Les paumes de Yuri virent perpétuellement au rouge, ses genoux se constellent de bleus. Il ne cesse de tomber, sa peau pâle est maintenant assortie à son hoodie zippé aux couleurs de la Russie - dommage qu'il est certain qu'il va décevoir son pays, peu importe s'il se saigne jusqu'aux os dans l'espoir de le satisfaire.
D'un jour à l'autre, Yuri s'attend à recevoir une confirmation de vol retour par mail. Yakov tolère sa présence au Kazakhstan parce qu'il imagine qu'Otabek, sérieux et appliqué comme il est, va avoir une bonne influence sur son élève. Chaque semaine, Yuri envoie une vidéo de son progrès au vieux fou, puis ils font le point au téléphone. L'autre jour, Yakov n'avait même pas eu la force de hurler dans le combiné après avoir contemplé son énième fiasco. Ça prouve bien que son patinage est à chier, et que les conseils d'Otabek n'y changent rien.
Yuri avait tort de supposer que s'excuser auprès de Grand-Père allait tout arranger. S'il peut pardonner Nikolaï de lui avoir menti, et apprendre à vivre avec les blessures laissées par Katarina, c'est maintenant une toute autre chose qui le hante...
À l'autre bout de la patinoire, le son des lames sur la glace résonne - Otabek répète inlassablement son Sacre.
Yuri devrait appeler Lilia Mikhailova et dire à cette vieille pie que ça y est, il a saisi toute l'ampleur du programme qu'il doit jouer. Il n'est toujours pas fan de Roméo et Juliette, mais il peut sentir le poison dégouliner dans ses veines. Il l'imagine couler sur ses doigts lorsqu'il s'abîme les mains en chutant : foncé, prohibé, comme du vin de messe qu'on aurait laissé tourner.
La dernière fois que Yuri avait galéré comme ça avec un programme, il avait quinze ans, et il se mesurait à l'Agapé imposé par Viktor. Hasetsu est un souvenir amer. Yuri se souvient du son des vagues, du sable sous ses baskets, de l'odeur de fruits de mer du marché, de la chaleur des onsen, et, surtout, du dégoût qu'il avait ressenti face à son thème pour la saison.
L'amour inconditionnel ? C'est ce qu'il ressent lorsqu'il observe Otabek embrasser le crâne de Koshka, les cheveux encore ébouriffés de sommeil. C'est ce qui le trouble lorsqu'ils effectuent les tâches les plus banales, qu'ils cohabitent comme si ça faisait des années qu'ils vivent ensemble. C'est l'ébranlement silencieux qu'il ressent lorsqu'ils partagent un gobelet de café, un bol de ramen.
C'est l'amour sacrificiel, celui qui pousse à donner et à se donner sans rien demander à retour. Excepté que son amour n'est pas si désintéressé que ça et maintenant qu'il sait qu'il perçoit Otabek comme plus qu'un simple ami, il sait aussi qu'il le désire. Et ça le ronge, comme le putain de poison dans les veines des amants maudits... Foutue Lilia Mikhailova et ses foutues métaphores. Elle déteint sur lui.
Le tourment de Yuri prend la forme de son triple Axel raté, revenu pour le tourmenter. Il n'arrive toujours pas à le réussir de façon constante, même si son programme a progressé. La glace est froide sous son visage et à travers ses gants, si seulement ça pouvait lui remettre les idées en place.
Soudainement, Otabek est debout à ses côtés, et lui offre son aide pour se relever.
- Tu ne t'es pas fait mal ?
- Ça va.
Yuri ignore la main tendue, et repart de plus belle.
Plutôt que de reprendre son entraînement, Otabek s'adosse au bord de la piste, il suit Yuri des yeux. Yuri a l'impression que son corps pèse une tonne, que ce regard fixe le maintient à terre. Malgré ça, il se force à bouger, il force sa carcasse de chair à désobéir aux lois de la physique.
La respiration de Yuri est assourdissante dans ses propres oreilles, il entend à peine la remarque d'Otabek :
- C'est toujours ton thème qui te pose problème comme ça ?
- Ce programme me fait péter un câble.
C'est un demi-mensonge. Si, il y a quelques jours de ça, il paraissait trop impersonnel à Yuri, il est maintenant trop personnel. Les histoires d'amour ? C'est toujours de la merde, si on lui pose la question. On en fait des caisses pour un truc qui se termine systématiquement mal.
- Ton programme est bien rodé. Je ne comprends pas pourquoi ça te bloque autant.
- Ça me parle pas, c'est tout. Ce bouquin est un ramassis de conneries illusoires.
- Pourtant, les auteurs s'inspirent de la réalité.
- La réalité ? C'est à chier. L'amour ? Du vent. T'as d'autres questions ?
C'est quoi son problème, au juste ? Yuri lui a tout raconté, de son père absent jusqu'au départ de sa mère, en passant par le décès de sa grand-mère. En quoi c'est surprenant qu'il réagisse comme ça ?
Cette fois, c'est Otabek qui grommelle :
- Oui, j'ai une question : il y a des gens qui t'aiment, pourquoi tu refuses d'y croire ?
- Tu racontes à peu près autant de conneries que Shakespeare.
Ils ne parlent plus du tout de la pièce de théâtre, et ça met Yuri mal à l'aise. Il n'a pas envie de continuer cette conversation ici, d'autant plus qu'il ne comprend pas où Otabek veut en venir, ou qu'il ne veut pas le comprendre. Toutes ces grandes phrases pleines de bon sentiment, Yuri n'est pas d'humeur à les entendre.
Il quitte la glace et attrape ses protections de patin à la volée. Dans son dos, la voix impassible d'Otabek résonne :
- La preuve est juste sous tes yeux. J'espère que tu vas finir par le voir.
