La patinoire où ils s'entraînent à Almaty n'a rien à voir avec celle que Yuri fréquente à Saint-Pétersbourg. La piste est flanquée de quatre murs de béton constellés de vieilles publicités ternies, et, plutôt que d'être baignée de lumière naturelle, elle est marquée par les ombres dramatiques projetées par des spots jaunâtres.

Le silence est disgracié par l'écho de sauts avortés trop tôt. En l'absence de bruit, ils détonnent bruyamment et éclatent, encore, encore et encore. Yuri a l'impression que c'est le son du battement erratique de son cœur, comme si l'organe vital tentait de s'échapper de son torse dans une explosion sanguinolente, et de lui sauter à la tronche pour lui rappeler son échec.

L'échec, c'est un mot qu'il a rayé de son vocabulaire dès la fin de son enfance, lorsqu'il a tout plaqué pour venir s'entraîner sous le joug inflexible de Yakov. Et pourtant... Il merde, putain, Plisetsky, tu merdes.

Par réflexe, le regard de Yuri cherche le paysage réconfortant des rues saint-pétersbourgeoises, puis se pose sur les petites LEDs en panne sur l'horloge analogique au mur. Il sait qu'il a besoin d'une pause, parce qu'il entend la voix de son vieux fou de coach résonner dans son esprit.

Dans son calme olympien, Otabek répète son programme libre, et Yuri s'accorde quelques minutes de répit pour l'observer. Adossé à la rambarde, sa gourde en main, Yuri se laisse porter par le bruissement régulier de lames se rapprochant et s'éloignant de lui.

Son meilleur ami ne lui ressemble en rien lorsqu'il patine. Si Yuri se rapproche de l'animal sauvage se nourrissant de hargne, Otabek possède la force tranquille d'un prédateur. Son corps ne se plie pas jusqu'à manquer de se briser, mais ses gestes sont d'une justesse qui tient de la dissection. Chacun de ses muscles est tendu, prêt à se rompre dans l'effort. C'est leur puissance qui porte Otabek, plutôt que la légèreté. Face à lui, Yuri se sent comme un chaton aux articulations élastiques, pas comme un tigre.

Il y a néanmoins une chose qu'ils ont en commun : même si ce n'est qu'un entraînement, ils patinent comme si c'était une compétition, et ne laissent aucune erreur passer.

Quand le rythme adopté par Otabek se calme brièvement, Yuri le hèle :

— Du coup, c'est quoi la musique de ton programme ?

Solennel, Otabek annonce :

Le Sacre du Printemps.

— Stravinsky ?

Classique, mais indémodable. Otabek hoche la tête et reprend sa position initiale.

Le choix ne surprend pas vraiment Yuri — la férocité du morceau lui correspond bien. Yuri n'a pas besoin de se remémorer la musique pour se laisser porter par la cadence d'Otabek, marquée par les à-coups striant la glace. Comme dans le ballet original, chaque mouvement est imprévisible, brutal, et acharné. Les séquences de pas sont piétinées, les sauts sont frénétiques.

Ils en ont discuté l'autre jour, alors Yuri sait qu'Otabek essaye de placer un autre quadruple dans ce programme. Il n'a aucun doute sur le fait que son ami va y parvenir, et que ça n'arrange en rien ses problèmes, mais il ne parvient pas à détourner les yeux pour autant. La façon dont Otabek patine est hypnotisante, Yuri sent son pouls s'agiter un peu plus à chaque minute qui passe. Ce n'est pas seulement l'angoisse de ne pas être à la hauteur de son ami. C'est un sentiment qui rampe désagréablement sous sa peau dès qu'il le regarde un peu trop longtemps, et qu'il aimerait pouvoir gratter jusqu'à s'en débarrasser.

Le regard d'Otabek croise le sien, insondable, et Yuri a l'impression d'être une biche piégée dans les phares d'une bagnole. Il reste immobile contre les panneaux, ses paupières papillonnent comme s'il se préparait pour l'inévitable impact. Au dernier moment, l'autre patineur fait demi-tour, et s'éloigne dans un agile mohawk intérieur.

Comme si rien n'était, Otabek exécute sa séquence de pas, se lance ensuite dans les deux sauts qui précédent sa dernière combinaison de sauts. Yuri retient son souffle, il imagine aisément la danse finale du Sacre du Printemps quand son ami s'élance. Sans surprise, Otabek gère le quadruple flip, celui qu'il vient tout juste d'ajouter à son armada de figures, puis le quadruple boucle piquée ainsi que la combinaison triple Lutz et triple boucle piquée qu'il maîtrisait déjà la saison passée.

Le torse d'Otabek s'élève et s'abaisse rapidement. Son visage est fermé, il ne laisse rien paraître, pas même de l'enjouement. Yuri parvient cependant à distinguer la façon dont sa démarche se raidit imperceptiblement. L'épuisement doit l'écraser.

C'est quoi, le printemps pour lequel se sacrifie Otabek ? L'honneur de son pays ? La fierté de sa famille ? La satisfaction personnelle ? En tout cas, il se jette corps entier pour l'obtenir. C'est une chose à laquelle Yuri compatit — chaque jour, ses tendons et ses muscles sont à l'agonie. Ils portent les mêmes cloques, les mêmes plaies. C'est là leur sacrifice, et c'est douloureux. Parfois, Yuri se dit qu'ils pourraient effectivement danser jusqu'à la mort, et qu'il ne restera plus rien d'eux quand ils quitteront la glace.

En tout cas, il y a bien une renaissance dans ce programme. Celle d'Otabek. Un dernier coup de timbale devrait résonner lorsqu'il rejoint sa position finale. À la place, les applaudissements de Yuri éclatent. C'est un programme qui mérite l'or.

Alors qu'Otabek reprend difficilement son souffle, Yuri le rejoint au centre de la patinoire. Il lui tend sa gourde, que celui-ci accepte dans un hochement de tête.

— Les quads sont assez sympa, plaisante Yuri. Par contre, ton triple Axel est pas ouf.

Otabek renifle, amusé. Il a l'habitude du sarcasme. Entre deux grandes goulés d'eau, il articule :

— Il faut dire que les tiens semblent sortir de nulle part, c'est difficile de faire plus fluide.

— Mouais.

— Je n'ai jamais réussi ton entrée en back counter, ce n'est pas faute d'avoir essayé.

Pourquoi ils parlent de ça ? Il y a un sujet plus pressant que les Axels que Yuri ne cesse de sous-tourner.

— C'était dingue ! T'es une putain de machine, Beka !

Son meilleur ami paraît soucieux, mais sourit.

— C'est rare que je réussisse l'enchaînement, insiste Otabek. Je dois encore me perfectionner si je veux tenir le coup en compétition.

Un grognement lasse quitte les lèvres de Yuri. Pourquoi faut-il qu'ils soient tous aussi perfectionnistes ?

