— Beka ! C'est l'heure de bouger !

L'intéressé relève les yeux de son livre, dégage d'une main les mèches légèrement frisottantes qui tombent sur son front, et se redresse sur le canapé pour mieux observer Yuri. Ses yeux sont attentifs. À la lueur de la fin de journée, ses iris sont nuancés de veines dorées éparses. Otabek retire ses lunettes de son nez pour se frotter les paupières — il les porte seulement lorsqu'il doit lire ou fixer un écran durant un long moment. C'est l'un des nombreux détails que Yuri a remarqué en vivant avec lui, et qui complète l'image qu'il se faisait déjà de son meilleur ami : Otabek est une vieille âme enfermée dans un corps plus jeune. Ça explique peut-être l'exemplaire d'Orgueil et Préjugés qu'il a du mal à lâcher.

— Tu ne m'as toujours pas dit où, et tu sais que je n'aime pas trop les surprises.

Otabek sourit néanmoins derrière le bouquin. Yuri lève les yeux au ciel, et affirme :

— Tu es toujours partant pour les miennes.

— C'est surtout qu'il faut que quelqu'un te garde à l'œil.

— Comment ça ? Quand est-ce que j'ai eu des mauvaises idées, hein ?

— De tête, je peux te citer quelques fois.

Le cynisme d'Otabek n'arrête pas Yuri, il ignore son ami, et lance son sac à dos sur son épaule. Il a déjà enfilé ses baskets ainsi que sa veste, il tapote vigoureusement du pied dans le couloir. Après tout, c'est Otabek qui a voulu découvrir quelque chose à son propos, alors il n'a pas d'autre choix que de se lever et de tenir sa promesse.


Dehors, Almaty revêt une robe presque maussade, l'ardoise bleuâtre de la nuit chute lentement sur la ville. Juillet a débuté depuis une semaine, mais il pleut régulièrement.

Yuri tient fermement son téléphone en main, et le garde loin du regard d'Otabek afin que celui-ci n'y lise pas l'itinéraire qu'ils empruntent. Ils s'arrêtent à l'arrêt de bus près du restaurant où ils commandent régulièrement des ramens. L'effluve de viande et de fruits de mer qui s'en dégage se mêle à celle des pots d'échappement des véhicules, c'est l'odeur caractéristique des soirées paresseuses aux côtés d'Otabek.

L'autocar les éloigne du centre-ville, vers les limites d'Almaty, et leurs genoux s'entrechoquent lorsque le véhicule tressaute laborieusement sur les dos d'ânes des routes mal entretenues.

Pour passer le temps, ils partagent la même paire d'écouteurs, et Otabek parle du morceau sur lequel il travaille en ce moment. Durant l'été, il bosse pour des amis de son frère. Ils font de l'électro qui ne parle pas forcément à Yuri, mais il doit admettre que son meilleur ami est talentueux.

Yuri se laisse porter par le rythme de la basse, et manque de fermer les paupières alors qu'il regarde le paysage défiler par la vitre pour ne pas louper leur stop. L'architecture somptueuse et traditionnelle du quartier d'Otabek fait rapidement place aux blocs de béton, le soleil s'éteint nonchalamment derrière leurs pointes grises. Finalement, Yuri reconnaît les lettres inscrites sur l'arrêt, tire abruptement son ami par la manche, et les catapulte hors de leurs sièges.

Le bus s'éloigne dans un toussotement de moteur. Otabek, interrogateur, plisse les yeux en examinant la rue où ils se trouvent. Yuri lui-même doit admettre qu'à première vue, il n'y a rien d'extraordinaire ici. Impatient, il ouvre la marche.

Le béton est encore chaud sous leurs baskets, l'air du soir est doux. Certains des lampadaires sont brisés, il n'y a que peu de voitures pour les illuminer de leurs phares. À la manière dont Otabek traîne les pieds, Yuri devine qu'il n'est pas rassuré par cette ambiance morose.

— On est presque arrivés, le rassure-t-il.

— Je ne sais même pas où on est.

— Moi, si !

— Mh... Où as-tu trouvé cet endroit ?

— Sur Instagram. Allez, Beka ! Je t'assure que ça va être cool !

— Mh.

Ce mh là signifie non plutôt que oui, mais ne canalise en rien l'enthousiasme de Yuri.

— C'est là !

— Là ?

Otabek se plante sur le trottoir, dubitatif. Ils sont arrêtés entre une station service abandonnée similaire à celle qu'ils ont vue le jour précédent, et une banque fermée depuis au moins un siècle. Yuri hoche la tête, sûr de lui, et traîne son ami à travers un passage couvert partiellement camouflé par la végétation.

Derrière les immeubles désaffectés se trouve une cour intérieure étriquée. De nombreux objets trônent dans ce carré de verdure, dont un reste d'un feu de bois, perdu entre les monticules de briques. À travers les vitres brisées d'une Moskvich GAZ à la carcasse tachée par la rouille abandonnée là, Yuri distingue un petit tas de couvertures et de nombreuses canettes vides.

Autour d'eux s'élèvent de larges façades décharnées de leurs briques et aux fenêtres béantes d'où pend du lierre. Une partie du bâtiment s'est effondrée en son centre, laissant un accès ouvert sur l'intérieur. En y pénétrant, ils découvrent que la structure est calcinée. Sur les murs, le charbon se mélange à la peinture de tags bariolés. À travers le plafond, la lune les observe, haute dans le ciel.

Il ne reste plus grand-chose de l'immeuble, juste une large pièce au rez-de-chaussée, peut-être une ancienne salle commune. En avançant, Yuri butte sur les nombreux gravats, mais il constate que du mobilier a survécu à l'incendie. Il dépose son sac sur un sofa à l'imprimé infiniment kitsch, en tire une lampe torche, et la fourre dans les mains d'Otabek. Celui-ci tapote l'objet jusqu'à ce qu'il daigne s'allumer. Son halo brouillé projette des ombres fantasmagoriques sur les murs.