Irrité, Yuri se retourne vers son interlocuteur, une protection en plastique serrée dans sa main tremblante, une réponse cinglante pendue à ses lèvres. Pourtant, quelque chose dans l'expression d'Otabek le réduit immédiatement au silence.
Otabek n'est pas inexpressif, ni même en colère. Il a tout simplement l'air blessé. Yuri n'a pas le temps de lui demander ce qu'il se passe, les portes de la patinoire s'ouvrent dans avec fracas, et détournent son attention.
C'est déjà les heures publiques, une horde de gamins et d'amateurs déborde sur la glace dans un boucan pas possible. Otabek disparaît dans les vestiaires sans un mot.
Les insomnies sont de plus en plus épuisantes. Ça fait plusieurs fois que Yuri snooze son réveil, il n'a pas l'énergie de quitter la chaleur de son lit.
C'est une odeur d'œufs et de viande cuite qui le pousse finalement à quitter sa chambre et à avancer à pas feutrés dans le couloir. Les enceintes du salon sont allumées, elles diffusent du rock alternatif.
Otabek se tient devant la gazinière, il chante par-dessus la voix grave du chanteur. Yuri reste quelques secondes en retrait, il le regarde progresser dans la cuisine, et se balancer faiblement sur la musique.
C'est à ce moment-là que Yuri se dit qu'il est bel et bien condamné. Otabek ne devrait pas lui couper le souffle, parce qu'il est sept heures du matin, qu'il porte son short de sport moche, qu'il n'est pas encore coiffé, et merde, Yuri est dans la merde.
C'est une chose de ressasser tout ça lorsqu'il n'arrive pas à dormir, s'en est une autre de se laisser déborder comme ça en plein jour. Ce sentiment le chasse depuis des jours. Yuri a toujours considéré son camarade avec une affection étrange, mais ce n'a jamais été comme ça. Peut-être qu'il devrait utiliser une métaphore à la con pour définir son trouble, et dire que quelque part durant son séjour, la flèche d'Éros a transpercé son corps. Elle est logée si loin qu'elle lui ôte la parole, comme si elle était plantée dans sa trachée. Putain, il faut qu'il dise un truc, il ne peut pas rester planté là à fixer Otabek...
- Oi, Beka !
Pas très délicat, mais Yuri va faire avec. Otabek manque de lâcher sa spatule, et se retourne vivement.
- Salut, Yura.
- Qu'est-ce que tu fiches ?
Yuri s'approche, et jette un coup d'oeil par-dessus l'épaule d'Otabek. Celui-ci plie une omelette, puis la transfère dans une assiette. Depuis quand son meilleur ami lui prépare le petit-déjeuner ?
- J'ai pas de bacon à servir avec tes œufs, mais on avait des restes de bœuf du repas d'hier soir. Ça te va ?
- T'inquiètes !
Peu importe à quel point Yuri est troublé, il ne va pas refuser. Il s'empare avidement de l'assiette, et s'installe au bar. Otabek ne tarde pas à tirer à son tour l'un des tabourets.
- On est grave en retard et c'est aujourd'hui que tu te décides à préparer à bouffer... T'es un mystère, Altin.
- T'es crevé, en ce moment. Je me suis dit qu'on pourrait oublier l'entraînement.
Sur le coup, Yuri se dit qu'il a mal entendu. Il n'y a qu'une seule personne sur cette planète qui soit aussi rigoureuse que lui, et c'est Otabek. Celui-ci continue à découper méticuleusement sa nourriture, impassible. Il y a quelque chose d'étrange dans la façon dont ses épaules sont tendues. L'appartement est bien isolé, mais Otabek a sans doute remarqué que Yuri se lève plusieurs fois par semaine, et qu'il fait les cent pas dans le salon durant des heures.
Face à l'hésitation de Yuri, Otabek précise :
- Je ne t'ai pas encore fait visiter Almaty comme il se doit.
Yuri lève le nez de son omelette, et s'enthousiasme automatiquement :
- À moto, tu veux dire ?
- Évidemment.
Otabek lui offre un sourire qui dévoile toutes ses dents et oui, Yuri est complètement foutu.
Almaty ressemble beaucoup aux capitales russes que Yuri connaît. De part et d'autres des avenues, il y a de nombreux bâtiments qui doivent dater de l'ère soviétique, et ces blocs de béton à l'architecture néo-russe rappellent à Yuri ceux de Saint-Pétersbourg. C'est assez différent pour le dépayser, assez familier pour le réconforter.
Le seul problème, c'est que juillet est le mois le plus chaud de l'année, alors ils étouffent vite sous leurs vestes en cuir et leurs casques de moto. Heureusement, Almaty tient ses promesses et n'est pas surnommée la ville aux jardins pour rien : la verdure quadrille la ville, une multitude de poumons qui permettent aux citadins de respirer l'été. Sans plus attendre, Otabek cadenasse la Harley à l'entrée de l'un d'eux.
Le parc est énorme. À vrai dire, il tient plus du parc de loisirs que du jardin. Il y a tout un tas d'attractions, de cafés, et de jeux pour les enfants. Entre les piétons, les vélos et les calèches tirées par les chevaux, l'endroit est animé. En général, Otabek n'est pas à l'aise dans la foule, mais il semble détendu ici, alors Yuri fait un effort pour ne pas engueuler les gosses qui leur courent dans les jambes.
Ils finissent par s'installer sur un banc, et ils regardent les gens passer. Au bout de quelques minutes, Yuri commence à s'ennuyer, il se penche pour parler à l'oreille d'Otabek :
- Cette femme sur le banc en face... Je suis certain qu'elle est avec son amant.
Otabek fronce les sourcils, il jette un coup d'oeil discret à la jeune femme en question, ainsi qu'au type à côté d'elle, et demande :
- Comment tu peux le savoir ?