— On est en juin, et je sais déjà que tu vas nous annihiler !

— Justement, nous ne sommes qu'en juin. Tu as tout le temps pour me rattraper.

Un été, c'est long, et c'est court à la fois. Yuri reste dubitatif sur ses chances de progrès, contrairement à celles d'Otabek. Il récupère sa gourde, la dépose contre la rambarde, et soupire :

— Ça me fait vraiment chier de merder comme ça.

Dans un ordre silencieux, Otabek dépose une paume dans son dos, signifiant la fin de l'entraînement, ainsi que le début de leur séance de récupération. Yuri aurait aimé poursuivre la session, mais il n'est pas assez têtu pour risquer de se blesser bêtement. Il n'arrive à rien lorsqu'il s'énerve.

Comment est-ce qu'Otabek fait pour tenir le coup ? Comment en est-il arrivé jusque-là sans céder aux caprices de son corps ? Parfois, Yuri se dit qu'il voudrait passer les doigts sur les muscles saillants, comprendre d'où viennent leur puissance... Puis, il sent ses joues s'enflammer, et se dit qu'il ne doit pas penser à ça.

Les doigts d'Otabek quittent le bas de son dos afin de se saisir de sa main. Comme un réflexe, leurs doigts s'entrelacent. Yuri ajoute ça à la liste des choses à laquelle il ne doit pas songer.

— Finalement, tu patines sur quel morceau ? se renseigne Otabek. Tu as réussi à te mettre d'accord avec Baranovskaya avant de partir ?

Voilà un sujet qui l'agace encore plus que le reste.

— Un arrangement sur Roméo et Juliette.

Otabek l'encourage d'un regard curieux. Yuri étouffe un grognement, et il poursuit :

— J'en sais rien, c'est chelou. Je suis non seulement censé incarner Roméo, mais aussi Juliette. Cette harpie m'a sorti que c'est parfait pour souligner mon énergie à la fois féminine et masculine. Je pense surtout qu'elle avait la flemme de penser à un truc original, et que je m'étais encore jamais farci ce bon vieux Shakespeare.

Son sarcasme tire un rire à Otabek.

— Parfait pour toi qui aime autant les histoires d'amour, ironise-t-il.

— Bah ! s'indigne Yuri. Ils crèvent tous les deux à la fin, ça me prouve que c'est con comme sentiment.

— Optimiste... Tu penses réellement ce que tu dis ?

— Si les gens sont pas foutus de finir ensemble au théâtre, j'ai peu d'espoir pour la vie réelle.

Les doigts d'Otabek serrent toujours les siens, mais il prend de l'élan afin de le dépasser, et de patiner à reculons devant lui. Yuri n'a pas le choix que de regarder son ami dans les yeux. Il y a une question, là, dans le regard ambré d'Otabek, dans la façon dont il se voile légèrement.

— Je me demande ce qui te ferait changer d'avis.

— Un putain de miracle, Altin.

Soudainement, Otabek le lâche, et répète ses mots à voix basse :

— Un putain de miracle.


Un tout petit bout de sourire étire ses lèvres, et Yuri aimerait comprendre ce qu'il se passe dans la tête de son meilleur ami.

Sur le plan de travail où débordent pots divers et variés se trouve un bouquet de lys fraîchement coupé.

Plus tôt dans l'après-midi, alors qu'ils marchaient dans le grand bazar au centre-ville, Otabek s'était figé devant un étalage de fleurs. Concentré sur la profusion de larges tranches de viande séchée et de fruits déshydratés, Yuri n'avait pas immédiatement remarqué son absence. Yuri était déterminé à ce qu'ils mangent autre chose que les ramens à quelques tenges du magasin en bas de la rue, et, lorsqu'il s'était retourné pour désigner un énorme stand d'épices, il avait remarqué qu'il parlait dans le vide.

Quelques secondes plus tard, Otabek lui fourrait le bouquet dans les mains, et déclarait de sa voix impassible :

— C'est pour te porter chance.

Perché sur le comptoir de la cuisine, Yuri étudie le vase, et vérifie que le nombre de fleurs est impair, comme le lui a appris Grand-Père. Les bouquets aux nombres de plantes pairs sont réservés aux événements de mauvaise augure, plus particulièrement aux enterrements.

Les longues jambes de Yuri pendent dans le vide, ses talons tapent spasmodiquement contre le meuble. Même s'il se retrouve à incarner les amants maudits de Shakespeare, il ne peut pas se permettre de mourir métaphoriquement. Son corps refuse de lui obéir comme avant, et il doit régler ça au plus vite. Il doit croire qu'il va renaître, se tirer des cendres de son ancien-lui.

Sept fleurs, c'est le total. Yuri vérifie plusieurs fois, et espère que ça signifie quelque chose.

C'est plus fort que lui, il apprécie les rituels bien rodés. C'est en grande partie lié à son perfectionnisme, et un peu à sa superstition. Son réveil sonne à cinq heures trente cinq chaque matin, pas une minute de plus, pas une minute de moins. Quand il verse son café, c'est très exactement jusqu'aux trois-quarts du mug. Son sachet de flocons d'avoine traîne à présent sur le plan de travail, il en mange toujours le même nombre de grammes. Le matin, il ne passe jamais plus de treize minutes sous la douche. Dans le miroir, il détaille méticuleusement son corps, la taille de ses bras, de ses hanches, de ses cuisses, dans cet ordre précis.

Si Yuri s'éloigne de ces habitudes, il a l'impression que tout va partir en vrille. C'est un peu comme quand Yakov remontait les bretelles de Viktor parce qu'il sifflotait sans cesse à l'intérieur de la patinoire, et lui gueulait que ça allait les foutre dans la merde — les athlètes sont des créatures particulières qui ne peuvent se permettre d'attirer la malchance.

Le ruissellement de l'eau se fait entendre au bout du couloir. C'est un son qui s'est intégré dans la routine de Yuri, tout comme la présence d'Otabek dans sa vie.

À l'image de leurs instants partagés sur la glace, c'est une danse fluide où il n'y a aucun faux pas. En une semaine à peine, ils ont gagné l'aisance de deux personnes qui vivent ensemble depuis des années. Au petit-déjeuner, Yuri met une seule cuillère à café de sucre dans le thé d'Otabek pour le faire chier, et l'écoute râler parce que c'est trop amer. Ensuite, Otabek aide Yuri à s'étirer, il se plaint qu'il sent encore l'amertume du café dans son souffle, et Yuri se venge en appuyant un peu trop fort sur ses membres. Pendant que Yuri se douche, Otabek en profite pour se raser, et Yuri peut déjà reconnaître la marque de sa mousse de rasage quand ils font les courses. Chaque jour, ils font la course jusqu'à la patinoire, Yuri gagne souvent, bien qu'il soupçonne Otabek de lui laisser une longueur d'avance. Yuri s'occupe de leur repas de midi, et Otabek de ceux du soir. L'après-midi, après leur passage à la salle de sport, ils visitent Almaty, que ce soit à pied ou à moto. Dans la soirée, ils regardent un film, qu'ils choisissent à tour de rôle. Généralement, ils ne font pas long feu et manquent de s'endormir l'un contre l'autre sur le canapé.

