La dernière semaine de juillet s'écoule calmement, et ramène avec elle la chaleur étouffante de l'été. L'atmosphère au-dehors est continuellement humide, mais le soleil est radieux, il englobe perpétuellement l'appartement de sa lumière.

Otabek allume la climatisation et ferme les volets dans l'espoir de préserver la fraîcheur matinale à l'intérieur, mais ça ne les empêche pas de crever de chaud… Ça ne les empêche pas non plus de passer chaque seconde de libre greffés ensemble.

Leurs nouvelles habitudes sont simples, une danse soigneusement répétée depuis le mois de juin, finalement exposée au grand jour. Leur relation en elle-même ne change pas tant que ça, sans doute parce qu'elle s'est lentement muée en quelque chose de plus fort sans qu'ils ne s'en rendent compte. La tension entre eux est toujours là, mais transformée en un désir latent.

À la patinoire et dans les rues, ils doivent rester discrets. Ils sont conscients des insultes qu'on peut souffler dans leur dos ou des risques de passage à tabac, alors l'appartement est devenu leur refuge. C'est à peine s'ils le quittent de la semaine, mais quelque part, ça leur convient très bien. Si, le weekend précédent, tout ce qui était fleur bleue menaçait de foutre la gerbe à Yuri, il comprend subitement pourquoi le couple Katsuki-Nikiforov est aussi insupportable. Otabek et lui ne cessent de graviter l'un autour de l'autre, comme des planètes dans leur propre univers.

Dans la cuisine, Yuri rôde autour de son ami alors que celui-ci lui leur prépare le petit-déjeuner, puis le déstabilise en soufflant doucement dans sa nuque — il a vite saisi que c'est un truc qui rend Otabek dingue. C'est là, la principale différence dans leur comportement : l'absence de culpabilité, qui les libère considérablement. Les rêves de Yuri convergent avec la réalité, alors il n'hésite plus à presser Otabek contre les placards de la cuisine pour l'embrasser, battant innocemment des cils, tel un agneau portant la malice du loup. Otabek, lui, est un aigle recouvert des plumes blanches de la colombe. Il lâche son pot de thé, joue avec les nerfs de Yuri, et le tente jusqu'à ce que Yuri l'embrasse encore plus fort.

Ils filent un amour parfait, un amour qui laisse Yuri pantelant et béat.

Le téléphone d'Otabek vibre dans sa poche, ils ont bien du mal à se séparer pour qu'il puisse le consulter. C'est un message de Dimash, et un rappel qu'ils sont attendus ailleurs. Celui-ci leur a proposé de partir camper afin d'échapper à la chaleur d'Almaty, ils ont rendez-vous en fin de matinée à presque deux heures de route de l'ancienne capitale kazakhe.

Yuri passe le bout de ses ongles contre l'undercut d'Otabek, réticent à le laisser s'éloigner. Ils ont accepté à contrecœur l'invitation de Dimash et sous les bougonneries de Yuri. S'éloigner le temps d'un weekend, même si c'est dramatique et débile, ça le fait bien chier. Otabek capte son regard boudeur, lui adresse un sourire taquin, resserre sa poigne autour de ses hanches, et le porte contre lui jusqu'à le déposer contre le plan de travail de la cuisine. Si Yuri a gagné en taille depuis qu'ils se connaissent, Otabek a toujours l'avantage de la force. Il se fraye un chemin entre les genoux de Yuri, et cherche à nouveau sa bouche.

Ce n'est que lorsque son portable sonne une seconde fois qu'ils se séparent vraiment, et qu'Otabek parle contre ses lèvres :

— Les autres sont déjà partis. Il faut vraiment qu'on y aille, Yura.

Si ce n'est pour sa bouche un peu rouge, Otabek n'a pas l'air affecté outre mesure par leur batifolage. Yuri se demande comment il fait, parce que son cœur bat à la chamade, qu'il a l'impression de friser l'arrêt cardiaque dès qu'ils s'approchent, puis surtout… Qu'il n'a pas la moindre volonté de s'arrêter. Yuri fait claquer sa langue sur son palais en signe de dédain, et râle :

— J'arrive pas à croire que tu préfères le camping à une soirée au calme. J'aime pas la nature ! Qu'est-ce qu'on va foutre durant tout ce temps ?

— Rien ne nous empêche de continuer ce qu'on a commencé.

Le sourire d'Otabek est mi-railleur, mi-intéressé. Yuri renifle, et répond :

— En public ? Je te savais pas si débauché.

— J'ai sous-entendu à Dimash qu'on préférait partager une tente à nous deux.

— T'as tout prévu !

— Mh… Peut-être.

Yuri lui vole un dernier baiser, saute de son perchoir, et siffle faussement :

— Débauché.


La voiture de Dasha est microscopique, et comme en témoignait la photo qu'elle avait envoyé, elle est surtout remplie jusqu'au toit avec les tentes. Anuar et Dimash ont réussi à se serrer sur le siège arrière, mais Yuri et Otabek doivent les rejoindre en moto.

