprend son souffle, et contemple l'idée de balancer rangement ses gants sur la glace. Il n'a plus l'âge de faire des caprices, mais putain, il a bien envie de recommencer.
Soudainement, Otabek apparaît à ses côtés, et Yuri sursaute.
— Patine avec moi, Yura.
Il y a la main d'Otabek tendue vers lui, et le léger pli entre ses sourcils.
Ça fait un très long moment qu'ils n'ont pas patiné ensemble... Depuis Barcelone, à vrai dire. Yuri ne risque pas de refuser.
Habituellement, ils ne partagent la glace que durant les échauffements en compétition, pourtant, c'est aisé de suivre le rythme imposé par Otabek. Ils ne font rien de trop compliqué, juste quelques sauts de valse en synchronisation, mais le sourire de Yuri ne tarde pas à s'assortir à celui de son meilleur ami.
Pour bien des raisons, Yuri regrette l'époque où il n'avait même pas seize ans, où il pouvait faire ce qu'il voulait, que ce soit sur la glace ou dans la vie. Être traité comme un gamin ne lui manque pas, mais ça lui manque qu'on lui pardonne tout. Malgré l'ovation générale du public, il s'était fait salement remonter les bretelles pour avoir patiné sur Welcome to the Madness avec Otabek.
Barcelone, c'est un souvenir aigre-doux. La ville garde l'odeur salée de la mer et huileuse de l'essence de la moto, mais pas seulement. Yuri se souvient aussi du brûlant des lèvres d'Otabek qui picotait le bout de ses doigts, et de celui de la honte qui lui montait aux joues. Après le Gala, les entraîneurs de Yuri l'avaient planté dans un bureau, devant une belle brochette d'officiels de l'International Skating Union. Ces types trop propres en costard et cravate, Yuri s'en fichait bien, mais il n'avait pas le choix que de se taire et de les écouter. Ils lui avaient dit qu'il se devait de représenter la nation russe dans sa vertue, qu'il n'avait pas le droit de porter des vêtements comme ceux-là, ou de danser aussi suggestivement, et encore moins de patiner en couple avec un autre homme.
C'était pas la première fois qu'il se faisait engueuler, loin de là. Yuri ne compte plus le nombre de discours qu'il a écoutés sur la chaise grinçante du bureau de Yakov, le guide de bonne conduite de l'ISU fourré dans les mains. Au fil des années, il a tout fait à son entraîneur, des engueulades publiques avec Leroy, jusqu'aux publications dans les tabloïds pour une connerie, en passant par les bastons avec Mila. C'était par contre la première fois qu'il se faisait gueuler dessus aussi fort.
C'est surtout sa discussion avec Lilia Mikhailovna qui l'a marqué. Le matin de leur départ de Barcelone, le bacon du buffet de l'hôtel sentait le roussi. Aérienne, implacable, la Prima avait tiré une chaise en face de lui. Les couverts de Yuri avaient crissé contre l'assiette. Il se sentait lourd sur son siège. Les pommettes de Lilia Mikhailovna, taillées au couteau, étaient rehaussées par son regard d'oiseau de proie prêt à le déchiqueter. Elle n'avait même pas à rassembler ses idées avant de parler, et avait déclaré, son ton plus froid que la glace :
— Je ne sais pas à quoi tu joues, Yuri Nikolaïévitch Plisetsky. Tu as une réputation à tenir, tu ne peux pas te permettre ces extravagances. Où es-tu allé chercher ces idées ? La Fédération de patinage de Russie tolère celles de Nikiforov, puisqu'il a déjà fait ses preuves. Je sais que vous êtes proches, mais il est vital que tu ne te laisses pas influencer par ses travers et son... Mode de vie. Est-ce que tu le comprends, Yuri ?
— Oui, Lilia Mikhailovna.
Presque trois ans plus tard, cette histoire de programme en couple est oubliée depuis longtemps pour le public, mais Yuri y pense encore souvent. Il sait ce que sa chorégraphe voulait sous-entendre par mode de vie, et même si c'est toujours aussi dégueulasse à accepter, il sait qu'ils doivent se préserver des rumeurs. La réputation du Héro du Kazakhstan est plus précieuse que celle du Punk de Russie, et plus fragile aussi.
