— On va à une réception en grande pompe ? Je pensais que ça devait être un simple repas de famille.
Appuyé dans l'encadrement de la porte, Yuri contemple le petit manège d'Otabek. L'intéressé pousse un large soupir, puis balance un énième t-shirt dans la pile de vêtements accumulée sur son lit. Ça fait un bout de temps que ça dure, et pourtant, Otabek continue à courir à droite et à gauche.
Otabek, qui porte les mêmes fringues grisâtres chaque foutue semaine, parfois avec une incroyable touche de marron ou de beige, quand il décide de faire un effort. Yuri fouille sa mémoire, mais il ne l'a jamais vu passer autant de temps à choisir ses habits. C'est au point où lui-même se demande s'il n'est pas assez bien habillé. Est-ce qu'il devrait se changer ? Est-ce que la chemise tigrée, c'est trop ?
La réponse d'Otabek est loin de le soulager. Il est toujours plongé dans sa tâche fastidieuse, et sa voix est plaintive :
— C'est difficile à dire… Tout dépendra de l'humeur de Sofia.
L'agitation gagne Yuri, il se met à mordiller la peau autour de ses ongles. C'est le genre d'extravagances qui le mettent mal à l'aise.
Le jour où Otabek avait rencontré Grand-Père, le vieil homme avait les mains plongées dans la terre, et la crasse du jardin lui arrivait jusqu'aux genoux. Yuri n'est pas dupe, il sait que les Plisetsky sont drastiquement différents des Altin, qu'il ne peut pas s'attendre à être accueilli sobrement. Du peu qu'il connaît de la mère d'Otabek, elle lui rappelle vaguement Lilia Mikhailova. C'est peut-être à cause de ses hauts chignons et de son visage finement maquillé… Ou parce qu'elle a parcouru les opéras de toute l'Europe durant sa carrière. Si Yuri ne l'a jamais rencontrée, il a vu son visage en couverture de nombreux articles de presse sur internet, et ça l'impressionne pas mal.
La famille d'Otabek porte la musique avec elle. Ce n'est pas limité à Otabek, à la façon dont il tape inconsciemment des rythmes du bout de ses doigts quand il s'ennuie, ou à la manière dont il chantonne sous son souffle lorsqu'il pense que personne ne peut l'entendre. Son arrière-grand-père était un compositeur connu au Kazakhstan, son arrière-grand-mère était une chanteuse de folk. C'est avec eux que Sofia a appris à chanter, ainsi qu'à manier de nombreux instruments.
Sofia a partagé une large partie de sa vie entre le Kazakhstan et la Russie, plus précisément entre Almaty et Moscou, puis Almaty et Saint-Pétersbourg. Pourtant, c'est sur les scènes européennes que sa carrière avait réellement débuté, lorsque son talent avait été reconnu à l'Opéra de Paris. Invitée comme soliste à l'Opéra d'Astana quelques années plus tard, elle y avait rencontré Erzhan Altin lors d'une réception mondaine. C'est à ses côtés, et enceinte de son premier fils, qu'elle est retournée dans sa ville natale d'Almaty.
Cette histoire fascine Yuri. Il se demande comment la musique pour chanter dans le sang de cette famille, lui qui se fait régulièrement engueuler par ce vieux bougre de Yakov parce qu'il massacre l'hymne national lors des compétitions.
En dehors de son mauvais caractère clairement hérité de Nikolaï, Yuri ne sait pas s'il a lui-même emprunté des traits particuliers à sa famille. Sa capacité à poser sur les papiers glacés des magazines et son aisance devant les projecteurs doit lui venir de sa mère — elle ne lui a pas laissé grand-chose d'autre. Il n'a gardé d'elle qu'un nom de famille, ainsi qu'un souvenir rapporté de son père dont il ne connaît que le prénom. Quand Katarina a foiré sa carrière d'actrice, et a en conséquence décidé de l'abandonner pour se tirer dieu sait où, Yuri a changé son patronyme pour Nikolaevich et a oublié qu'il a, un jour, eu des parents.
Peut-être que c'est pour ça que ça l'effraie autant, l'idée de rencontrer les Altin. Depuis le décès de sa Babushka, sa famille se limite à Grand-Père et à Potya. Yuri ne connaît rien des maisons animées par les grandes fratries, des repas préparés par une mère. Il se sent débile de ressentir une pointe de jalousie envers son meilleur ami, il voit bien qu'être l'aîné de la famille n'est pas un rôle aisé. Rien ne brise le stoïcisme d'Otabek, excepté la perspective d'un repas en famille.
Ça met Yuri sur les nerfs, mais quelqu'un doit garder la tête froide. Il croise les bras sur son torse, décidé.
— Garde la chemise crème.
Otabek cesse de s'agiter, fouille dans la montagne de vêtements, et en retire la chemise. Il la considère quelques secondes avant de l'enfiler, puis se retourne vers Yuri, quémandant silencieusement son avis.
— Elle te va parfaitement.
Un sourire se dessine sur ses lèvres alors qu'il jette un œil satisfait dans le miroir.
— Bah merde ! C'est là ?
Une main posée sur la poignée d'un haut portail en fer, Otabek se fige.
— Pourquoi ce ne serait pas le cas ? bafouille-t-il.
Ils viennent de descendre du taxi qui les a emmenés jusqu'à la périphérie de la ville. Depuis la vitre de la berline, Yuri avait observé d'innombrables grosses maisons cachées derrière de toutes aussi grosses barrières.
Le trajet était étrange. Malgré l'insistance de Yuri, Otabek n'a pas voulu qu'ils prennent la moto. Il avait argumenté en disant que Sofia n'est pas fan de la bécane. Yuri s'était moqué en répondant que le casque risquait d'ébouriffer ses cheveux parfaitement coiffés en arrière. L'odeur de la cire avait imprégné tout le taxi tandis qu'Otabek tapotait fébrilement sur la porte, muré dans son silence.
La grille grince, lourde quand Otabek la pousse. Yuri jette un coup d'oeil curieux autour de lui, et souffle :
— C'est… Vachement grand.