Otabek n'est pas loin de trembler dans ses chaussures, il s'empresse de demander :

— Tu comptes me dire ce qu'on fait ici ?

— Non, je te fais un peu poireauter.

Yuri se tourne vers son ami, lui adressant un sourire taquin. Otabek hausse un sourcil, et croise les bras sur son torse.

— Yura...

— C'est ma vengeance pour la randonnée, et c'est à mon tour de faire des déclarations théâtrales au milieu de nulle part.

— Je suis si dramatique que ça ?

Pour toute réponse, Yuri s'esclaffe, et fait signe à Otabek de s'asseoir sur le canapé. Un bref silence passe entre eux avant que Yuri ne prenne la parole, d'une voix nerveuse :

— Quand j'ai vu cet endroit sur Internet, avec les vieux meubles et les briques partout, ça m'a fait penser à un truc. Grand-Père m'emmenait souvent avec lui dans la décharge de son patelin, histoire de trouver des objets à rénover pour la maison. C'était l'un de mes trucs préférés à faire avec lui.

Comme Otabek avait pu le constater l'été précédent, tout un désordre traîne dans le jardin de Nikolaï. Ça va des vieux fauteuils qui prennent l'eau, jusqu'aux vélos où il manque les roues, en passant par le mobilier de jardin à moitié bricolé. C'est un peu sa marque de fabrique.

— J'imagine que ça me changeait les idées, de fouiller dans ces montagnes de bordel. J'ai gardé cette habitude en grandissant, même si Grand-Père n'avait plus forcément le temps de venir avec moi. Après le départ de ma daronne, je suis devenu incapable de contrôler mes crises de colère, du coup, j'y allais surtout pour exploser des trucs. Ça me permettait de pas gueuler sur Nikolaï, et de ne pas me défouler sur son mobilier.

Yuri termine sa phrase dans un haussement d'épaules, feignant l'indifférence. C'est pourtant loin d'être une simple anecdote sur son enfance. À l'époque où il parcourait la décharge aux côtés de Nikolaï, Yuri était fasciné par les vieux objets. Il se demandait pourquoi ils avaient fini là, et comment leur donner une seconde vie. En grandissant, il n'y avait plus vu que des déchets à briser — un défouloir à taille géante. Maintenant qu'il est presque adulte, il lui semble impossible de récupérer un regard innocent sur la vie. Pourtant, il se sent encore comme ce petit garçon blessé par les adultes. Yuri a du mal à mettre des mots sur tout ça.

Otabek l'observe, insondable, et se confie à son tour :

— Je n'étais pas très agité comme enfant, mais lorsque ça m'arrivait de piquer des crises, je m'enfermais dans l'ancien bureau de mon grand-père, où se trouvait à l'époque le piano de la salle de musique. Je ne sais pas si ça me calmait vraiment, mais Maman était ravie de m'entendre jouer. Je connais encore par cœur ses partitions de Debussy.

L'image tire un rire franc à Yuri. Il n'a aucun mal à imaginer le petit Otabek, celui qu'il a vu sur les photos de famille, avec ses joues rondes et ses sourcils froncés, se passer les nerfs sur le piano de sa mère.

— J'aurais dû me douter que t'es le genre de mec à jouer Clair de Lune pour impressionner la galerie.

— Tu n'as pas idée. Papa et Maman adoraient cette chanson, ils me demandaient fréquemment de la jouer. Sofia a eu sa phase Debussy, je pense que c'est le temps qu'elle a passé en France qui lui a lavé le cerveau. Elle m'a même fait apprendre le poème de Verlaine qui a inspiré le morceau.

Verlaine ? D'accord. Ça aussi, Yuri aurait dû s'en douter. La décoration de madame Altin laisse à penser qu'elle compte ouvrir une galerie d'art... Possiblement de la taille du Louvre, vu toutes les peintures pendues aux murs de sa baraque.

Yuri ne sait pas s'il est effaré ou impressionné par la mère et le fils Altin. Il pouffe :

— Sérieux ? T'as retenu de la poésie française ?

— Oui. C'est un truc du genre...

Otabek se concentre, un peu comme lorsqu'il s'apprête à chanter, et récite :

Au calme clair de lune triste et beau qui fait rêver les oiseaux dans les arbres— mh, et sangloter d'extase... Les jets d'eau, les grands jets d'eau sveltes parmi les ma— les marbres.

Impressionné. Yuri est impressionné, c'est décidé.

Otabek reste planté là, penaud, comme s'il ne venait pas de parler un français quasiment parfait. Yuri savait déjà que l'anglais de son ami est supérieur au sien, et qu'il parle aussi un peu de chinois et d'arabe. Tout ce qu'Otabek apprécie, il l'exécute avec application — il sait patiner, composer, chanter, parler des langues étrangères, et Yuri ne serait pas surpris d'apprendre qu'il écrit lui-même de la poésie. Ça le fascine plus que de raison. À cause de ses absences à l'école, c'est à peine si Yuri a obtenu son diplôme de fin d'études, et il n'a jamais eu le temps d'explorer d'autres centres d'intérêts que le patinage.

— Merde, Altin. T'as que des qualités.

— Merci, ironise Otabek.

Yuri n'est pas loin d'ajouter quelque chose, mais il referme la bouche, et s'éloigne dans la pièce d'un pas fureteur.

En plus du canapé, Yuri note que quelques meubles sont encore debout, dont une commode au bois craquelé. Il y a une télévision dessus, le genre d'écrans massifs et sortis tout droit du siècle dernier, comme la vieille télé qu'il y a chez Grand-Père. C'est pile ce qu'il lui faut. Il manque juste...

