JUILLET
Un faible gazouillement tire Yuri de son sommeil. Il grogne, incapable d'ouvrir ses paupières lourdes de fatigue, il jette un bras sur son visage. Le son persiste, puis résonne de plus en plus fort, et Yuri jure une nouvelle fois. Pourquoi il y a un foutu piaf à l'intérieur de l'appartement ?
Il faut quelques secondes à Yuri pour comprendre que ce n'est pas du tout un animal qu'il entend, mais la sonnerie du téléphone d'Otabek, lui parvenant de la chambre adjacente. Il ouvre les yeux d'un coup, se redresse difficilement dans son lit. Il a eu du mal à fermer l'œil cette nuit, et en a oublié qu'ils doivent se lever tôt ce matin.
La lumière de son téléphone est aveuglante, il plisse les yeux pour y discerner l'heure — il est un peu plus de cinq heures et demie. Otabek est un grand dormeur, il a pour habitude de flemmarder le samedi, alors Yuri suppose que ce qu'il veut lui montrer ce matin est important. Il attache ses cheveux emmêlés avec l'élastique qu'il garde au poignet, puis s'extirpe de la chambre à pas de loup. Le réveil ne sonne plus, mais Otabek s'accorde sans doute quelques minutes de repos supplémentaires.
À travers les vitres du salon, le soleil est un globe rouge sur un fond azur. Yuri contemple la vue un long moment : c'est vrai que les couchers de soleil d'Almaty sont magnifiques.
Guidé par l'automatisme, il entrouvre la fenêtre, allume la cafetière, tire un mug du labyrinthe de plantes sur le comptoir, et s'y assoit dans un bond. L'air chaud de l'été s'engouffre dans l'appartement, la promesse d'une journée radieuse devrait chasser ses pensées sombres, mais il n'en est rien. Le mug fumant de café réchauffant ses doigts ne l'aide pas non plus.
Aussi soudainement que silencieusement, Koshka fait son apparition sur l'îlot de cuisine. Le félin toise Yuri de ses yeux verts, comme si sa seule présence dans l'appartement n'était qu'une insulte à son égard, puis s'installe malgré tout à quelques centimètres de lui. Le chat s'habitue peu à peu à Yuri, mais bien qu'il ne puisse toujours pas le toucher. Il se doute que Koshka est effrayé.
Peu après son emménagement, Otabek avait remarqué le félin dans la ruelle collée à l'immeuble, maigre et écorché. Il lui avait fallu plusieurs jours de bribes à grand renforts de croquettes pour persuader le matou de le suivre à l'étage, et une bonne semaine afin de réussir à le laver et le soigner. Trois ans plus tard, l'animal est engraissé et domestiqué, mais il ne fait confiance qu'à son maître.
Yuri ressent une certaine empathie pour Koshka. Ça lui arrive de se sentir comme un animal errant, et Otabek avait raison en les comparant, le jour de son arrivée à l'appartement : il montre les crocs, mais il a peur de tout.
Les oreilles de Koshka se relèvent brusquement, Yuri suit son regard. Otabek passe le pas de la porte, et lui sourit doucement.
— Salut, Yura.
Sa voix est grave, enrouée par la fatigue. Yuri se demande s'il va s'habituer à le voir comme ça, les traits ensommeillés, mais le visage illuminé d'un sourire sincère.
— Ça y est, vous vous partagez le plan de travail ? Qu'est-ce que je vais faire de deux chats, moi ?
Otabek lui demande régulièrement d'arrêter de grimper sur les meubles, mais Yuri ne se défait pas pour autant de sa mauvaise habitude... Surtout quand il peut entendre l'affection camouflée derrière le sarcasme de son meilleur ami.
Dramatique, Yuri saute de son perchoir dans un soupir exagéré, puis extirpe un second mug du meuble, et attrape le thé en sachets qu'Otabek boit chaque matin — ironiquement, c'est du thé noir de Ceylan, connu pour son goût corsé et amère.
— Il te reste du café ?
Hein ? Otabek aurait plus de chances de lui demander un soda au petit-déjeuner qu'un café. Ça fait trois semaines qu'ils se chamaillent sur leur choix de boisson. Yuri a mal entendu la question, c'est sûr. Il vérifie :
— T'en veux aussi ?
Otabek hausse les épaules, et ironise :
— Je passe trop de temps avec toi.
C'est une justification probable. Yuri a commencé à faire des trucs chiants, du genre tapoter sur des objets lorsqu'il s'ennuie, ou se balancer sur ses pieds lorsqu'il est nerveux. Il espère qu'il ne va pas se mettre à parler aux chats comme s'ils étaient des bébés, parce que même Potya se foutrait de sa gueule. Yuri attrape le pichet dans la cafetière, sert une tasse à Otabek, et se fige en lui passant le sachet de sucre. Putain, il a rencontré des couples mariés avec moins d'aisance que ça... Enfin, il a vu le couple Katsuki-Nikiforov en action, qui sont assez étourdis pour se rentrer dedans dix fois chaque matin en préparant le petit-déjeuner, alors ça ne compte pas.
Son meilleur ami le regarde en coin, et accepte le mug dans un remerciement silencieux.
Le soleil matinal illumine Otabek, installé sur le sofa. Il ne porte que le short de sport dans lequel il dort, la lumière dorée retrace les lignes de son torse. C'est un instant similaire à chaque matin passés ensemble, mais pour la première fois, Yuri remarque la tension qui persiste entre eux.
Cette gêne existe dans les regards hésitants qu'ils se lancent lorsqu'ils pensent que l'autre ne le remarque pas, dans le tremblement de leurs voix lorsqu'ils se confient mutuellement tard le soir, dans la manière dont ils se tiennent par la main pour un rien. Ils laissent cette émotion grandir en silence, et Yuri sait que ça lui fait peur d'en parler.
Yuri vient s'asseoir aux côtés d'Otabek. Il ne veut pas gâcher leur journée en discutant de ça — ou il est peut-être tout simplement lâche, alors il ravale son angoisse et plaisante :
— J'ai le droit de savoir pourquoi on s'est levé aux aurores ?