C'est simple. Le couple est trop bien habillé pour une sortie au parc, elle porte une belle robe longue, il a un costume bien ajusté. En plus...
- Si tu regardes bien, il y a une marque de bronzage en forme de bague à son doigt, et elle ne porte pas d'alliance.
L'inconnue a levé la main droite pour taper des messages sur son téléphone, ils peuvent distinguer la petite bande de peau claire sur son annulaire. Yuri fait la moue, et insiste :
- S'il faut, elle est en train de raconter des conneries à son mec.
- Ah bon ? objecte Otabek. Je ne crois pas. Elle est séparée depuis longtemps, et elle vient enfin de retrouver l'amour.
- Tch ! J'avais oublié que t'es naze et fleur bleue.
Loin de se laisser démonter, Otabek désigne du menton une autre personne. C'est un garçon qui doit avoir leur âge, il est installé un peu plus loin dans l'allée. Régulièrement, il regarde l'écran de son téléphone, puis il relève les yeux vers le flot constant de passants. Il tapote nerveusement de la pointe de ses sneakers sur le sol.
- C'est son premier rendez-vous avec une fille. Ils se connaissent depuis un bout de temps, c'est pour ça qu'il est habillé comme d'habitude. Il est nerveux qu'il ne lui plaise pas tant que ça, et qu'elle préfère ne rester qu'une simple amie.
Ils passent un long moment à se disputer gentiment, à débattre des hypothétiques histoires d'inconnus.
Tout le monde porte avec lui une histoire, suppose Yuri. Une histoire qu'il est impossible de deviner de prime abord, même en analysant une posture, un vêtement, ou une parole. Il se demande ce que les gens imaginent à leurs propos, et se dit qu'ils sont sans doute loin de la vérité.
Assis sur ce banc, ils sont comme tout le monde. Personne ne sait qu'ils sont médaillés olympiques, qu'ils devraient être en train de bosser leurs programmes à la patinoire, que Yuri a tout envoyé chier pour venir à Almaty, et qu'il nourrit des sentiments interdits envers son meilleur ami.
Yuri observe Otabek lui narrer la vie d'autres personnes, et il a peur que ses sentiments envers son ami se lisent partout sur son visage. Dans la façon dont il ne peut détacher les yeux de lui, dans la manière dont il sourit lorsqu'ils discutent. C'est comme s'ils étaient inscrits à l'encre noire sur son front, alors qu'il cherche à tout prix à les gommer. Est-ce qu'ils sont si évidents que ça ? Est-ce qu'Otabek lui-même finira par s'en douter ?
Yuri ne peut pas le deviner. Il sait juste que pour ouvrir un nouveau chapitre, et continuer d'écrire leur histoire, il faut qu'il prenne une décision. Une décision qui l'effraye.
Le parc, son lac et ses calèches sortent tout droit d'une photo souvenir, et Yuri aimerait pouvoir garder les souvenirs de cet après-midi comme on affiche une carte postale au mur.
C'est presque normal. Otabek se brûle la langue sur du thé trop chaud, Yuri finit par craquer et hurle sur des gosses qui manquent de renverser son gobelet de café. Otabek essaye d'amadouer des canards, mais Yuri l'empêche de leur refiler la fin de sa gaufre. Otabek manque de se perdre alors qu'il est venu dans cet endroit de nombreuses fois, alors Yuri doit Googler l'endroit où ils ont garé la moto.
Quand Yuri grimpe à l'arrière de la Harley et appuie sa joue contre le dos de son ami, il y a ce drôle de bourdonnement dans sa poitrine, sur sa peau, et il sait qu'il ne peut plus se voiler la face.
Ça crève les yeux. Ça transpire dans tout ce qu'il fait, dans chaque mot qu'il prononce, dans les gestes qu'il esquisse. Il a envie de lui hurler au visage, de l'enterrer comme un secret indécent. Il en frémit d'impatience, comme il est paralysé par la frayeur. Une chose est indéniable, et inéluctable :
Ça fait cinq jours qu'il a tiré le feu d'artifice, il faut qu'il fasse un truc.
Une chose est indéniable, et inéluctable : Yuri est un trouillard.
Durant cinq jours de plus, il ne fait que dalle.
Le costume bordeaux d'Otabek se découpe sur le gris de la patinoire, dont Yuri perçoit à peine les contours flous. Ça pourrait être celle d'Almaty, comme n'importe laquelle. Les doigts de Yuri courent sur le satin, ils patinent main dans la main, sur ce putain de programme qu'il déteste.
Otabek le guide sur la glace, le contact de ses doigts autour des siens semble réel à Yuri, sans doute puisqu'il se répète presque chaque jour. Il se doute que ce n'est qu'un rêve, parce qu'ils se risquent aux portés et aux sauts lancés, plutôt qu'aux simples sauts en parallèle auxquels ils s'adonnent habituellement. Dans ses rêves, Otabek parvient toujours à le rattraper.
Les mains d'Otabek réchauffent ses hanches à travers le tissu, et l'ironie veut que Yuri porte un costume immaculé, celui de Juliette. À croire que même ses songes sont cruels, parce qu'il sait que ce rêve n'a rien d'innocent - il poursuit toujours le même fil. Plutôt que de porter Yuri au-dessus de son crâne pour leur jeté final, Otabek s'approche un peu plus de lui, puis le force à reculer jusqu'à ce qu'ils heurtent les panneaux au bord de la patinoire. Le bruit est fracassant dans le silence.
Yuri presse ses paumes sur le torse de son partenaire, mais ne le repousse pas pour autant. Le front d'Otabek repose contre le sien, Yuri peut sentir les battements inégaux de ses cils contre sa peau, ceux de son cœur sous ses mains. Ils s'accélèrent frénétiquement alors que Yuri relève la tête.