Sans un mot, Yuri s'abaisse pour fouiller dans les décombres. Sa recherche dure une petite minute, jusqu'à ce qu'il ne se relève triomphalement. D'une main, il brandit une fine barre métallique.

— Yuri ?

Yuri gesticule à Otabek de rester sur le canapé, et le prévient :

— Je veux essayer un truc. Ça risque de faire du bruit, couvre toi les oreilles.

Tout en parlant, Yuri s'avance vers le poste de télévision, une idée fixe en tête. L'écran est déjà craquelé, il a la ferme intention de terminer de le réduire en morceaux — et de laisser exploser la colère qu'il accumule depuis des semaines, pour ne pas dire des années. C'est ce que Yuri fait de mieux, après tout. C'est la rage qui l'a porté aussi loin et aussi haut, qui le fait gagner les compétitions, qui l'aide à tenir le contrecoup de son rythme de vie.

C'est aussi elle qui a blessé Nikolaï, celle qui finira certainement par frapper Otabek.

Putain, Yuri se déteste d'être animé par cette hargne incontrôlable. Peut-être que s'il la laisse sortir, la fait devenir physique, il pourra la comprendre, et il pourra l'effacer. Alors il frappe, frappe, frappe toujours plus fort, jusqu'à ce que la vitre ne craque, puis frappe à nouveau, de toutes ses forces, jusqu'à en avoir mal aux bras. Le bruit de l'impact est étrangement hypnotisant. Le battement de son cœur s'accélère, il rejoint le rythme frénétique des coups. Avant que Yuri ne s'en rende compte, la télévision chute du meuble dans un bruit sourd.

Son souffle est court, de la sueur perle à son front. C'est dingue, Yuri ne se sent pourtant pas mieux. L'habituel sentiment d'euphorie qui court le long de sa colonne lorsqu'il explose comme ça ne vient pas. Il ne ressent plus qu'une seule chose : la tristesse.

Otabek se glisse lentement à ses côtés, et souffle :

— Tu vas bien ?

— Au top, grogne Yuri.

Il lâche brusquement la barre métallique, et il inspecte ses mains pleines de saleté. Elles tremblent. Pourquoi est-ce qu'il est comme ça ? Un truc cloche clairement chez lui. Il renifle, essuie son visage avec son avant-bras, et s'exprime d'un ton à la fois furieux et suppliant :

— Je n'ai jamais su comment m'exprimer. C'était plus simple d'hurler et de frapper, que ça n'était de parler de ce que je ressens. Mais là... Putain, ça m'a rien fait. Rien du tout, Beka.

La bouche d'Otabek se creuse, comme la marque de son inquiétude entre ses sourcils. Il n'a pas l'air surpris, ou déçu, juste préoccupé.

— Hier, c'était la première fois que je te voyais pleurer.

— Sans déconner ?

Otabek ignore le ton ironique de Yuri, et poursuit :

— Tu sais... Je pense que tu es arrivé au bout de ta colère, et que tu dois gérer ce qu'il se cache en dessous.

— Chialer un bon coup parce que je suis triste, tu veux dire ? Ça m'a jamais soulagé de le faire.

— C'est ce que tu penses maintenant, Yura. Je sais ce que ça fait, d'avoir tellement mal que ça déborde, d'être si triste qu'on veut tout casser.

Yuri regarde Otabek dans les yeux. Il a du mal à distinguer ce que son ami ressent, parce que les siens sont embués par les larmes.

— J'ai toujours autant de mal à croire à ça.

— Je t'ai raconté que j'étais en colère suite au décès de Papa, mais je ne t'ai pas raconté les détails. J'étais encore à Colorado Springs quand j'ai compris que sa maladie allait être fatale. Ça a fait exploser tout ce que je ressentais, et je ne savais plus vers quoi me tourner pour me sentir mieux. J'avais ce genre de vide en moi... Tu vois de quoi je parle ?

Lentement, Yuri hoche la tête. Il ne voit que trop bien. Otabek poursuit :

— J'avais besoin de le combler, alors j'ai tout essayé. J'ai fait la fête en excès, j'ai bu jusqu'à oublier, j'ai démarré des rixes pour un rien, je suis sorti avec trop de filles, puis avec trop de mecs. Ça a duré un moment avant que je ne saisisse que ça n'avait aucun sens. C'est après cette réalisation que je me suis senti infiniment triste.

C'est comme si, le jour où Erzhan a été enterré, une partie d'Otabek avait été enfouie sous terre avec lui — que les morceaux manquant à son sourire étaient dans un cercueil. C'est le genre de douleur dont on ne sait pas quoi faire. Yuri se déteste de comparer sa situation à celle de son ami, parce que Katarina est toujours vivante, et qu'Erzhan n'a jamais voulu quitter sa famille, mais il est soulagé qu'Otabek le comprenne.

Yuri fait un pas vers lui, et avoue :

— J'ai l'impression que quelque chose est cassé en moi, et que je serai toujours dans cet état là.

— C'est normal que tu te sentes comme ça.

— Est-ce qu'on arrive à guérir de ce genre de merdes ?

— Rien ne me rendra le temps que j'ai perdu avec mon père. Rien te rendra celui que tu n'a pas passé avec ta mère. C'est long et difficile à accepter. Je ne sais pas si on guérit totalement, mais on apprend à se reconstruire autour des blessures.

Depuis toujours, Yuri sait qu'il y a un orage en lui. Il hurle, il ravage tout sur son passage, il blesse, il frappe le plus fort possible. Un jour, Grand-Père lui a dit que lorsqu'il est comme ça, tellement en colère qu'il casse des choses et qu'il dit des mots qu'il regrette, il lui rappelle Katarina. Yuri a toujours affirmé qu'il ne voulait pas être comme elle — le problème, c'est que plus il noie son souvenir sous la hargne, plus il lui ressemble.