Beaucoup plus grand que chez Grand-Père, c'est certain. D'ici, Yuri n'arrive même pas à voir les limites du terrain, qu'il soupçonne de faire plusieurs hectares dans sa totalité. Des dalles de pierre tracent un chemin à travers la pelouse fraîchement tondue, elles mènent à un porche flanqué de deux piliers à la forme octogonale. La maison en elle-même paraît vieille, mais est rénovée dans un style qui doit dater du début de la décennie. Les deux étages sont en briques, coupés de petits balcons de fonte, une baie vitrée prend toute la largeur du rez-de-chaussée, laissant deviner les amples pièces à l'intérieur. Ils ont même une véranda, ainsi qu'un patio entouré d'arbustes taillés en rond, comme dans les pubs à la télévision. Yuri sait que la famille d'Otabek est aisée, mais quand même… C'est quoi toute cette merde ?
Otabek tire une clé de la poche de son jean, et l'invite à le suivre. Ils laissent leurs chaussures devant un antique meuble de chêne sombre, Yuri lève le nez pour découvrir l'entrée. Il y a des lustres en cristal au plafond, de lourds rideaux de velours qui cachent l'accès au couloir. C'est le genre de décor qui laisse penser que la maison est dans la famille depuis des générations.
Yuri passe la main sur le voilage, et raille gentiment :
— Ma grand-mère aurait adoré la déco.
Un rire s'échappe des lèvres d'Otabek, il donne un léger coup dans l'épaule de Yuri.
— C'était la maison de Papa, il l'a héritée de mon grand-père. C'est son père à lui qui l'avait fait construire. Mh… Maintenant, c'est Sofia qui s'en occupe.
Au bout du dédale des couloirs, ils s'arrêtent dans… Le salon, suppose Yuri, lorsqu'il analyse le mobilier. Un tapis persan s'étale sur les trois-quarts du sol, les fauteuils doivent coûter plus cher que son loyer, une cheminée ainsi qu'un écran plat occupent le mur en face de lui. Il n'a jamais foutu les pieds dans une baraque aussi grande. Otabek se balance d'un pied à l'autre, Yuri est presque soulagé de savoir que lui aussi ressent un malaise.
Issu de la classe moyenne, Yuri a du mal avec l'opulence. Il pensait qu'il s'y ferait avec le temps, parce que la plupart de ses proches, comme Viktor ou Lilia Mikhailovna, gagnent bien leur vie, mais ce n'est pas le cas. Durant deux ans, Yuri avait habité avec la Prima dans l'un des plus vieux et beaux immeubles de Saint-Pétersbourg. Surpassant fièrement la célèbre avenue Nevsky, l'appartement offrait une vue imprenable sur les boutiques de luxe et les échoppes d'attrape-touristes. Dans la cage d'escalier, il y avait des statues sur les murs et des gravures au plafond. Dans l'appartement en lui-même, on pouvait loger une famille entière. Yuri pouvait se rendre à pied au Jardin d'Alexandre et au théâtre Mariinsky. C'était un luxe que sa chorégraphe pouvait se permettre. Même si Yuri était reconnaissant d'être hébergé gracieusement, il avait l'impression d'y dénoter.
C'est un sentiment qu'il conserve dès qu'il rend visite à l'ancienne ballerine, qu'il voit Viktor et l'autre-Yuuri dans leur grand appartement à Hasetsu, ou… Ici, dans la maison de la famille d'Otabek. L'enfance de Yuri s'est faite au milieu de l'asphalte gris et froid des khrouchtchevka de la banlieue moscovite, c'est une chose qu'il porte avec lui peu importe où il va.
Un bruit sourd et un cri coupent court aux réflexions de Yuri.
— Beka !
Une tornade de cheveux sombres heurte Otabek de plein fouet. Une fillette est accrochée à sa taille et pousse des piaillements que Yuri peine à déchiffrer, bien qu'il discerne du russe dans son charabia.
— Bonjour… balbutie une autre voix.
Une seconde enfant pointe le bout de son nez, semblant plus timide et plus âgée que sa sœur. La plus petite doit être Ailana, et la grande, Najma. Yuri les reconnaît aisément, Otabek lui montre souvent des photos d'elles sur son téléphone. Toutes deux possèdent une longue chevelure noire parfaitement bouclée retombant sur leurs vêtements soigneusement repassés. Elles ont des yeux sombres et intenses comme leur frère, mais se démarquent de lui par leur expression espiègle.
Najma joue avec la couture de son haut, et rougit :
— Alors, c'est toi Yuri… Je suis ravie de te rencontrer.
Ailana semble réaliser que son frère n'est pas venu seul, elle relâche soudainement son étreinte sur lui, écarte l'épais rideau de ses cheveux de son visage, et jette un bon coup d'oeil à Yuri.
— Salut ! s'époumone-t-elle.
Avant même que Yuri ne puisse exprimer ses salutations, la fillette se jette sur lui. Bordel, il doit admettre qu'elle a une sacrée poigne pour une gamine de même pas huit piges. Il se mord la langue pour ne rien dire, mais il déteste qu'on l'agrippe comme ça. Otabek adore ses sœurs, Yuri ne peut pas les envoyer chier… Ou du moins, pas tout de suite. Il grimace, et essaye vainement de repousser Ailana.
— Ayla… ordonne Otabek. Tu veux bien lâcher Yuri ?
L'enfant obéit instantanément, sans se départir de son large sourire.
— Mince ! Désolée, Beka ! Désolée, Yuri ! Je suis trop contente de te voir !
Trop contente ? Décidément, la cadette des Altin est bien plus expressive que leur fils aîné. Ça réchauffe presque le cœur de Yuri. Presque.
Ailana recule d'un pas, et lui lance un regard de chien battu, dans l'attente d'une réponse. Yuri échange un regard avec Otabek, mais celui-ci ne semble pas décidé à lui filer un coup de main. Otabek sait très bien que Yuri est incapable de se débrouiller avec des enfants, et il profite de chaque minute d'embarras. Quel enfoiré.
— Euh… C'est pas grave. Salut à vous deux aussi.
La fillette sourit de toutes ses dents, elle tire fermement sur la manche de Yuri afin de retenir son attention. Elle le questionne avec une rapidité déconcertante :
— Tu as fait un bon voyage ? Tu es content d'être là ? Tu restes chez Beka ? J'avais hâte que tu viennes ! Tu sais, on t'a vu à la télé. T'es encore plus grand en vrai !