En rêve, Yuri n'est pas effrayé. Il embrasse Otabek avec une rage affamée qui ne peut être réservée qu'aux fantasmes euphoriques. Là, sous couvert de la nuit, il peut tout s'autoriser. Leur danse impudique se fait sans musique, seul le son de leurs souffles haletants résonne à travers la piste. La main d'Otabek a quitté la courbe de ses hanches, elle glisse le long de sa cuisse dénudée. Le froid mordant ne touche pas Yuri, il ne ressent que le contact brûlant des doigts légèrement calleux d'Otabek alors qu'ils relèvent le tissu de son costume. Yuri réalise qu'il porte une robe fine, comme celle des danseuses de ballet qu'il envie tant, et que rien n'empêche la main de son ami d'errer toujours plus haut. C'est interdit, c'est mal, et c'est tout ce que Yuri veut.
Yuri se réveille, les draps collés à son dos par la sueur, le ventre brûlé par un désir ardent, et habité par un amour qui n'a plus rien à voir avec de l'affection désintéressée.
Au diable l'Agapé.
Yuri se hait d'être faible, mais il ne résiste plus. Avant ça, ses gestes ont toujours été mécaniques, parce que seules des personnes sans visage habitaient ses fantasmes. À présent, Yuri sait ce qu'il veut, qui il veut. Sa main suit le même chemin que celle d'Otabek, ou du moins, de la version immorale de son rêve. Il regarde la peau sensible rouler sous ses doigts, et imagine la main d'Otabek glisser sur la sienne, se serrer autour de lui. Dans le bruissement de ses draps, alors que son corps tremble et que ses reins se creusent, il n'y a personne pour le juger.
Quand Yuri quitte la chambre et retrouve le jour, le réveil est bien plus cruel encore que le rêve. Perché sur le comptoir de la cuisine, c'est à peine s'il peut regarder Otabek dans les yeux. Yuri a l'impression d'avoir commis un crime.
Dans la patinoire comme dans l'appartement d'Otabek, Yuri prend trop de place. Il balance ses gants sur la glace parce qu'il est frustré, il se cogne dans les meubles parce qu'il est contrarié. Il ne sait plus où se mettre, ses émotions débordent de partout.
Yuri est perché à un bout du canapé, comme s'il n'avait pas passé un mois à somnoler avec la tête sur les genoux d'Otabek. Il essaye de noyer ses pensées dans le fil de son compte Instagram, mais la bonne moitié des photos lui rappellent ce qu'il cherche à fuir.
Katsuki et son vieux con de mari roucoulent sur la plage, la toute aussi vieille Makkachin à leurs pieds, leurs deux nouveaux chiots, Mochi et Matcha sur les genoux. Yuri arrive à peine à camoufler un grognement aigri.
Les photos défilent encore. Mila est pendue au cou d'un type qui fait bien une tête de plus qu'elle, son hoodie bleu roi suggère qu'il doit faire partie de l'équipe de hockey. Il devrait dire à Baba que c'est une traîtresse, et qu'elle va encore sortir avec un connard, parce que ça se voit à sa tête que c'est un bouffon.
Yuri les déteste tous, il a envie d'envoyer son téléphone valser contre un mur, et pourtant, un sentiment stupide éclos dans sa poitrine. Une émotion laide et stupide. Il est jaloux. Jaloux, parce qu'il sait que les bonnes choses ne lui sont, et ne lui seront jamais destinées.
Plongé dans ses pensées, Yuri distingue qu'Otabek lui parle, mais c'est à peine s'il l'entend. Yuri répond à chaque fois à côté de la plaque. Il faut qu'Otabek se répète à plusieurs reprises pour qu'il lève enfin le nez de son téléphone portable.
- Yura ? Tu voulais apprendre à conduire la Harley, non ?
Ça fait des mois, pour ne pas dire des années, qu'il gonfle Otabek avec ça. Son meilleur ami tient plus à sa moto qu'il ne tient à sa collection de médailles, alors Yuri avait abandonné l'idée de le faire céder. Il doit vraiment tirer une sale tête pour qu'Otabek lui fasse une telle proposition.
Les sourcils de Yuri se froncent davantage, il vérifie s'il a bien entendu :
- C'est à peine si tu me fais confiance pour laver tes tasses de thé sans les casser, et tu veux me confier ta moto ?
Pour toute réponse, Otabek s'extirpe du canapé et récupère les clés de la bécane. Au bout de longues secondes, Yuri sort de sa torpeur, et bondit du siège. Il est surpris, mais il ne va pas se faire prier.
Dans l'ascenseur, Yuri jette un coup d'œil à leur reflet. Sous le bras, il porte le casque qu'Otabek lui avait offert en prévision de sa venue ici, et sur les épaules, une épaisse veste en cuir de la même marque que la sienne. Avec les épaisses lunettes de soleil qu'ils portent sur le nez, ils sont assortis. Ça fait si longtemps qu'ils se connaissent que Yuri ne sait plus qui influence l'autre.
Ils ne roulent pas plus d'un quart d'heure, et s'arrêtent sur un large parking vide de monde. L'herbe pousse dans les craquelures du béton, le bruit de la circulation est lointain, le soleil est presque aveuglant. Yuri fixe longuement la Harley, puis admet :
- J'ai pas la moindre idée de ce que je suis censé faire.
- Ça t'arrête rarement, s'amuse Otabek.
Cette moto, Otabek l'avait récupéré il y a deux ans et il avait bossé dessus un bout de temps avant de pouvoir grimper dessus. Au printemps, il s'installait sur le parking de son immeuble et il passait des heures entières à la bricoler. Souvent, il appelait Yuri sur Skype, ils discutaient jusqu'à ce que le soleil disparaisse derrière les gratte-ciels. Malgré les angles improbables auxquels Otabek posait le téléphone ainsi que les pixels dus aux problèmes de réseau, Yuri se souvient de ses mains noircies par l'huile, de ses fringues pleines de tâches, de son expression heureuse.
