La tasse qu'ils ont ramassée il y a treize jours est exposée sur l'un des meubles du salon. De loin, sous les rayons du soleil matinal, elle semble lisse, veinée par le motif floral, constellée seulement d'un peu de poussière. Quand Yuri s'approche, il distingue les fines craquelures qui courent sur la porcelaine, et il la soulève délicatement. C'est un objet fragile, précieux, qu'un seul geste brusque pourrait réduire en morceaux — c'est comme ça qu'il décrit sa relation avec Otabek depuis qu'ils ont quitté l'immeuble abandonné.
Leurs émotions se sont frayé un chemin entre eux, ils n'arrivent plus à passer outre la gêne créée par celles-ci. Depuis l'arrivée de Yuri, ils dansaient dangereusement sur les limites de leur amitié. À force de gestes maladroits et de paroles à demi-avouées, la rythmique avait imperceptiblement changé. D'abord innocente, elle était devenue vertigineuse, puis lascive, et maintenant, écrasante.
Yuri dirait même qu'elle est infernale. La manifestation la plus évidente de ce changement est la plus logique : ils s'évitent depuis le début du weekend.
Du coup, c'est facile de mettre le doigt sur ce qui cloche. Leur routine n'existe plus, il y a un vide qui s'est infiltré en Yuri. Otabek lui manque alors qu'ils partagent le même appartement.
C'est le septième jour que Yuri craque et agit enfin.
Otabek ne l'attend pas pour aller à la patinoire, alors Yuri décide de traîner chez Starbucks pour perdre du temps avant de se confronter à lui.
La barista reconnaît Yuri, et lui sert deux gobelets sans même lui poser la question, un thé et un café. Il serre le styrofoam avec des doigts tremblants jusqu'à s'en renverser sur la main, monte les marches deux à deux, et s'installe à une table en retrait à l'étage.
Le jour de leur rencontre, Otabek avait dit à Yuri qu'il avait les yeux d'un soldat — Yuri aimerait croire que c'est encore le cas, qu'il n'est pas en train de se morfondre sur la chaise d'un Starbucks, et qu'il n'a pas versé deux sachets de sucre dans son café parce qu'il est triste. Il se sent comme ces filles dans les sitcom américaines, celles qui noient leur tristesse dans un pot de glace mille fois trop calorique, puis qui pleurnichent en pensant à leur ex.
Ça ne peut plus durer, il faut vraiment que Yuri trouve un plan pour confier ses sentiments à Otabek. Excepté que ça lui semble tellement compliqué… Il crie pour exprimer ses émotions, il frappe dans les objets quand il ne trouve pas les mots, il cogne parfois les gens quand ça ne suffit plus. Qu'est-ce qu'il en sait, de comment bien faire les choses ? Il doit bien y avoir quelqu'un dans son entourage qui sait se démerder avec tout ça…
Son téléphone en main, Yuri considère ses options. Grand-Père trouve réponse à tout, mais Yuri n'a pas envie de lui faire risquer l'arrêt cardiaque. Des fois, ce con de Nikiforov a une illumination qui vaut le coup de supporter ses jérémiades, sauf qu'il se foutrait de sa gueule avec ça. L'autre-Yuuri est nettement plus futé que son mari, dommage qu'il gafferait inévitablement et lui cracherait toute la vérité à Viktor. Il ne reste qu'une seule personne sur la liste… Yuri presse le bouton vert du contact sans réfléchir plus longtemps.
À Saint-Pétersbourg, il n'est même pas encore six heures du matin, mais Mila décroche après la troisième sonnerie. Yuri ne reconnaît pas le décor derrière elle, alors il imagine qu'elle est chez son nouveau copain, celui en photo sur son compte Instagram.
Ses cheveux roux complimentent sa peau pâle, il y a encore du blush datant de la veille sur ses joues, elle sourit avec toutes ses dents. Yuri se dit que quelque part, ça lui a manqué de la voir, surtout quand elle est rayonnante comme ça.
— Le grand Yuri Plisetsky est de retour parmi les vivants !
— Ugh… Salut, Baba.
Ils échangent quelques civilités sur le prochain programme de Mila, la météo à Saint-Pétersbourg cet été, et son connard de hockeyeur, avant que Mila ne s'attaque au vif du sujet :
— Accouche, Yura… Tu me demandes jamais de nouvelles ! J'imagine que tu m'appelles parce que tu t'es disputé avec Otabek ?
Yuri bougonne, piqué dans son ego :
— Je te hais, vieille harpie.
— Il est cinq heures quarante-huit. C'est moi qui te hais.
Le sourire de sa collègue s'agrandit sur l'écran, et Yuri lève les yeux au ciel.
La vieille peau est non seulement chiante, mais elle est aussi vachement perspicace, sans doute parce qu'elle côtoie Yuri depuis des lustres. Le temps où il détestait traîner avec Mila est révolu — elle incarne l'image qu'il se fait d'une grande sœur. Elle lui paye un café s'il accepte de l'accompagner faire du shopping, elle lui casse les couilles avec ses nombreuses histoires de mecs, elle le couvre quand Yakov veut l'étriper pour une connerie, elle l'applaudit sur la glace même quand il n'est pas au top, elle menace de casser la gueule à ses compétiteurs entre deux compétitions. Ils passent leur temps à se prendre le chou, mais il sait qu'elle ne le jugera jamais.
L'écran du téléphone renvoie à Yuri l'image de ses joues rouges. Il jette un œil méfiant autour de lui, et ose se confier à voix basse :
— Qu'est-ce que tu dirais, si je te disais que j'ai tenté de l'embrasser ?
Mila renifle. Le drap glisse, et dévoile un morceau de son épaule nue. Yuri se sent idiot de se confier, et surtout jaloux d'elle.
— Que je me demandais quand vous alliez vous lancer.