C'est facile de vivre avec Otabek. Ce n'est pas comme lorsqu'il cohabitait avec Lilia Mikhailova et qu'il devait se plier à ses règles. Cette sorcière mène une vie encore plus orchestrée que la sienne. Ce n'est pas non plus comme les quelques mois où il partageait un appartement avec Mila. Au contraire de sa chorégraphe, Baba est incapable d'avoir un rythme de vie respectable.

Le pas dans le couloir est reconnaissable entre mille. Otabek se balade toujours pieds nus, mais il ne possède pas tout à fait la légèreté aérienne de Yuri.

— Tu as volé la place préférée de Koshka.

Yuri lève les yeux au ciel, faussement vexé.

— Tu parles ! Si ton chat voulait vraiment s'installer sur le plan de travail, il m'aurait bouffé les pieds pour me virer !

Le félin s'extirpe de sa cachette, comme convoqué par la seule présence de son maître. Cette fois, le soupir de Yuri est réellement froissé. Il n'a toujours pas eu l'occasion d'approcher l'animal, malgré ses nombreuses tentatives de bribes. La veille, il a tenté de lui refiler des restes de bœuf, puis les friandises dont Potya raffole, mais Koshka reste décidé à l'ignorer.

Sans aucun mal, Otabek se saisit de l'animal, et il presse ses lèvres entre ses deux oreilles duveteuses. Tel un petit moteur, Koshka ronronne instantanément. La peau d'Otabek est toujours humide de sa douche, ses cheveux ne sont pas peignés. Il a l'air heureux, détendu lorsqu'il sourit contre le crâne du chat, et il y a quelque chose dans l'intimité de cette scène qui retourne l'estomac de Yuri.

Otabek repose le félin, et se racle la gorge :

— Mes amis nous invitent à sortir ce soir.

D'un bond, tel un félin intrigué, Yuri quitte le comptoir et s'approche d'Otabek.

— Je vais enfin découvrir s'ils existent vraiment ! ricane Yuri.

— Ils doivent se dire la même chose. Ça fait des mois qu'ils me tannent pour te rencontrer.

Ah bon ? C'est bon à savoir.

— T'as parlé de moi à tes potes ?

— Un peu trop à leur goût, avoue Otabek.

— Merde, je me sens important !

Ça doit être l'éclairage des LEDs rouges, parce que les joues d'Otabek semblent se colorer d'une touche de rose.


Un bruit répétitif tire Yuri de la chambre d'ami. Le bourdonnement le mène à travers le couloir, jusqu'à la salle de bain. Otabek est penché au-dessus du lavabo, il armé d'une tondeuse à cheveux, une serviette est posée sur ses épaules nues. Au rythme de ses mouvements de poignet, les mèches sombres s'accumulent sur le tissu. Sans porter attention à Yuri, Otabek ajuste la taille du sabot sur une taille plus haute, et passe l'appareil sur le haut de son crâne.

Si Otabek n'utilise pas de produit coiffant, comme ce soir, la section plus longue de ses cheveux boucle légèrement, et Yuri lutte contre l'envie de réajuster les mèches folles qui partent dans toutes les directions.

Leurs regards se croisent dans le miroir. La glace est embrumée et salie par les nombreuses traces de doigts, mais ça ne réduit pas l'intensité des pupilles d'Otabek sur lui.

— Tu te mets sur ton trente-et-un pour voir tes potes ? questionne Yuri.

— Tu avais l'air de songer que mes cheveux étaient trop longs.

Otabek prononce ces mots comme si la relation de cause à effet était évidente. Yuri analyse son visage dans le miroir, et maintenant qu'il y pense, il remarque que ça fait quelques jours que son ami a recommencé à se raser. Sa peau semble délicate, et Yuri imagine la sensation que ça ferait, s'il laissait courir ses doigts le long de sa mâchoire... Putain, à quoi il pense ? Ça doit être la fatigue qui lui monte à la tête. Cette nuit encore, il a à peine fermé l'œil.

Il secoue la tête comme pour chasser la pensée, et pour signifier son désaccord avec ce qu'Otabek vient de dire.

— Ça t'allait bien, Beka. Ça doit juste être chiant pour patiner.

À travers la condensation, Yuri voit son propre reflet se colorer de rose, de ses clavicules dévoilées par son t-shirt échancré jusqu'à son front. C'est un compliment masqué, et Yuri Plisetsky ne complimente personne. Si Otabek en pense quoi que ce soit, il poursuit ses gestes lents et calculés sans rien dire.

Quand celui-ci s'apprête à ranger la tondeuse, Yuri se racle la gorge pour chasser la boule coincée dedans, et s'exclame :

— Attends un peu ! Tu sais que ça fait un moment que je veux un undercut !

C'est loin d'être une nouveauté, Yuri a même saoulé Lilia Mikhailova avec ça — c'est peu de dire que la Prima n'était pas d'accord. Dommage qu'elle ne soit pas là pour l'arrêter... Sans laisser le temps à son meilleur ami de répondre, il tire déjà son téléphone de sa poche, à la recherche d'une référence à lui montrer.

— Tu tiens vraiment à ce que Yakov nous fasse la peau... se défile Otabek.

— Il va pas me voir de si tôt. Et puis, c'est que des cheveux, ça repousse !

— Yura...

Yuri passe son t-shirt au-dessus de son crâne sans attendre. Il insiste :

— C'est l'été, Beka.

— Est-ce que tu sais que ça ne pourra pas être ton excuse pour tout ?

Pour seule réponse, Otabek laisse échapper un soupir lassé. Il jette un œil à l'écran du téléphone, puis relève les cheveux de Yuri en une queue de cheval pour dégager sa nuque.

Yuri ne camoufle pas son sourire triomphant, et garde les yeux rivés sur le miroir afin d'observer les mouvements de son ami.

Avec Otabek juste derrière lui, Yuri se sent drôlement frêle. L'éclairage orangé de la salle d'eau souligne les tendons des bras de son ami, la finesse de ses membres à lui. À l'image de sa chevelure qui a poussé le long de son dos, le corps de Yuri s'est étiré avec les années. Il est bien plus grand que durant son adolescence, bien plus fin aussi. Il doit avouer qu'il aime que ça reste ainsi. Du coup, lorsqu'ils sont debout comme ça, Yuri réalise à quel point Otabek est différent de lui, modelé de muscles sinueux et de larges méplats. Yuri sait que son ami est rationnellement attirant, mais il n'y avait jamais pensé avant, et il ne sait pas quoi faire de cette réalisation.