De ça, Yuri ne s'en plaint pas. Il aime se laisser bercer par le ronronnement de la Harley, et par la chaleur d'Otabek contre son torse. Même s'il étouffe sous le cuir épais, il se serre contre son ami. Cette fois, il n'a pas besoin d'utiliser les tournants trop serrés comme prétexte, et il cache son sourire contre la veste d'Otabek.

Ils abandonnent Almaty, la circulation qui ne prend jamais fin en son centre, et la brume quasiment perpétuelle à sa périphérie. C'est une image à laquelle Yuri s'est accoutumé, il connaît par cœur les gratte-ciels couverts de nuages et les sommets tout puissants.

Le paysage de l'A351 est différent, il est fait de canyons d'ocre et de montagnes violacées par l'intensité d'un ciel dégagé. Après deux heures de route, ils délaissent la voie rapide pour emprunter une route de campagne trouée par les nids de poule. À l'horizon, en bleu sur bleu, Yuri devine les contours du lac où ils ont rendez-vous.

C'est un large réservoir artificiel créé par l'homme, ce qui ne signifie pas pour autant que la vue n'est pas à couper le souffle — la plupart des panoramas du Kazakhstan se doivent d'être immortalisés par une photo. Devant les yeux curieux de Yuri s'étend une désolation de rivages d'argile humide, une étendue de plages de pierres rendues brillantes par les remous, et une mer d'eau clair baignée par le soleil.

Sur le chemin, il remarque des panneaux d'interdiction à l'entrée de la plage, il suppose qu'ils n'ont pas le droit de passer la nuit ici. Connaissant les amis d'Otabek, il n'est pas vraiment surpris, et ne va pas s'embêter à leur poser la question. Leur idée de la criminalité se limite à faire rouler un canapé dans une rue passante, alors il ne s'inquiète pas vraiment pour les risques de ce camping illégal.

Yuri s'extirpe de son cocon de chaleur, retire sa veste, puis enlève son casque. Le vent lui emmêle immédiatement les cheveux, et il respire une grande bouffée d'air frais. C'est vrai qu'il fait moins chaud qu'à Almaty.

Yuri attrape l'élastique à son poignet, il attache ses cheveux en une queue de cheval haute pour les préserver du vent. Otabek, qui se tient toujours à ses côtés, en profite pour glisser à son oreille :

— Tu sais… Je te préfère avec les cheveux détachés, mais tu es tout le temps beau.

Hein ? Le cœur de Yuri loupe un battement, ou peut-être plusieurs… Comment est-ce qu'Otabek peut être comme ça ? Être aussi sincère ?

Celui-ci s'éloigne déjà, trottant innocemment vers ses amis, comme s'il ne venait pas faire exploser le monde de Yuri, et faire gonfler sa pression artérielle d'un unique compliment. Yuri s'est habitué aux contacts fugaces, aux caresses volées en public, mais il n'y a pas moyen qu'il se fasse aux mots tendres murmurés contre sa peau.

Yuri se laisse quelques secondes pour reprendre ses esprits, et s'approche à son tour du petit groupe. Un éclat de voix ainsi qu'une tape sur l'épaule ne tardent pas à le saluer.

— Princesse Plisetsky ! Ça y est, Beka et toi avez enfin quitté votre palais doré !

Dimash écrase son mégot sous sa sneakers à plateforme. Son sourire est éblouissant. Yuri le chasse d'une main, et grogne :

— Tu l'as harcelé au téléphone, c'était pas mon choix.

C'est une exagération. Yuri n'est pas enchanté par l'idée de faire du camping, mais il apprécie la petite bande.

— Viens plutôt nous aider, plutôt que de ronchonner !

Derrière Dimash, Anuar et Dasha se chamaillent avec entrain. Ils déposent des pierres au sol afin de former un cercle, puis effectuent des aller-retour jusqu'à la voiture pour chercher des bûches prédécoupées. Otabek est chargé de trouver des fines branches sur la plage, et Dasha les dispose ensuite en une structure qui ressemble vaguement à un tipi. C'est là que la dispute entre Anuar et elle débute : ils sont incapables de démarrer un feu. Otabek, plutôt que de leur donner un coup de main, les observe avec un sourire en coin.

Yuri les regarde faire quelques minutes avant de marcher lourdement vers eux, et s'exclamer :

— Qu'est-ce que vous foutez ? Vous savez qu'en deux-mille-dix-neuf, y'a des alternatives au silex ?

— C'est naze, rétorque Dariya. J'ai toujours voulu faire ça à l'ancienne, comme dans les émissions survivalistes à la télé !

Entre deux insultes murmurées sous son souffle, Yuri pose son sac-à-dos au sol, et en tire son briquet. Il l'approche précautionneusement des branches servant de combustible, jusqu'à ce que le bois ne prenne feu. Il répète ensuite la même manœuvre sur les quatre côtés, afin de s'assurer que les bûches brûlent correctement.

— C'est pas bien difficile ! Vous n'avez qu'à souffler dessus pour entretenir les flammes.

— Cool ! confirme Anuar.

— Ça ne me semble pas trop dur… avoue Dasha.