Il déglutit péniblement, les mots lourds dans sa gorge, puis hoche lentement la tête :

— Beka... Si je continue de te dire que tu as raison, tu vas finir par avoir la grosse tête.


Sous la lune, l'immeuble prend des allures oniriques. Les ombres deviennent des chimères, mais les lumières guident leur exploration. Entre les tableaux carbonisés et les vêtements transformés en cendres, l'endroit ne révèle que peu de ses secrets. Il a sans doute été pillé il y a longtemps, dénudé de ses trésors les plus précieux.

L'accès à la plupart des pièces est bloqué par des chutes de briques. Par un léger interstice, ils réussissent néanmoins à se glisser dans l'une d'elle. Il y a des tuyaux disloqués qui pendent aux murs, et un évier avachi sur le sol.

Un éclat de blanc attire l'attention de Yuri. Intrigué, il s'agenouille au sol, il écarte les décombres. Il en retire une tasse, dont la porcelaine reflétait les rayons lunaires. C'est le seul cadeau que l'immeuble leur offre, mais ça donne un peu d'espoir à Yuri. Malgré les ravages des flammes, elle n'est pas brisée. Seules quelques rayures superficielles courent dessus, tel du marbre aux fines veinures.

Il relève la tête, et interpelle son ami :

— Hé, regarde... Ça ne doit pas avoir beaucoup de valeur puisque c'est toujours ici, mais c'est en un seul morceau.

Otabek s'abaisse à ses côtés, il inspecte à son tour l'objet. Ça ne peut que parler à son âme de connaisseur, et il explique immédiatement :

— Elle ressemble aux tasses du vaisselier qu'on a hérité de mon arrière-grand-mère. Il est dans la famille depuis des décennies, alors elle doit être sacrément vieille.

Délicatement, Yuri dépoussière la suie sur la tasse. La peinture est grisée par les années passées dans les décombres, mais un motif de roses aux teintes de parme se dévoile. Otabek en a plein des comme ça, finement ornées de végétation bleue ou rouge, avec un soupçon d'or sur les feuilles. Yuri lui tend l'objet, et suggère :

— Tu devrais la prendre.

Tel la porcelaine, un silence délicat passe entre eux, et Otabek glisse son pouce de l'autre côté de la tasse. Son sourire est plein de douceur, d'une drôle de tendresse. Il s'apprête à parler, mais, soudainement, un bruit fend la quiétude.

Yuri manque de lâcher la tasse, et se redresse vivement, aux aguets.

— Beka ? T'as entendu ça ?

— Ça aurait été difficile de ne pas le remarquer.

Ils scrutent l'obscurité, mais ils ne distinguent rien dans ce dédale de ruines. Yuri insiste, d'une voix aigüe :

— Tu penses que quelqu'un nous a entendu ?

— Avec tout le boucan qu'on a fait, ça ne m'étonnerait pas.

À l'heure où la nuit esquisse des monstres imaginaires dans les crevasses des façades, Yuri est frappé par la stupéfaction. Le son résonne de pièce en pièce, de plus en plus fort, de plus en plus proche d'eux. Il glisse la tasse dans son sac, ne réfléchit pas plus longtemps, agrippe la main d'Otabek, et détale au plus vite.

La peur n'a même pas le temps de les gagner, ils filent à travers la fente dans le mur, cavalent dans la pièce commune, et rejoignent la cour extérieure. Avec ses grandes jambes, Yuri est plus rapide, alors il tire difficilement Otabek à sa suite. Le tap-tap frénétique de leur course semble si fort qu'il craint d'être repéré par... Merde, qu'est-ce qui les poursuit, au juste ?

Poussé par son instinct, plutôt que de filer à découvert sous les lampadaires de la rue, il se glisse derrière la carcasse de voiture. Son souffle est erratique, et il ne réalise que maintenant qu'il panique.

— Yura...

L'ordre d'Otabek est silencieux. Yuri ne sait pas par quel miracle son ami arrive à contrôler sa respiration. Avant qu'il ne puisse rétorquer, Otabek presse une paume tiède contre ses lèvres, lui faisant comprendre de se taire. Confus, Yuri obéit, et appuie une main contre le torse d'Otabek pour stabiliser sa posture chancelante. Sous sa paume, son cœur est tout aussi agité que celui de Yuri.

Le brouhaha fracassant venant de l'immeuble se transforme en doux bruissement dans les herbes, et Otabek étire la nuque pour jeter un coup d'œil entre les vitres de la Moskvich.

L'air revient aux poumons de Yuri d'un coup. Otabek a retiré sa main de son visage, et s'extirpe de leur cachette. D'abord interloqué, Yuri reprend son souffle quelques instants, puis se redresse à son tour. Otabek pointe quelque chose du doigt.

— C'était juste un chat. On a dû l'effrayer.

Comme s'il défiait les deux jeunes hommes de son regard doré, le félin débarque fièrement, et saute sur le capot. Il feule en leur direction, les poils dressés sur le dos. C'est un avertissement. Quand Otabek tend les doigts en sa direction, il décampe aussi sec, et disparaît dans le bâtiment dont il semble être le gardien.

L'hilarité gagne brusquement Yuri. Il est indéniable qu'ils se sont seulement laissés emporter par leur imagination. Une drôle d'exaltation le traverse, son allégresse est contagieuse, le rire d'Otabek résonne également. Ils ne peuvent plus s'arrêter de rire, et peut-être qu'ils évacuent toute la pression des jours précédents.

Entre deux hoquets, Yuri articule :

— Faut qu'on file avant de vraiment se faire chopper... J'ai d'autres plans pour ce soir, de toute façon !