— C'est une surprise.
— Venant de toi, c'est une très bonne ou une très mauvaise chose.
— Ça y est, tu vas enfin honorer ta promesse de m'emmener faire un tour en bécane ?
La promesse date de peu de temps après leur rencontre. Suite à Barcelone, ils avaient rapidement gagné l'habitude de s'envoyer des messages tout au long de la journée. Yuri, impatient de revoir Otabek en dehors des compétitions, avait réclamé qu'il l'emmène à nouveau faire un tour en moto. Celui-ci lui avait alors promis de le faire grimper sur sa Harley, plutôt que sur un véhicule de location. Le premier été, ils étaient trop occupés pour se voir. Le second, c'était Otabek qui était venu en Russie. C'était là qu'était née une autre promesse : celle de se rendre visite chaque été. Yuri suppose qu'il l'honore en étant à Almaty, même s'il aurait préféré que sa venue soit moins fracassante.
Otabek referme sa veste en cuir, et hoche la tête.
— On en a pour un peu plus d'une heure de route, ça te va ? La Harley n'est pas nécessairement prévu pour ce genre de trajets, mais en se serrant un peu...
Sa voix est encore fatiguée, elle semble un brin nerveuse. Yuri fait cesser son monologue d'un geste de la main. Il s'en fout du confort, il est surexcité à l'idée d'enfin essayer la Harley.
— T'inquiètes, c'est pas comme si j'étais jamais monté en moto avec toi.
Otabek émet un son approbatif, et s'approche de Yuri pour déposer un casque sur son crâne. Les doigts d'Otabek frôlent le cartilage de son oreille lorsqu'il remet en place quelques mèches échappées de sa tresse — c'est l'un de ces instants fragiles qui persistent entre eux.
Yuri évite le regard de son ami, et Otabek brise le silence en demandant :
— Alors, qu'est-ce que tu penses de la moto ?
C'est la première fois que Yuri voit la bécane de ses propres yeux. C'est une Harley Davidson pas si différente de celle qu'ils avaient enfourché à Barcelone. C'est un modèle qui a l'air de sortir tout droit des fifities, le siège est en cuir noir, le rêvetement est d'un bleu marine profond qui brille au soleil, et les finitions sont en chrome. Sur Skype, Otabek lui avait raconté tout un tas de trucs sur la moto, parce que c'était lui qui l'avait bricolée, et qu'il y connaît un rayon en mécanique, mais Yuri n'y a jamais rien pigé. Il apprécie simplement écouter Otabek parler de ce qu'il aime.
— Je pense que j'ai grave envie de la conduire !
Ça fait des siècles que Yuri le saoule avec ça, et c'est la seule promesse qu'Otabek refuse de faire. En ce qui le concerne, il a deux gosses : son chat, et sa moto. Il secoue lentement la tête, buté.
— Certainement pas.
— T'es réellement naze !
— Ça me va. On est pas tous des dangers publics, Yura.
— Tu veux discuter de l'épisode du canapé ?
Otabek soupire, et fait grogner le moteur de la moto.
Les kilomètres défilent sur l'imposant tableau de bord métallique de la bécane. Si elle est esthétique, Otabek avait néanmoins raison : elle absorbe mal les chocs de la route trouée. Alors qu'ils slaloment entre les camions qui sillonnent la campagne, les pédales et la béquille manquent de racler le sol, Yuri est obligé de resserrer sa poigne autour de la taille de son ami afin de rester droit sur son siège.
Les rues d'Almaty lui étaient familières, il ne reconnaît à présent plus rien du paysage. Ils ont quitté les lotissements flambants neufs qui se ressemblaient tous, et les vieilles fermes s'enchaînent maintenant sur le rebord de la route, abîmées par la bouche béante du temps qui passe.
Les montagnes à l'horizon et le cuir de la veste d'Otabek contre le menton de Yuri sont les seules constantes.
Il n'y a qu'une seule pompe rouillée dans la station service. Le gravier crisse sous les sneakers de Yuri quand il saute de la Harley. Quelques brins d'herbes brûlés par le soleil de juillet poussent au sol, et on dirait que c'est la seule forme de vie ici. Le logo sur le bâtiment qui lui fait face est quasiment effacé, l'endroit semble abandonné depuis des années, mais de la lumière provenant de l'intérieur indique qu'il est toujours ouvert.
La porte grince lorsque Yuri l'ouvre, et l'unique employé derrière le comptoir le dévisage brièvement. Le type ne le salue pas, replongeant le nez dans son magazine. Yuri hausse les épaules, et se dirige vers le distributeur de boissons.
Otabek passe à son tour la porte pour payer son essence. Seul le ronronnement des frigos anime le silence, jusqu'à ce qu'Otabek se racle la gorge afin que l'employé ne se tire de sa lecture. Il le fixe un instant, et annonce platement :
— 3 591 tenges.
Minimaliste, comme salutation. Yuri serre les dents, agrippe son café, et retient une remarque acerbe. Otabek déteste attirer l'attention sur lui, il ne sait jamais où se mettre quand Yuri provoque une scène. Yuri rejoint son ami en silence, lit le nom inscrit sur le badge du vendeur, et l'insulte mentalement.
Le dénommé Artem jette un autre coup d'œil à Otabek alors que celui-ci tape son code de carte bleue. Il lève un sourcil, ses yeux s'écarquillent lorsqu'il l'apostrophe :
— Je reconnais ta tête, je l'ai déjà vue quelque part.
Ce n'est pas la politesse qui étouffe ce gars.
— On fait du sport à haut niveau, intervient Yuri.
Artem le regarde fixement, puis passe à Otabek, puis au nom affiché sur le logiciel de paiement.
— Vous étiez aux Jeux olympiques d'hiver, non ? Ça me revient, maintenant. Vous faites quoi exactement ?
Après Pyeongchang, Otabek a fait la une des journaux durant des mois. C'est régulier qu'il soit reconnu dans la rue. Il range son portefeuille dans sa poche, et répond poliment :
— Du patinage artistique.
— Ah ouais ! Ma sœur aime bien ce genre de machins. Perso, on m'a toujours dit que c'est un sport de fillettes, alors j'ai jamais regardé...