Yuri la fixe, perplexe. Il lui faut quelques secondes pour ouvrir la bouche :
— Merde, tu parles toujours autant ?
Il porte la main à ses lèvres dans une grimace. Est-ce qu'il peut jurer en présence des enfants ? Putain, il est soulagé de ne pas avoir de frères et soeurs, et flippé à l'idée de devenir tenir sa langue jusqu'à la fin de la journée. La fratrie échange un rire face à son expression désespérée.
— Dis-toi qu'elle est calme, pour une fois.
Curieuse, Najma s'approche, elle détaille Yuri dans une moue concentrée, à croire qu'une troisième main lui pousse sur le front.
— C'est Beka qui t'a coiffé, non ? demande-t-elle. Il me faisait les mêmes tresses, quand j'avais l'âge d'Ayla !
La bouche de Yuri est entrouverte dans une réplique qui ne vient pas. Son visage vire au rouge, enflammé par le souvenir des doigts d'Otabek sur les cheveux rasés de sa nuque. Les gamins sont drôlement perspicaces : c'est vrai qu'il a réclamé que son ami lui tresse les cheveux. Celui-ci retient un rire, et intervient :
— Ayla, Naji, laissez le tranquille…
Najma s'esclaffe, triomphale, et Ailana applaudit la découverte de sa sœur, carrément surexcitée. Elles ignorent promptement leur frère, et se mettent à taquiner Yuri de plus belle.
Sous le regard amusé d'Otabek, il jure qu'il n'aura jamais d'enfants.
Plusieurs vitrines en verre font l'angle du salon. À côté des médailles de patin se trouvent des trophées ornés d'un petit bonhomme doré portant des gants de boxe. Yuri plisse les yeux, il lit l'inscription gravée dessus : Nurlybek Yerzhanov Altin.
Ah, le second fils Altin. Yuri l'a déjà vu sur quelques selfies, il sait que le frère d'Otabek a lui aussi dix-neuf ans, qu'il compose de la musique, mais Yuri ne savait pas qu'il pratiquait lui aussi un sport. À en juger le nombre de récompenses exposées dans le meuble, Nurlybek doit être doué.
— Yuri Plisetsky !
Une voix grave fait sursauter Yuri, il se retourne vivement pour en trouver la source. Il découvre les deux frères dans l'encadrement de la porte. C'est marrant de les voir côte à côte. Nurlybek est le plus jeune, mais il fait quelques centimètres de plus qu'Otabek. Son visage est fin, surplombé d'une masse de cheveux bouclés, et surtout, marqué d'un sourire béat.
— Tu contemples mes accomplissements ? glousse-t-il.
À l'image de ses sœurs, Nurlybek ne laisse pas Yuri répondre, il fonce droit sur lui. Le grand dadet soulève Yuri dans ses bras avec aisance, comme s'il était léger comme une plume, et, surtout, comme s'ils se connaissaient depuis des siècles. Nurlybek n'est pas gêné. Il est vachement plus vieux qu'Ailana et Najma, est-ce que ça signifie que Yuri peut le frapper ?
— Mais lâche moi, bordel !
Loin d'impressionner Nurlybek, le cri le fait rire encore plus fort. Tout son corps se secoue lorsqu'il glousse joyeusement, Yuri est remué avec lui.
Otabek s'avance, et tente d'intervenir, l'air penaud :
— Nurlya, va-y doucement…
— Bah quoi ! Je n'ai pas le droit de saluer ton ami ?
— Je t'avais dit que Yuri n'aime pas trop les grandes effusions.
L'interpellé renifle, il fait semblant d'être vexé. Il ne lâche pas Yuri pour autant.
— Ah ça, je le sais bien ! Avec tout ce que tu racontes sur ce garçon, j'avais deviné qu'il a un sale caractère !
Garçon ? Sale caractère ? Ce grand crétin et lui ont le même âge, et au moins, Yuri n'est pas un abruti fini. Bordel, il le déteste déjà. Il hésite entre frapper son épaule un grand coup ou hurler bien fort dans son oreille, puis s'apprête à pencher pour cette première option, mais des pas se font entendre dans le couloir. Ça fonctionne comme un signal d'alarme, parce que Nurlybek le dépose au sol et Otabek se fige automatiquement.
— Qu'ai-je fait pour mériter des fils aussi agités ? soupire leur mère.
Sofia n'est pas si différente des photos que Yuri avait vu d'elle. Elle porte une jupe à la coupe droite qui lui tombe en dessous des genoux, avec un blazer et une écharpe qui sont de la même couleur. Toute sa tenue est impeccable, sans le moindre pli. C'est une bonne métaphore pour l'impression qu'elle laisse à Yuri. Raffinée, élégante, parfaitement polie comme une statue de bronze exposée sous l'éclairage flatteur d'un musée. Si sa rencontre avec la fratrie des Altin le poussait à se demander d'où Otabek tire son air sérieux, Yuri trouve la réponse dans les traits de sa mère. Les lignes austères de leurs sourcils et de leurs lèvres sont assorties.
— Bienvenue, Yuri. C'est donc toi, le meilleur ami de mon fils.
Yuri cesse de lisser sa chemise avec ses mains, soudainement conscient de son apparence, et accepte la poignée de main de Sofia.
— Enchanté, Sofia Aisultanovich.
Elle s'anime d'un mince sourire, et balaye l'utilisation de ce titre d'un geste de la main. Ses mouvements sont gracieux. Ses yeux sombres le scrutent, ils l'analysent brièvement — Yuri avait raison de la comparer à sa Prima, c'est comme être épié par un aigle prêt à fondre sur sa proie.
— Tu peux m'appeler Sofia, tu sais. Tu n'as pas besoin d'être si formel.
— Euh… D'accord, Sofia Ais—Sofia.
Une fois les présentations faites, Sofia échange des nouvelles avec Otabek, puis commence à débiter celles concernant le reste des Altin… À vrai dire, elle fait le tour de chacun des membres de la famille. Un cousin se marie l'année prochaine, un autre ne va pas tarder à avoir son troisième enfant… Yuri perd rapidement le fil. La liste est interminable et Sofia baragouine durant un moment.