Le feu commence tout juste à prendre, de petites flammes s'échappent des bûches. Yuri se redresse, et esquisse de larges mouvements vers sa création :

— Vous cramez pas bêtement, par contre. J'ai pas de diplôme de secouriste.

Dimash s'esclaffe, et réplique joyeusement :

— Normal. C'est à peine si tu as eu ton diplôme de fin d'étude.

Comme d'habitude, il est très fier de lui. Yuri regrette de lui avoir confié quoi que ce soit, voire même d'avoir commencé à lui adresser la parole, et menace :

— Si tu continues à me faire chier, je vais te noyer !

Une main se pose dans le dos de Yuri — celle d'Otabek.

— Je ne te le conseille pas, intervient-il. Dimash est un très bon nageur, et toi… Tu pourrais te noyer dans une piscine.

Pas faux… Milan, Italie, Mondiaux de deux-mille-dix-huit. Viktor avait traîné Yuri à la piscine de l'hôtel par un bras, alors que son éternel acolyte Giacometti le tenait par l'autre. Ils l'avaient balancé dans l'eau malgré ses protestations, juste pour le faire chier, parce qu'il refusait de se baigner avec les autres. Évidemment, le petit patineur thaïlandais qui accompagnait toujours la deuxième moitié de Viktor avait tout filmé, puis posté sur internet. Otabek n'était pas avec eux, mais pour une fois, il avait vu ça sur Instagram dans la minute qui avait suivi l'affaire, et il avait immédiatement envoyé un message à Yuri.

Yuri manque de s'étouffer avec sa propre salive, vexé, et s'emporte :

— Vous êtes une sacrée bande de connards ! Vous faites équipe contre moi !


Au départ de Moscou, tout semblait gris et triste à Yuri, à l'image du massif bâtiment de ciment qui sert d'aéroport à Domodedovo. Ici, au bord du lac de la région d'Almaty, le ciel est bleu azur, et les couleurs du monde sont éclatantes.

À côté du feu de bois, avec les doigts d'Otabek qui courent dans son dos, Yuri se sent vivant. Il avait pour habitude de penser que taper dans les choses, c'était le seul moyen d'oublier le vide qui existe en lui. Aujourd'hui, il n'a plus besoin de la douleur pour exister. Il sait qu'il y a toujours ce petit trou noir en lui, mais lentement, aussi doucement que les semaines ne défilent à Almaty, il se colmate.

Yuri ne se sent plus vide quand ses nouveaux amis le taquinent gentiment, et il se sent vibrer quand Otabek trace discrètement des formes éphémères dans le bas de son dos.

Le bourdonnement de l'alcool dans les veines de Yuri lui fait oublier qu'il déteste le camping, et Dimash décapsule les bières plus vite qu'il ne peut les avaler. Ça fait un moment que la bande a commencé à boire, le soleil s'éteint derrière les montagnes, mais Dariya décide malgré tout qu'ils ne sont pas assez bourrés à son goût. Yuri sait que c'est inutile de protester — elle a toujours le dernier mot, et elle s'exclame d'une voix surexcitée :

— On va jouer à un jeu !

— Ah non, pas encore… geint automatiquement Anuar.

Sur ce coup, Yuri est obligé d'être d'accord avec lui. Il connaît assez Dasha pour savoir que ses jeux sont abracadabrants et interminables.

Dariya n'écoute en rien leurs protestations, elle extrait un dé dont ne sait trop où, et se lance dans l'explication de sa nouvelle création : chacun d'entre eux doit choisir une face du dé qu'ils vont lancer chacun leur tour, et, selon la face sur lequel il tombera, la personne qui aura choisi ce côté devra partager une anecdote embarrassante, puis devra boire une gorgée de sa boisson.

Elle secoue le dé dans sa paume, et conclut :

— Si vous ne voulez rien dire, ce sera à moi de vous attribuer un gage.

— Évidemment… soupire Anuar.

Dasha l'ignore, et piaille :

— Bon ! On commence ? Comme on est seulement cinq, je vais attribuer deux faces du dé à Yuri.

— Pourquoi moi ?! s'insurge-t-il.

— C'est toi qu'on connaît le moins… C'est logique.

— C'est des conneries !

— Dis-toi que c'est ta condition pour être accepté dans la bande.

— C'est une arnaque.

— C'est une merveilleuse idée.

À côté de Yuri, Otabek hausse les épaules, désabusé :

— À ta place, j'accepterais. C'est peu cher payé… Personnellement, elle m'a convaincue de faire du saut à l'élastique pour gagner le droit de traîner avec eux.

— Je l'ai même fait payer pour mon saut ! s'amuse Dasha.

L'idée même du saut à l'élastique retourne l'estomac de Yuri, et il repose sa canette par réflexe. Il n'a pas peur de grand chose, mais l'altitude en fait partie.

— Tu sais quoi ? Je vais te raconter ma vie avec plaisir ! File-moi le dé !