Yuri souffle sur les petites mèches qui s'envolent contre son nez, mais ne lâche pas Otabek des yeux.

— T'es vachement délicat, souligne-t-il.

— C'est ça, d'avoir deux sœurs. Quand elles s'agitaient trop, je tressais leurs cheveux jusqu'à ce qu'elles s'endorment.

Otabek s'interrompt pour changer de sabot, et complète :

— Ça fonctionne aussi avec mes cousines, si elles me cassent trop les pieds lors des repas de famille.

Yuri renifle, puis s'immobilise pour que son ami entame les retouches. Il ferme les yeux, se laissant porter par la sensation de la tondeuse glissant contre son crâne, mais aussi par celle des doigts d'Otabek chassant les cheveux logés dans sa nuque, filant entre les petites ailes décharnées formées par ses omoplates.

L'humidité émanant encore de la douche est étouffante. Le bourdonnement anime le silence. Otabek s'attarde sur son épaule plus longtemps que nécessaire, ça lui tire un frisson. Yuri refuse de baisser les yeux, mais n'arrive pas à lire les siens.

Le son de l'appareil cesse, et l'instant est brisé.

Les cheveux de Yuri sont rasés court en un triangle allant jusqu'au milieu de son crâne, ils chatouillent sa main lorsqu'il y passe les doigts. Sans attendre une minute, il demande à Otabek de prendre une photo. Il faut avouer qu'il sait se démerder : le résultat est bluffant. Yuri rayonne en contemplant le cliché. Ce n'est pas un de ces sourires qu'il affiche pour faire plaisir, mais un de ceux qui dévoile toutes ses dents.

— Hé ! On est assortis, maintenant !


La ville s'habille des couleurs du soir. Elle fourmille encore de l'agitation de la journée, mais le paysage change progressivement. Les employés de bureau font place aux jeunes filles aux robes brillantes, aux jeunes hommes aux costumes ajustés. Le murmure de conversations accompagne le tintement de verres sur les terrasses, et quelque part dans la rue, Yuri distingue le gémissement lascif d'une guitare. Il ne reconnaît pas la chanson, mais la mélodie en rajoute au vrombissement dans ses veines.

Yuri observe les femmes assises dans les bars. Il se surprend à envier leurs cheveux cascadant jusqu'à leurs fesses en des boucles parfaites, leurs paupières délicatement poudrées, leurs joues et leurs lèvres rosées, leurs hanches soulignées par des vêtements extravagants, et leurs jambes accentuées par des talons hauts. En grandissant, il a conservé des traits parfaitement androgynes, mais il n'obtiendra jamais leur grâce naturelle.

Un son strident le sort de ses pensées, accompagné du contact de la main d'Otabek sur lui. Il faut quelques secondes à Yuri pour saisir ce qu'il vient de se passer — si ce n'était pour le réflexe de son ami, un livreur en vélo l'aurait percuté de plein fouet.

— Putain ! siffle Yuri. Regarde où tu vas, connard !

Le type a le toupet d'avoir l'air énervé. Yuri le gratifie d'un geste obscène, et d'une nouvelle flopée d'insultes.

— Yuri... intervient Otabek. Ça ne vaut pas la peine de t'énerver. Tu viens ?

La paume d'Otabek ne quitte pas son dos, le guidant entre les passants pressés. Comme lorsqu'ils patinent main dans la main, Yuri a la nette impression que c'est mal, que sa peau est un peu trop brûlante, qu'il est un peu trop conscient de l'empreinte laissée par chacun des doigts de son ami. Il a envie de laisser échapper un autre chapelet d'injures juste pour soulager sa gêne. Ce n'est que lorsqu'Otabek s'éloigne pour ouvrir la porte d'un immeuble que Yuri réalise qu'il retenait son souffle. L'orage a éclaté il y a plusieurs jours, mais l'air autour d'eux est perpétuellement lourd.

La soirée où ils sont invités est organisée dans un immeuble bien moins classe que celui d'Otabek. Ça rappelle vaguement à Yuri le studio qu'il loue à Saint-Pétersbourg, tout en haut d'un haut bâtiment gris, et flanqué d'un petit balcon qui rappelle surtout une cage. Le parallèle continue à se dresser à l'intérieur du hall, où un ascenseur de fer doit être en panne depuis des lustres.

La réverbération de basses fait vibrer la cage d'escalier, et la porte du troisième ne tarde pas à s'ouvrir lorsqu'ils y toquent.

— Otabek !

Un inconnu crie pour couvrir le son de la musique, et ses yeux s'écarquillent brièvement en se posant sur Yuri. Oui, la légende est vraie, il est bien réel.

— Salut, Yuri !

Le jeune homme a des cheveux frisés qui retombent sur son front, des lèvres charnues qui lui donnent un air boudeur malgré des yeux espiègles, et sa silhouette fine perdue dans ses vêtements larges doit le rajeunir de quelques années. Yuri accepte sa main tendue. Il a l'air sympa.

— Anuar ! se présente-t-il.

De nombreuses chaussures sont entassées dans l'entrée, l'appartement est masqué par des vapeurs, et les silhouettes entassées à l'intérieur empêchent Yuri d'y voir clair. En entrant, il a l'impression que la fumée se glisse dans chaque interstice du parquet. Il n'est pas très fan de soirées, il a accepté de venir parce qu'il voulait rencontrer les amis d'Otabek.

Celui-ci soulève le pack de bières qu'il trimballe, et interpelle Anuar :

— Est-ce que tu sais où est Dimash ?

Anuar pointe du doigt un point derrière eux, un canapé bringuebalant où sont entassés quelques personnes. Un jeune homme relève le nez de son narguilé. Durant un instant, son visage est flouté par la brume, puis ses traits se dévoilent peu à peu. Ses cheveux mi-longs sont relevés en une queue de cheval, il porte un drôle de collier en perles de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, et une chemise à palmiers entrouverte sur un t-shirt qui dit memes, cringe, clout and money. Ça doit être Dinmukhamed, le mec qui loue cet appartement, et que tout le monde surnomme Dimash. Il les salue avec de grands gestes. Il sourit comme le chat de Cheshire.

— Yo, Beka. Tu peux mettre les bières au frigo, si tu veux. Salut, Yuri.

Yuri n'a même pas le temps de saluer leur hôte, puisque de longs ongles manucurés se saisissent de son épaule. La main le force à faire volte-face, et il se retrouve nez à nez avec une fille qu'il n'a jamais vue auparavant. Elle a des lèvres très rouges, des yeux cernés de noir intense. Le groupe d'ami d'Otabek ne comporte que trois personnes, alors Yuri suppose que c'est Dariya, celle qui manquait à l'appel.