— Putain, c'était une telle évidence ? Et… T'en a vraiment rien à foutre que je te balance ça comme ça, ou tu fais semblant ?
Elle lève un sourcil, comme si, oui, ça l'était, et que l'intégralité de sa question était vraiment conne.
— Yura, on travaille ensemble depuis que tu as douze ans, et ça fait plus de trois ans que je côtoie Otabek. Je vous connais comme ma poche. Pour le reste, faut croire que c'est toi qui ne me connaît pas assez bien. Je suis presque vexée que tu penses que c'est un truc qui me dérange, deux mecs qui s'embrassent.
Yuri la déteste réellement, mais c'est ce qu'il avait besoin d'entendre, alors il lui raconte tout. Pourquoi il a quitté la Russie, pourquoi son programme n'avance pas, et pourquoi il appelle aujourd'hui.
— Je suis mort de trouille depuis l'autre jour. J'ai peur de gâcher notre amitié pour rien. Je veux dire, y'a peu de chances qu'on reste ensemble. De un, on est compétiteurs. De deux, on habite pas dans le même pays. De trois, la question ne se pose pas, parce que Grand-Père va l'assassiner lorsqu'il va saisir que j'ai pas envie de sortir avec une fille.
— Easy, tiger ! N'oublie pas de respirer, et calme toi !
Mila le fixe, abasourdie par tant d'informations, et Yuri a vraiment l'impression d'être le gosse de douzes piges que sa collègue a adopté il y a des années. Les sourcils froncés, elle lui répond :
— Tu n'as pas l'impression d'aller un peu vite ? T'es un peu jeune pour agir comme si c'était l'homme de ta vie. Vous avez vingt piges et tout le temps de penser à tout ça.
— Je dis pas que je vais lui passer la bague au doigt ! Je dis juste que ça me fait flipper, et que je veux bien faire les choses !
— Calme-toi, chaton. Je te taquinais juste. T'as envie de sortir avec lui, non ?
Yuri se souvient qu'il est en public, et qu'il ne peut pas hurler dans le combiné. Du coup, il préfère étouffer ses insultes dans son café. Elles sont interprétées par Mila comme une réponse positive.
— S'il te plaît tant que ça, il faut que tu te battes pour lui. C'est comme l'effet Pygmalion, tu vois.
— Le quoi ? En russe, s'il-te-plaît, Baba.
— Dimitri fait des études de philo, il m'a expliqué ce ce concept. En gros… Si tu penses que ça ne va pas marcher entre vous, alors tu vas t'auto-saboter, et ça va foirer. Si tu penses que ça va fonctionner, vous allez réussir à surmonter ces obstacles, et y'aura pas de souci.
Yuri évite à tout prix de croiser son regard, et demande d'une petite voix :
— Tu penses vraiment que ça peut le faire ?
— Je vous ai vus ensemble, j'ai aucun doute sur le fait que ça va marcher.
— Depuis quand tu es niaise comme ça ?
— Je le suis pas… Je m'adapte juste à Otabek et à toi !
Quelle bécasse. Yuri songe à l'envoyer chier, mais il a vraiment besoin d'une amie à ses côtés. Il pousse un large soupir, puis se laisse choir contre le siège, le front posé contre la table. Sur son téléphone, Baba doit juste voir une masse de cheveux mal peignés.
— Comment je vais lui faire pour lui dire ? se lamente Yuri. Comment t'aurais fait, toi ?
— Merde, tu l'apprécies tellement que tu me demandes vraiment des conseils ? Je devrais enregistrer l'appel vidéo comme preuve.
Il sort la tête d'entre ses avant-bras pour lui jeter un regard noir.
— Baba…
La patineuse joue avec une mèche de cheveux roux, et fait mine de réfléchir.
— Selon moi, ce serait pas mal que tu lui sautes enfin dessus.
— C'est ta spécialité, ça. J'aimerais être… Plus subtile.
— Bon… Tu pourrais l'emmener dans un endroit où vous pouvez discuter calmement, pas trop over the top, mais pas non plus au KFC du coin, tu vois. Un jour, j'ai eu un date dans un McDonald's, le type a senti la frite toute la soirée, c'était pas ouf.
— Genre, un endroit romantique ?
— Ouais, pourquoi pas…
— Et qu'est-ce que je vais lui raconter ? Je déteste parler de mes émotions, Mila.
— Je suis certaine que ça te viendra naturellement. Je te dirais d'être tout simplement sincère avec lui, et…
Un vague silence plane, où Mila étouffe péniblement un rire, et où Yuri hausse un sourcil méfiant. Elle conclut sa phrase :
— Je te dirais aussi d'acheter des capotes, au cas où tu lui sautes quand même dessus.
Fière d'elle, Mila glousse pleinement, son visage ravi baigné par les rayons de l'été russe. Yuri raccroche dans un grognement.
En quittant le café, il pense à l'effet Pygmalion, et il se dit que Mila commence effectivement à connaître Otabek un peu trop bien. Elle parle en métaphores, elle est presque de bon conseil.
Quelques gouttes tombent sur le crâne de Yuri, il se met à l'abri pour envoyer deux messages à son ami : ton Dimitri a une tête de con et je vais l'étriper s'il te fait du mal.
Ce n'est pas par hasard si Yuri court vers le club de boxe de Nurlybek, plutôt que vers la patinoire. Il a décrété qu'il doit parler à quelqu'un qui le connaît moins bien que Baba, mais quelqu'un qui communique de la même manière que lui.
La salle de sport est rénovée depuis peu, sa massive entrée de verre rappelle vaguement à Yuri la patinoire de Yubileyny et son infrastructure reflétant les eaux de la Neva. Plus loin dans la rue, il remarque l'Audi de Nurlybek. Fébrile, Yuri lui envoie un message pour savoir s'il est libre, et, après une quinzaine de minutes à frissonner sous la pluie, il reconnaît les cheveux bouclés du jeune homme à travers les portes.