Ils attribuent les différentes faces du dé, Yuri se porte volontaire pour le premier lancé. Le cube roule entre les rochers, et se loge dans le gravier. C'est le chiffre quatre, celui choisi par Anuar. Celui-ci expire fortement, l'air lassé, et entame son anecdote :

— Je dormais chez ma toute première copine, je devais avoir quatorze ans…

Cette première phrase tire un sifflement à Dimash, et un hululement ravi à Dasha :

— Putain, t'as commencé tôt !

Dormais, souligne Anuar. Je dormais chez elle. Bref… Au milieu de la nuit, j'avais eu envie de pisser. Je m'étais relevé, j'avais fait mon affaire, et j'étais revenu me coucher au radar. Le lendemain matin, je me suis réveillé à côté d'une montagne de muscles… Je m'étais en fait endormi dans le lit de son père. J'ai pas osé la revoir après ça.

Une nouvelle vague de sifflements résonne, et le jeu reprend de plus belle — les rires fusent, les anecdotes vont de bon train, et les canettes se vident à la même allure.

Dimash leur raconte cette fois où son proprio, qui est apparemment aussi un de ses professeurs de fac, était entré chez lui alors qu'il se tapait sa copine de l'époque. Le type avait eu la gentillesse d'attendre qu'ils terminent leur affaire et de le congratuler sur sa performance, avant de lui réclamer son loyer en retard. Yuri ne sait pas comment Dimash fait pour oser le regarder droit dans les yeux durant les cours.

Dasha, elle, partage l'histoire de son dernier voyage en avion à Nursultan avec son copain. Il n'avait pas pu avoir un siège à côté d'elle, et il s'était installé dans la rangée juste derrière. Durant le trajet, elle avait trouvé ça marrant de passer la main entre les sièges pour lui caresser le genoux. Après une bonne minute de ce manège, elle avait entendu un rire… Un rire féminin. Ca faisait plusieurs minutes qu'elle tripotait une illustre inconnue. Son mec, lui, était mort de rire, et avait passé tout le séjour à Nursultan à lui rappeler sa gaffe.

Après une bonne trentaine de minutes à discuter dans cet esprit là, Yuri décrète que ces gens finissent bien trop souvent à poil à son goût, et qu'il connaît beaucoup trop de détails de leur intimité.

Yuri est reconnaissant d'avoir Otabek comme petit ami, parce que son anecdote est la plus normale de toutes, et aussi la plus… Outrageusement adorable, il ne trouve pas d'autre mot pour la décrire — et putain, ça y est, Yuri a atteint un nouveau de niaiserie égal à celui du couple Katsuki-Nikiforov.

— C'est arrivé l'an dernier… raconte Otabek. Je devais téléphoner au comité olympique pour régler des problèmes administratifs de dernier moment. Ils m'avaient baladé d'une ligne à l'autre durant des plombes. Pour passer le temps, je m'étais dit que j'allais jouer de la guitare, une chanson qui passait tout temps à la radio. Au bout de dix minutes, j'étais totalement absorbé par le morceau, et je mettais tout mon cœur pour le chanter. C'était au moment de terminer la chanson que j'avais remarqué des applaudissements. L'homme au bout du fil m'avait dit que tout le bureau avait apprécié mes talents, et qu'ils espéraient un concert privé à Pyeongchang. J'étais tellement horrifié que j'en avais oublié de régler la moitié de ma paperasse… C'est mon coach qui s'en est occupé parce que je ne voulais plus appeler.

— Je comprends mieux pourquoi Frank te surnomme le Ténor ! s'amuse Yuri. Je pensais que c'était à cause des opéras de ta mère !

— Si seulement… L'anecdote a fait le tour de toute la patinoire.

Après ça, il faut une quinzaine de minutes de plus et une canette entière à Yuri pour réaliser que Dasha trafique le jeu à s'en défaveur.

Yuri parle de la fois où il avait perdu son short de bain devant ses amis pendant qu'ils se trempaient dans le ruisseau derrière la maison de Grand-Père. Ils peuvent tous attester que la peau de ses fesses est encore plus pâle que celle de son visage. Il évoque celle où il avait voulu se la péter devant eux en allumant des pétards, mais que son pantalon avait commencé à brûler. Il en garde une cicatrice boursouflée sur la cuisse, et le souvenir brûlant de la punition administrée par sa babushka.

Il raconte ensuite ce jour où il avait foncé dans un mur alors qu'il traversait le hall avant une compétition, parce qu'il était trop occupé à insulter Leroy sur Twitter. Tous ses compétiteurs avaient cessé de s'étirer pour se foutre de sa gueule. Il mentionne même les Mondiaux, ces putain de Mondiaux de Saitama, où il avait sauté sur la glace en oubliant de retirer ses protections de patin, et qu'il avait fait un plat alors que la caméra était braquée sur lui. Les memes tournent encore sur internet, son honneur de s'en remettra jamais.

Finalement, Yuri termine par narrer les anecdotes des autres — après des années entières à partager des vestiaires avec Christophe Giacometti et Viktor Nikiforov, il a vu des choses qui le font encore rougir, et qu'il préférerait oublier. Pourtant, le dé continue de tomber sur son numéro, encore et encore. Il a passé toutes ses pires hontes en revue, mais les réponses ne satisfont pas Dariya.