Un sport de quoi ? Yuri se disait bien que quelque chose dans l'attitude de ce mec le dérangeait. Le ton d'Otabek est neutre alors qu'il rétorque :
— Tu devrais le faire, ça te surprendrait.
Yuri serre les doigts sur son gobelet, il pense sincèrement à détruire ce sombre connard. Otabek dépose une main sur son poignet, comme s'il pouvait sentir sa colère.
— Yuri, tu viens ? On a de la route à faire.
Comment fait-il pour rester aussi calme, bordel ? Yuri avale l'intégralité de son café d'une gorgée, froisse le plastique, et le dépose rageusement sur le comptoir.
La porte claque derrière eux. La colère bouillonne dans tout le corps de Yuri, elle est si aveuglante qu'il voit à peine où il va. Il aurait voulu blesser ce connard, lui faire sentir le poids de ses mots. Il ne supporte pas qu'on parle comme ça, encore moins d'Otabek.
Yuri se plante devant la Harley, il sent qu'il tremble un peu, et il ne peut pas empêcher son ton d'être accusateur :
— Pourquoi tu l'as laissé parler comme ça ?
Otabek ajuste ses gants de moto, et hausse les épaules. Son visage est fermé.
— Qu'est-ce que tu aurais voulu que je fasse ?
— J'en sais rien ! Lui faire fermer sa gueule, par exemple !
— C'est impossible de deviner comment les gens vont réagir quand on les provoque.
— Et donc ? On s'écrase, alors ?
— Malheureusement, oui.
— Tu laisses toujours pisser comme ça ?
— Risquer de provoquer une montée de violence n'aurait pas été la solution. Ça ne l'est jamais.
À la réflexion, l'expression d'Otabek n'est pas neutre. Elle est triste. Sincère, il ajoute :
— Désolé, Yura.
Yuri bougonne une approbation et grimpe à l'arrière de la bécane. Il réalise qu'il ne sait même pas s'il se sent fou de rage, ou s'il a envie de pleurer toutes les larmes de son corps. Au fond, il sait que c'est vrai, et qu'il n'y a rien à faire — ce n'est pas seulement un pauvre connard dans une station service au milieu de nulle part, c'est tout les autres connards qui pensent comme lui. Comment lutter contre ça ? C'est injuste, et ça le rend dingue.
Les plaines bordent les deux côtés de la route, les montagnes marquent toujours la ligne stable de l'horizon. Yuri cherche du réconfort dans le paysage. L'odeur d'essence lui reste dans le nez, le goût du café persiste sur sa langue, et la voix d'Artem résonne dans sa tête.
Est-ce qu'il déteste ce con, ou est-ce qu'il se déteste lui-même ? Yuri a les cheveux longs, il porte des costumes brillants, beaucoup de maquillage de scène, et parfois des vêtements féminins. Il a l'impression que c'est mal, qu'il ne devrait pas s'accorder le droit de vivre comme il le souhaite.
Après tout, Yuri n'est qu'une poupée dénuée de personnalité qu'on habille à sa guise.
Peu de véhicules sont stationnés sur le parking où ils garent la moto, seuls les lève-tôt sont déjà arrivés sur le départ de randonnée. Le village où ils ont acheté de quoi grignoter n'était pas bien grand, les étagères de l'épicerie étaient poussiéreuses et peu fournies. Sur les derniers kilomètres, ils n'avaient doublé que quelques touristes venant d'Almaty.
De larges panneaux de bois indiquent différentes directions, Yuri s'approche pour les lire. Ils disent un truc à propos de gorges et de rivières, mais il n'a pas la moindre idée d'où ils se trouvent exactement.
— Où est-ce qu'on va ?
Otabek termine de cadenasser la Harley, puis le rejoint d'un pas décontracté.
— Voir l'une des plus grandes cascades de la région.
Il désigne le sentier qui s'éloigne dans la forêt, et explique :
— C'est à quelques kilomètres d'ici, et ça grimpe pas mal pour y accéder. Ça sera calme, la majeure partie des bus de touristes ne sont pas encore arrivés. On devrait redescendre en milieu d'après-midi.
Crapahuter dans la montagne durant des plombes, ce n'est pas le genre d'activité qui emballe particulièrement Yuri. Il est encore sur les nerfs, il sait qu'il est grognon pour un rien, mais n'arrive pas à tenir sa langue :
— Quand tu m'as dit que tu avais une surprise, ce n'était pas exactement ce que j'imaginais. Je voyais ça plus... Urbanisé.
— Urbanisé ! s'esclaffe Otabek. Nikolaï t'a élevé à la campagne, non ?
— La campagne moscovite. Ma plus grosse pente à grimper, c'était celle de la supérette. À part les champs d'orge, y'avait pas grand chose de végétal.
— Peut-être que mes amis n'ont pas tort de dire que tu es une princesse.
— Tes potes ont dit quoi ?!
Un rire plein d'entrain secoue Otabek. Yuri grommelle, il glisse ses lunettes de soleil sur son nez pour camoufler son rougissement. Ces enfoirés n'ont pas tout à fait tort, il sait déjà qu'il va descendre de là avec des piqûres de moustiques partout, un coup de soleil sur la tronche, et vingt ans d'espérance de vie en moins.
Otabek attrape son sac à dos, et se met en marche vers le chemin forestier, un sourire aux lèvres.
— Tu verras, ça vaut le coup.
Derrière eux, les immenses plaines secouées par la brise et humides de rosée n'ont d'égal que l'infini azuréen du ciel. Devant eux, les forêts de pins masquent les sommets qui s'étirent jusqu'à frôler les quelques nuages.
Leur ascension est rythmée par le ruissellement d'une rivière et le chant d'oiseaux. Ils progressent lentement parmi les clairières tapissées de mousse, les orchidées de toutes les nuances, les sources fraîches murmurant entre les rochers, les souches d'arbres centenaires rongées par les champignons.