— Yura ! s'épate-t-elle.

La familiarité du surnom le fait grimacer. En Russie, la plupart de son entourage l'utilise couramment. Ici, Otabek est le seul à le faire. Les ongles de Dariya frôlent sa peau, Yuri remarque qu'ils sont colorés d'un motif zébré. Il ne sait pas si c'est cool, ou incroyablement kitsch, mais c'est assorti aux baskets léopard vert fluo qu'il porte.

— C'est pas trop tôt ! piaille-t-elle. Depuis le temps qu'on entend parler de toi !

Deux paires d'yeux le scrutent — Dimash et Dariya sont curieux, et Yuri, à l'aise comme il l'est, ne sait pas quoi répondre.

Profitant de la disparition d'Otabek dans la cuisine, Dariya se saisit de son poignet, elle le fait tournoyer sur la musique, bien que leurs mouvements jurent avec le beat répétitif. Il se laisse mener le temps d'une chanson, et lorsque les affiches aux murs cessent de tourner autour de lui, il remarque que Dimash est apparu aux côtés de la jeune femme. Il sourit toujours, malicieux, et l'observe de plus près.

— T'as vu ça, Dasha ! Otabek nous a enfin ramené son copain !

Le regard d'Anuar quitte le téléphone dans lequel il était plongé, et se braque sur Yuri.

— Attendez... Otabek a un copain ? Depuis quand ?

Yuri serre les dents, il se retient de montrer les crocs. Est-ce que les potes d'Otabek sont dingues ?

— Ce n'est pas mon copain, intervient soudainement Otabek.

Ils se retournent tous les quatre. Deux des enfoirés qui lui servent d'amis paraissent déçus, Anuar hausse les épaules avant de se replonger dans son portable, et Yuri ne sait toujours pas quoi dire. Face à son silence, Dimash n'hésite pas à glousser :

— Pas encore...

— Qu'est-ce que tu veux dire par là ? s'agace Otabek. Arrêtez un peu d'embêter Yuri, ça ne fait même pas cinq minutes qu'on est arrivés.

L'expression d'Otabek est neutre, mais cette fois, Yuri est certain de remarquer le léger rosissement de sa peau.


Le canapé est vieux et inconfortable, mais il n'est pas loin d'avaler Yuri. Dimash est affalé à côté de lui, Dariya de l'autre. Il est à peu près certain qu'il y a assez de fumée dans l'espace confiné du salon pour qu'il finisse défoncé avant la fin de la soirée. En plus, la jeune femme veille à ce que son verre ne se vide jamais.

Contrairement à ce qu'on pourrait penser, Yuri n'est pas un grand consommateur d'alcool. Il a une discipline de fer qu'il refuse de relâcher, son planning de repas est enregistré dans son téléphone, en plus d'être affiché sur le frigo de l'appartement. S'il abuse durant son séjour, il se fera harponner par sa chorégraphe à son retour.

Pour l'instant, Yuri est loin de Saint-Pétersbourg et de Lilia Mikhailova, alors il accepte la canette que Dariya lui fourre dans la main. Il la boit à petites gorgées, se dit qu'il a besoin de décompresser, d'oublier ces histoires d'Axel foireux, de programme qui n'avance pas, et surtout, d'oublier la raison pour laquelle il a fui à Almaty.

Depuis son arrivée, la musique n'a cessé de pulser, et Dasha n'arrête pas de jacter dans son oreille. Qu'est-ce que cette fille peut parler ! Yuri lui a déjà dit qu'elle va lui foutre la migraine, mais ça ne l'a pas calmée. Il devine qu'elle essaye à tout prix de le mettre à l'aise, il lui donne un bon point pour ça — elle envahit quand même sévèrement son espace vital.

— Quand je déprime, se confie-t-elle, je me perds sur Google Maps et je visite virtuellement les cafés ou les restos d'autres pays. Je pense à ce que je pourrais y manger, aux gens que je pourrais rencontrer.

— Tu devrais sans doute trouver d'autres hobbies.

— Je sais pas ! Tu trouves pas pas que ça fait du bien de s'évader un peu, des fois ?

Ce n'est rien de le dire. Il a passé quatre heures et demie dans un avion pour se retrouver dans cette soirée, et il n'est pas certain d'arriver à s'évader pour autant. Plutôt que d'opter pour la sincérité, il feule :

— T'es chelou.

En dépit de sa remarque, Dariya extirpe son téléphone de la poche de son skinny jean. Elle lui explique que quand sa balade sur Maps n'est pas suffisante pour lui remonter le moral, elle aime bien consulter les maisons en vente sur les sites des agences immobilières de la ville, et s'imaginer la vie des gens qui y vivent. Les listings défilent sur l'écran, mais Yuri ne l'écoute plus que d'une oreille.

Ça lui rappelle un jeu qu'avait sa génitrice, quand ils habitaient encore ensemble. Ils ne pouvaient pas se payer une voiture, alors ils passaient des heures dans les transports en commun moscovites. Elle faisait passer le temps en lui contant la vie des inconnus installés sur les sièges autour d'eux. C'est l'un des rares souvenirs agréables qu'il garde d'elle. Son échange avec Dasha lui laisse un goût amer dans la bouche. Si seulement ce n'était que celui de la bière premier prix, mais c'est celui de la tristesse.

Un tumulte provenant de l'autre bout du salon fait taire le babillage de Dasha. Les invités sont bien bourrés, un mec vient de percuter la table basse, manquant de renverser les bouteilles qui y sont entreposées. C'est à cet instant qu'Otabek se fraye un chemin parmi eux, et à la manière dont il les bouscule négligemment, Yuri devine qu'il est lui aussi éméché. Il fait signe à Dimash de se pousser, et se laisse tomber à côté de Yuri.

Gagné, Otabek sent l'alcool à plein nez. Sans un mot, il vole la cigarette pendant à la bouche de Dimash. Celui-ci ne semble pas vexé outre mesure et s'en allume une autre. C'est étrange, de voir Otabek avec ses amis. Avec eux, il est différent d'avec les athlètes qu'ils côtoient en compétition, ou d'avec l'équipe russe avec qui ils traînent à Saint-Pétersbourg. Plus ouvert.

Yuri a envie d'être spécial pour Otabek, alors il est jaloux même sait que c'est débile. Il ne peut pas s'empêcher de râler :

— Depuis quand tu fumes ?

Otabek le dévisage, étonné par son ton.

— Seulement quand je suis en soirée.

La fumée de clope, ça rappelle à Yuri la voiture de Grand-Père. Tout comme les taches brunes incrustées au plafond de la vieille Lada, l'odeur ne sortira jamais du tas de ferraille. Ça a quelque chose de rassurant de la respirer, mais il n'est quand même pas fan de cette merde.