Finalement, la discussion vire en véritable interrogatoire. Tout y passe, l'entraînement d'Otabek, ses habitudes à l'appartement, ce qu'ils vont faire cet été, et, malheureusement, Sofia se montre critique. Son fils se gratte l'arrière du crâne, abattu. Ses yeux sont rivés sur le tapis alors qu'il balbutie difficilement des réponses.
Le message est clair, même pour Yuri. Il comprend pourquoi Otabek rechigne autant à voir sa mère — elle semble plus intéressée par les nombreux cousins éloignés que par son propre gosse.
Depuis qu'ils ont commencé à parler, Nurlybek n'a pas décroché un mot, mais échange un regard désolé avec Yuri. Il ne doit pas être étranger à ce manège. Il adresse un clin d'œil discret à Yuri, puis se revêt d'un air paniqué. Il attrape le poignet délicat de sa mère, et s'exclame, très théâtral :
— Maman ? Tu sens cette odeur ? Ce ne serait pas ton Beshbarmak ? Il faut qu'on aille vérifier !
— Otabek, je ne savais pas que tu venais accompagné d'un ami ! J'ai failli croire que tu nous avais enfin ramené une copine !
La voix de crécelle de Samal, l'une des deux tantes d'Otabek, donne instantanément des envies de meurtre à Yuri. Il serre les dents, laisse le duo de commères lui tourner autour. Elles sont particulièrement intéressées par ses cheveux longs, et s'agitent comme des poules à qui on aurait coupé la tête — le piaillement incessant projette directement Yuri dans la basse cour de Grand-Père. Il déteste ces piafs.
— C'est dommage, il est plutôt mignon ! surenchérit Tanya.
Yuri ne sait pas comment son ami arrive à rester parfaitement stoïque face aux embrassades et aux vociférations des deux femmes. Qu'est-ce qu'elles foutent là, d'ailleurs ? Ça ne devait pas être un repas tranquille ?
Le repas se révèle aussi fastueux que fastidieux. Sur la nappe brodée, il y a de la nourriture en abondance et une profusion de vaisselle. Autour d'elle, il y a largement trop de bruit.
Yuri est néanmoins soulagé de s'asseoir. Au moins, il peut cacher sa grimace dans son assiette, et manger lui donne une excuse pour ne pas avoir à discuter. Il devine que l'après-midi va être long.
Tanya porte des bracelets autour du poignet. Quand elle se penche au-dessus de la table, ils tintent bruyamment. Le son tape vite sur les nerfs de Yuri, mais pas plus que les éternelles questions qui fusent de toute part de la table. Inévitablement, la conversation tombe sur le sujet du patinage. Les mêmes banalités qu'Otabek et lui entendent régulièrement, et les mêmes compliments qu'ils acceptent par habitude.
— Tu es prêt pour les prochains jeux olympiques, Otabek ?
Dans trois ans ? Pas vraiment.
— Vous reprenez en octobre, c'est ça ?
À priori, le Grand Prix n'a pas changé de date.
— Vous avez déjà choisi vos morceaux ?
Oui, et ils ne préfèrent pas qu'un cousin éloigné prépare un remix.
Leurs réponses sont automatiques, un peu comme quand les journalistes sportifs posent vingt fois la même question. Pour être honnête, Yuri est plus intéressé par les nombreuses sortes de pain frit qui se trouvent sur la table, et participe à la conversation seulement lorsqu'on lui adresse directement la parole… Si on lui adresse, puisqu'ils semblent plutôt occupés à cuisiner Otabek.
Quand le sujet du patin se tarit, ils passent à un autre classique des repas de famille : les études. Yuri déteste parler de ça. Il n'a pas encore de plans, pas parce que ça ne l'intéresse pas, mais parce que c'est une période à laquelle il refuse de penser pour l'instant. Otabek est plus prévoyant que lui : il a prévu de reprendre l'université, de passer une licence de musicologie dès qu'il en aura fini avec sa carrière sportive.
Samal semble enjouée par cette nouvelle, et commente de sa voix stridente :
— Je connais quelqu'un à l'Académie Nationale de Musique d'Almaty. Peut-être qu'il pourrait te donner un coup de main pour y rentrer.
Un court silence plane autour de la table. À son bout, Otabek secoue la tête.
— Ne t'inquiètes pas, je peux me débrouiller seul. Ce ne sera que dans quelques années, et j'ai déjà des idées de facultés à l'étranger.
Samal et Sofia échangent un regard entendu. Cette dernière interfère rapidement :
— Ils ont des programmes plutôt prestigieux.
Otabek ne laisse rien paraître, mais Yuri sait qu'il doit être mortifié. Il a toujours détesté être le centre de l'attention. Il repose soigneusement ses couverts sur la table, et, pour la première fois depuis leur arrivée, regarde sa mère droit dans les yeux.
— Maman… Tu sais que je ne veux pas forcément poursuivre mes études à Almaty.
— Tu devrais accepter la proposition de Samal, ça ne coûte rien. Tu ne sais pas de quoi la vie sera faite après le patin, avoir des contacts à l'Académie pourrait te servir.
Sofia n'a pas élevé le ton, mais il est sans appel. La discussion s'essouffle d'un coup. Otabek a l'air de vouloir disparaître dans son verre de vin, Nurlybek s'intéresse à son téléphone, et Yuri joue avec ses couverts plutôt que de terminer sa part de Beshbarmak. Seules Ailana et Sezim, la jeune enfant de Samal, continuent à se chamailler joyeusement.
C'est arrivé à Yuri de passer plusieurs semaines avec Viktor et l'autre-Yuuri, à Saint-Pétersbourg comme à Hasetsu, alors il y connaît un rayon, niveau repas pesants. Celui-ci passe directement la première place. Il faut que quelqu'un fasse un truc pour stopper ce désastre… Quelqu'un qui a l'habitude de ce genre de catastrophes.
Sous la table, Yuri donne un léger coup de pied à Nurlybek. Celui-ci sursaute, manque de lâcher son portable, et fixe Yuri de longues secondes avant de comprendre les discrets mouvements de tête qu'il effectue en direction d'Otabek. Nurlybek articule un oh silencieux, puis secoue le téléphone dans tous les sens pour capter l'attention de la table.