Sa voix est un brin hystérique lorsqu'il s'écrie :

— Bon, ça va, tu me fais chier là !

— Tu ne veux plus rien raconter ? Tu sais ce que ça veut dire…

La bande d'amis se jette des regards entendus, et Yuri les regarde d'un air désespéré.

— Notre premier gage ! s'exclame Dimash.

Dasha et Dimash se perdent instantanément dans leurs messes basses, au grand malheur de Yuri. Otabek pose furtivement sa main sur la sienne en signe d'encouragement, mais il a l'air mi-désolé, mi-amusé par le sort qui est réservé à Yuri.

Dariya annonce sa sentence, pointant un rocher au-dessus du lac :

— Yura… Est-ce que t'es capable de monter sur cette pierre là-bas, et de plonger dans l'eau ?

Yuri la fixe de longues secondes, mais elle ne plaisante pas.

— T'es malade ! Je t'ai dit que je sais à peine nager !

— Je pensais que tu relevais toujours les défis… insiste Dimash.

Théâtral, Yuri lève les yeux au ciel, et rugit :

— L'eau est dégueulasse, je sais pas ce qui traîne dedans ! Elle doit être glaciale, en plus !

Cette fois, c'est Dariya qui fait la moue, peu convaincue par ses prétextes.

— Tu es russe, tu ne vas pas me faire croire que c'est de l'eau froide qui te fait peur.

— Et alors ?! Ça veut rien dire ! Tu te promènes à dos de cheval pour rentrer chez toi dans ta yourte, peut-être ?!

— C'est ça, j'en profite même pour chasser avec mon aigle !

Dimash et Dariya se regardent à nouveau, l'air de tomber d'accord sur leur prochain argument. C'est lui qui se lance en premier :

— D'accord, Princesse… T'es un sacré trouillard, non ?

— J'ai pas envie de me baigner ! beugle Yuri.

— Tu te débines, insiste Dasha.

— Mais allez vous faire foutre !

D'accord... Yuri a deux phobies : l'infini du vide, et celui de l'eau. Pompette comme il est, il pense aux bestioles dégueulasses qui se planquent probablement au fond du lac, et le gage lui semble insurmontable. Du coup, il réagit à la provocation de façon logique : il se redresse, attrape sa veste, et se casse en faisant le plus de bruit possible pour leur faire comprendre qu'il en a marre.

Sa sortie dramatique est saluée par de nombreuses exclamations :

— Fais gaffe, Tsarine ! On dit qu'il y a des serpents venimeux et des scorpions au bord du lac !

— Regarde ! Y'a une ombre qui a bougé, par là-bas !

— Attention aux ours, Yura !


Les rires de la bande résonnent dans le silence de la cuve rocheuse. Yuri s'installe sur un bloc de pierre à peu près lisse, et profite de l'absence de pollution lumineuse pour observer la voie lactée, son infini d'étoiles brillantes.

C'est régulier de lire que les étoiles qu'on voit briller dans le ciel sont mortes depuis longtemps, mais c'est une affirmation fausse. C'est vrai que les étoiles en fin de vie peuvent exploser, c'est un phénomène rare nommé supernova.

Ce n'est qu'une exception que Yuri ne verra probablement jamais de ses propres yeux, mais qu'il trouve à la fois triste et belle. C'est dingue, de penser à la vie et à la mort d'une étoile. Elles existent à des centaines d'années-lumières des hommes. Sur terre, ce sont des siècles, mais dans l'espace, ce n'est qu'un battement de cœur. Malgré cette différence, elles finissent par s'éteindre quand même.

Ça rappelle à Yuri qu'il est infiniment petit, que le monde est terriblement grand, que chaque moment est éphémère et précieux.

Yuri reconnaît les pas d'Otabek sans avoir à se retourner. Son ami s'installe à ses côtés, et dépose silencieusement un baiser sur sa tempe. Par un réflexe déjà bien installé, Yuri passe un bras autour de sa taille.

— Tu sais qu'il existe des étoiles complètement noires ? chuchote-t-il.

La plupart des gens supposent que Yuri n'est pas très académique, qu'il ne s'intéresse qu'au patin, et qu'il n'est donc pas très futé. Il ne s'est jamais embêté à justifier cette partie de sa personnalité, même s'il se sent souvent bête face aux autres. C'est vrai qu'il avait galéré à obtenir son diplôme parce qu'il n'arrivait pas à se concentrer sur l'école, alors il ne peut pas totalement contredire ces rumeurs. Ce n'est que lorsqu'il est passionné par quelque chose qu'il excelle, et qu'il veut tout savoir d'un sujet. Ce sont d'ailleurs ses notes en sciences qui l'avaient aidé à réussir l'examen de sortie de l'école.

Peu de personnes savent que Yuri est passionné par l'astronomie. Il ne compte plus le nombre de fois où, en essayant de voir les astres dans le ciel nuageux et opaque depuis son studio saint-pétersbourgeois, il avait passé des heures au téléphone avec Otabek pour en parler.

— Non ? l'encourage celui-ci.