Sur le flanc de la montagne, les minutes s'écoulent de plus en plus lentement, jusqu'à ce que le concept du temps ne devienne étranger à Yuri. Pour l'occuper, Otabek lui fait deviner des personnages ou des animaux dans les formes étranges tracées par les racines des arbres. Les papillons et libellules volent près de lui, l'ambiance est irréelle. Il inhale l'odeur salée de roche humide et de lichen. La quiétude atténue sa colère.
La rivière guide leur ascension vers la cascade, de nombreux ponts permettent de progresser sur le chemin et de traverser son lit. Ils sont encore glissants à cause de la pluie des jours précédents, et si Yuri fait généralement preuve d'un équilibre à tout épreuve, il n'en va pas de même lorsqu'il est question de randonnée.
— Putain, c'est casse gueule ton truc ! siffle-t-il.
Otabek attrape l'épaule de Yuri afin de le redresser et de l'empêcher de tomber. Le sourire ironique sur ses lèvres vexe Yuri, mais il se laisse néanmoins guider sur le pont de fortune.
— Je pensais que tu plaisantais, à propos de la campagne moscovite.
— Me casse pas les couilles ! J'ai pas grandi à la montagne, moi !
— Heureusement que je suis là pour te sauver.
Yuri renifle, et tape gentiment la main d'Otabek pour la chasser.
Almaty est embrassée de toutes parts par les sommets, l'aisance d'Otabek ne devrait pas surprendre Yuri. Durant longtemps, toute leur relation a tourné autour du patin, alors il y a des détails qu'il ignore encore. Il a l'impression d'en avoir appris plus sur lui en trois semaines passées à Almaty, plutôt qu'en trois ans à se côtoyer entre les compétitions.
Otabek est bien différent de la version qu'il laisse voir au public, ou de celle qu'il montre aux juges dès lors qu'il saute sur la glace. Yuri est heureux de connaître cette facette de lui, celle qui discute avec les babushkas de l'immeuble, celle qui a la flemme de faire à bouffer, celle qui peut nommer les espèces des oiseaux en un coup d'œil. Il est si loin de cette armure d'indifférence, de gel et de cuir qu'il revêt devant les inconnus.
Alors qu'ils reprennent la marche, deux hirondelles des roches volètent timidement l'une autour de l'autre. C'est une image à la fois précieuse et fragile, semblable au sentiment qui anime la poitrine de Yuri — son cœur bat au rythme de leurs ailes agitées.
À mi-chemin, ils s'arrêtent près d'un ruisseau. L'eau y est si claire qu'ils peuvent distinguer le fond pierreux. Otabek y remplit sa gourde, et Yuri en profite pour s'asseoir sur un rocher.
Ils sont assez hauts dans la montagne pour contempler la plaine. Perché là, Yuri se sent infiniment petit, et ça lui fait penser que le monde est bien plus grand que celui auquel il se limite. Trop souvent, il a l'impression de devoir se plier pour rentrer dans son propre univers, celui du froid des patinoires et du gris des grandes villes. Il a grandi à Moscou, puis à Saint-Pétersbourg, alors il connaît surtout des forêts d'immeubles de béton — c'est comme s'il était bloqué dans ces boules à neiges vendues aux touristes, perpétuellement coincé dans un hiver sans couleurs.
Le soleil anime les minuscules silhouettes de bétail au loin, la campagne verdoyante rayonne de toute part. Yuri prend une grande inspiration. C'est dingue, il étouffe un peu moins.
Un parfum délicat accompagne Otabek alors qu'il rejoint Yuri. Il a apporté quelques plantes, qu'il s'amuse à tresser ensemble. Il reste concentré une bonne minute, puis dépose fièrement une couronne de fleurs sur le crâne de Yuri.
— Tu passes de princesse à reine, comme ça.
Yuri lève les yeux au ciel, et s'esclaffe :
— Du coup, t'es quoi, toi ?
— Ton preux chevalier, j'imagine.
— J'aurais dit un simple gueux !
— Mon offrande ne te satisfait pas ?
C'est vrai que Yuri aime bien la couronne, mais il ne compte pas l'avouer.
— T'es trop con, Beka.
Otabek le regarde en coin, et dit :
— Tu me sembles quand même plus détendu qu'à notre arrivée.
— Ah, c'était ça ton plan de génie pour me calmer ?
— Je me suis dit qu'un peu d'air frais te ferait du bien.
— Mouais, je sais pas si je suis détendu. Je commence à avoir une crampe au mollet, et tous les insectes de la planète me bouffent la gueule.
— Attends de voir le début de coup de soleil que tu as sur le nez.
— Fait chier.
N'empêche... Plus ils progressent, plus les problèmes semblent lointains à Yuri. Pourquoi est-ce qu'Otabek a toujours raison ? Comme si celui-ci lisait dans ses pensées, il assure :
— Quand le patin ne suffit plus à me changer les idées, marcher me vide l'esprit.
— Ça fonctionne vraiment ?
— Je suis venu ici un paquet de fois, mais cette vue me réconforte toujours. Ça m'aide à prendre du recul sur les choses.
Durant leurs discussions, Otabek mentionne régulièrement les plaines et les montagnes qui entourent Almaty, et qui participent grandement à son attachement à son pays natal. Yuri peut comprendre en quoi cet endroit est gravé en lui malgré les années qu'il a passées à l'étranger. Ça a quelque chose d'irréel, et d'incroyable. Il regarde Otabek un moment, et admet :
— Je crois que parfois, j'oublie qu'il y a une vie en dehors du patin. Quand je bosse pas, j'ai l'impression de perdre mon temps.
— C'est ça qui te tracasse autant en ce moment ?
— Plus ou moins. Genre... Qu'est-ce que je suis censé faire, si j'arrive plus à patiner ? Si je continue à merder, je vais retomber dans l'oubli aussi vite que je suis arrivé sur le devant de la scène.
Otabek triture une fleur qui s'est échappée de la couronne, ses yeux détaillent l'horizon, et il ne répond pas tout de suite.
— La vie ne se limite pas au patin, tu sais. Je pense que notre problème, c'est que nous ne sommes jamais satisfaits. Il nous en faut toujours plus... Plus de records, plus de titres. Si tu gagnes, si tu dépasses les scores de tes prédécesseurs, si tu réussis plus de quadruples qu'eux, si tu obtiens l'or à Pékin... Tu penses que ça vaut le coup de ruiner ta santé ? Que ce sera assez ?