Leurs doigts se nouent ensemble alors qu'ils traversent le passage couvert. Ce soir, Yuri a l'impression de marcher dans un rêve où tout est possible.


Des écriteaux rendus illisibles par les intempéries sont pendus aux vitres obscurcies par de la peinture. À l'intérieur des boutiques, Yuri distingue vaguement des étalages couverts de poussière, où sont exposées des bricoles qui devaient être vendues aux touristes.

— Yura, regarde ça.

Otabek grimace, et dirige la lampe torche vers l'une des vitrines. Yuri manque de sursauter en remarquant un mannequin à la surface lisse, sans visage, aux longs membres qui semblent désarticulés.

— Flippant... Plutôt cool.

— Je me serais limité à flippant... soupire Otabek.

Tout en tirant son téléphone de sa poche, Yuri émet un rire amusé. Il photographie le mannequin sur le mode rafale, jusqu'à être satisfait par l'un des clichés, puis reprend sa marche. Il n'a pas besoin de se retourner pour savoir qu'Otabek lève les yeux au ciel.

Les bâtiments qui s'élèvent autour d'eux ont l'air d'avoir été construits entre les années trente et les années cinquante, ils rappellent à Yuri les plus vieux immeubles de la banlieue où il a grandi. Ils avaient été construits pour ce qui devait être une période de prospérité et de grandeur, qui n'avait été rien de plus qu'une utopie infructueuse. Yuri a l'impression qu'une créature cauchemardesque va sortir de l'un des trous et l'attirer dans un endroit où les rêves sont laissés à pourrir.

Leur exploration les mène jusqu'au parking vide d'un ancien centre commercial. Un maigre arbre y étend ses branches chétives, et à part ça, il n'y a rien de plus à noter qu'un panneau secoué par le vent.

Otabek le traduit d'un ton plat :

— Liquidation totale. Charmant.

Yuri hausse les épaules. Il a d'autres idées en tête que de s'apitoyer sur le sort de cette banlieue, ou même sur le sien. Sans plus attendre, il plonge les mains dans son sac à dos, en tire une poignée d'emballages, et annonce :

— Je vais égayer l'atmosphère.

Il sautille presque sur place, dévoilant les pétards qu'il tient en main.

— Où est-ce que tu as trouvé ça ? demande Otabek.

— Je l'ai... Emprunté quand on a fait les courses, l'autre jour.

— Emprunté...

Les bras d'Otabek sont croisés sur son torse, mais Yuri voit un sourire naître sur les lèvres de son ami alors que celui-ci ajoute :

— Ça fait partie de ton plan pour être plus dramatique que je ne le suis ?

— Ça fait partie de mon plan pour te faire une surprise.

— Je ne suis pas certain de l'apprécier.

D'un geste de la main, Yuri dissipe ses inquiétudes. Durant les quelques mois où il avait vécu à la campagne avec Grand-Père, lui et les autres gamins tuaient l'ennui comme il le pouvaient. Ce qui signifiait tant voler des bonbons dans les magasins, que faire exploser les poubelles du quartier. Yuri a conservé de son caractère puéril en grandissant, et peut-être qu'il a envie d'impressionner Otabek avec un de ses tours de passe-passe. Connaissant son meilleur ami, il se doute que la destruction de la propriété publique n'est pas son truc, mais qui n'apprécie pas un feu d'artifice ?

Les yeux brillants, Yuri lance :

— Tu te souviens qu'on s'est loupés après le Grand Prix Final l'an dernier ?

— Je ne risque pas d'oublier. Je suis plus marqué par le banquet que par ma victoire. Je ne sais pas ce qui n'était pas passé dans le buffet, mais j'étais malade comme un chien.

Après la mystérieuse disparition d'Otabek durant le banquet, Yuri s'était fait traîner hors de l'hôtel par Mila. L'équipe russe et quelques patineurs internationaux voulaient sortir pour fêter leur victoire, mais après s'être fait refouler des bars puisqu'une vaste majorité d'entre eux n'avaient pas encore vingt-et-un ans, ils avaient terminé sur le parking d'un Walmart. Yuri avait longuement râlé dans les oreilles de sa co-équipière, irrité par l'absence de son meilleur ami, jusqu'à ce que celle-ci ne l'assomme à grand renfort de bières trop chaudes. C'était à ce moment-là que Yuri s'était découvert une passion commune avec De la Iglesia — malgré son air juvénile et doux, le patineur mexicano-américain s'était révélé être plein de surprises, et ils n'avaient pas tardé à faire exploser des pétards ensemble.

Ça avait remonté le moral de Yuri jusqu'à ce que les flics les chassent, et qu'il ne rouvre son téléphone. Dans la fraîcheur de décembre, les messages d'Otabek l'avaient réchauffé bien plus que l'alcool. Ils disaient : tu me manques, j'aurais aimé être là, puis, suite à son absence de réponse : tu devrais venir à Almaty cet été.

Yuri secoue l'un des paquetages sous le nez d'Otabek un large sourire aux lèvres.

— On peut rattraper le temps perdu !

Sous le regard intrigué de son meilleur ami, Yuri dispose les pétards et les fusées sur l'asphalte. Il tire un briquet de sa poche —il a commencé à un garder un sur lui depuis qu'il a compris qu'Otabek fume occasionnellement, même s'il ne l'avouera jamais à voix haute—, et allume prudemment leurs mèches. Rapidement, une odeur de brûlé gagne l'atmosphère, le silence vole en éclats, et le ciel noir s'embellit de couleurs vives.

C'est un drôle de tableau de destruction que Yuri apprécie plus que de raison. Les crépitements et les déflagrations, les pigments et les éclats sonores lui donnent l'impression qu'il y a un peu de magie dans l'air. À ses côtés, son ami frémit pourtant à chaque détonation.