Yuri montre le ciel du doigt, et explique :

— Les étoiles noires sont faites d'une matière qui arrive à absorber les radiations électromagnétiques, en particulier la lumière. Elles ne gardent pas ces rayons en elles, elles les reflètent dans l'espace. Ce qui est fou, c'est qu'elles brillent plus que ce qu'elles n'absorbent.

C'est une métaphore qu'Otabek comprendrait surement — pendant longtemps, Yuri a eu l'impression d'être un objet astrophysique bien plus sombre qu'une étoile noire : un trou noir.

Contrairement aux étoiles, les trous noirs ne peuvent émettre de la lumière. Le trou noir, s'imagine Yuri, c'est ce petit vide qui persiste en lui. Il se dit qu'à présent, il n'y a pas que ça au fond de lui. Dans la nébuleuse qui habite son corps, il y aussi des constellations. Elles illuminent le vide de leur lumière.

Otabek serre sa main, et souffle furtivement :

— Raconte-moi d'autres choses.

— C'est pas vrai, quand les gens disent que les trous noirs avalent tout ce qui se trouve autour d'eux. C'est juste la gravité qui fait son boulot. Ce serait comme tomber dans un ravin, plutôt que d'être aspiré. Tu vois ?

Otabek hoche la tête, attentif. Il laisse Yuri parler encore longtemps, ne l'interrompant que pour embrasser sa joue, ou la pointe de son nez, ou son arcade sourcilière. Yuri finit par se perdre contre lui, plutôt que dans la contemplation des astres. Il a l'impression que seul un battement de cœur s'écoule, mais peut-être que ça fait des années lumières qu'ils s'étreignent comme ça.

— Yura… hèle finalement Otabek.

Ses yeux pétillent d'amusement. Yuri connaît ce ton là. C'est celui qu'Otabek emploie lorsqu'il veut demander quelque chose qui va déplaire à Yuri, comme lorsque c'est lui qui doit s'occuper de brosser cette teigne de Koshka, ou que c'est à son tour de conduire la Harley en heure de pointe parce qu'ils ont oublié de faire le plein en avance.

— Oui ?

— Tu ne veux pas qu'on aille se baigner ?

— T'as déjà entendu ma réponse, non ?

— Yura…

Cette fois, les syllabes sont sirupeuses sur la langue d'Otabek. Douces et coulantes, comme si elles s'accrochaient à la gorge de Yuri pour l'empêcher de respirer correctement. Son prénom vit autrement dans la bouche d'Otabek, de la même façon qu'il a souvent entendu Viktor souffler le nom de l'autre-Yuuri comme un secret qui n'existe qu'entre eux deux.

Comment peut-il dire non à Otabek ? Comment peut-il refuser lorsque celui-ci le convainc d'un baiser lascif ?

En guise de réponse, Yuri attrape la bière qu'Otabek a trimballée jusqu'ici, il vide le fond d'une traite, retire ses baskets, et marche droit dans l'eau. Otabek le regarde quelques secondes depuis la rive, un sourire espiègle au visage. Ce sourire, c'est le secret qui existe lorsqu'ils sont seuls, qu'Otabek ne réserve qu'à Yuri.

Yuri lui fait signe de venir, Otabek passe son t-shirt au-dessus de son crâne, et le balance sur les cailloux. Le geste n'est pas si fluide que ça, freiné par l'alcool. C'est avec la même habileté qu'il retire à son tour ses chaussures, puis rejoint Yuri.

Malgré la chaleur du mois d'août, l'eau est froide. Ce n'est pas le meilleur endroit pour se baigner, mais Yuri ne se plaint pas quand Otabek l'attrape. Le torse de son ami est chaud contre le tissu de son t-shirt. Quand Yuri pose le plat de sa main contre la peau nue, il sent son coeur battre.

Yuri fait mine de passer les bras autour de sa nuque, déterminé à profiter de leur solitude momentanée, mais Otabek ne semble pas de cet avis :

— L'eau nous arrive seulement aux mollets… Ce n'est pas ce que j'appelle se baigner.

Otabek cherche à attirer Yuri plus loin dans l'eau, mais il se débat vivement. Malheureusement, les enseignements de Nurlybek ne lui sont pas de grande aide face à son frère. Otabek a suivi bien plus de leçons de lutte que Yuri, et même s'il a l'avantage de la taille, Otabek n'a aucun mal à le maîtriser. C'est comme ça que Yuri se retrouve avec le cul mouillé… À force de se pousser l'un l'autre et de faire les idiots, Otabek parvient à prendre le dessus, et le fait basculer dans l'eau.

Otabek éclate de rire face à son air courroucé. En vengeance, Yuri accepte sa main tendue, tire un grand coup dessus pour le déséquilibrer, puis le faire tomber à son tour. Ils se conduisent comme des grands gamins, c'est si simple entre eux, alors Yuri éclate de rire à son tour.

Une fois relevés, Yuri relance l'assaut. Ses deux mains sont sur les épaules d'Otabek, il s'accroche à lui comme s'il avait peur de tomber au fond du lac.