La décision était simple à prendre: ils ne patinent plus ensemble.
À travers leurs gants, la paume d'Otabek est chaude contre la sienne.
C'est comme ça qu'ils finissent chaque période de récupération, main dans la main, traversant paresseusement la glace.
Yuri ne peut s'empêcher de se sentir coupable, même s'il n'y a personne dans la patinoire pour les voir. Le goût de l'interdit lui reste sur la langue, amer comme des grains de café cramés. Quand la pensée que c'est mal lui traverse l'esprit, il se dit que les règles sont faites pour être détournées, et entraîne Otabek à sa suite.
C'est purement égoïste. Ces quelques instants volés à chaque entraînement lui donnent presque l'impression que tout va bien.
Aux premières heures du matin, tout semble irréel. Des rafales frappent contre les fenêtres, la foudre illumine brièvement Almaty, les nuées sont violettes sur un fond noir d'encre. À tâtons et guidé par les éclairs, Yuri quitte son lit pour rejoindre le salon. Le fracas ne se calme pas, mais ce n'est pas grave, il ne dormait de toute façon pas.
Pour passer le temps, Yuri plonge le nez dans un livre. C'est un ouvrage de poésie à la couverture cornée, dont les pliures d'usure sont rugueuses sous ses doigts. Ce n'est pas vraiment sa tasse de thé, les poèmes, il se fou bien assez de la gueule d'Otabek avec ce genre de niaiseries, mais il trimballe quand même ce bouquin partout. Il évoque un souvenir bien précis à Yuri : celui de sa Babushka, installée dans le rocking-chair du porche de la maison qu'elle partageait avec Nikolaï, lisant les vers à voix haute alors que Yuri sirotait un soda à ses pieds. Même s'il ne comprenait pas tout, Grand-Mère aimait beaucoup les poèmes, alors il les appréciait aussi.
C'est devenu d'autant plus vrai après son décès. Yuri ne saisit toujours pas complètement ce qu'il lit, mais Grand-Mère s'efface peu à peu de sa mémoire, alors il la cherche entre les mystères des rimes et des strophes.
Les soirs comme celui-ci, ceux où il n'arrive pas à dormir, ceux où il est si triste que ça déborde, il aimerait que sa Babushka soit là. Elle aurait trouvé quelque chose à dire, aurait raconté que ce sont les nuages qui pleurent, et que Yuri devrait sécher ses larmes, car tout ira bien quand le soleil reviendra. Malheureusement, il n'y a pas de conseils murmurés entre les vers, pas de bras autour de ses épaules pour le bercer, juste une réminiscence et un message en belle calligraphie sur la quatrième de couverture :
« J'ai bien des raisons d'être fière, mais ma plus grande fierté,
C'est celle de pouvoir dire que je t'ai élevé comme un fils.
Je t'aimerai toujours,
Evgeniya. »
Est-ce qu'Evgeniya avait raison d'être fière ? Yuri se sent perdu, parce que ça fait longtemps qu'il n'est plus satisfait de lui-même. Il a l'impression que quelque chose est brisé en lui, que personne ne peut l'aimer comme il est, et que même le souvenir de Grand-Mère lui ment.
— Yuri ?
Yuri sursaute, et referme le livre par réflexe. Otabek passe le cadre de la porte, les yeux à peine ouverts, les cheveux emmêlés. Sa silhouette à peine vêtue est dessinée par la Lune, et comme ça, il semble un peu fragile.
— Le boucan t'as réveillé ? s'inquiète Yuri.
Otabek soupire, paraît hésiter quelques secondes, puis s'installe à ses côtés sur le sofa. Un coup de foudre fend le ciel, et cette fois, c'est lui qui sursaute.
— Je déteste vraiment l'orage, admet Otabek.
— Je trouve ça réconfortant.
Yuri est à deux doigts d'ajouter quelque chose de débile, comme j'ai l'impression que j'ai le droit d'être triste quand il pleut, et d'avouer qu'il a envie de chialer depuis qu'il a posé un pied dans l'avion pour venir ici, mais il se retient. Il refuse d'être faible comme ça.
— Je ne pensais pas que tu aimais la poésie.
Leurs doigts s'effleurent sur le livre. Même à moitié endormi, Otabek remarque tout.