— On est lundi, non ? Ce n'est pas demain, qu'on est censés se voir ?
Yuri hausse les épaules, et rétorque :
— Si, si. Je pouvais pas attendre mardi avant de revoir ton joli minois, j'adore les beautés kazakhes.
Le cadet des Altin éclate de rire. Il faut dire qu'un rien le fait marrer.
— T'es pas mon genre, Plisetsky, mais je suis flatté.
Ça fait quelques fois que Yuri vient s'entraîner ici. À la base, il avait accepté l'invitation de Nurlybek pour le plaisir de lui tenir tête, mais finalement, il apprécie leurs entraînements. Quand ils se battent, l'énergie négative de Yuri est transformée en quelque chose de physique, une chose tangible contre laquelle il peut se battre. C'est cathartique.
Yuri salue brièvement la femme derrière l'acceuil, passe quelques minutes aux vestiaires pour se sécher, et rejoint Nurlybek à l'intérieur.
Ils prennent leur place sur le tapis de sport, où leurs gestes sont bien rôdés. Yuri sent la tension s'étendre dans son corps, il est prêt à bondir. Son adversaire ne fait pourtant aucun geste, un large sourire aux lèvres, l'air de le provoquer. Ils se tournent autour en silence, et ça ne dure pas longtemps avant que Yuri ne perde patience. Il charge Nurlybek de toutes ses forces.
Le dos de Yuri heurte le parterre sans qu'il ne réalise qu'il est tombé dans le panneau. Nurlybek est sur lui, et le maintient au sol sans aucune difficulté. Yuri mesure une demi-tête de plus que son adversaire, mais ses muscles sont étirés par des années de ballet, pas gonflés par les entraînements sur le ring.
— Je t'ai eu ! fanfaronne fièrement le boxeur. C'est trop facile !
Yuri profite de cet instant d'inattention pour relever son genou brutalement, l'expédiant dans l'estomac de son opposant. Celui-ci étouffe un faible grognement, et il vacille juste assez pour que Yuri ne réussisse à se dégager de sa poigne.
Quand ils se relèvent, Nurlybek a le culot d'avoir l'air fier de son élève improvisé :
— Mon enseignement commence à faire ses preuves !
— Tch ! Prends pas le melon non plus, The Rock.
Heureusement que Yuri aime la jouer fair-play, parce qu'il lutte contre l'envie de coller son poing dans la tronche de Nurlybek pendant que celui-ci réajuste ses gants. Son air enjoué rend Yuri dingue. Nurlybek semble remarquer le danger imminent, puisqu'il ajoute :
— Allez viens, on recommence. Je te sens agité.
D'un geste du bras, Nurlybek lui fait signe de s'avancer. L'avantage de la boxe, c'est que ça lui laisse très peu de temps de récupération, donc très peu de temps pour penser. Yuri se demande même si son adversaire ne chercherait pas à l'avoir à l'usure, à le laisser déverser toute son énergie jusqu'à ce qu'il ne reste que l'émotion vive — celle à l'origine de toute cette agitation bouillonnant dans ses veines.
C'est toujours comme ça, quand Yuri menace de péter un câble. Il se souvient de cette fois, avant que Viktor ne quitte définitivement Saint-Pétersbourg pour Hasetsu, où il avait menacé de balancer une de ses putain de lampes de designer immondes et trop chères. Nikiforov lui avait fait la remarque de trop, Yuri ne se souvient même plus laquelle, certainement un truc déplacé sur sa famille, et il avait vu rouge. Comme si Yuri ne contrôlait plus son corps, il s'était vu saisir la poignée de la fenêtre, et il avait regardé le luminaire s'écraser dans la rue. Yuri n'avait pas réussi à s'arrêter.
C'était la première fois qu'il voyait son aîné vraiment furieux, pas seulement feindre la colère pour amuser la galerie. Finalement, c'était Yuri qui s'était retrouvé à sangloter sur le sofa, et à déballer ce qui le tracassait.
C'est à peu près la même chose qui se déroule avec Nurlybek.
Durant quelques minutes, c'est agréable de faire semblant qu'il y a un coupable à ce que Yuri ressent. Le boxeur bloque chacun de ses coups, mais Yuri peut le frapper autant qu'il le souhaite, alors il s'en fout de perdre le match improvisé. Il abat ses poings sur Nurlybek jusqu'à en avoir les bras douloureux et le souffle laborieux.
C'est Nurlybek qui se lasse en premier. Il cesse de parer les coups de Yuri, et laisse tomber ses bras le long de son corps.
— Tu es venu pour parler de mon frère, hein ?
Quand il scrute Yuri comme ça, avec ses yeux sombres plein d'inquiétude et ses sourcils froncés, il ressemble à son frère. Ça tue Yuri encore un peu plus.
— Comment t'as deviné ?
— Je ne vois pas d'autre raison pour laquelle tu es ici avec moi, plutôt qu'à la patinoire avec Otabek.
— Bravo, Sherlock. T'as une autre analyse pour moi ?
— Hier, j'ai croisé Beka à la maison. S'il préfère risquer un interrogatoire de la part de Maman plutôt que de passer son dimanche avec toi, c'est qu'il t'évite. Du coup, je suppose qu'il s'est passé un truc entre vous.
— C'était pas de véritables questions, espèce de grand benêt ! J'étais ironique, bordel !
Yuri souffle bruyamment, excédé, puis réalise :
— Je me demandais où Otabek avait filé. Il s'était planqué dans la salle de musique ?
Nurlybek le fixe quelques secondes, ignore sa question, puis soupire à son tour :
— Personnellement, je me demande surtout pourquoi vous ne réglez pas vos histoires.
Yuri ôte les mèches blondes collées à son front avec son avant-bras, et se pince les lèvres entre elles. Il ne va pas répondre à cette pique.
— Il te plaît, non ? insiste Nurlybek.