Un goût de fer perle sur la langue de Yuri. Il s'est mordu l'intérieur de la joue assez fort pour saigner. La fin de sa carrière, c'est un truc qui le fait flipper. Il n'a pas grand-chose, en dehors du patin. Grand-Père, Otabek, Potya, quelques collègues qu'il peut qualifier d'amis, et un studio aux valises qui traînent dans le salon. Il n'est pas totalement dupe, il a assez de recul sur la situation pour savoir qu'il a été façonné de cette manière. Dès son plus jeune âge, il a été éduqué pour être un soldat de plomb, mais il se doute qu'il n'est rien de plus qu'un jouet destiné à ramener les médailles, puis à être oublié au profit d'une nouvelle marionnette. Il a fait la paix avec cette idée, parce qu'il ne sait pas comment exister autrement.
— J'en sais rien, Beka.
— Je ne te demande pas de me répondre aujourd'hui, mais j'aimerais que tu y penses. Je ne voudrais pas que tu continues à forcer tes limites et que tu te blesses.
À l'approche du sommet, les roches deviennent abruptes, la rivière rugit et se révolte en vagues qui éclaboussent le sentier. Ils ne distinguent rien d'autre que des troncs serrés, ainsi que le chant de la cascade à travers le rideau de végétation. Les baskets de Yuri dérapent sur le sol humide, ses doigts sont fermement serrés autour de ceux d'Otabek pour ne pas tomber.
La chute d'eau apparaît soudainement. Elle semble surgir à même terre dans un tumulte retentissant. Il y a un escalier de bois afin de grimper sur les roches qui forment son sommet, mais les marches sont trop glissantes pour qu'ils puissent l'emprunter. Otabek indique un chemin parallèle qui permet de rejoindre un volumineux rocher aplati à mi-hauteur de la cascade.
Non sans mal, ils parviennent à se hisser sur le plateau, et s'y assoient. Le fracas est tel qu'ils ont du mal à s'entendre parler, mais le paysage est superbe. Ouais, ça valait le coup de se faire chier à monter ici.
— Tu viens souvent ici ? s'interroge Yuri.
— Pas autant qu'avant.
La voix d'Otabek est monotone, et Yuri hausse un sourcil. Son ami a insisté pour qu'ils passent la matinée à crapahuter, et maintenant qu'ils sont arrivés en haut, il se renferme d'un coup.
— Tu veux pas élaborer, Beka ?
— Mh.
Ils peuvent passer des heures entières sur Skype à se raconter leurs journées, leurs conneries, leurs projets, et leurs espoirs, mais ça reste difficile pour eux de se confier. Généralement, ils finissent par le faire quand ils sont fatigués, ou ivres, voire les deux.
Ça rappelle à Yuri la soirée qu'ils ont passée ensemble après les Mondiaux de cette année. Yuri avait refusé de dire à voix haute qu'il se sentait mal d'avoir loupé le podium, puis ils s'étaient partagé la bouteille de vodka hors de prix trouvée dans le minibar. C'était Otabek qui lui avait tenu les cheveux quand il avait vomi, qui avait payé l'addition le lendemain, et qui l'avait laissé dormir dans sa chambre.
Otabek évite son regard, et Yuri soupire doucement :
— Tu tirais à peu près cette tête, l'autre jour au terrain de jeu. Est-ce que tu planifies de te noyer dans la cascade ? Je te préviens, j'irai te chercher même si je sais pas nager, et t'aura ma mort sur la conscience.
Sa remarque a au moins le mérite de tirer un reniflement amusé à Otabek.
— C'est rien de grave. Ne t'inquiètes pas pour moi, Yura.
— T'es pas obligé de me dire, mais je veux bien t'écouter.
Les gouttelettes de la cascade les éclaboussent continuellement. C'est difficile de savoir si c'est ça qui fait grimacer Otabek, ou si c'est ce qui lui pèse. Celui-ci se gratte la nuque, et extirpe les mots d'une voix hésitante :
— Je pensais juste à mon père.
Yuri serre les dents, il s'étrangle presque :
— Merde, désolé. Je voulais pas te forcer la main. Je sais que...
C'est un sujet douloureux pour Otabek. Yuri peut compter sur les doigts d'une seule main le nombre de fois où ils ont parlé de son père. Yuri ne l'a jamais rencontré en personne, et de ce qu'il retient des photos, Erzhan est un homme aux cheveux bouclés comme ceux de son fils cadet, aux lunettes rondes qui lui donnent un air sympathique, et au sourire chaleureux qui semble déborder du papier. Yuri sait qu'il était chargé des relations publiques à l'internationale de la boîte gérée par les Altin, qu'il était souvent absent mais qu'il gâtait ses gosses, et surtout, qu'ils l'ont enterré il y a bientôt quatre ans.
C'est la raison pour laquelle Otabek est resté aussi longtemps en Amérique, mais aussi la raison pour laquelle il est rentré au Kazakhstan plus vite que prévu. Sur les dernières photos de lui, Erzhan avait les joues creusées, la peau anémiée, les yeux cernés. C'était devenu trop difficile pour Otabek de voir son père comme ça, ses visites à l'hôpital s'étaient espacées, alors son entraînement sur un autre continent était une bonne excuse pour fuir. Otabek est rentré chez ses parents l'été précédant son entrée chez les séniors, et Erzhan est mort l'hiver de la même année.
— Non, non, tu as raison, je voulais t'en parler. C'est juste que... Évoquer ce genre de choses, ce n'est pas mon fort. Ça m'a longtemps mis en colère, de penser à Papa. J'ai peur que ça recommence, si j'y songe trop souvent.
Ça étonne Yuri. Sous ses airs d'ours mal léché, Otabek doit être la personne la plus douce qu'il connaisse.
— En colère ?
— Oui.
— J'ai du mal à y croire.
— Tu te souviens du Grand Prix de l'an dernier ?
— Évidemment. C'était la première fois que tu gagnais l'or.