— Juste Tsvetaeva, répond Yuri. Bizarrement, sa poésie me réconforte aussi.
Otabek l'observe un instant, et murmure :
— Qu'est-ce qui te préoccupe ?
Yuri devrait lui dire comment il se sent. C'est Otabek, il est honnête, il comprend tout, et c'est débile de lui mentir. Les éclairs illuminent son visage inquiet, et chaque grondement le pousse à fermer les paupières. Son regard brun est troublé, il ressemble à un gamin qui vient de faire un cauchemar. À cet instant, ils sont vulnérables, l'un comme l'autre. C'est rare que ce soit comme ça entre eux. Ils trouvent toujours un moyen de faire régner l'adrénaline, de poursuivre les compétitions en dehors de la glace, de se lancer des défis pour se remonter le moral. Ce soir ? Ils ne sont plus des athlètes de renommée, juste deux êtres humains avec leurs faiblesses.
— C'est vrai qu'il y a l'embrouille avec Yakov. J'ai été honnête là-dessus. C'est juste que... Quand c'est arrivé, il m'a laissé partir pour me calmer. Comme d'hab, je suis retourné à Moscou quelques jours. Je me suis engueulé avec Grand-Père.
— Je m'en doutais un peu, ce n'est pas Feltsman qui te ferait réagir comme ça. Nikolaï va bien, au moins ?
— Ouais, élude Yuri. C'est pas ça le problème.
Yuri baisse les yeux. Il s'en veut d'avoir braillé sur Nikolaï. Il n'est bon qu'à blesser les autres, après tout. Il est brute comme un orage, il frappe comme la foudre, il détruit tout sur son passage. Ce n'est qu'une question de temps avant qu'il ne fasse mal à Otabek aussi.
— T'es pas fâché, Beka ? demande-t-il, d'une petite voix.
Leurs mains se touchent toujours, celle de Yuri tremble un peu. Otabek cligne des yeux, surpris.
— Pourquoi je le serais ?
— Parce que je me pointe ici sans t'avoir prévenu à l'avance, et qu'en plus, je refuse de te dire pourquoi.
Bordel, Yuri se sent con d'être comme ça, et c'est encore pire quand il le dit à voix haute.
— C'est vrai que je préférerais que tu m'en parles, mais je te connais, et je sais que c'est inutile de te forcer la main. Ça me fait surtout de la peine de sentir que tu es triste.
La voix d'Otabek est à peine audible. Lentement, sa main glisse contre celle de Yuri, et, plus lentement encore, son pouce trace des cercles concentriques sur sa peau. Ça fait comme des petites décharges électriques, des éclairs sur la chair de Yuri. C'est la première fois qu'Otabek le touche comme ça, aussi doucement. C'est bizarre, mais pas désagréable. Il pose la tête contre son épaule, et accepte d'être réconforté.
Ce n'est qu'après un long silence qu'Otabek parle à nouveau :
— Je sens qu'on ne va pas fermer l'œil, mais je sais comment nous occuper.
— Hein ?
— Un gâteau aux pommes.
Yuri ne comprend pas où il veut en venir. Il répète :
— Hein ?
— Quand j'étais enfant et que je n'avais pas le moral, mon père me faisait sa recette de gâteau aux pommes.
Depuis qu'ils se connaissent, Yuri n'a jamais vu Otabek cuisiner. Généralement, c'est lui qui s'en charge, et il se demande même si son ami est capable de préparer quelque chose qui n'est pas du riz ou des pâtes. Otabek vit seul depuis le début de son adolescence, alors Yuri ne peut qu'espérer qu'il sait se débrouiller.
— Tu veux faire un gâteau ? À cette heure-là ? Alors qu'on traîne en boxer dans ton salon ?
— Pourquoi pas ? s'obstine Otabek.
— Tu n'as rien à faire à manger, et tu sais à peine te servir d'un four. J'aimerais bien voir ça !
Une lueur amusée passe dans les yeux d'Otabek. Il se relève du canapé, d'un mouvement vif. Il a l'air de prendre ça comme un défi. C'est familier, et c'est leur façon de communiquer.
— C'est facile à faire. Il ne faut pas de pâte à tarte ou d'huile. Il suffit de mettre au four un mélange de pommes en tranches, de sucre, de farine et d'œufs.