À l'époque, c'était rare pour Yuri de le voir au naturel, dans son jogging troué et son débardeur trop grand, avec son sourire qui débordait de son visage et les mots qui quittaient sa bouche à des kilomètres à l'heure.
Il s'avère qu'Otabek est un bon professeur, doux et patient. Ça vient peut-être de son éducation disciplinée, contrairement à celle de Yuri - il est incapable de rester tranquille et d'écouter. Ça lui avait posé problème pour terminer l'école, non pas parce qu'il n'était pas studieux ou doué, mais parce qu'il détestait déjà l'autorité. Curieusement, Yuri a toujours suivi les conseils de son meilleur ami, qu'ils touchent au patin ou à la vie en général.
Tour à tour, Otabek désigne les éléments importants de la moto, il explique leur nom et leur fonction. Le levier d'embrayage est à gauche, le levier de vitesse du même côté mais au niveau du pied, l'accélérateur est à droite... Yuri piétine sur place, il a du mal à tout retenir.
- Monte dessus par le côté gauche, ordonne Otabek, puis pose fermement ton pied droit au sol pour te maintenir droit.
Conformément aux instructions d'Otabek, Yuri s'installe, et il s'habitue tant bien que mal au poids de la bécane. Elle est un peu trop basse pour ses longues jambes, mais elle n'est au moins pas trop lourde. Avant de laisser Yuri rouler, Otabek insiste pour qu'il s'entraîne à utiliser l'embrayage à l'arrêt.
Chez Grand-Père, l'une des conneries préférées de Yuri était d'emprunter la Lada pour faire des tours dans le quartier. Il ne s'est jamais embêté à passer le permis, mais ça ne l'empêchait pas de tester les limites de la vieille bagnole, et de la pousser jusqu'à ce qu'elle tressaute comme si allait rendre l'âme. Si conduire une voiture ne lui semblait pas trop difficile, il ne peut pas en dire autant d'une moto.
- C'est comme dans une voiture, en gros ? présume Yuri, désignant l'embrayage.
- Plus ou moins. Il faut que tu le tires doucement pour éviter de la faire caler.
Otabek se penche à ses côtés, leurs bras ne cessent de se toucher alors que celui-ci lui montre à nouveau les commandes. Sa voix reste concentrée :
- La première vitesse est en haut, le neutre au centre, puis la deuxième, la troisième, la quatrième et la cinquième en bas. Tu peux les voir changer sur le tableau de bord.
Tout en parlant, il se saisit du poignet de Yuri, qu'il guide sur le levier d'embrayage. Ils portent des gants épais, mais Yuri est conscient du poids de la paume d'Otabek contre le dos de sa main.
- Tourne la clé, et met la moto en position neutre. Ensuite, tu peux appuyer sur le bouton démarrage, puis laisser chauffer le moteur.
Chacun des mots fait frémir la bande de peau et de cheveux rasés exposée dans la nuque de Yuri, dévoilée par sa tresse ramenée sur son torse. Son cœur manque des battements, et ça n'a rien à voir avec l'excitation de manier un véhicule potentiellement dangereux.
Les bras d'Otabek l'entourent sans le vouloir, Yuri remue sur le siège, mal à l'aise. Il veut s'extraire de cette chaleur et de cette odeur de cuir. Il veut passer toute sa vie contre lui. Il a du mal à respirer, et Otabek souffle :
- Ne sois pas stressé. Ça a l'air impressionnant, mais ce n'est pas grand chose.
Otabek s'éloigne de quelques pas pour laisser Yuri démarrer. L'air revient aux poumons de Yuri, et il tourne la clé dans le contact.
Tout d'abord, Yuri commence par apprendre à rouler quelques mètres puis à se stopper, jusqu'à ce qu'il maîtrise assez la Harley pour réussir à rouler en ligne droite sans avoir à s'arrêter régulièrement. Contrairement à ce que son ami raconte, ce n'est pas aussi simple que ça, et il manque de chuter à de nombreuses reprises alors qu'il essaye d'accélérer.
Au bout d'une heure, il y a de multiples accrocs sur le pantalon de Yuri, et quelques rayures se sont ajoutées à la carrosserie de la Harley.
- Doucement sur les commandes, Yura. C'est quand tu te braques que ça ne marche plus.
Bon... C'est un conseil qui peut s'appliquer à de nombreuses sphères de sa vie, Yuri doit l'avouer. Tout ce qui ne touche pas au patinage est un mystère pour lui. Sur la glace, il ne manque pas de confiance en lui. De retour sur la terre ferme, il ne peut pas en dire autant - il est nerveux et maladroit. À force de bonne volonté et de patience, il parvient à faire le tour du parking plusieurs fois, mais il effectue ses tournants avec une gaucherie qui déséquilibre toute la bécane. Finalement, c'est Otabek qui lui fait signe de prendre une pause, pour sauver sa moto, et pour éviter à Yuri une énième chute.
- Tu t'es bien débrouillé. Personne ne naît sur une moto, après tout.
Yuri ne peut pas s'empêcher de bouder, vexé.
- Je voulais réussir à faire un tour complet sans manquer de manger du béton !
Ils sont installés à l'ombre d'une rangée d'arbres. Yuri retire son casque, et dégage les mèches collées sur son front par la sueur. Otabek s'est acheté un soda dans le distributeur de boissons flanqué dans un coin du parking, il en boit quelques gorgées avant d'admettre :
- Je n'étais pas mieux quand j'ai débuté. J'étais plus jeune et moins doué que toi.
Yuri subtilise la canette des mains de son ami, il avale une grande rasade. C'est moins sucré que dans ses souvenirs. Il rend la boisson à Otabek, et s'interroge :
- Tu ne m'as jamais expliqué pourquoi tu as commencé la moto.