Le visage d'Otabek est humide contre celui de Yuri, mais sa peau est agréable au toucher. Si chaude qu'elle lui rappelle le feu de bois, si chaude qu'il ne veut plus jamais s'éloigner. Les lèvres d'Otabek humidifient la mâchoire de Yuri, son menton, puis, enfin, sa bouche. Elles produisent des sons humides lorsqu'elles se cherchent. Otabek a le goût du whiskey et de la bière, il a l'odeur du lac et de son parfum à lui. Yuri en est dingue, et il lui fait comprendre en approfondissant le baiser.

Et puis, quelque chose bascule entre eux.

Plus que jamais, Yuri ressent la tension, celle qui subsiste depuis le jour de son arrivée, celle qui a gonflé depuis Medeu. Là, avec Otabek trempé et brûlant contre lui, elle menace enfin d'exploser.

Otabek happe sa bouche avec une ferveur qui n'a plus rien à voir avec la chasteté des baisers qu'ils ont échangés sur la rive, ou à l'appartement le matin même. Tel une supernova, le désir de Yuri explose. Il le sent dans tout son corps, comme l'onde de choc qui traverse une étoile avant qu'elle n'éclate. L'envie est plus forte que jamais, plus intense qu'un milliard d'astres qui brillent.

Soudainement, rien n'est plus suffisant. Leurs souffles courts qui s'entrelacent ? Pas assez. La caresse humide de la pointe de la langue d'Otabek sur sa lèvre inférieure ? Pas assez. Les mains d'Otabek dans le bas de son dos ? Pas assez. Celles de Yuri, errant sur la peau exposée de son torse ? Pas assez.

En même temps, c'est trop. Yuri a vraiment l'impression qu'il va exploser. Depuis quand est-ce qu'il veut autant Otabek ? Depuis quand ses envies ont-elles quitté le domaine protecteur du fantasme ? Depuis quand n'arrive-t-il plus à les contrôler ? Il veut embrasser Otabek jusqu'à meurtrir ses lèvres, il veut laisser des constellations de bleus sur son cou, il aimerait se presser encore plus contre lui, et retirer ses vêtements pour le sentir pleinement. La partie rationnelle du cerveau de Yuri lui dit qu'ils devraient arrêter, que Dasha et Anuar peuvent les voir, ou pire, que Dimash peut débarquer à n'importe quel moment.

Ils halètent l'un contre l'autre, à bout de souffle, à la recherche du bon sens. La raison ne fait pas le poids face à cette envie qui les rapproche inévitablement.

Mais soudainement, Yuri saute presque en arrière, et se sépare brusquement d'Otabek.

— C'était quoi cette merde ?!

Quelque chose vient frôler le mollet de Yuri. Une chose qui n'était clairement pas Otabek. Déstabilisé, celui-ci cligne des yeux. Il faut une véritable minute à Otabek pour saisir ce qu'il se passe, et argumenter :

— Ce n'est rien. C'était sans doute une algue, ou un poisson.

— Je te jure que c'était pas ça.

— C'est un lac, Yura. Qu'est-ce que ça pourrait être d'autre ?

Peu convaincu, Yuri s'agrippe à l'épaule d'Otabek. Il est à peu près certain que son visage a changé de couleur. S'il faut, il y a des murènes dans la flotte. Grand-Père s'endort souvent devant les documentaires animaliers sur Russia-K, alors Yuri sait que c'est dangereux, une murène.

— Qu'est ce que tu en sais ? gémit-il.

Sa question n'a pas le temps de trouver une réponse, puisqu'il ressent à nouveau cette sensation gluante et dégueulasse sur sa peau. Il pousse un cri perçant, et relâche immédiatement Otabek.

— Ça suffit, je me casse !


Seuls quelques arbres maigres poussent sur les rives, le vent s'engouffre dans la cuve formée par les montagnes, et la brise fait frissonner Yuri. Assis près des dernières cendres du feu, il ramène ses genoux contre sa poitrine pour se réchauffer. Il a un peu abusé sur la boisson, il ne peut pas dormir tant qu'il n'a pas décuvé.

Le reflet de la lune danse sur le lac, il n'y a qu'elle pour tenir compagnie à Yuri. Dans la nuit noire, il n'y a même pas un seul animal pour faire du bruit.

Soudainement, des pierres roulent jusqu'à s'échouer près de lui, et il sursaute en entendant des bruits de pas. Il se redresse, à l'affut.

Une silhouette se détache dans la nuit, c'est Anuar. Yuri lui adresse un sourire, lui fait signe de venir s'asseoir à ses côtés. Ils ont pas mal discuté, ce soir, et Yuri a décrété qu'il l'aime bien. Contrairement aux autres amis d'Otabek, Anuar n'est pas originaire d'Almaty. Il est né dans un petit village à la campagne, issu d'une grande famille de fermiers. La semaine, il a un petit boulot à la métropole pour filer un coup de main à ses parents, puis il rentre presque chaque weekend chez eux pour aider son père à s'occuper des bêtes. Si son père n'a pas d'autres fils, il héritera probablement de la propriété et des troupeaux, alors il profite du temps qu'il lui reste à Almaty pour faire les quatre cent coups avec le reste de la bande.