— D'ailleurs… Vous savez ce que Dilara vient de m'annoncer ? Son orchestre joue à la Philharmonie au mois d'août !
La diversion semble marcher, même si Yuri n'a pas la moindre idée de qui est cette fille, et d'où se trouve la Philharmonie. Nurlybek poursuit sa tirade, un sourire fier aux lèvres :
— Vous êtes tous invités. C'est un week-end, vous n'avez pas d'excuse pour ne pas venir !
Du coin de l'œil, Yuri voit Otabek vider son verre d'une traite. Il lui lance un regard interrogateur à travers la table. Son ami secoue légèrement la tête, il sort discrètement son propre portable, et se met à taper une explication par message.
Dilara, l'apprend Yuri, est la copine de Nurlybek. De ce que raconte Otabek, elle est grande, belle, intelligente, et en plus, elle est violoniste et finira par se fiancer à son frère, alors elle correspond parfaitement aux attentes de leur mère. Yuri fixe l'écran de l'appareil, les lèvres pincées, et ne peut pas s'empêcher de se demander si Otabek projette ses propres peurs sur cette fille.
L'odeur huileuse monte au nez de Yuri, désagréable, mais il n'a jamais été aussi heureux de voir une assiette de dessert se poser devant lui, simplement parce que ça signifie que le repas devrait bientôt se finir.
Ce sont des petits pains frits au beurre et au lait qui lui rappellent vaguement une version sucrée des pirojkis de Grand-Père. Conformément à ce que lui avait annoncé Otabek, la cuisine de Sofia est délicieuse, bien que trop riche pour des athlètes comme eux.
Yuri ignore le pincement de culpabilité au fond de son estomac, il se dit qu'il n'aura qu'à faire attention la semaine prochaine. En temps normal, il aurait râlé à cause du gras, mais pour cette fois, il avale sa portion dans la précipitation, et dans l'espoir de rentrer rapidement à l'appartement.
Le détail qu'il n'a pas anticipé, c'est le thé, qui éternise encore plus le repas. Yuri avait constaté qu'Otabek est un cas quasiment clinique d'addict au thé, il aurait dû se douter que ça devait venir de quelque part. Les théières s'accumulent sur la table, certaines font quasiment la taille de sa tête, et d'autres sont toutes aussi vieilles que lui.
Yuri, qui déteste de tout coeur les activités manuelles, se résout à colorier avec Ailana et Sezim pour passer le temps. Najma ne tarde pas à les rejoindre, elle menace de lui tirer des traits de feutre sur le front s'il ne lui passe pas ses crayons. Il hésite sincèrement à s'étouffer avec un pain frit.
C'est lorsqu'il entend Otabek prononcer son prénom qu'il relève la tête.
— J'ai déjà quelque chose de prévu avec Yuri, ce vendredi.
Vendredi ? Ça ne dit rien à Yuri.
— Tu pourrais l'emmener avec toi, propose Sofia. Surtout si tu ne lui as pas encore montré la grande mosquée d'Almaty.
Ah, ça, ça lui parle. De mémoire, il sait que ça arrive à Otabek d'accompagner toute sa famille pour la prière collective. Ça l'étonne que son ami refuse l'invitation, mais après tout ce cirque, il devine en quoi elle le fait suer. Comme s'il n'attendait que ça, Yuri bat des cils et sort son plus bel air innocent :
— C'est moi qui ai insisté pour sortir, j'en suis désolé. Et puis, je ne voudrais surtout pas vous déranger en famille…
Le patio est masqué par des fleurs de toutes les couleurs, éclairé de quelques lanternes pendues au plafond. Des poutres de bois sont couvertes de lierre, un feu pétille dans l'âtre au centre, les flammes réchauffent la peau de Yuri, mordue par l'air frais du début de soirée. Il peut comprendre pourquoi Otabek s'est réfugié ici. Il est nettement plus à l'aise ici qu'avec les vieilleries inestimables qui peuplent l'intérieur de la maison.
Une cigarette tout juste allumée pend aux lèvres d'Otabek. Yuri devine qu'il ne fume pas seulement en soirée, mais aussi quand il est angoissé. Il expire un large nuage grisâtre, et se laisse tomber plus loin sur sa chaise.
Ses joues sont roses, mais ce n'est pas à cause du froid, plutôt à cause du vin qu'il a descendu durant le repas. Là-dessus, Otabek n'a pas menti, il boit rarement. Yuri a participé à suffisamment de banquets en sa compagnie pour savoir que quelques verres suffisent pour lui mettre un coup dans le nez.
Yuri se frotte les tempes. Il est péniblement sobre, et épuisé par la journée.
— Alors comme ça, on sort vendredi ? demande-t-il.
Otabek soupire doucement. Il sort de sa contemplation du mur végétal, et pose les yeux sur Yuri.
— Oui et non. J'ai quelques trucs à te montrer, mais rien de spécifique.
— À part t'échapper de ta famille, tu veux dire ?
— Je suis désolé de t'avoir utilisé comme excuse.
— Bah, t'inquiètes ! C'est juste qu'il me semblait que ça t'arrivait d'aller à la mosquée.
— Généralement, j'y vais seul. Je ne suis pas d'humeur à entendre les remarques de Maman, encore moins celles de mes tantes.
— Ouais... J'ai vu les regards que Samal te lançait durant le repas ! Elle va te sortir une liste de tes conneries, la prochaine fois que tu la croises.
Ce n'est pas un sujet qu'ils abordent beaucoup, mais ils se connaissent depuis des années, alors Yuri a remarqué qu'Otabek ne consomme jamais de porc, par contre, il boit de l'alcool et ne fume pas que des clopes. Un jour, Otabek avait mentionné qu'il avait perdu l'habitude de prier aux États-Unis, et que ça ne lui est jamais revenu. C'est un énième sujet qui cause la discorde parmi leur famille.
Yuri regarde la fumée dessiner des formes abstraites dans l'air, Otabek grince des dents :
— Mon frère et une grosse partie de mes cousins ne sont pas forcément plus pratiquants que moi, mais ils veulent éviter le conflit. Avant, je jouais aussi la comédie. Depuis mon retour à Almaty, je n'en ai plus le courage. Contrairement à moi, Maman est restée croyante envers et contre tout. Je ne peux pas lui en vouloir de ne pas comprendre mon choix, j'aimerais seulement qu'elle respecte le mien.