- Mh... Tu sais que j'ai passé un bout de temps chez les Leroy, lorsque j'habitais encore au Canada. C'était bizarre de me retrouver avec des inconnus, très loin de chez moi. Ils étaient gentils, mais je ne me sentais pas particulièrement à l'aise sous leur toit.
- Si c'est des blaireaux comme leur fils, je peux comprendre. C'est sans doute à cause d'eux que ton palet est détruit à jamais. Le sirop d'érable, c'est dégueulasse.
Sa remarque tire un rire à peine étouffé à Otabek. Yuri ne sait pas comment il peut supporter cet abruti de canadien. Le simple souvenir de ses lèvres moqueuses, de ses sourcils trop bien taillés et de sa tête de con en général le rend fou. Dire qu'Otabek et Leroy ont vécu ensemble.
- Ils n'étaient pas si mauvais que ça. J'étais assez agité et paumé comme adolescent, Alain Leroy a vite saisi que je ne savais pas où me mettre, et il a compris que j'avais besoin d'autre chose que le patin pour me changer les idées. Il m'a fait passer par pas mal d'activités avant de me présenter à un de ses amis garagistes, parce que j'aimais bien les voitures et les motos. Il faut dire que la chasse et la pêche n'étaient pas vraiment mon truc, il avait certainement la trouille que j'assassine accidentellement l'un de ses fils.
- Ça aurait été mérité !
Otabek lui donne un coup de coude dans les côtes, et explique :
- Le problème de Jean-Jacques, c'est qu'il ne sait pas quand se taire. Il n'a pas un mauvais fond, par contre. Quand on a quitté Détroit pour aller à Colorado Springs, il m'a aidé à trouver un club de moto auquel aller, et il m'y déposait en voiture quand les bus ne roulaient pas.
C'est difficile à imaginer. Yuri s'esclaffe bruyamment.
- Saint Jean a le cœur sur la main. Qui l'aurait crû !
Même si Yuri plaisante sur le sujet, il sait que les années qu'Otabek a passées aux États-Unis n'étaient pas simples à vivre. Un jour, Otabek lui avait dit que pour lui, ce continent gardait à la fois la saveur des slurpees trop froids et de l'alcool pas cher, le goût du gloss sur les lèvres des filles et des cigarettes sur celles des garçons, et l'odeur de l'essence des motos. À Détroit comme à Colorado Springs, tout était disproportionné, nouveau, et grandiose. Otabek avait traîné avec les mauvaises personnes, il avait tout voulu essayer, et il avait abusé. Il s'était perdu dans tout ça, puis il s'était redécouvert à Almaty. Yuri suppose qu'il comprend. Quand tout un monde s'effondre, c'est flippant de devoir le reconstruire.
- C'est ça qui t'a aidé, alors ? Apprendre à réparer des bécanes, et à les conduire ?
Yuri regarde les voitures passer au loin, pensif. Il aimerait bien avoir quelque chose pour lui vider la tête, ou au moins pour l'aider à saisir ce qu'il s'y passe. Il n'a que le patin.
- C'était une bonne béquille. J'aimais bien aller dans le désert et me perdre durant des heures.
- Ça sonne comme un cauchemar pour moi. J'ai pas envie d'être seul avec moi-même.
- Au final, c'était une bonne chose. Je ne pouvais plus m'échapper de mes problèmes, alors j'ai dû y faire face. C'était certainement pour cela que j'avais une mauvaise conduite. Les choses que tu cherches à enfouir en toi finissent par te rattraper, même si tu t'enfuis très vite.
C'est difficile de savoir s'il veut parler du patin, des embrouilles de famille, ou du sujet que Yuri refuse d'aborder.
- Tu dis ça comme si c'était simple. J'ai dix-neuf ans et je suis encore plus largué que lorsque j'en avais quinze.
- Tu sais... C'est loin de l'être. C'est comme la bécane, ça demande du temps.
Otabek fait ça souvent, parler sous forme de métaphores. Il dit des choses que ne Yuri ne comprend pas sur le coup, mais qu'il saisit plus tard, lorsqu'il se sent prêt à les entendre.
Accroupi dans l'imposante salle de musique des Altin, Otabek fouille dans une des nombreuses caisses de vinyles héritées de son père. Ça faisait un moment qu'il comptait chercher la suite de sa collection, et Nurlybek lui avait gracieusement laissé entendre que Sofia et ses filles seraient absentes cet après-midi.
Pendant qu'Otabek effectue son tri, Yuri contemple l'idée de désaccorder la dombra de Nurlybek. Juste pour le plaisir de le faire chier. Il n'aurait qu'à tourner légèrement les mécaniques de la tête, et ce serait assez pour l'emmerder lors de la prochaine réunion de famille...
- Hé, Yura ?
Merde, c'est comme si Otabek pouvait entendre ses pensées.
- Ouais ? minaude Yuri.
- Tu connais David Bowie ?
Otabek se relève, il tient l'un de ses vinyles. Yuri s'approche pour y jeter un œil. La pochette est une peinture à la fois kitsch et futuriste d'un homme roux au corps mi-humain, mi-canin. C'est quoi ce truc, déjà ? Yuri n'a jamais été très calé en musique, mais le nom lui dit vaguement quelque chose...
- T'as pas patiné là-dessus quand t'étais chez les juvéniles ?
- Oui, j'ai eu un programme sur Under Pressure de Bowie et de Queen, le temps d'une saison. Mon entraîneur de l'époque a trouvé que c'était un peu trop, je le cite, moderne et progressif pour mon style de pat- Attends, comment tu es au courant de ça ?
Ils se fixent quelques secondes sans prononcer un mot de plus. Yuri sent le rouge lui monter aux joues, mais Otabek ne s'en sort pas mieux pour une fois.