— Yo, Beka ? Qu'est-ce qu'il t'arrive ?

Otabek pince ses lèvres ensemble, et avoue :

— C'est pas trop mon truc, les bruits sourds.

— Ah, putain ! C'est vrai !

Yuri se sent un peu idiot, il se remémore soudainement leur première nuit à Almaty, l'orage et les heures passées sur le canapé du salon, le son de la télévision poussé pour couvrir celui du tonnerre. Mais pourtant...

— Tu semblais déçu de ne pas avoir pu venir avec De la Iglesia et moi.

Otabek a l'air de plus en plus penaud, un peu comme quand Yuri le coince à ajouter une énième cuillerée de sucre à son thé. Il reste silencieux un moment, puis murmure :

— Ce n'était pas Léo qui m'intéressait, ni les pétards... C'était qu'une excuse pour passer du temps avec toi.

Ils regardent les dernières étincelles s'échapper de l'un des pétards plutôt que de laisser leurs regards se croiser. Otabek se racle la gorge, gêné, et ajoute :

— J'étais un peu fiévreux quand je t'avais envoyé le message, mais je pensais réellement ce que je disais. Tu me manques, quand je rentre à Almaty, et que toi tu pars à Saint-Pétersbourg.

Sa voix est douce, un peu chevrotante. Yuri pose les yeux sur lui, il se balance d'un pied à l'autre. Il a l'air de vouloir dire quelque chose de plus, mais ses lèvres restent serrées. Pourquoi Otabek hésite-t-il autant à se confier ? Pourquoi ne saisit-il pas que c'est ce que Yuri ressent aussi ?

C'est pourtant évident. Otabek lui manque, lorsque la lumière bleue l'illumine sur Skype, lorsque Yuri le regarde patiner à l'autre bout du monde sur des livestream pixelisés, lorsqu'il ouvre ses Snapchats dès le réveil, lorsqu'il reçoit des cartes postales estampillées d'Almaty. Le temps est long quand les kilomètres les séparent, il s'étire sans fin, cruel. C'est cet été, que Yuri voudrait rendre éternel.

Son cœur se serre, et il ne sait même pas pourquoi. Il cligne des paupières, fixe Otabek, la douceur de ses traits, son expression inquiète qu'il a envie d'effacer d'une caresse, et réalise soudainement.

Yuri sait depuis longtemps, mais il refusait de se l'admettre.

Les braises meurent dans la nuit noire, mais c'est un brasier entier qui s'allume en Yuri. Il songe aux trois semaines qui viennent de s'écouler. Aux soirées à parler de tout et de rien, à l'odeur rassurante du parfum et des cigarettes d'Otabek, à la centaine de photos de son ami et de Koshka qu'il a sur son téléphone, à leurs doigts liés lorsqu'ils patinent ensemble, au sucre que Yuri a commencé à mettre dans son café, aux chansons qu'il se met à fredonner quand il cuisine pour Otabek, aux ramens qu'ils mangent deux fois par semaine, aux bières chaudes auxquelles il s'est habitué, et, aux feux d'artifices qu'il a allumé parce qu'il voulait rendre Otabek heureux. Et, surtout, au fait qu'il a tout plaqué pour rejoindre Otabek sur un coup de tête.

Certes, Yuri était en colère en quittant la Russie, il voulait mettre cette rage sous le nez de Yakov et de Grand-Père, mais ce n'était pas la seule raison de sa venue à Almaty. C'est cette émotion qu'il avait remarqué dès les premiers jours à partager l'appartement avec Otabek, celle qui gratte à son torse de plus en plus fort, qui chante dans ses veines, et qui remonte dans sa gorge jusqu'à l'empêcher de parler.

Il a fallu trois ans à Yuri pour développer des sentiments envers Otabek, trois semaines pour le comprendre, et trois secondes pour avoir envie de tout faire foirer — la peur est plus puissante que la surprise.

Les yeux d'Otabek sont doux. Il n'a toujours pas bougé, peut-être qu'il attend une réponse, peut-être qu'il n'a pas la moindre idée de ce qu'il se passe dans le crâne de Yuri.

Toutes les choses que Yuri pourrait dire manquent de déborder de ses lèvres. Lorsqu'il desserre enfin la mâchoire, il a l'impression qu'elles vont déborder, et il fait à peine confiance à sa propre voix :

— Je suis surtout venu ici pour toi.

L'expression d'Otabek est indéchiffrable à la lumière des lampadaires.

— Je sais, dit-il doucement.

Un silence fragile s'installe entre eux. Yuri a l'impression d'être mis à nu, comme s'il n'était qu'un insecte épinglé sur un tableau de dissection, comme si Otabek s'apprêtait à ouvrir son torse, à découvrir l'émotion qui ravage son cœur, puis à la retirer pour l'exposer comme un trophée. Cependant, celui-ci ne prononce pas un mot de plus, il tend simplement la main vers Yuri.

Dans le Uber pour rentrer à l'appartement, Yuri regarde les gouttes s'écraser sur la vitre. La saison des pluies ne pourra pas éteindre le sentiment qui s'est éveillé en lui.


L'exemplaire de Roméo et Juliette de Yuri est posé sur la table de chevet de sa chambre. C'est celui que Lilia Mikhailova lui avait fourré dans les mains avant qu'il ne décide de foutre le camp, parce qu'elle avait estimé qu'il avait besoin de se plonger dans l'oeuvre pour réussir son programme, et qu'il devait utiliser son séjour à bon escient.

Si Yuri lui-même critique vivement l'exécution des éléments, la grande Baranovskaya avait bien des choses à dire sur la façon dont il incarnait les personnages de la célèbre pièce. Il l'entend encore faire claquer sa langue sur son palet, il revoit ses fins sourcils froncés. Il pense à l'écho de sa voix dans le studio de ballet alors que ses doigts cinglants corrigeaient sa forme devant le miroir :

— Non, non, non. Rien ne va !