— Ça fait chier, compatit Yuri.
Il ne sait pas quoi répondre d'autre. Pour lui, la religion est un concept insaisissable. Il ne connaît pas grand-chose des écritures sacrées ou des prophètes. Il a un vague souvenir de motifs floraux, de dorures, et de fresques colorées. Ça arrivait que Grand-Mère le traîne à l'église en fin de semaine, même si ce n'était pas son truc. À la maison, c'était la seule croyante, parce que sa fille n'en avait rien à foutre, et que son mari avait trop de boulot sur les chantiers pour l'accompagner dans une église.
Sur le buffet du salon de la maison de Grand-Père se trouve encore une icône dorée, tant une évocation de Dieu, qu'un souvenir de sa défunte femme. Enfant, Yuri l'observait parfois, à la recherche de réponses, mais il avait déjà du mal à adhérer à l'idée d'un Dieu créateur. Les injustices qu'il a vécues l'empêchent de croire à quoi que ce soit, mais Nikolaï lui a enseigné le respect des convictions des autres.
En conséquence, Yuri ne sait pas ce que ça fait de perdre sa foi, et n'emmerde pas Otabek avec des questions à la con. Il sait que son meilleur ami porte le poids de traditions auxquelles il ne participe plus, que ça le blesse plus que ce qu'il laisse paraître.
Loin du Kazakhstan, il n'y avait rien de sacré pour Otabek, c'est tout ce que Yuri sait, et c'est facile à imaginer. Pour un adolescent, l'Amérique n'était qu'un pays de tentations et d'adorations qui n'ont rien à voir avec un dieu. Le continent au-delà des mers n'offrait aucune miséricorde, et avait avalé toute croyance divine.
Dans son pays natal, Otabek avait une vie toute tracée. Arrêter le patin avant ses trente ans, reprendre ses études à Almaty, se marier, fonder une famille, reprendre l'entreprise de son père, hériter de la maison. Au fil des voyages, son monde s'est modifié, complexifié, et il est revenu avec d'autres perspectives d'avenir. Ça, ils en ont déjà parlé, mais Yuri n'avait pas réalisé à quel point c'est étouffant. Maintenant qu'il voit Otabek se passer les nerfs sur sa clope, c'est une évidence.
— Désolé que la soirée se termine comme ça, souffle Yuri.
— C'est moi qui m'excuse, tu n'aurais pas dû assister à nos prises de bec.
— Arrête de t'excuser ! Ça arrive dans toutes les familles. Tu te souviens de l'été dernier ? Le meilleur pote de Grand-Père m'a cuisiné durant des siècles.
— C'était terrible. Je me suis dit qu'il allait te marier de force à l'une de ses filles.
— Tu parles, c'est toi qu'il a préféré ! T'es bon à marier, Beka.
Le rire d'Otabek sonne faux, il évite le regard de Yuri, et le plonge dans la lente oscillation des flammes. Distraitement, il passe les doigts sur le tatouage qui orne son avant-bras, dévoilé par le tissu de sa chemise relevée au-dessus des coudes. D'épais traits forment les anneaux de l'emblème olympique, encore foncés sur sa peau ambrée. Yuri en a un similaire sur le mollet, tracé dans une encore plus fine. Ils l'avaient fait dans un studio de tatouage à Pyeongchang, incapables de descendre de l'adrénaline provoquée par leur victoire partagée. Yakov avait frisé la crise cardiaque en voyant Yuri revenir avec ça, et ils s'arrangent toujours pour le cacher à sa chorégraphe, parce qu'ils ont peur des tortures qu'elle va lui préparer en vengeance.
La plupart du temps, leurs tatouages sont cachés sous les habits de ville ou les costumes de patin, mais ils en restent néanmoins fiers. C'est un symbole de victoire.
Dans les instants comme celui-ci, c'est aussi un rappel qu'il y a toujours plus à conquérir. Les attentes, les espoirs, les ambitions, les aspirations, les appréhensions, tout ça, c'est inscrit dans ces cinq petits cercles inscrits à vif dans la peau. Ils sont insatiables, l'un comme l'autre. C'est un lourd fardeau, en particulier dans la maison familiale des Altin, où il parvient à faire courber Otabek.
— Qu'est-ce que ton frère pense de tout ça ? Il doit te comprendre, non ? Je ne savais pas qu'il est aussi dans le sport.
— Un peu, oui. Nurlya fait de la boxe amateure, il ne devrait pas tarder à passer en professionnel.
Otabek tire presque la tronche en disant ça.
— Avec le ton que tu emploies, on pourrait croire que c'est un défaut.
— Au contraire, c'est une qualité. Mon frère a l'avantage d'être hétéro, et de faire un sport qui ne lui donne pas l'air d'être gay.
C'est rare qu'Otabek soit aussi acerbe, mais il reste calme. Quelque part, Yuri aimerait qu'il pète un câble, qu'il gueule un bon coup, qu'il exprime ses émotions comme lui le fait si bien. Mais Otabek reste Otabek, alors il prétend que tout va bien, et garde sa peine pour lui, même quand ça fait trop mal.
Ils sont faits du même moule, ils sont solides comme la glace sur laquelle ils patinent, abîmés par les coups répétitifs. Ils tiendront jusqu'à l'impact de trop. Qui cédera en premier, Otabek ou lui ?
— Tu penses ce que tu dis ?
— J'ai longtemps cru que les médailles pouvaient combler le vide entre ma famille et moi, mais c'est faux. Je ne peux pas leur donner ce qu'ils veulent.
— Une femme et des gosses ? C'est des conneries.
— Pas pour eux… Ni pour moi.
Yuri aimerait qu'Otabek puisse se voir à travers ses yeux. Il sait ce que son meilleur ami a accompli, et il en est fier. Otabek a quitté le pays en maîtrisant à peine l'anglais, s'est mesuré à l'opinion de ses parents, s'est hissé au sommet avec le peu de ressources que le Kazakhstan pouvait lui offrir, s'est arrangé pour en donner aux athlètes qui lui succéderont. Tout ce qu'il touche se transforme en or, ça devrait être évident.