- J'ai regardé tes programmes sur YouTube, avoue Yuri.
- Tu es allé regarder mes programmes ? Tous ?
Yuri lève les paumes, et se défend faiblement :
- Il fallait que je m'informe sur mon adversaire. Je me souviens de la vidéo... Tu portais un très beau costume pailleté. Un peu moulant, mais rien que je n'aurais pas porté.
Vu qu'Otabek ne souhaite pas poursuivre sur le sujet de sa courte phase glam rock, il fait semblant de croire Yuri. Il place le vinyle dans le tourne-disque et se perd à nouveau dans sa tâche.
Yuri, lui, s'installe dans un coin de la pièce. Sur ses genoux, il dépose son bien aimé recueil de Tsvetaeva. Depuis qu'il en rêve, il préfère abandonner Roméo et Juliette. Les mots de la poétesse sont comme un refuge pour lui, certainement parce qu'elle lui rappelle sa Babushka, et les après-midi sous le cyprès dans le jardin à l'écouter réciter des vers. Yuri se demande ce qu'Evgeniya dirait de tout ça...
Sans doute qu'il devrait être honnête avec Otabek, et qu'il est vraiment lâche. Grand-Mère aurait raison de le secouer. Yuri sait qu'il n'est rien de plus qu'un dégonflé, et qu'il fuit ses pensées en se cachant dans les poèmes ou les histoires. Distraitement, il tourne les pages, jusqu'à ce que la voix d'Otabek le tire de sa lecture - il ne sait pas combien de temps s'est écoulé, perdu dans sa réflexion et dans les mots de Tsvetaeva, mais le vinyle tourne encore.
- Viens danser.
Yuri se lève, accepte la main tendue d'Otabek, mais se moque tout de même.
- Et tu dis que c'est moi, le sale gosse qui donne des ordres.
Otabek sourit en coin, et répète :
- S'il-te-plaît, Yura. Viens danser avec moi.
La platine grésille un peu, puis les guitares électriques démarrent le morceau suivant, et ils commencent à danser ensemble. Yuri doit avouer qu'il aime bien ce morceau. De ce qu'il saisit, la chanson parle d'un garçon qui se rebelle contre ses parents en portant du maquillage ainsi que vêtements de femme. L'idée le fait sourire. Ça l'amuserait bien, s'il n'avait pas un grand-père russe qui ferait une crise cardiaque en le voyant comme ça.
- Je savais que ça te plairait, note Otabek.
C'est flippant. Otabek lit réellement en lui comme dans un livre ouvert. Yuri réplique promptement :
- Tu peux me le dire directement si tu veux que je porte du maquillage et des robes.
- C'est que tu aimes les habits de mauvais goût, porter trop d'eyeliner, et surtout, faire chier le monde.
Yuri ne sait pas si ce n'est que son imagination, mais Otabek semble un peu troublé. Il s'apprête à presser le sujet, mais Otabek serre sa main, et le force à tourner sur lui-même. Yuri se prête au jeu, amusé.
Ils sont moins habiles que sur la glace, mais ils ne s'en sortent pas si mal. Yuri soupçonne Otabek d'avoir assisté à des cours de danse en couple, ou un autre truc de bourgeois du même style. Il guide Yuri avec un mélange de douceur et de fermeté qui lui rappelle...
Merde.
Peu importe à quel point Yuri a envie de fuir ses désirs inconscients, c'est impossible. Le sort s'acharne sur lui, Otabek dépose une main sur sa hanche. Sans qu'ils ne le réalisent, ils sont tombés dans un rythme plus doux, qui n'a plus rien à voir avec la musique qui crépite sur la platine. Comme un réflexe, comme si c'était toujours un rêve, Yuri pose une main dans la nuque de son ami. Ils ne font que danser, après tout...
Yuri peut sentir le torse de son partenaire de danse se lever et s'abaisser contre le sien. Otabek semble nerveux, mais il continue à guider leurs mouvements avec la détermination qui lui est caractéristique.
Quand Otabek avance d'un pas, le bout de leurs nez s'entrechoquent presque. Lorsqu'il recule, il s'éloigne à peine de Yuri. Les doigts d'Otabek tremblent un peu alors qu'ils se posent sur sa joue. Le geste est lent, calculé - il hésite. C'est à cet instant que Yuri croise son regard, et qu'il comprend enfin. Depuis son arrivée à Almaty, il a volontairement gardé les paupières closes.
La preuve est juste sous tes yeux.
Comment a-t-il pu l'ignorer aussi longtemps ? Otabek le regarde avec un mélange de tendresse et d'appréhension qui lui retourne presque l'estomac. Comment a-t-il pu nier l'évidence jusqu'à ce que ce soit impossible ?
Précautionneusement, loin de la hâte de ses fantasmes, Yuri appuie sa joue contre la paume d'Otabek. Sa peau est douce, comme le satin du costume de Roméo dont Yuri rêve presque chaque soir. Il doit se répéter que c'est bien la réalité, et il ose fermer les yeux. Ils ont arrêté de danser, la musique paraît lointaine à Yuri. Cette fois, le nez d'Otabek frôle délibérément le sien, et Yuri penche la tête. Quand le souffle de son ami les frôle, il entrouvre les lèvres par réflexe. Il se demande si Otabek va les sentir trembler contre les siennes...
Et, parce que la réalité est toute aussi cruelle que son imagination, la porte s'ouvre brusquement sur Nurlybek.
- Les gars, est-ce que vous êtes prêts à...
Dans un sursaut coordonné, ils s'éloignent l'un de l'autre, et s'évitent ostensiblement du regard. Nurlybek se racle la gorge, puis relâche la poignée sur laquelle sa main s'est figée.
- Euh... Je voulais savoir si vous étiez prêts à partir.