Durant son explication, Otabek tire un moule d'un placard, et des pommes d'un saladier. Il pose tout ça sur le comptoir, et poursuit :
— Je pense surtout que Papa voulait m'aider à me vider le crâne en me faisant couper les fruits.
Il pousse déjà un couteau vers Yuri.
— Alors, tu veux m'aider ?
Finalement, le gâteau est une réussite, et ils le mangent à même le plat, quitte à manquer de se brûler les doigts. Yuri doit admettre deux choses : Otabek sait comment cuisiner, et lui remonter le moral.
Par la fenêtre entrouverte, les premiers klaxons de voiture réveillent Almaty. Ça fait des heures qu'ils discutent de tout et de rien, ils n'ont même pas vu le temps passer. L'air frais commence à faire frissonner Yuri, alors il se lève pour s'habiller en vitesse. Il revient dans le salon dans son jogging de sport habituel, et un t-shirt trop grand pour lui. Il a oublié une partie de ses affaires chez lui, il emprunte ses pyjamas à Otabek depuis le début du séjour.
Il ne lui faut que quelques secondes pour rejoindre le canapé depuis le couloir, mais il est plus que conscient du regard d'Otabek sur lui, intense. Ça envoie des décharges le long de son dos, un peu comme tout à l'heure, quand ils se tenaient la main.
— Beka ?
Otabek ne sort de sa contemplation que quelques secondes plus tard, et s'étonne :
— Tu portes mon t-shirt préféré.
Yuri baisse les yeux vers le haut. C'est vrai que c'est celui qu'Otabek portrait à l'aéroport, celui avec le logo de groupe, celui qui sent encore ses produits de toilette et son parfum. Est-ce que Yuri a eu tort de lui emprunter sans lui demander ? Échanger leurs fringues, ça ne lui semble pas plus étrange que cuisiner ensemble à moitié à poil au milieu de la nuit, mais il peut se tromper. Il n'y connaît pas grand-chose niveau amitié, et les limites qu'ils se posent ont toujours été floues.
— Tu veux que je te le rende ?
— Oh, ne t'inquiètes pas, tu peux le porter. Il devient trop petit pour moi, de toute façon.
Otabek sourit, étrangement mélancolique durant un instant, puis il se ressaisit, et souffle :
— Il te va très bien, Yura.
Le compliment fait monter le rouge aux joues de Yuri, il devine qu'il doit s'approcher de la couleur d'une betterave bien rouge, et à cet instant, il aimerait bien être mixé en borscht pour disparaître.
Pour quelqu'un qui parle peu, Otabek est étonnamment honnête. Ce n'est pas rare qu'ils se complimentent sur un programme bien exécuté, un saut particulièrement réussi, mais ce genre de trucs ? C'est nouveau, et déconcertant. C'est vrai que peut-être que quelque chose entre eux à changé ces derniers mois, que les règles sont toutes mélangées, et que Yuri ne sait pas quoi faire de cette information.
Dehors, l'orage persiste. Otabek ne semble pas attendre de réponse de sa part, et allume la télévision pour camoufler les grondements du tonnerre. La saison des pluies débute à Almaty, elle rince les murs de l'appartement depuis le début de la nuit.
Yuri détourne les yeux sur l'écran, et se demande quand le soleil brillera, quand il comprendra pourquoi la vie est aussi compliquée.
Notes:
• C'est plus ou moins précisé dans le chapitre, mais Yuri et Otabek ont respectivement dix-neuf et vingt-et-un ans dans cette fanfiction, elle se place trois ans après l'anime
• Le titre de cette histoire est tiré de la chanson de Lorde du même nom. J'ai beaucoup écouté son album Pure Heroine en écrivant cette histoire, je ne peux que vous le recommander !
• Vu que Lilia est un peu vieux jeu et que Yuri lui parle avec plus de respect —tout est relatif— qu'il ne le fait avec Yakov, j'ai pris la liberté de lui attribuer le patronyme Mikhailovna, plutôt que d'être appelé par un prénom ou surnom pour Yuri
• En plus d'apprécier les Rolling Stones, c'est un t-shirt du groupe Depeche Mode qu'Otabek portait à l'aéroport :)