— T'as pensé à tes poumons ? Je veux te botter le cul cet automne, mais si c'est parce que tu t'étouffes sur la glace, j'en tirerai aucune satisfaction.

Dimash étouffe distinctement un rire. Qu'est-ce qui est si drôle, cette fois ?

— C'est mignon ! piaille-t-il en croisant le regard noir de Yuri. Tu t'inquiètes pour lui !

— Je t'emmerde !

Le jeune homme lève les paumes, feignant d'être blessé par l'insulte de Yuri :

— Otabek, dis à ton copain de surveiller son langage !

D'une main, l'intéressé allume la cigarette éteinte entre les lèvres de Dimash. Ça ressemble à un geste pour le faire taire.

— On est pas ensemble, répète Otabek.

Son ton est posé, mais laisse sous-entendre qu'il n'a pas envie de plaisanter plus longtemps. Son pote tire sur sa clope, et arrête instantanément de les emmerder.

Otabek se redresse sur les coussins, et Yuri ne sait pas si c'est une impression, mais il vient de mettre de la distance entre eux. Ça le fait chier tant que ça, les conneries de Dimash ?


À ce stade de la nuit, Yuri s'est fait entraîner dans de nombreux jeux. Ça n'avait pas été trop difficile de le convaincre de participer, les amis d'Otabek avaient déjà deviné qu'il ne résiste pas à l'appel d'un challenge. Il n'avait aucun problème à réussir aux jeux d'adresse, parce qu'il est agile de ses mains et qu'il restait bien moins ivre que la plupart des invités. Le seul qui aurait pu lui tenir tête, c'était Anuar. Il ne boit pas, mais manque par contre cruellement de confiance en lui-même. Du coup, Yuri se retrouve avec un beau palmarès de victoires.

C'est quand une partie de pictionary débute qu'il s'enfuit, et file à la recherche d'Otabek. Il le retrouve dans le canapé où il l'avait laissé, toujours flanqué de Dariya. Elle est fièrement en train d'expliquer les règles d'un autre jeu, un truc qu'elle a invité elle-même... Ce qui ne rassure pas du tout Yuri.

— J'ai nommé ce jeu L'Éthylotest ! proclame-t-elle.

Simple et efficace, surtout quand elle souligne ses paroles en vidant l'intérieur de son sac sur la table basse. Yuri plisse les yeux, regarde la pile de ballons, et l'interpelle :

— Qu'est ce que tu veux qu'on foute avec ça ?

Dasha hausse les épaules comme si c'était une question idiote.

— Celui qui a le score le plus bas doit prendre un shot.

— C'est contraire à la fonction de l'éthylotest !

— C'est marrant.

Elle secoue l'un des tubes sous son nez, et poursuit :

— Et ça me permet de savoir qui va devoir rentrer à pied après la soirée.

Si Dasha est un génie incompris ou juste complètement barge, Yuri ne saurait le dire. Toujours est-il que, tour à tour, ils soufflent dans le ballon, et attendent que les résultats s'affichent.

Il savait déjà que ce jeu était complètement con, et persiste à le dire lorsqu'il se retrouve à devoir prendre un shot. Évidemment qu'il est la personne la personne la plus sobre de cette pièce : c'est à peine si la plupart des invités réussissent à lire leur test.

Les acclamations et blagues fusent lorsqu'il avale difficilement son verre. Ça ne l'étonne pas vraiment non plus. Ça fait des années qu'on lui sort les mêmes vannes dès qu'il quitte le pays. Il est russe, donc il a probablement été biberonné à la vodka. Yuri n'a pas la force de leur dire qu'ils sont cons.

Otabek hausse un sourcil, et c'est lui qui intervient :

— Boire régulièrement, ça ne fait pas partie de notre rythme de vie.

Cette explication provoque une nouvelle vague de rires, en particulier celui de Dasha. C'est vrai qu'Otabek n'est pas très convainquant, avec ses joues rouges et sa canette en main.

— Ah ouais ? Tu veux dire que tu n'es pas une petite nature ?

— Tu dis ça parce que tu cherches à m'assommer dès que je prends un break du patin.

— Tu te cherches des excuses, Beka !

Yuri camoufle difficilement un soupir, et s'insurge :

— C'est pas en picolant comme vous qu'on risque de se qualifier pour Beijing !

Le petit groupe attroupé autour d'eux semble se souvenir qu'ils sont réellement des athlètes olympiques, et la conversation bascule brièvement sur le patin. Yuri accepte les félicitations pour ses résultats à Pyeongchang, même si sa victoire d'il y a plus d'un an semble lointaine. Il est focalisé sur la suite, celle qui lui semble impossible à atteindre et qui le nargue chaque jour dès le réveil. Parfois, il aimerait vivre une vie normale, faire ce qu'il veut, quand il veut, sans se demander s'il vaut quelque chose en dehors de la glace.

— Quand même, c'est rare de voir deux champions olympiques en couple ensemble !

C'est ce commentaire en trop qui fait sortir Yuri de sa torpeur, et il gueule sans même s'en rendre compte :

— Putain, on est pas ensemble !

C'est un mélange de fatigue et d'ivresse qui fait exploser la colère de Yuri. Il ne sait même pas pourquoi ça l'irrite autant, il a envie d'éclater à la tronche du premier venu, tant pis s'il ignore l'identité du pauvre mec qui a foutu les pieds dans le plat. Il en a assez d'écouter leurs remarques, et il en a marre d'être ici. Il bondit du canapé.


Comparé à la chaleur de l'appartement, la fraîcheur de la nuit est agréable sur la peau de Yuri. Il est installé contre la rambarde du balcon, les yeux rivés sur la présence rassurante de quelques étoiles, étincelantes dans le ciel sinistre.

La porte-fenêtre s'ouvre lentement, et Yuri reconnaît le pas qui s'extirpe du salon bondé de monde.

— Excuse-moi, souffle Otabek. Mes amis aiment bien me taquiner, ils se disent qu'ils peuvent en faire de même avec toi.

— C'est pas ta faute, c'est eux qui sont cons.

Son meilleur ami s'adosse à côté de lui, ils s'évitent du regard.

— C'est leur manière de t'intégrer... C'est la première fois qu'ils rencontrent un ami qui ne vient pas d'Almaty. Ils sont excités comme des gosses.

Dit comme ça, c'est difficile de leur en vouloir. Au fond, Yuri sait qu'il a un sale caractère, que c'est lui qui se prend la tête depuis le début de la soirée. Les potes d'Otabek sont inoffensifs, mais il n'est pas d'humeur à faire la tête.

— Je ne suis vraiment pas fan des soirées, admet Yuri.

C'est une bonne excuse. Otabek se penche vers lui, leurs bras se frôlent sur la barrière, et lorsqu'il parle, c'est comme s'il avouait un secret :

— Tu veux qu'on parte d'ici ?