— Ça m'avait rendu heureux, c'est sûr, mais au fond, j'étais monstrueusement énervé.
— Tu étais déçu de ne pas rapporter la victoire à ton père ?
— Je rêvais de rendre ma famille fière, je me suis battu pour durant des années, et quand j'ai enfin réussi, Papa n'était plus là pour l'être. Je savais que c'était irrationnel comme réaction, que je ne pouvais pas lui en vouloir, mais je ne me suis pas calmé. C'était plus simple que d'être triste.
Yuri aimerait trouver quelque chose à dire, mais il n'est pas doué pour ce genre de trucs. Tout ce qu'il connaît du deuil, c'est de fixer un bouquin de poésie jusqu'à réussir à trouver le sommeil. Il n'est pas bien placé pour donner des conseils.
— Tu te sens mieux, maintenant ? s'inquiète-t-il.
— J'ai passé pas mal de temps à me morfondre dans mon appartement, comme après la mort de Papa. Au bout de trois semaines, c'est Nurlya qui m'a expédié ici. Il savait que Papa et moi faisions souvent cette randonnée ensemble, il s'était dit que ça me ferait du bien. Je suis venu parce que je voulais faire plaisir à mon frère, mais ça m'avait soulagé. Plus j'avançais, plus je me souvenais que le monde est vaste, bien plus grand que mes émotions, bien plus imposant que moi-même. Je m'étais dit que je ne pouvais pas tenir rigueur aux autres pour ma peine.
— Ça a été suffisant pour apaiser ta colère ?
La question est sincère. Yuri a bien du mal à pardonner aux gens. Quand il est blessé, il voit rouge, il explose, et ne pardonne pas. Jamais.
— Je ne sais pas si je peux totalement oublier ma rancœur, mais j'ai fait la paix avec moi-même. Je n'ai pas toujours pris les bonnes décisions, je n'ai pas toujours dis les bonnes choses. Papa non plus... Et ce n'était pas qu'on ne s'aimait pas. C'était juste... On ne savait pas comment se le dire. On s'est blessés sans le vouloir, et être en colère ne changera pas cette vérité. Ma douleur semblait insoutenable, jusqu'à ce que j'y fasse face.
C'est dans ces moments-là que Yuri se souvient que même si Otabek n'a que deux ans et demi de plus que lui, il est plus mature que Yuri ne le sera jamais. Faire face, ça ne fait pas partie de son vocabulaire. Yuri frappe dans le tas, puis represse ce qu'il ressent.
— J'aimerais juste pouvoir effacer tout ce qui est douloureux, souffle-t-il.
— Je sais, Yura.
Otabek lève les yeux, il cherche Yuri du regard. Son sourire est doux, compréhensif. Yuri se dit que son ami le comprend bien plus que ce qu'il pense.
L'après-midi est déjà bien avancé lorsqu'ils arrivent à l'appartement. La pluie rince la ville depuis une grosse demi-heure, mais ils trouvent une place au sec sur la terrasse, juste à côté de la porte-fenêtre. Le beau temps ne cesse de partir et de revenir, un peu comme la bonne humeur de Yuri.
Après leur escapade, après et sa discussion avec Otabek, il ne sait pas ce qu'il ressent. En quittant l'avion, il était en colère. Depuis son arrivée à Almaty, cette émotion se mue lentement. Aujourd'hui, il croit qu'il se sent plus triste qu'autre chose. Perché sur sa chaise, il ramène ses genoux sous son menton.
Yuri regarde les gouttes tomber, il se dit que le ciel pleure.
Des notes de guitare électrique et de synthé animent le silence entre eux. Ils écoutent un vinyle, celui du t-shirt qu'il emprunte à Otabek pour dormir. C'est un groupe que son père lui avait fait découvrir quand il était gosse. Ils font du rock new-wave qui plaît plutôt bien à Yuri.
Otabek est plus détendu que tout à l'heure, il semble heureux de partager quelque chose avec Yuri.
— Sofia n'en pouvait plus de ce disque, Papa l'écoutait non-stop quand il était à la maison.
Yuri sourit à son tour. Il n'imagine que trop bien l'air désespéré de madame Altin.
— Le week-end dernier, elle m'a tenu la jambe durant des plombes à propos de l'Opéra d'Astana. Ça m'étonne pas vraiment qu'elle soit pas très rock.
— Disons que Maman préfère la dombra de Nurlya à mes solos de guitare... C'est vrai que ça rend mieux durant les fêtes de famille.
Après avoir rencontré une partie de la famille, Yuri soupçonne Otabek de tenir plus de son père que de sa mère, même s'il est le portrait craché de Sofia.
— Qu'est-ce que ton père pensait de tout ça ? Ça l'emmerdait pas, que tu sois DJ, en plus de tout ce bordel autour du patin ?
— Je n'en sais rien. Il était plus ouvert que Maman, j'imagine qu'il s'en fichait un peu.
— Vous vous parliez pas trop ?
— On a toujours eu du mal à communiquer, et la distance ne nous a pas aidés là-dessus.
Ça, Yuri peut le comprendre. Il n'a aucun contact avec sa famille, excepté pour Nikolaï. Il aime Grand-Père de tout son cœur, mais ils se parlent peu, et depuis quelque temps, Yuri n'arrive plus à le comprendre. Le vieil homme est comme un père pour lui, il a peur de ne plus jamais réussir à s'entendre avec lui.
— J'ai de moins en moins de temps pour Grand-Père, ça me donne l'impression qu'on se perd de vue.
— Ton grand-père ? L'homme qui vient te voir dès que tu es affecté à la Rostelecom ? Celui qui t'apporte à manger dès que tu poses un pied sur le territoire russe ? Celui qui m'a menacé de me botter les fesses si je devenais une mauvaise influence pour toi ? J'ai du mal à croire que vous ne vous entendiez plus.
Juste comme ça, Yuri sent les larmes monter, et il n'arrive pas à empêcher les mots de sortir, motivés par l'angoisse qui lui ronge le bide depuis des jours :
— S'il m'aime tant que ça, alors pourquoi il a... Ah, putain !