Foutus Altin et leur foutue sincérité. Même si Nurlybek a son âge et que Yuri le dépasse de quelques centimètres, il a l'impression d'être un gamin qu'on a chopé en train de faire une connerie.
— C'est compliqué… marmonne Yuri.
— J'ai l'impression qu'avec vous deux, ça l'est tout le temps.
— Ouais, bien sûr ça l'est !
L'agressivité est une solution de facilité pour Yuri, surtout lorsqu'il n'a rien à rétorquer. Il sait que Nurlybek atteste de ses traits tirés et de sa démarche fatiguée, qu'il devine qu'il a passé toute la nuit à se chercher des excuses pour ne pas confesser ses sentiments à son frère.
Malheureusement, Nurlybek ne se laisse pas démonter par ses bras croisés, ni son regard assassin.
— Pour deux personnes qui patinent avec autant d'émotion, vous réfléchissez un peu trop avec ça…
Le boxeur commence sa phrase en pointant le front de Yuri, et la termine en plantant son doigt dans son torse :
— Mais pas assez avec ça.
Le geste est accusateur, tout comme le ton que Nurlybek emploie. Yuri recule comme s'il avait été frappé. Il a envie de lui en coller une en retour pour faire disparaître son air réprobateur, et surtout pour effacer le fait qu'il a raison.
— J'ai plein de raisons d'écouter ma tête plutôt que mes émotions.
— Laisse-moi deviner… Tu vas me dire que c'est ce que Maman raconte qui te fait penser ça ? C'est des conneries.
— Tu te fous de ma gueule ? J'ai vu la tête que vous tiriez tous au repas de famille.
— Toutes ces histoires sont rentrées dans le crâne d'Otabek, mais je ne refuse de penser que c'est ton cas aussi. Je veux bien croire que mon frère préfère choisir de sacrifier son bonheur parce qu'il a peur que tu sois malheureux avec lui. Mais toi ? T'es tout aussi déterminé que lui, voire plus, et tu ne lâches rien avoir d'avoir ce que tu veux. Tu te cherches des excuses.
Yuri retire ses gants, il ne répond pas, il ne veut plus discuter de tout ça. Il aurait dû écouter Mila, et retrouver Otabek directement. Il fait demi-tour vers les vestiaires, mais Nurlybek le stoppe d'une main, et ajoute :
— C'est de la lâcheté.
— Est-ce que tu viens de me traîter de lâche ?
— Prouves-moi que je me trompe, et que tu ne l'es pas.
Il s'avère que les mots sont parfois pires que les coups, et Yuri se prend la vérité comme une claque en plein visage. Il s'est hissé au sommet en se coupant sur des paires de patins mal rafistolées, les étagères poussiéreuses de son appartement débordent de médailles, mais ça ne veut rien dire du tout. Yuri Plisetsky est un athlète de renom, un médaillé olympique, et un lâche qui règle ses problèmes avec ses poings.
Yuri toise Nurlybek de toute sa hauteur. Ils s'observent comme des chiens de combat prêts à se sauter à la gorge, et cette fois, c'est Yuri qui est le plus rapide. Son adversaire n'a pas le temps de voir le coup arriver.
La douleur irradie dans la main de Yuri, et lui fait réaliser qu'il n'a pas manqué sa cible.
— Merde, merde, putain ! s'alarme-t-il.
Nurlybek porte une main à sa joue, sa peau vire au pourpre juste au-dessus de la pommette. Il grimace à peine, il en a probablement vu d'autres. Yuri s'en veut quand même.
— J'avais envie de t'en coller une, mais je voulais pas vraiment t'en coller une !
— Tu vois que tu as quelque chose dans le ventre, la crevette.
Ils se regardent quelques secondes, et ne peuvent s'empêcher d'éclater de rire. La tension explose, comme un ballon d'hélium trop gonflé. Lorsqu'ils se calment, Yuri ronchonne d'une voix à peine audible :
— Désolé de t'avoir frappé.
— Si tu veux que je t'accorde mon pardon, j'ai une condition.
— Comment ça ?
— Va voir Otabek, et parles lui avec ça…
Pour appuyer ses paroles, Nurlybek presse le doigt dans la poitrine de Yuri, qui bouge à peine sous l'à-coup.
Toute la tension qu'il a accumulée cette semaine s'envole d'un coup. La conclusion est aisée à tirer maintenant que la brume, épaisse comme celle qui entoure Almaty, s'est dissipée de son esprit : la seule personne qu'il déteste, ce n'est pas Otabek ou Nurlybek, c'est lui-même. Parce qu'il a déguisé son amour en haine, parce qu'il s'est enfui jusqu'à ce que ses émotions ne le rattrapent, parce qu'il est en train de perdre du temps.
Alors que Yuri marche vers les vestiaires, Nurlybek le raille gentiment :
— Évite juste d'en coller une à mon frère !
Puis, quand Yuri se retourne pour lui adresser un doigt d'honneur, le boxeur ajoute, dans sa meilleure voix de coach sportif :
— Courage, Yura ! T'es un vainqueur !
Contrairement à ce qu'Otabek pense, Yuri n'est pas certain d'être un soldat. Cependant, après les mots de son frère, il quitte l'immeuble avec la même détermination.
La main de Yuri palpite, ses muscles sont courbaturés, mais sa tête est enfin vide. Il réalise pourquoi Otabek a besoin de partir à moto pour se changer les idées — c'est la même sensation qu'il ressent lorsqu'il se bat contre Nurlya. Sa colère s'envole, le reste du monde s'efface.
À travers la vitre du Uber que Yuri emprunte pour rentrer à l'appartement, quelques rayons percent les nuages. Il envoie deux messages. Un à Nurlybek : désolé encore pour le coup, un à Otabek : j'en ai assez de m'enfuir.
Yuri a des cicatrices partout sur les jambes, des plaies plein le cœur, il aime dire qu'il n'a jamais peur de rien.