Ils sont installés à l'intérieur d'un château en plastique, dans un vieux terrain de jeu à mi-chemin entre l'appartement de Dimash et celui d'Otabek. L'espace en haut de la tour centrale est étriqué, les jambes de Yuri sont étendues sur le toboggan qui permet d'en descendre. Après quelques glissades, il avait menacé de vomir ses tripes, alors il avait péniblement remonté l'échelle, et s'était allongé sur le revêtement froid.

La flasque qu'il avait piqué avant de quitter la soirée est posée entre eux. Otabek est assez ivre pour raconter toutes sortes d'anecdotes, et Yuri est assez pompette pour lui poser des questions indiscrètes.

— Beka, faut que tu m'expliques un truc... World's okayest daddy ?

Son meilleur ami passe une main sur son visage, et gémit :

— Ce truc-là...

— Ouais ! Ce truc-là !

— Dimash l'a trouvé dans une boutique lors de la fête des pères, et il a trouvé ça marrant de me l'offrir.

— Est-ce que je veux savoir pourquoi ?

— Je passe mon temps à rattraper leurs bêtises, ils ont collectivement décidé que je dois leur servir de père adoptif.

C'est assez pour que Yuri ne rigole jusqu'à en avoir mal aux côtes. Entre les spasmes, il a du mal à articuler une phrase complète :

— Avec ta moto et ta veste en cuir, je pensais que c'était toi l'emmerdeur du groupe !

Otabek semble pensif, comme s'il se souvenait de quelque chose, puis admet :

— C'est vrai qu'il y a eu l'incident du canapé... C'était entièrement de ma faute.

Là, la curiosité du Yuri est piquée. Il est obligé de poser plus de questions. Il glisse la flasque vers Otabek, histoire de le presser à s'expliquer.

— C'était juste après le déménagement de Dimash. Il avait besoin d'un canapé, et je me suis dit qu'on pouvait en chercher un dans une brocante.

— En brocante ? Première idée de merde. C'est dégueulasse.

Yuri grimace à l'idée, et réalise rapidement :

— Attends... C'est celui de son appart ? Je veux pas savoir combien de personnes ont posé leur cul là-dessus, tu sais pas d'où il vient... Putain, des gens ont probablement baisé dessus !

Son indignation fait rire Otabek, mais il continue à raconter son anecdote. Le sofa en question était un peu cher pour de l'occasion, mais au moins, il n'était pas dégueulasse, contrairement à ce que Yuri affirme.

En quittant la brocante, ils n'avaient pas de camion pour l'emmener jusqu'à l'appartement, alors ils n'avaient pas le choix que de le porter. Après quelques mètres dans la rue, ils avaient remarqué que le canapé possédait des roues. Otabek, qui pensait que le patin lui donnait l'avantage de maîtriser tout ce qui glisse, avait suggéré qu'ils grimpent dessus, un peu comme sur un skate surdimensionné, parce que la rue était en pente. Elle menait directement au logement de Dimash, et il n'y avait ni stops, ni intersections pour leur causer problème. Toute la bande avait accepté, songeant que c'était une idée brillante.

— C'était une idée stupide, affirme Otabek. Le canapé est super lourd, son poids l'a entraîné à toute vitesse le long de la rue. Anuar s'était débiné, mais avec trois personnes dessus, il a quand même fusé encore plus rapidement.

— T'as déjà entendu parler de la loi de la gravité ?

— Ça ne nous a même pas effleuré l'esprit... Du coup, on était incapables de l'arrêter. L'un des pieds du sofa avait commencé à prendre feu, il faisait carrément des étincelles. Heureusement, on arrivait à la fin de la rue, et on avait terminé notre course dans les poubelles d'une boutique... Il s'avère que le commerçant nous avait entendu brailler, et avait vu toute la scène. Il était effondré de rire.

— Y'a de quoi !

— Pour couronner le tout, Anuar a filmé une belle partie de la descente.

— J'aimerais dire que c'est un enfoiré, mais j'aurais fait la même chose.

— Tu as sans doute raison de rire. Sur le coup, j'ai cru que j'allais y passer, mais on a rien eu de plus que quelques cicatrices.

Du bout du doigt, Otabek tapote son arcade sourcilière. Yuri se relève de sa position mi-allongée sur le dos, et se redresse pour lui faire face. La cicatrice en question est fine, légèrement en relief, mais quasiment camouflée par son sourcil. Au mépris du bon sens, Yuri la frôle. Otabek se rétracte comme si ça faisait toujours mal, alors Yuri retire sa main, remet un peu de distance entre eux, et s'adosse contre l'un des murs en plastique.

Otabek frotte l'arrière de sa nuque, il hésite avant de murmurer :

— Tu sais, je voulais te parler d'autre chose. Est-ce que...

Sa voix est rauque. Ils s'observent un instant.

— Mh... Tu veux savoir un secret ?

— Dis-moi ? souffle Yuri.

Les ombres des arbres rendent l'expression d'Otabek difficile à déchiffrer. Ses yeux sont un peu rouges, mais toujours aussi intenses.

— Le terrain de jeu, c'est un point de rendez-vous pour toute la bande, mais c'est surtout ici que j'ai embrassé mon premier vrai copain pour la première fois.

— Qui ça, Ali ? Le gars avec qui tu sortais avant qu'on se rencontre ?

— C'est ça. À l'époque, on n'était que des amis. On venait de se prendre la tête pour une broutille, c'était lui qui était venu me trouver ici pour s'excuser. Il faisait froid, alors on s'était serré dans sa veste pour se réchauffer. C'est à ce moment que je me suis lancé, et que je l'ai embrassé. On s'est beaucoup revus, après ça. On s'est aussi beaucoup disputés.

Yuri ne sait pas pourquoi son ami lui raconte ça, et ça l'inquiète de ne pas comprendre sa logique.

— Tu ne m'as jamais dit pourquoi vous vous êtes séparés, réalise soudainement Yuri.

Les doigts d'Otabek sont crispés lorsqu'il récupère la flasque. Sous les lampadaires, Yuri remarque que son visage est cerné. Peut-être que lui aussi dort mal.

— Je voulais parler de notre relation avec nos amis en commun, mais surtout à ma famille. On s'est pas mal embrouillés là-dessus.

— Il voulait garder votre relation secrète ?

— Il m'a largué quand j'ai fait mon coming-out à Maman.

C'est difficile de trouver les bons mots pour ce genre de situations, alors Yuri dit simplement :

— Merde.

Otabek essuie l'alcool qui perle à ses lèvres du revers de sa main. Il sourit. C'est un sourire triste, un sourire qui rend Yuri furieux, même si cette histoire s'est déroulée il y a trois ans, et qu'il n'a jamais rencontré Ali.