Il cache son visage entre ses genoux, et grogne. Il sait que s'il continue à parler, il va vraiment pleurer, et il déteste profondément chialer en public.
— Yura... Tu veux m'expliquer ce qu'il s'est passé avec Nikolaï ?
Yuri inspire et expire un grand coup répétitivement, et ne relève la tête que lorsqu'il pense qu'il va réussir à s'exprimer sans craquer.
— Tu sais déjà que je suis rentré chez Grand-Père, après m'être engueulé avec Yakov. J'ai passé quelques jours chez lui, le temps de me calmer, et tout allait plutôt bien... Jusqu'à ce qu'il oublie que les murs sont fins comme du papier, et que je peux entendre quand il est au téléphone. Je comptais pas écouter aux portes mais... Il parlait avec Katarina.
C'est plus fort que lui, il crache son prénom. Ses yeux brûlent. Bordel, il va pleurer.
— Ta mère ? s'étonne Otabek.
— Ouais.
— Je pensais que ni toi, ni Nikolaï n'avez des nouvelles d'elle.
— Justement, c'est ce que je croyais aussi.
Au début, juste avant qu'elle ne le laisse pour de bon comme un putain d'animal qu'on abandonne, elle venait le voir de temps en temps en compétition, et l'appelait pour son anniversaire, parfois même au Nouvel An. Elle s'est vite arrêtée.
Le mélange de colère et de tristesse est indigeste sur son estomac, il a l'impression qu'il pèse des tonnes à l'intérieur de lui. Il y a une bonne raison pour laquelle Otabek et lui parlent rarement de leurs familles respectives. Le géniteur de Yuri n'a jamais été présent, et Katarina est partie depuis longtemps. Il a passé des années entières à s'imaginer des scénarios différents, des vies avec ou sans eux, puis il a accepté qu'il est mieux en solitaire. Quand on aime son enfant, on ne l'abandonne pas. Point à la ligne.
Yuri tousse pour chasser l'émotion, et observe Otabek quelques instants. Son regard est doux, patient. Il ne le jugera pas, quoi qu'il dise.
— Ma famille est merdique, Beka. Elle l'a toujours été, et j'avais fait la paix avec ça. J'avais rien à pardonner, parce que mes deux géniteurs n'étaient pas là. Je pensais que ça allait rester comme ça.
Tout comme Erzhan Altin, Katarina Plisetskaya vit dans les clichés. Elle est précieusement gardée sur l'imposante commode en chêne foncé du salon de Nikolaï. Elle est affichée dans les magazines aux pages jaunies accumulées sur la table basse du studio de Yuri. Elle est placardée sur certains panneaux publicitaires de la capitale russe. Elle fait partie de la mémoire collective, pas d'un souvenir précis appartenant à Yuri. Pourtant, il connaît son visage par cœur. Ses cheveux couleur de blé tombant en cascade sur ses épaules maigres, son regard de jade perçant, ses lèvres étirées en un faux sourire, ses rides creusées prématurément sur ses joues. C'est comme regarder dans un putain de miroir.
Ça va faire dix ans que Yuri ne l'a pas vue, mais ça fait toujours aussi mal. Surtout que...
— Katarina s'est remariée. Elle a totalement abandonné sa carrière d'actrice après avoir quitté Moscou, et elle a pondu un autre gosse.
Un gamin qu'elle a vraiment souhaité. Yuri serre le poing jusqu'à ce que les jointures deviennent blanches.
— Ça m'a fait péter un câble d'apprendre ça, et j'ai accusé Grand-Père de ne pas être honnête avec moi. Tu vois... Il ne m'a jamais expliqué qui était mon daron, ni comment Katarina l'a rencontré. Je sais juste qu'elle m'a eu quand elle avait dix-sept ans. Elle a toujours eu l'air de dire que lui et moi avions ruiné sa vie, et je suis obligé de la croire. C'est tout ce que je sais de mes vieux.
— Tu sais bien que ce n'est pas la vérité.
— Comment veux-tu que je crois ça ? Ça me fout les boules de me dire qu'elle a un autre gamin. Comme si je ne savais pas que c'était moi le problème. Les gens partent toujours, et je suis le seul dénominateur commun.
Otabek rapproche sa chaise de la sienne, brise la distance entre eux en l'étreignant, mais Yuri est tendu entre ses bras. La colère est de retour.
Yuri devrait pleurer, pourtant il a juste envie de frapper quelque chose. Il a toujours été fier de crier ce qu'il pense, de porter ses émotions comme une preuve qu'il est vivant... Jusqu'à ce qu'elles soient si fortes qu'il ne sache plus quoi en faire. Il est si énervé que ça fait mal, il a l'impression qu'il y a quelque chose de monstrueux, de dégueulasse en lui, camouflé par ses traits androgynes et ses cheveux pâles. Il contrefait des sourires, il joue son rôle à la perfection. Le soldat inflexible, la danseuse gracieuse, le petit-fils modèle... En vérité, il n'est rien de plus qu'un animal blessé. Il montre les crocs, il rêve de vengeance et de sang sur ses phalanges.
L'épaule d'Otabek est chaude contre son front, il sent le parfum et la sueur accumulée durant la randonnée. Yuri murmure contre le tissu de son t-shirt :
— Parfois, je m'énerve tellement que je sais pas quoi faire de toute cette colère.
La main d'Otabek se perd dans ses cheveux. C'est dingue comme il est doux, et Yuri ne sait pas s'il mérite cette clémence.
— Tu as le droit d'être en colère, Yura. Le problème, ce ne sont pas tes émotions. C'est comment tu choisis de les gérer.
Yuri tremble contre le torse de son meilleur ami. Il se demande si la peine diminue un jour, ou si les gens mentent lorsqu'ils disent que ça finit par passer.
— Je peux pas lui pardonner, Beka. C'est pas comme ton père. Elle m'a abandonné et elle a pondu un autre gamin.
— Je ne te demande pas de lui pardonner, mais tu ne peux pas lui en vouloir éternellement. Ce sont deux choses différentes.
— Elle m'a blessé, j'aimerais qu'elle souffre aussi.