C'est le septième jour, il regarde le soleil apparaître au-dessus des immeubles, et se dit qu'il est prêt à faire face à ses sentiments.
— Bordel… Qu'est-ce que mon frère et toi avez fiché ?
C'est rare qu'Otabek regarde Yuri avec cet air là, celui à moitié inquiet, et à moitié déçu. La dernière fois que c'était arrivé, c'était quand Otabek l'avait empêché d'étriper un journaliste qui lui posait trop de questions sur son programme foiré des Mondiaux.
Yuri aimerait dire que son ami exagère, mais c'est vrai que ses doigts sont gonflés et rougis, et qu'un vilain bleu commence à s'étendre sur sa peau pâle. C'est assez dégueulasse.
— On a eu un différend, puis on s'est expliqués.
— Avec vos poings ?
— Ça m'a échappé.
Otabek n'insiste pas. Au fil des années, il s'est habitué au caractère de Yuri. C'est lui qui est intervenu le jour où Yuri a essayé de sauter à la gorge de Leroy. C'était aussi aux Mondiaux.
— Je suis désolé… murmure Yuri. J'ai merdé, je sais. Je me suis aussi excusé auprès de Nurlya.
Sa main est examinée sous toutes les coutures — Otabek ne s'éloigne que pour chercher un sac de pois congelés dans le frigo, qu'il appuie contre l'hématome. Yuri tressaille, mais serre les dents pour masquer un grognement. Il a patiné avec des fractures de stress, il s'est déjà brisé des os, il devrait survivre à ça.
Concentré, Otabek analyse la blessure :
— Tu peux bouger les doigts, et il n'y a pas de son de claquement inquiétant quand tu le fais. Tu as de la chance que ce ne soit pas cassé.
— Désolé… répète Yuri.
D'avoir agit comme un con, d'avoir fui durant des jours.
Plutôt qu'en colère, Otabek paraît surtout soucieux. C'est écrit partout sur ses traits d'ordinaire si fermés, et ça bouffe complètement l'estomac de Yuri. Comment est-ce qu'il a pu se persuader qu'il n'est pas totalement dingue de son meilleur ami ? Le sentiment enfle jusque dans sa poitrine, rampe jusqu'à ses poumons, il a l'impression qu'il va manquer d'air, puis s'étouffer avec ses mots. Le sachet congelé goutte sur le tissu de son jeans, Yuri n'ose pas bouger, ni risquer de croiser le regard d'Otabek.
— Si tu veux frapper quelqu'un, fait-le avec le dos de ta main, pas avec tes phalanges. Évite de viser le visage. Essaye plutôt la gorge, les clavicules, ou les articulations.
Juste comme ça, la tension entre eux se relâche. Yuri relève les yeux, et n'arrive pas à retenir son rire.
— Bah quoi ? demande Otabek.
— Rien. Tu devrais pas me donner des conseils pour frapper ton frère.
Otabek renifle, et se concentre à nouveau sur ses soins. Il est agenouillé entre les genoux ouverts de Yuri, armé de compresses alcoolisées et d'une bande adhésive. Ses gestes sont doux, mais ils ne sont pas calculés et médicaux comme lorsqu'ils s'étirent ensemble avant les entraînements. Ils sont empreints d'une tendresse qu'Otabek n'essaye pas de cacher. Son expression est douce, si douce que Yuri a envie de se pencher, et de l'embrasser sur-le-champ. Excepté qu'il ne veut pas le faire maintenant, au milieu des gazes sales jetées sur le canapé.
Plongé dans ses pensées, Yuri réagit à peine lorsqu'Otabek passe un pansement autour de ses doigts pour les maintenir ensemble, puis lui explique que l'hématome devrait guérir en quelques jours.
— Tu ne devrais pas avoir à consulter un médecin, sauf si la douleur persiste après une semaine. Ça me semble être une simple ecchymose sous-cutanée, ce n'est pas bien gr—
Soudainement, Yuri lui coupe la parole, et réclame :
— Emmène-moi à Medeu, Beka.
Otabek le fixe, interdit.
— Tu viens de te blesser, et tu me demandes d'aller patiner ?
Au sommet du Parc Güell, le jour où Yuri avait rencontré Otabek, il avait eu l'impression qu'ils régnaient sur le dédale de Barcelone en contrebas, voire sur la terre entière. C'est à ça que Yuri pense, leur rencontre, lorsqu'il enfile ses patins, et saute sur la glace. Medeu est la patinoire la plus élevée en altitude au monde, elle domine Almaty de toute sa grandeur, alors ça lui semble logique qu'ils s'y rendent aujourd'hui.
Ça fait des années que Yuri n'a pas posé les pieds dans une patinoire en extérieur. La glace est creusée par le passage de nombreux amateurs, la musique est mauvaise en plus d'être trop forte. Quelques personnes reconnaissent Otabek, peut-être même Yuri, mais les regards noirs qu'il leur jette les décourage de dire quoi que ce soit.
Yuri observe l'endroit avec un mélange de fascination et de respect. À travers Otabek, il avait beaucoup entendu parler de Medeu. Les Altin avaient donné pas mal d'argent pour l'entretenir lorsque leur fils était devenu connu dans le pays, et encore plus depuis sa victoire aux Jeux olympiques. Otabek lui-même avait monté une fondation afin de développer le patinage artistique au Kazakhstan. En conséquence, il est souvent invité ici, que ce soit pour des spectacles, la présentation de compétitions locales, ou encore des conférences de presse. Dans les moments comme celui-ci, Yuri se souvient pourquoi les kazakhs le surnomment le Héros de leur pays.
Ils ne font pas grand chose de plus qu'avancer côte à côte, en se frayant un chemin entre la masse perpétuellement en mouvement des autres patineurs, pendant que Yuri questionne Otabek sur Medeu, et la chaîne de montagne aux alentours.