C'est Otabek qui répond en premier. Son visage s'est refermé, et si ce n'était pour la main qu'il passe dans ses cheveux, Yuri pourrait croire que la situation ne le perturbe absolument pas.
- Oui, j'ai quelques cartons à mettre dans ta voiture. Tu peux nous donner un coup de main ?
Pour une fois, Nurlybek ne cherche pas à se mêler de ce qui ne le regarde pas, il les aide à charger son Audi sans se permettre un commentaire déplacé. Il discute avec Otabek des vinyles dont il va pouvoir hériter, de ceux qu'il voudrait lui emprunter. Yuri est vaguement reconnaissant des bavardages de Nurlybek, ça leur évite un silence gênant.
C'est une fois que Yuri est installé sur le siège passager qu'il remarque que ses mains tremblent. Putain, il est en colère. En colère contre lui-même.
Ça fait un moment qu'il cherche à renier ses sentiments envers Otabek, et jusqu'à présent, il pouvait encore faire marche arrière. Maintenant ? Il a merdé pour de bon. Ce qu'il ressent est exhibé en public, glissé sous verre comme les portraits de famille exposés dans le couloir, encadré pour être scruté de près.
Une fois à l'appartement, Yuri prétexte un mal de crâne pour aller se coucher tôt. Toute la soirée, il écoute la voix de Bowie murmurer dans le salon.
C'est le cinquième jour, et Yuri est toujours aussi lâche.
Yuri décide que ses poèmes préférés de Marina Tsvetaeva sont ceux qu'elle a écrit à propos de la poétesse Sophia Parnok dans la série titrée Amie.
C'est étrange, parce que, dès le premier de ces sept poèmes, Tsvetaeva prédit d'ores et déjà la fin de leur histoire d'amour. La relation amoreuse des deux femmes n'avait effectivement duré que deux ans, mais elle a laissé de nombreuses traces, pour la plupart renfermées dans le recueil que Yuri garde avec lui.
Il suppose que ces vers le touchent par leur ambivalence, leur mélange de tendresse et d'amertume, leur affection nuancée par le pessimisme. Malgré les déclarations d'amour déployées en rimes, il n'y a jamais eu de doute dans l'esprit de Tsvetaeva : dès le premier jour, leur relation était vouée à l'échec, et c'était comme une prophétie autoréalisatrice.
Enfant, Yuri avait pas mal d'interrogations là-dessus. Pourquoi on aime alors que ça peut se finir mal ? À quoi bon prendre le risque d'être blessé ? Comment sait-on si ça vaut le coup d'essayer ? Grand-Mère lui avait répondu qu'un jour, il comprendra pourquoi, que l'amour est compliqué, et que c'est un truc de grandes personnes.
Aujourd'hui, Yuri est grand, il pige enfin. Il porte avec lui l'adoration et la morosité qu'il perçoit entre les mots de Tsvetaeva, et ça lui fait mal. Dans un soupir, il se redresse dans le lit, et laisse son crâne reposer contre le mur.
Otabek mérite d'être heureux, de rendre sa famille fière, d'avoir des gosses à lui, de se sentir légitime de l'honneur de son pays... Toutes ces choses que Yuri ne peut et ne pourra jamais lui offrir. C'est laid, d'être amoureux, putain que c'est laid, parce que Yuri est égoïste - il crève d'envie d'essayer quand même.
Ça le fait plus flipper que de conduire la Harley, que de se louper au prochain Grand Prix, que de se retrouver encore plus seul que quand Mama est partie.
De l'autre côté de la porte, des bruits de pas familiers se font entendre. Yuri devine qu'Otabek est en train de préparer son petit-déjeuner, que Koshka tourne probablement autour de ses chevilles.
Yuri sait une chose : ils n'ont pas parlé du baiser qu'ils ont failli échanger dans la salle de musique, et ils devront le faire.
C'est lorsque Yuri entend la porte d'entrée claquer qu'il ose se glisser dans la cuisine à pas de loup. Le livre légué par Evgeniya, lui, est abandonné sur la couette, ouvert l'une des pages :
« Vous êtes heureuse ? Allons, j'en doute !
Et c'est tant mieux,
Pour en avoir trop embrassés, sans doute,
Tristes vos yeux.
Toutes les héroïnes de Shakespeare,
Je les vois dans votre coeur,
Pour vous, jeune et tragique lady,
Il n'y a pas de sauveur.
Le récitatif amoureux vous accable,
Trop épuisant,
Ce cercle de fonte à votre bras pâle,
Est éloquent.
Je vous aime (et le péché, nuée menaçante,
N'est plus un leurre !)
Pour être si sarcastique, si cuisante,
Et la meilleure. »
Yuri passe la journée à penser à ce poème.
C'est le sixième jour, et quand Otabek ne rentre pas de la journée, Yuri décide qu'il va agir le lendemain.
• Ce sont les Red Hot Chili Peppers qu'Otabek écoute en préparant le petit-déjeuner, en particulier l'album By The Way. La chanson sur laquelle ils dansent est Rebel Rebel de David Bowie. J'ai d'ailleurs créé une playlist Spotify pour cette histoire, si ça vous intéresse : playlist/5tp7MTfyqjRcSdQmPu4nde?si=a3ab611a26cb40f4 (s'y trouvent les chansons citées dans cette fic et d'autres pour l'ambiance, elle sera mise à jour régulièrement)
• Tsvetaeva était l'une des poétesses russes les plus connues du vingtième siècle -aux côtés de Akhmatova, Mandelstam et Pasternak-. Elle est connue pour avoir eu des liaisons avec des hommes comme des femmes, qui ont eu une forte influence sur sa poésie. Si vous voulez jeter un coup d'oeil à sa vie, n'hésitez pas, elle a vécu une existence compliquée digne d'un film !
• Le poème que lit Yuri est le premier poème du cycle Amie, j'ai utilisé la traduction en français d'Henri Abril