— La seule personne que tu blesses, c'est toi-même.
À son tour, Yuri referme les bras autour de la taille d'Otabek. Ils sont amis depuis des années, c'est rare qu'ils se tiennent comme ça en dehors des effusions de joie de Yuri. Il ferme les paupières, et respire pleinement d'odeur d'Otabek. C'est une étreinte maladroite, mais elle est rassurante.
— Je suis désolé de ne pas pouvoir t'aider, Yura.
Des tâches foncées humidifient le t-shirt d'Otabek. Yuri aimerait se dire que c'est la pluie, mais c'est la première fois qu'il pleure devant son meilleur ami.
Il est habitué à la douleur physique, pourtant, la douleur mentale est bien pire. Elle est si poignante qu'il a l'impression qu'il n'ira jamais bien, si terrible qu'il voudrait la fuir, mais Otabek murmure des paroles consolatrices contre son crâne, et ça lui fait du bien. Entre deux sanglots, il parvient à bafouiller :
— Tu en fais plus que tu ne le penses.
Le ciel est noir, l'averse bat contre la fenêtre. C'est sinistre à en pleurer. Yuri sert une tasse de thé fumante entre ses mains froides. Ils sont rentrés, et ils écoutent un nouveau disque, un autre groupe qu'Otabek écoutait avec son père. C'est un genre de punk gothique qui correspond bien à l'ambiance dehors, ainsi qu'à l'humeur de Yuri. C'est un truc à écouter quand il pleut.
Ils sont installés sur le canapé, la main d'Otabek a retrouvé le chemin de ses cheveux. Il fait et défait des tresses dans les longues mèches blondes. Sa voix est quasiment un murmure lorsqu'il glisse :
— Je suis content que tu te sois confié à moi.
Yuri regarde le plafond plutôt que son ami, mais il sourit furtivement.
— J'aurais dû t'expliquer tout de suite pourquoi je me suis cassé de chez Grand-Père. Je suis un petit con.
— Je suis obligé de te dire que oui, tu l'es.
Ils s'esclaffent ensemble, puis Yuri quémande :
— Mais tu m'apprécie comme ça, hein ?
— Évidemment.
Otabek n'a pas réfléchi une seule seconde avant de répondre. Ça donne envie à Yuri d'être honnête.
— Je suis touché que tu aies parlé de ton père avec moi.
Le silence entre eux est aisé. Yuri ferme les yeux, il se laisse porter par la musique. Elle parle de se perdre et de chuter. De la nuit et du froid. Il profite de la chaleur d'Otabek contre lui. Celui-ci murmure les paroles durant un moment, et murmure :
— Yura... On devrait apprendre à se parler. À se parler vraiment, pas seulement quand ça va bien, mais aussi quand ça va mal.
— J'ai pas l'habitude de le faire. J'ai jamais vraiment eu de famille ou de potes.
— Pour moi aussi, ce n'est pas si simple. Tu sais... Après ma relation avec Ali.
— Putain, on est pas aidés.
Otabek s'est lancé dans une nouvelle tresse. Yuri aime bien quand il le touche comme ça, c'est réconfortant sans être envahissant.
— Tu devrais parler de tout ça avec Nikolaï aussi.
— J'ai peur de sa réaction... avoue Yuri. Je ne sais pas comment il va réagir, les gens sont un mystère pour moi.
— Tu ne t'es jamais dit que tu es un mystère pour les autres ? Ce pauvre vieillard est fou de toi. Je suis certain qu'il ne voulait pas te faire du mal en te cachant la vérité à propos de ta mère.
— Tu veux me signifier que je devrais m'excuser ?
— Peut-être.
— Tu as beaucoup trop souvent raison, et j'ai horreur de ça.
Un sourire étire le coin des lèvres d'Otabek.
— C'est vrai.
Par dessus la musique, le plic-ploc répétitif de la pluie se fait de plus en plus espacé. Yuri relève enfin les yeux vers son meilleur ami.
— Beka ? Merci pour tout. Pas seulement pour m'avoir hébergé, mais aussi pour tes conseils.
— C'est normal. Je n'ai qu'une seule faveur à te demander...
— Hein ?
Otabek lui lance un regard complice.
— Je t'ai partagé la musique qu'aimait Papa. J'aimerais bien apprendre quelque chose de neuf à propos de toi. Autre chose qu'une anecdote sur le patin.
Depuis que Yuri est arrivé à Almaty, il a découvert qu'Otabek a une addiction au sucre, qu'il ronfle quand il picole trop, qu'il joue de plusieurs instruments, qu'il est capable d'escalader des pierres sans tomber, et Yuri sait qu'il n'est pas au bout de ses surprises. Ils se connaissent depuis trois ans — trois ans d'appels sur Skype, trois ans à se croiser en compétition, trois ans à se voir un été sur deux. La distance a laissé des vides entre eux.
— D'accord. Si t'es sage, je vais t'emmener faire un tour demain soir.
— C'est toi, le petit con. Moi, je suis toujours sage.
— J'ai un mot pour toi : canapé.
Otabek lui frappe doucement l'épaule, et Yuri éclate de rire devant son air vexé. Il est sonore et franc, enfantin et un peu fou, mais ça lui fait vraiment du bien. Ça lui donne l'impression qu'il appartient quelque part.
Par la fenêtre, les nuages ont perdu de leur noirceur, ils bougent lentement dans le ciel, poussés par la brise. Le visage d'Otabek est encore baigné par la semi-obscurité, mais à l'horizon, un rayon de soleil s'échappe aux cumulus.
• Dans la musique qu'Otabek écoute il y a l'album "Violator" de Depeche Mode, puis l'album "Seventeen Seconds" — en particulier la chanson "A Forest" de The Cure !
• J'ai basé la cascade de ce chapitre sur la cascade de Kairak dans la région d'Almaty, mais mes recherches sont basées sur l'anglais, et aussi de la traduction Google trad depuis le russe et le kazakh... Alors ne me prenez pas au mot pour la véracité à 100% de mes propos. Par contre, sur Google Images, c'est toujours sympa d'aller voir ces beaux paysages :)