Malgré le mauvais conditionnement de la glace, Otabek reste agile, précis comme un fauve. Yuri aimerait bien frimer un peu, mais il se retient, il sait qu'il va probablement tomber sur le cul s'il tente autre chose qu'une simple arabesque — l'altitude est pesante en haut de la montagne.
Ils effectuent quelques tours de pistes avant qu'Otabek ne s'interroge à voix haute :
— Pourquoi as-tu voulu venir ici ?
Ah, la question que Yuri redoute depuis qu'ils ont quitté l'appartement. Il panique soudainement à l'idée de s'expliquer, se raidit involontairement, et la dent de son patin se coince dans une dépression sur la piste. Il trébuche comme s'il ne patinait chaque jour depuis quasiment dix ans. Quel con ! En un instant, la main d'Otabek se pose sur l'épaule de Yuri pour le stabiliser, et Yuri rougit comme une écolière. Vraiment, quel con !
Son ami glisse sa paume jusqu'à son avant-bras, qu'il garde juste là, guidant Yuri vers lui.
— Qu'est-ce qu'il se passe, Yura ?
C'est maintenant ou jamais. Yuri a répété son monologue durant tout le trajet en Uber, puis durant celui en moto jusqu'à Medeu. Il sait ce qu'il doit dire. Il déglutit, chassant la gêne qui empêche les mots de sortir, et se lance :
— Tu vois… La première fois que j'ai patiné, c'était dans l'une des patinoires publiques de Moscou, avec mon Grand-Père. Avec le marché de Noël juste à côté, ça sentait les pâtisseries et le sbiten, il y avait des guirlandes lumineuses partout dans les arbres. Ça avait quelque chose de magique, et je me sentais léger. C'était une période de merde pour nous, alors c'était rare que je ressente ça.
— À cause de ta mère ?
— Ouais, c'était à cette époque que Katarina me refilait tout le temps à Nikolaï. C'était pour ça qu'il essayait de me changer les idées au marché de Noël… Bref, j'ai saoulé Grand-Père pour essayer le patin, et il a accepté. Bien entendu, j'étais nul à chier, mais ça ne m'a pas arrêté.
Alors qu'ils continuent à effectuer des tours de piste, Yuri entrelace leurs doigts pour guider Otabek à sa suite. La main d'Otabek est tiède contre la sienne malgré leurs gants. Il continue à parler :
— Je patinais juste pour m'amuser, et ça me faisait un bien fou… Cette liberté que ça apporte, de chausser des patins, de filer, et de tout oublier… C'est pour ça que j'ai voulu continuer le patinage. Je me sentais libéré de tout ce qui me pesait, en particulier de ces histoires avec Mama.
Yuri hésite, les yeux rivés sur la montagne autour d'eux, et souffle enfin :
— C'est comme ça que je me sens, quand on patine ensemble en fin d'entraînement. C'est… C'est comme ça que je me sens dès qu'on est ensemble, à vrai dire. Libre… Heureux.
Pendant quelques secondes, Otabek ne répond pas. Il serre un peu plus les doigts autour de ceux de Yuri. La façon dont ils se déplacent ensemble, lente et prudente, reflète bien la façon dont ils dansent l'un autour de l'autre depuis des semaines. C'est lorsqu'ils entament un nouveau tour de piste qu'Otabek prend la parole :
— Je ne t'ai jamais raconté la première fois que je suis monté sur de la glace.
— Non ?
— J'ai un cousin qui joue au hockey occasionnellement. Nous allions parfois voir ses matchs en famille, et j'étais fasciné par les gens qui patinaient durant les entractes. Je mourrais d'envie d'essayer ! Dès que Papa a eu un moment de libre, il m'a emmené à la patinoire.
— T'as fait le grand saut avec lui ?
— J'avais trop peur de tomber pour le faire. Tu me connais, je ne brille pas par ma grâce, et à l'époque, je n'avais pas beaucoup d'équilibre non plus. Papa… Il n'était pas très délicat avec tout ça, mais il savait que je n'allais pas me lancer seul. Il m'a filé une tape dans le dos pour m'encourager, j'ai fait un beau plat sur la glace, mais je me suis relevé. J'ai recommencé, et la peur de chuter était passée. Il fallait simplement que… Je fasse le grand saut, oui.
L'air semble glacial à Yuri lorsqu'Otabek lâche sa main. Celui-ci se retourne pour patiner en tête, et observe Yuri avec un léger sourire aux lèvres.
— T'essayes de me faire comprendre que j'avais pas de raison de stresser de me confier à toi ? demande Yuri.
— Oui.
— Et j'imagine que tu voudrais que je te dise que t'as toujours raison ?
— Oui, répète Otabek.
— Je te déteste.
Yuri ose croiser le regard de son ami, et ajoute dans un murmure :
— T'as toujours raison. J'ai plus peur de tomber, Beka.
Le sourire d'Otabek s'élargit.
— Moi non plus.
Malgré la chaleur de l'été, l'air des hauteurs de Medeu était frais. Yuri est soulagé de retrouver la chaleur de la ville, celle d'Otabek contre lui sur la Harley. La gêne entre eux s'est dissipée, et Yuri n'hésite pas à se serrer contre son ami, quitte à raviver la douleur dans sa main en s'agrippant un peu trop fort à lui.
Otabek conduit sans but précis. Ils profitent simplement des ronronnements de la bécane, des monuments glorieux de la ville, de leurs présences respectives. Ils ne s'arrêtent que lorsque leurs estomacs crient famine, et se décident sur le parc qu'ils ont fréquenté la semaine passée.
Ils s'installent sous un arbre en retrait des chemins, et à l'abri des regards indiscrets. Yuri s'allonge dans l'herbe, et dépose sa tête sur les genoux d'Otabek. Celui-ci lisse soigneusement les mèches ébouriffées par le vent, et Yuri s'étire de tout son long, tel un gros chat. Il ronronne presque sous la caresse, ravi de l'attention. Il a du mal à se dire qu'ils peuvent être comme ça, et se toucher sans avoir à se sentir coupables.