— Je sais que ma forme n'est pas au top, mais t'abuses un peu. C'est pas si mauvais !

— Je ne ressens rien du tout quand je te regarde. C'est vide, Yura. Vide !

Leurs regards s'étaient croisés dans le miroir. Yuri ne savait pas où elle voulait en venir. Lilia Mikhailova avait laissé échapper un long soupir, comme si c'était une évidence.

— Nous connaissons tous l'histoire des amants maudits. Mais pourquoi ont-ils choisi de mourir ? Pourquoi se consument-ils d'amour ? C'est cela, que les spectateurs doivent comprendre. Ils doivent mourir avec tes protagonistes.

— C'est des foutues conneries ! s'était-il emporté.

La Prima avait glissé des doigts froids sur sa gorge pour relever son menton, comme les serres d'un rapace sur sa proie, avait plongé ses yeux dans les siens, puis l'avait lentement relâché.

— Reviens me voir lorsque tu auras trouvé ton poison, avait-elle conclu.

Dans l'avion pour Almaty, Yuri avait longuement parcouru l'ouvrage, mais il n'avait pas réussi à décrypter la signification des mots de Lilia Mikhailova. Sans doute Yuri peut-il imaginer mourir pour sa passion. Après tout, il a tout sacrifié pour arriver jusqu'ici. Il a troqué ses amis contre les entraînements, les étreintes de Grand-Père contre les hurlements de Yakov, la chaleur d'une maison contre la froideur de dortoirs. Sans doute peut-il imaginer la peur de tout perdre. Elle est gravée dans son corps, dans les fractures de stress, dans les muscles déchirés, elle est marquée de sang sur la chair. Il se languit de plus. Mais ce n'est pas ce que la Prima a voulu lui faire comprendre, Yuri l'entrevoit désormais.

Adossé contre la tête de lit, Yuri lit et relit les mêmes lignes, jusqu'à ce que ses yeux ne se ferment d'eux-mêmes. Il déteste sa chorégraphe de lui avoir refourgué ce thème. Qu'est ce qu'il connaît des amours de jeunesse ? Le patin lui a volé toute trace d'adolescence, et des affections qui vont avec. La seule chose à laquelle il peut penser, c'est...

Merde.

Yuri est vraiment dans la merde.

Quand seule la lune l'observe, quand il est impossible de trouver sommeil, quand il est trop épuisé pour repousser l'idée, Yuri sait qu'il comprend Lilia Mikhailova.

— J'ai tout plaqué pour venir ici... murmure-t-il.

L'obscurité est la seule témoin de cet aveu, mais Yuri se sent coupable — il ne devrait même pas considérer cette idée, parce que c'est mal.


Yuri s'endort chaque soir avec l'édition de Roméo et Juliette juste à côté de son oreiller. Il y a de plus en plus de pages cornées et de passages surlignés au fluo. Ça ferait sans doute grimacer Otabek, lui qui collectionne les marque-pages finement décorés, et qui ignore tout des sentiments interdits de Yuri.

Malheureusement, même William Shakespeare n'a pas de réponse aux dilemmes de Yuri Plisetsky, et Yuri se sent crétin de songer qu'un poète du seizième siècle peut l'aider avec des conneries dignes de celles d'un adolescent de quinze ans.

Sous les premières lumières du soleil, Yuri grogne en s'étirant dans le salon. Il a du mal à garder les yeux ouverts et ses mouvements sont raides, ça n'échappe pas à Otabek.

— Mauvaise nuit ?

— Je stresse d'appeler Grand-Père pour m'excuser.

C'est un mauvais matin, et c'est un mensonge par omission.

Les mains d'Otabek se posent dans le dos de Yuri pour l'aider à aller plus bas dans son grand écart, et appuient, jusqu'à ce que son torse touche le tapis du salon. Ça fait mal, parce que Yuri ne peut plus ignorer le fait qu'il ne peut plus exécuter le mouvement aisément comme à ses quinze ans. Ça fait mal, parce qu'il ne peut plus ignorer le fait que la présence de son meilleur ami fait brûler son corps plus fort que les crampes.

Yuri se redresse lentement, frotte ses cuisses afin de chasser la douleur. C'est inutile, alors il digresse :

— On va courir quelques kilomètres avant l'entraînement ?

— Tu veux aller plus loin que d'habitude ?

— Ça me changerait les idées.

— Jusqu'à la Cathédrale Zenkov ? On peut s'arrêter et prendre un café au retour.

— Au Starbucks ?

— Oui. Je t'invite.

La familiarité de la discussion et du ton d'Otabek en rajoute à la peine de Yuri, mais il est faible et égoïste, alors acquise :

— Deal.


Dans la chambre, en plus du bouquin qui tourmente Yuri, il y a une petite horloge qui le rend dingue. Le tic-tac infernal rythme ses insomnies.

Le temps semble ralentir pour se moquer de lui, les aiguilles tournent lentement sous ses yeux, et finissent par réveiller un souvenir enfoui. La brise chaude de juillet s'engouffre par la fenêtre entrouverte, mais lorsque Yuri ferme les yeux, il imagine le froid mordant sur sa peau. L'appartement où il a grandi était glacial même en été. C'est une image floue, tirée en majeure partie des clichés qu'il a vus de cette époque. Il revoit le papier-peint propre aux immeubles construits durant l'époque de l'union soviétique, et l'électroménager de couleur crème qu'on associe aux appareils du début des années deux-mille. Puis, il se voit, perché sur sa chaise, à la table de la cuisine.

Chaque matin, les tic-tac et les tap-tap bouffaient le silence de l'appartement. Les doigts de Yuri tapaient la course des minutes.