— Otabek…
Le regard d'Otabek est toujours distant, mais ils se toisent quelques instants. Yuri poursuit :
— Je sais que ça changera rien, mais je suis fier de toi.
D'un geste lent, Otabek laisse tomber son mégot, et l'écrase sous sa bottine.
— Merci.
Yuri doute que ce soit suffisant pour lui donner le courage de rentrer et affronter sa famille, mais il aimerait que ce soit le cas. Il voudrait qu'Otabek soit heureux, qu'il obtienne tout ce qu'il mérite. Il sait que son ami est doux sous ses airs sévères, qu'il sacrifie beaucoup pour les autres, qu'il pourrait sacrifier trop pour la fierté de sa famille.
Otabek se relève et abaisse ses manches, il commence à s'éloigner vers la porte-fenêtre de la baie vitrée, mais se retourne au dernier moment. Sa voix est reconnaissante :
— Yura… Je le savais déjà.
Ses lèvres s'étirent légèrement. C'est un sourire doux, et c'est peut-être le seul qui est sincère depuis le début de la journée.
— Je te l'ai jamais dit clairement.
— Tu as tes manières bien à toi de prouver aux autres que tu les apprécies.
Ils rejoignent la maison en silence. Avant de retourner dans le salon, Yuri lève les yeux vers le ciel. Depuis la périphérie d'Almaty, on peut apercevoir les premières étoiles briller entre les nuages. Il est incapable de dire s'il y a une force au-dessus d'eux, un être tout-puissant et invisible, mais il veut croire que quelque chose, quelque part, finira par guider leurs pas.
Dans le couloir, Otabek s'arrête une dernière fois. Il affiche un sourire en coin, et chuchote à Yuri :
— Avant qu'on rentre, je vais te montrer quelque chose. Nurlya et moi, on a une petite tradition…
Sur le coup, ça ne rassure pas nécessairement Yuri. Les Altin et lui n'ont pas la même définition de ce qui est petit. Il suit néanmoins Otabek jusqu'à la pièce qu'ils surnomment la salle de musique, où il découvre toute une tapée d'instruments dont il ne connaît pas forcément le nom.
Une large bibliothèque débordant de partitions occupe une partie du mur du fond, flanquée d'un piano qui coûte plus cher que ce que Yuri pourrait deviner. Sur la cloison opposée se trouvent les basses et les guitares sur lesquelles Otabek a débuté, et qu'il n'a pas emmené lorsqu'il a déménagé dans l'appartement du centre-ville.
Nurlybek est déjà planté là. En les voyant arriver, il salue son frère, et dépose une main chaleureuse sur l'épaule de Yuri. Il sourit de toutes ses dents, c'est presque éblouissant. Putain, ce mec est beaucoup trop expressif pour être le frère d'Otabek.
— Je parie qu'Otabek ne t'a jamais rien joué, murmure-t-il.
Yuri acquiesce, et repousse maladroitement Nurlybek. Si seulement il pouvait arrêter de lui parler à l'oreille…
— C'est normal, poursuit Nurlybek. C'est un grand timide.
Otabek détache l'une des basses, et soupire :
— Nurlya… Je t'ai entendu. Arrête de raconter des bêtises à Yuri, et viens plutôt jouer.
Le frère cadet s'esclaffe, mais relâche Yuri pour se saisir d'un instrument en forme de poire, un peu comme une guitare dotée de deux cordes. Ils prennent place sur deux tabourets. Côte à côte, prêts à jouer, ils se ressemblent bien plus qu'ils ne le pensent.
— Après les réunions de famille, on aime bien venir ici pour improviser quelques chansons.
Otabek explique qu'ils organisent régulièrement de grandes fêtes traditionnelles dans la maison familiale, en particulier des anniversaires qui permettent de réunir la famille éloignée. Ces festivités sont placées sous le signe du chant et de la musique. Apparemment, la grand-mère maternelle d'Otabek a fêté ses quatre-vingt-dix-huit ans cette année, et chante comme si elle en avait cinquante de moins.
La tradition des deux frères s'est inspirée de ces coutumes, et, plus largement, celle de Sofia et de ses enfants de se réunir pour jouer ensemble. Ça doit arriver une fois par mois, et c'est pour cette raison qu'Otabek disparaît parfois durant plusieurs heures. Pendant qu'il parle, celui-ci s'anime vivement. Il est détendu, il semble enfin dans son élément. Otabek porte avec lui un mélange de cultures et de connaissances ramené d'une vie de voyages, mais il prend racine ici, là où sa famille est guidée par la musique.
Nurlybek lance un regard entendu à son frère, ils commencent à jouer. La basse d'Otabek se marie parfaitement avec l'instrument traditionnel de son cadet. Ils se passent un dialogue musical désinvolte, se répondent sans hésitation, puis accélèrent le rythme sur les cordes en synchronisation. Malgré les singularités de chacun, ils possèdent leur drôle d'harmonie.
Yuri les observe en silence, avec la tête de celui qui n'y connaît rien en musique, mais quelques frissons lui parcourent quand même le dos. Les deux frères jouent des rythmes compliqués, et ça leur va bien.
Quand ils terminent de jouer, Nurlybek continue à tenir la jambe de Yuri, et Otabek secoue la tête, faussement blasé par leurs débats stériles.
— Je commençais à me dire que tu n'étais qu'une légende. Trois ans qu'on entend parler de toi, et c'est la première fois que tu viens ici !
Yuri lève les yeux au ciel. Il peut sentir ceux d'Otabek se poser sur lui.
— Otabek ne m'a jamais invité, à croire qu'il ne voulait pas que je rencontre son bouffon de frère.
Le bouffon en question toise Yuri quelques secondes, et répond :
— Tu dis toujours le fond de ta pensée ?
— Toujours.
Nurlybek éclate de rire, il adresse une belle tape dans le dos de Yuri, qui manque de s'étouffer, et lance un regard noir à son interlocuteur.
— Je t'aime bien, Yuri ! Tu devrais venir à un de mes entraînements, un de ces jours. Ça ne te ferait pas de mal, regarde ça !
Il illustre ses dires en plantant un doigt dans l'avant-bras de Yuri.
— Qu'est-ce que tu me veux, Dwayne Johnson ? J'aimerais bien te voir sur de la glace !