— C'est du passé. C'est juste... Les plaisanteries de Dimash m'ont fait penser à tout ça, tu vois ? Je n'ai pas envie que ses taquineries te mettent mal à l'aise.

— Je lui ai gueulé dessus parce que je pensais qu'il te cassait les couilles, c'est tout. Tu crois que j'en ai quelque chose à foutre de savoir que t'es sorti avec un mec ? Tu penses que je vais me casser parce que t'es bisexuel ?

Par réflexe, Yuri attrape la main d'Otabek. Elle est fraîche, ça doit être le vent, ou la fatigue, ou tout simplement la tristesse. Il la serre entre les siennes, comme une preuve qu'il ne partira pas.

— Je sais que ça ne fait aucun sens, mais ça m'effraie parfois.

— Beka... chuchote Yuri. Je compte bien te coller jusqu'à ma mort.

La détermination avec laquelle il souffle ces mots leur tire un rire. L'expression d'Otabek se détend. Ils retombent dans le silence, et continuent de se passer la flasque.

Si l'orientation sexuelle d'Otabek n'a jamais été un secret pour Yuri, elle l'est pour les fans, les médias et les officiels de l'ISU. Dans leur milieu, peu de gens sont dans la confidence. Il y a seulement son entraîneur, le type mexicain-américain dont Yuri oublie tout le temps le nom mais avec qui ils patinent parfois, et ce connard de JJ, vu qu'il a été proche d'Otabek par le passé.

Il y a des rumeurs qui courent, sur Yuri comme sur Otabek, des conneries crachées sur les réseaux sociaux et quelques fois dans la rue, mais ce n'est rien de neuf.

Pour Yuri, ça a démarré durant son enfance, juste parce qu'il avait les cheveux longs et qu'on le confondait avec une fille. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il avait décidé de les couper quand il avait démarré sa carrière au niveau professionnel. Il se souvient du jour où il avait poussé Grand-Père à sortir les ciseaux de cuisine, et qu'il regardait les mèches blondes tomber sur le carrelage, comme des petits morceaux arrachés à son être. Yuri l'avait vivement regretté.

À présent, ses cheveux caressent le milieu de son dos, les critiques lui passent au-dessus de la tête, mais il y a tout de même une différence entre survivre cachés et vivre en plein jour. C'est comme ça, pour lui comme pour Otabek : leurs vies ne sont plus réellement leur propriété. Elles appartiennent au public, aux juges, aux journaux. C'est peut-être ça, le sacrifice ultime offert au patin, et celui qui risque leur bonheur.

C'est au tour de Yuri de boire une longue gorgée, puis de demander :

— Tu veux que je te dise un secret ?

Leurs mains sont encore liées. Otabek hoche la tête en silence.

— En plus du patinage, je fais de la danse classique, alors on a toujours décidé de mon orientation sexuelle pour moi. Pour le gens, c'est clair et net que je suis gay. Chaque mois, quelqu'un pond un torchon pour débattre de qui je baise, ou ne baise pas. La vérité c'est que...

Les mots sont épais dans sa gorge, il avale bruyamment comme s'il pouvait les reprendre. Il n'a jamais parlé de ça à voix haute.

— La vérité, c'est qu'ils ont peut-être raison, que je suis ce qu'ils détestent.

— Ça fait longtemps que tu t'en doutes ?

— Je sais pas, j'imagine que... Je ne voulais pas y penser, puis j'ai vu Viktor et Katsud— Katsuki ensemble, et je me suis posé la question. Je les trouvais dégueulasse, mais pas parcequ'ils sont gay. C'était juste qu'ils étaient super niais, et que j'étais hyper jaloux. Je n'ai pas voulu m'avouer la vérité.

Finalement, Yuri a craché toutes ces phrases d'un coup, et c'est trop tard pour regretter. Étrangement, un poids quitte ses épaules, un poids qu'il ne savait même pas qu'il portait.

Otabek soutient son regard, et acquiesce d'une voix morose :

— J'aimerais que les choses soient plus simples.

— C'est pas gagné. Tu penses que l'opinion des gens va finir par changer ?

— Je me dis que pour la bonne personne, ça vaut le coup de l'affronter.

Le rire de Yuri est amère, il montre un peu les crocs quand il dit :

— T'es bien optimiste !

— Je sais, tu me l'as déjà dit.

— J'ai une upgrade : t'es aussi niais que t'es optimiste.

Yuri ne sait pas s'il doit croire aux jolis mots d'Otabek. Il songe à Viktor. Avec le temps, Yuri a été forcé d'avouer que son aîné n'est pas si mauvais que ça. Pendant longtemps, il avait bénéficié d'un traitement de faveur dans leur milieu, parce qu'il ramenait la gloire et les médailles à la Russie. Au moment où il a raccroché ses patins, son idylle avec le pays s'est terminée. Maintenant qu'il ne sourit plus sur les chaînes nationales, l'ancien champion est exilé au Japon avec l'autre-Yuuri. Là où la vie est marquée par l'odeur de l'océan et la chaleur des onsens, ils peuvent presque faire semblant qu'elle n'est pas à chier. Ils exhibent une bague à la main gauche, mais ils ne peuvent pas se marier. Il y a deux ans, ils avaient organisé une petite cérémonie à Hasetsu... L'or des alliances brille plus fort que celui des médailles, certes, mais ça reste du faux.

Est-ce que c'est ce sacrifice là qui les attend, Otabek et lui ? Yuri se laisse glisser contre le sol. Il ne sait pas s'il est trop ivre, ou pas assez ivre, pour penser à tout ça. Lasse, il soupire :

— Au moins, on est ensemble...


C'est samedi soir, alors les rues battent d'animation comme les veines d'un cœur agité, et Almaty se fait vaporeuse autour d'eux.

Son téléphone fermement serré dans sa main, Yuri fixe difficilement l'écran. C'est lui qui est chargé de décoder la route pour rentrer. C'est une mission difficile, parce qu'il est loin d'être dans un meilleur état que son meilleur ami.

Ils trébuchent ensemble en grimpant sur un trottoir, et c'est à peine si Yuri distingue les mots qu'Otabek marmonne contre son épaule :

— Je suis heureux quand on est ensemble.

Il déglutit, et ment :

— T'es surtout complètement bourré, tu sais pas ce que tu racontes.

Yuri ne dit rien de plus, parce qu'il ressent la même chose, et que ça le fait flipper.


Notes :

• J'ai glissé quelques références à des artistes kazakhs dans cette fic, je ne peux que vous inviter à jeter un oeil à ce que fait Dimash Kudaibergen !

• I dedicate this chapter to my dear friend Camille... I'd say -the- evening we spent in a playground was a night to remember, but I quite frankly don't remember much of it. I also would like to thank Max for his support through his project. He truly is the world's okayest daddy