Parfois, Katarina passait le pas de la porte, et elle revenait en portant avec elle le parfum d'autres foyers. Elle buvait une tasse de café, puis préparait à Yuri un bol de sarrasin coupé à l'eau. Quand il l'avalait en quelques minutes à peine, elle disait des choses comme :

— Tu ne devrais pas manger autant, si tu veux pouvoir continuer le patin.

Ou :

— Si tu continues comme ça, il n'y en aura pas assez pour toute la semaine.

Souvent, ce que mangeait Yuri ne posait pas problème, parce que Katarina ne revenait pas de ses sorties nocturnes.

Les absences de sa génitrice ont laissé en lui une faim qu'il ne comblera probablement jamais. Il associe les matinées à l'appartement de Moscou aux hivers rigoureux, à un frigo perpétuellement vide, et à un estomac qui gargouille. Il allait à l'école tout seul, se jetait sur ses plats le midi sous les rires de ses camarades, puis il se gavait de lait et de jus de fruit le soir. Yuri ne savait jamais quand Katarina allait rentrer, ni quand le prochain repas allait arriver.

Yuri frotte ses paupières closes, et se souvient du dernier moment qu'ils avaient passé ensemble. Katarina l'avait aidé à enfiler son costume de cosmonaute, celui qu'il devait porter pour le spectacle du Nouvel An à l'école. Les mains de sa génitrice étaient étrangements délicates, son ton inhabituellement doux :

— Je ne serai pas toujours là pour veiller sur toi, alors tu devras le faire tout seul. Tu es assez grand et assez fort pour réussir, d'accord ? J'aimerais juste que tu retiennes une chose... Quand tu t'attaches à quelqu'un, tu lui donnes le pouvoir de te détruire. Est-ce que tu vas t'en souvenir, Yurachka ?

Il avait docilement hoché la tête.

— Oui, Mama.

À l'époque, ces paroles ne voulaient rien dire pour Yuri. Tout ce qu'il avait retenu de ce jour-là, c'était qu'elle avait manqué la représentation de théâtre de l'école, et que seuls Grand-Père et Grand-Mère l'attendaient à la sortie. Il y avait des petites larmes aux coin de leurs yeux, et Yuri avait deviné que ce n'était pas de la fierté. Il savait déjà que Katarina n'allait pas revenir.

Katarina est partie un jour de décembre, et elle a laissé en Yuri une brèche dans laquelle le froid de l'hiver s'est infiltré.

Près d'une décennie plus tard, Yuri est insatiable. Le vide à l'intérieur de lui est comme un vieil ami dont il ne peut se séparer. Ce n'est pas logique, mais cette sensation lui donne l'impression d'être en sécurité. S'il est déjà vide, qu'est-ce qui peut le toucher ? Son mécanisme de défense est tout trouvé. Il repousse ses proches, il laisse toujours un peu de nourriture dans son assiette — il garde un peu de vide en lui pour être certain de ne pas s'habituer à se sentir plein.

Le néant l'attirera toujours, parce que Yuri est un trou noir, parce qu'il détruit tout sur son passage, il avale l'affection des autres sans que ça ne soit jamais assez.

Yuri rouvre les yeux, et passe distraitement les doigts sur la chaîne pendue à son cou. Un médaillon est niché contre son torse nu. Le bijou pèse lourd, même s'il le porte chaque jour. C'est un objet que Katarina lui avait donné durant son enfance. Sur la surface polie par le passage du temps, on peut distinguer quelques mots gravés : Yuri Maximovitch Plisetsky. L'or est si décoloré que Yuri se dit que c'est du toc, à l'image de sa relation avec sa génitrice.

Ses doigts tremblent alors qu'il ouvre le médaillon. Il y a un cliché niché à l'intérieur. Une adolescente à peine plus jeune que lui sourit sur le papier jauni, ses cheveux illuminent son visage en une cascade blonde. À ses côtés, un jeune homme du même âge qu'elle a un bras glissé autour de ses épaules. Une barbe rousse naît sur son menton, ses cheveux longs sont attachés en un chignon. Leurs yeux verts sont rieurs — ils sont heureux, ça ne fait aucun doute.

Yuri n'a jamais vu Katarina sourire comme ça. Il n'y a qu'une conclusion à tirer : c'est de sa faute si la joie de sa mère s'est effacée. Sa naissance est une erreur, il sait qu'elle a déchiré sa famille. Katarina n'a pas supporté d'avoir un fils, puis Grand-Père s'est tué à la tâche pour l'élever à sa place. Le dos de Nikolaï est courbé par des années sur les chantiers, par cette décennie d'amour inconditionnel offert à son petit-fils. Ouais, Yuri a englouti leur amour jusqu'à les briser.

C'est un poids que Yuri porte avec lui chaque jour, qu'aucune médaille, qu'aucune victoire ne peut effacer.

Lentement, Yuri retire le collier. L'or peine à refléter la lumière lunaire. Tout aussi doucement, comme s'il pouvait encore changer d'avis, il se tire du lit, et il glisse le bijou dans son sac à dos.

Au fil des jours passés à Almaty, la douleur laissée par l'absence de Katarina s'amenuise. Elle a probablement arrêté de le regarder à la télévision, mais la glace, c'est le seul endroit où il peut lui parler. Il a fait la paix avec ça, et il le montrera une dernière fois dans son programme l'automne prochain. Au moment où sa version de Juliette rejoindra son tombeau en décembre, Yuri y abandonnera le souvenir de sa mère.

Quelque part au fond de son vide, il peut néanmoins encore entendre une toute petite voix résonner :

Quand tu t'attaches à quelqu'un, tu lui donnes le pouvoir de te détruire.


• Le poème que cite Beka est Clair de Lune de Paul Verlaine, qui a inspiré le morceau de Claude Debussy du même nom