— C'est un défi ?
— Évidemment que c'est un défi ! Je vais te botter le cul !
Le rire d'Otabek résonne dans la pièce, surprenant, mais mélodieux comme un morceau de musique. Yuri, comme Nurlybek, se tourne vers lui. Ils s'exclament en choeur :
— Bah quoi ?
— Rien. Je suis content que vous vous entendiez bien.
Yuri fusille Otabek du regard, juste parce qu'il refuse d'admettre qu'il a raison, et que son frère n'est pas si con que ça.
Comparé à la maison des Altin, l'appartement d'Otabek paraît infiniment calme. Ils s'affalent sur le canapé, et Yuri s'installe immédiatement entre les genoux de son ami, réclamant qu'il défasse sa tresse.
Yuri est soulagé de retrouver l'éclairage doux des LEDs, la présence discrète de Koshka, et les habiles mains d'Otabek dans ses cheveux. Le souffle de celui-ci caresse sa nuque dès qu'il entrouvre les lèvres. Otabek chatonne à mi-voix, si bas que Yuri se demande s'il l'imagine. Curieux, il souffle d'une voix enfantine :
— Ton frère a souligné que tu ne m'as jamais joué quelque chose.
— Je comptais sur le fait que tu n'écoutes pas ce que Nurlya raconte.
L'intérêt de Yuri est piqué. Il démêle grossièrement les nœuds dans ses cheveux et se retourne vivement. Il paille comme un gamin :
— Joues-moi un truc !
— Je veux bien jouer…
— Mais ?
— Mais j'aimerais beaucoup que tu chantes avec moi.
Yuri croise les bras sur son torse.
— T'es naze ! Y'a toujours un marché, avec toi.
— Ça me semble plutôt honnête.
Maintenant que le sujet est sur le tapis, c'est Otabek qui ne lâche pas l'affaire, et il sort son regard de chien battu. C'est injuste, parce que Yuri est incapable de lui dire non, déjà qu'il a envie de lui faire plaisir après la journée de merde qu'ils viennent de passer.
Le silence vexé de Yuri compte comme une approbation. Otabek se relève et revient avec une guitare acoustique. Le bois de l'instrument est noir, sa finition brillante reflète le rouge des ampoules.
La voix grave d'Otabek est taquine :
— Wild Horses, Yura ?
La réponse de Yuri n'a pas changé, ce genre de chansons lui tape sur le système nerveux. C'est les trucs qui passaient à la radio quand il était gosse, pendant que sa Babushka cuisinait. Nikolaï lui passait les ustensiles, et ils chantonnaient ensemble. Le souvenir de ses grand-parents dansant main dans la main est douloureux — ça fait longtemps que Grand-Père ne chante plus, et Yuri en a retenu que ça fait mal d'aimer quelqu'un.
Otabek le regarde, observateur, et insiste :
— J'ai bien vu que tu connais les paroles.
— Je te déteste, Beka.
Le son de la guitare erre dans la pièce. La musique est un art difficile, mais Otabek glisse ses doigts sur les cordes sans peine. Sa jambe tape doucement le rythme, son genou frôle celui de Yuri à chaque mouvement. Pour l'encourager, il entonne la chanson en premier :
— You know who I am, you know I can't let you slide through my hands…
C'est la première fois que Yuri l'entend chanter, pas uniquement jouer d'un instrument. Sa voix est plus rauque encore que lorsqu'il s'exprime, et pourtant duveteuse, cotonneuse comme une caresse. Elle se marie parfaitement avec le morceau. Otabek ferme les yeux, Yuri ne sait pas si c'est par pudeur, par concentration, ou pour le pousser à l'accompagner. Quelques instants, il est fasciné par les traits harmonieux de son visage, le mouvement régulier de ses lèvres alors qu'il chante le couplet :
— I watched you suffer, a dull aching pain…
Yuri prend son souffle, et complète faiblement :
— Now you've decided to show me the same...
Contrairement à Otabek, son accent se fait entendre sur certains mots, son timbre est hésitant. Sa voix a bien baissé ces dernières années, il a encore du mal à la maîtriser.
— I know I've dreamed you, a sin and a lie...
— I have my freedom but I don't have much time…
Même si Yuri a l'impression de chanter horriblement faux, il se laisse porter par la mélodie. Il se balance nonchalamment, ses mots tremblent un peu. Il est étrangement frappé par cette harmonie entre eux alors qu'ils échangent les couplets jusqu'au refrain final. Là, Otabek rouvre les yeux, et ils échangent un sourire timide. Ensemble, ils répètent les lignes qui closent la chanson :
— Wild horses couldn't drag me away… Wild, wild horses, we'll ride them some day…
La dernière phrase meurt sur les lèvres d'Otabek. Yuri lui fait face sur le sofa, la lente respiration d'Otabek s'échoue contre son visage alors que les dernières notes se diffusent dans la pièce.
Yuri ressent trop de choses à la fois. La douce intimité établie entre eux fait paniquer les battements de son cœur. Quand ils sont proches comme ça, est-ce qu'Otabek arrive à les entendre ? Pour Yuri, ils sont assourdissants, tel un roulement de batterie dans le silence.
Quand Otabek se recule, Yuri sursaute presque, étonné.
— Tu vois, tu sais chanter.
— Je te déteste toujours, Altin.
Ils n'ont partagé qu'une chanson, mais il y a quelque chose entre eux, quelque chose sur lequel Yuri n'arrive pas à mettre le doigt, quelque chose qui fait peur. Qu'il refuse de croire.
• Le personnage de la mère de Beka est très librement inspiré de la chanteuse Mayra Muhammad-kyzy, qui a été la première chanteuse kazakhe à l'Opéra de Paris.
• À titre informatif, Nurlya joue de la dombra. Si ça vous intéresse de jeter un oeil à la musique contemporaine kazakhe, je vous laisse un lien : /0zYFEeGtlYo :D
• Je l'ai mentionné rapidement à travers l'immeuble de Lilia, il y a pas mal de très belles entrées à noter dans les vieux bâtiments de Saint-Pétersbourg. Ça ne fascine sans doute que moi lol, mais vous pouvez en voir sur le compte Instagram "paradnye"