Yuri lève timidement les yeux vers Otabek. Les ombres du coucher de soleil dansent sur son visage, et il est terriblement beau. Ça aussi, c'est étrange de se l'avouer.
Juste parce que Yuri le peut, il attrape la main d'Otabek et la serre dans la sienne. Il est vaguement conscient des murmures de conversations lointaines, mais il entend surtout le battement agité de son propre coeur. Il demande doucement :
— Ça fait combien de temps que tu t'en doutes ?
Otabek n'hésite pas avant de répondre :
— Que tu me plais ? Ça fait longtemps que je m'en doutais. Que ça pouvait être réciproque ? J'ai commencé à avoir des soupçons quand tu es arrivé chez moi.
— Pourquoi tu m'as laissé tourner en bourrique durant des semaines ?
— Honnêtement, je pensais que mes sentiments étaient évidents, et que tu n'étais pas intéressé.
Avec le recul, Yuri se dit qu'il a été idiot, et que les preuves étaient effectivement sous son nez depuis le début. C'est un tas de petits détails — la présence d'Otabek à travers son téléphone peu importe l'heure, sa patience avec les colères de Yuri, sa douceur lorsqu'il lui coiffe les cheveux, les habits qu'il le laisse emprunter, la moto qu'il a bien voulu lui prêter, les confessions que lui seul connaît.
— J'imagine que j'ai toujours eu envie de graviter autour de toi… continue Otabek. C'est pour ça que je me suis souvenu de toi après le camp de Yakov, puis que je t'ai abordé à Barcelone. C'était surtout de l'admiration, j'avais envie de devenir ton ami. C'est avec le temps que ça s'est mué en autre chose… C'est bien plus tard que j'ai saisi pourquoi je n'ai jamais réussi à te sortir de ma tête. Je t'avais invité à Almaty en me disant que j'allais t'en parler… Mais j'avais peur de t'effrayer, et je ne comprenais pas comment interpréter tes réactions.
— Après la salle de musique, ça me semblait assez évident que j'étais intéressé !
— Tu t'es enfermé dans ta chambre. Je pensais que tu n'étais pas prêt, et que tu m'évitais à cause de ça.
— C'est vrai que j'ai flippé. J'étais tenté de me débiner jusqu'à notre arrivée à Medeu.
La main d'Otabek quitte les cheveux de Yuri, et son pouce glisse sur sa joue. Dans un sourire, Otabek souffle :
— Et on dit que tu es le sanguinaire tigre de Russie…
Yuri lui administre un léger coup dans les côtes, mais se laisse amadouer par la caresse. Depuis qu'ils sont descendus à Almaty, Otabek ne cesse de sourire. Les guirlandes pendues aux branches illuminent son visage, son expression s'adoucit encore davantage.
— C'était quand même sympa comme rendez-vous… murmure Otabek.
— Attends… Quoi ? Tu me causes de Medeu, là ?
Le peu que Yuri connaisse des rendez-vous romantiques, il le tire de films et de séries télévisées. Il est quand même à peu près certain que le patinage, ça ne compte pas. C'est même plutôt naze, comme premier rencard.
Otabek hausse les épaules, et Yuri se redresse vivement pour protester :
— Un rendez-vous ? Tu voulais que ça en soit un ?
— Pourquoi pas, Yura ?
— C'est pas un rendez-vous quand tout ce qu'on fait c'est patiner et prendre une boisson chaude !
— Et maintenant, alors ?
— Non ! On est juste posés là à discuter, c'est pas… Rah ! J'en sais rien !
— Tu préférerais que ce soit plus romantique ?
Yuri pense à sa conversation avec Mila, au fait que c'est vrai, qu'il est devenu aussi niais qu'Otabek.
— Putain, tais-toi ! glapit-il.
C'est plus fort que lui, Yuri sent ses joues s'enflammer. Son visage ne fait que brûler plus fort lorsqu'il se rend compte que, pendant qu'ils débattaient de cette histoire de rendez-vous, il a envahi l'espace personnel d'Otabek. Les deux mains de Yuri sont plantées fermement sur les cuisses de son meilleur ami, et il s'est redressé le regarder dans les yeux. Paniqué, Yuri tente de reculer, mais Otabek dépose une main dans son dos pour le garder proche de lui. Sa respiration chatouille le bout du nez de Yuri à chaque mot qu'il prononce :
— Tu aimerais qu'on fasse quoi, alors ?
La voix d'Otabek est taquine, mais surtout douce, et un brin suave. La flamme qui tangue dans le torse de Yuri l'enflamme complètement. Il se demande comment il a pu ignorer cette émotion si longtemps, celle qui l'a hanté la nuit, celle que Yuri étouffait au premier rayon du soleil. Cette petite flamme qui frémissait peu importe les obstacles, et qui s'est embrasée sous la chaleur brûlante d'Almaty. La gorge de Yuri est sèche, il se dit que la flamme est en fait un brasier, et que tout son corps va disparaître dans un incendie.
Le temps se fige, l'instant s'étend entre eux. Le regard de Yuri détaille le visage d'Otabek. Il découvre la vulnérabilité cachée au fond de ses yeux cuivrés, les minuscules grains de beauté saupoudrés sur ses joues, la subtile empreinte d'une barbe naissante sur l'angle de sa mâchoire. Yuri a vu Otabek des milliards de fois, mais c'est la première fois qu'il le voit réellement — et il veut apprendre chaque détail pour les retracer par cœur.
L'espace entre eux réduit à néant, un seul souffle les sépare.
— Yura.
Le surnom est chuchoté comme un encouragement ou une supplique, Yuri n'en sait rien.
Yuri ferme les paupières par réflexe, et brise les quelques millimètres entre eux. Il ne sait pas à quoi il s'attendait, à ce grand moment romantique qu'il imaginait, à des feux d'artifices en arrière-plan, mais c'est aussi simple que leur relation n'a toujours été. Leurs lèvres se cherchent, se trouvent enfin, et Yuri referme une poigne tremblante sur les cheveux d'Otabek. Il se dit qu'il voulait l'embrasser hier, qu'il le veut aujourd'hui, et qu'il le voudra chaque jour ensuite. Puis, il ne pense plus à rien d'autre qu'au contact étonnamment doux de la bouche d'Otabek sur la sienne. La main de Yuri est douloureuse lorsqu'il la glisse dans les cheveux rasés courts sur sa nuque, mais il l'attire plus proche encore. Il embrasse Otabek avec maladresse et ferveur, quitte à faire entrechoquer le bout de leurs nez, à meurtrir sa bouche de ses dents. Ça ne gêne en rien Otabek, qui referme ses bras sur sa taille.
Yuri se perd corps et âme dans cette étreinte, et quand ils se séparent, il se demande comment c'est possible d'aimer autant quelqu'un. Par le passé, il avait embrassé quelques personnes, juste pour essayer, mais ça n'avait jamais été comme ça. Urgent, et pourtant délicat. Pressé, et tellement désiré.
Otabek frôle son nez du sien, délibérément cette fois, et demande :
— Du coup, si ce n'est pas un rendez-vous, j'imagine que ce n'était pas un baiser ?
— Il faudrait que tu recommences pour que je sois certain.
Ils s'embrassent une seconde fois, puis une troisième, et Yuri se dit qu'il avait raison. Ce n'est pas comme dans les films ou les livres. C'est mieux.
Le corps d'Otabek est chaud contre celui de Yuri, mais le froid de la nuit m'insuffle sous ses vêtements.
— J'ai pas envie de rentrer, Beka… Je suis bien, là.
Otabek l'embrasse, et parle contre ses lèvres, son sourire évident :
— Rien ne nous empêche de continuer à l'appartement.
Yuri répond à son tour d'un bref baiser, puis fait mine de réfléchir d'une moue boudeuse :
— D'accord… Mais il faudra que tu m'emmènes à un vrai rendez-vous.
Ils passent la soirée entière à s'embrasser.
C'est quand Yuri menace de s'effondrer de fatigue qu'ils se traînent difficilement dans leurs chambres respectives. Il faut un peu de temps à Yuri pour trouver le sommeil, parce qu'il a peur que ça devienne bizarre entre eux, parce qu'ils sont amis depuis des années, parce qu'il n'a aucune expérience en matière de romance, et parce qu'il a peur de tout faire foirer.
Puis, il passe les doigts sur ses lèvres rougies par les baisers, sur la marque lancinante qu'Otabek a laissé dans son cou, et il se dit qu'ils se débrouillent plutôt pas mal.
C'est le septième jour.
Au réveil, Otabek attend Yuri sur le canapé, un livre est calé sur ses genoux, et deux mugs sont posés sur la table basse.
Yuri s'approche, son ami dépose un baiser chaste sur sa joue en guise de salutation, alors Yuri attrape ses lèvres avec empressement. La bouche d'Otabek a le goût de thé noir, et son corps a l'odeur de sa lessive.
Entre deux baisers, Otabek essaye de dire quelque chose, et ce n'est que lorsqu'il murmure pleinement contre son cou, que Yuri arrive à distinguer ses paroles :
— Sous un plaid caressant, duveteux, le rêve d'hier m'est revenu. Qu'était-ce donc ? Qui est victorieux ? Qui est vécu ?
Yuri se recule du mieux qu'il peut, et hausse un sourcil. Qu'est-ce qu'Otabek raconte ?
— T'as pété un câble, Beka ?
— Qui est le chasseur ? Qui est la proie ? Ah, diablement, que tout s'oppose !
Ces mots, Yuri les connaît bien. Entre deux coussins du sofa, il repère le recueil de poèmes abandonné par Otabek, celui qu'il avait lu pour se donner du courage. Yuri renifle, se saisit du livre, et frappe doucement le crâne de son ami avec. Il est un peu flatté qu'Otabek lui récite un de ses poèmes préférés, un peu gêné d'être aussi niais, et surtout indéniablement amoureux.
— T'es vraiment en train de me citer de la poésie ?
— J'ai cru comprendre que tu voulais que je fasse quelque chose de romantique.
— Ah ouais, j'ai dit ça ?
Otabek pose une main sur sa poitrine, et continue, inarrêtable :
— Dans ce duel que rien ne bride, qui était balle en quelle main ? Quel cœur volait comme un bolide ? Le vôtre, le mien ?
Yuri marmonne une insulte, puis rougit :
— D'accord, c'est romantique… Mais je préfère quand même quand tu m'embrasses.
Il n'a pas besoin de le répéter deux fois.
Le café de Yuri est froid lorsqu'il se souvient de le boire, ils partent en retard pour la patinoire parce qu'ils continuent à s'embrasser au lieu d'aller se doucher, et quand la porte de l'appartement se referme derrière eux, il glisse faiblement :
— J'attends toujours mon rendez-vous.
Otabek esquisse un sourire, et pour la première fois de l'été, Yuri se dit que tout ira bien.
Notes :
• Le poème que cite Beka est le second poème du cycle "Amie". Comme pour le chapitre précédent, j'ai utilisé la traduction en français d'Henri Abril
• J'étais obligé d'écrire une scène à Medeu, même si c'est un peu cliché ! Par ailleurs, je ne vous apprends sans doute pas que Denis Ten a grandement participé au développement du patin au Kazakhstan (que ce soit les infrastructures ou les opportunités proposées à la jeunesse sportive), je ne pouvais que lui adresser un clin d'oeil dans cette fic — en plus du nom du coach d'Otabek, Frank Carroll