Anuar sourit toujours pleinement même si on devine que sa vie n'est pas aisée, il ne cède pas sous le poids de ses responsabilités alors qu'il est plutôt frêle. Il porte fièrement les difficultés. Pour Yuri, c'est une qualité.

Ils parlent de tout et de rien, ça rappelle à Yuri qu'il faut qu'il se souvienne de répondre aux messages de Mila, peut-être même à ceux de l'autre-Yuuri et son mari. Passer du temps avec les amis d'Otabek lui a fait réaliser qu'il est reconnaissant pour son entourage. Il n'est pas si seul que ça, même s'il a encore tendance à penser que ce n'est que lui et Otabek face au reste du monde.

Anuar achève de taper un SMS sur son propre téléphone.

— Heureusement qu'on a le chien pour gérer les moutons, dit-il, parce que j'ai pas assez d'endurance pour leur courir après ! C'est plus vif qu'il n'y paraît, ces saloperies !

— Je sais pas comment tu peux gérer le boulot de ton daron… grimace Yuri. J'aime bien les félins, mais à part ça… Je suis pas doué avec les animaux de ferme.

— Bah, c'est rien du tout ! Je m'occupe des bêtes depuis que je suis tout petit.

— Rien que les poules de mon grand-père me foutent une peur bleue ! Alors les vaches et les moutons, jamais de la vie !

Après de longues minutes, la conversation s'éteint lentement, et Yuri s'attend à ce que son acolyte aille se coucher.

— Dis-moi, sonde soudainement Anuar, ça fait combien de temps que ça dure ?

— Hein ?

Anuar se saisit d'un bâton, tâchant de raviver les flammes qui faiblissent devant eux. Yuri le regarde faire, et il a peur de comprendre le sens de sa question.

— Ce truc entre Otabek et toi… développe Anuar.

— Y'a pas de truc.

Le rire d'Anuar est clair comme l'eau du lac, le feu illumine son visage amusé.

— Je ne suis pas totalement idiot. Je connais Otabek comme un frère, et toi… Tu caches mal tes émotions.

Si seulement Yuri pouvait affirmer le contraire… Il détourne le regard, ramasse quelques cailloux pour les lancer dans le lac. Les ricochets meublent le silence jusqu'à ce qu'Anuar parle à nouveau :

— Honnêtement… C'est surtout que je vous ai vus, tout à l'heure. Je voulais vérifier où tu avais filé, et vous étiez greffés l'un à l'autre.

Oh, merde. Yuri se fige en plein mouvement, et laisse retomber son bras le long de son corps, comme au ralenti. Merde.

— Panique pas ! le rassure promptement Anuar. Ce n'est pas un problème pour moi, ni pour les autres.

— À en voir ta tête, on dirait pourtant que ça l'est.

Anuar hésite quelques secondes, et répond :

— C'est juste… Je veux juste être certain que tu sais ce que tu fais avec Otabek.

— Pourquoi c'est si important pour toi ?

— Jusqu'à récemment, tout ce qui comptait pour Otabek, c'était le patin, et il se protégeait du reste, surtout des gens. J'ai pas envie qu'il soit blessé, et que ça compromette cet équilibre qu'il a trouvé.

Yuri fronce les sourcils si fort qu'ils manquent de se rejoindre sur son front. Est-ce qu'Anuar est vraiment en train de le disputer comme le ferait un daron face au nouveau petit-ami de sa fille chérie ? Anuar semble presque l'air menaçant dans la lueur des flammes, s'il n'était pas si fluet.

— T'es quand même au courant qu'Otabek n'en est pas à sa première relation ? argumente Yuri.

— Justement. J'ai déjà ramassé les morceaux, et je veux pas que ça se reproduise.

— Tu penses pas qu'il est assez grand pour se débrouiller sans babysitter ?

— Tu vois… Tu n'es n'importe quel inconnu qu'il se tape pour s'amuser. Tu comptes énormément pour lui, et tu as le pouvoir de lui faire tout aussi mal.

Cet argument, Yuri le comprend, et soudainement, la conversation prend sens. C'est un avertissement, comme celui que Katarina lui avait donné avant de le quitter. Si tu t'attaches, ça peut mal se finir pour toi… Après l'échec de la relation d'Otabek avec son ex, celui-ci partage certainement cette peur irrationnelle d'être blessé, et a réussi à la dépasser en se confiant à Yuri.

Par extension, cette douleur n'a pas seulement touché Otabek, Anuar ainsi que le reste de la bande ont dû les voir se déchirer jusqu'à se quitter mutuellement.

— Je vais pas le blesser ! affirme immédiatement Yuri.

— Pourquoi je devrais te croire ?

— Je me lancerais pas là-dedans sans y croire. Je suis sérieux… C'est sérieux, entre nous.

— C'est ce que j'espère de toi, Plisetsky.

Le sourire d'Anuar, comme son ton, est doux-amer, emprunt d'un espoir qu'on peut voler à tout moment, et Yuri ne peut pas lui en vouloir pour son scepticisme.

Otabek et lui ont parlé quelques fois d'Ali, depuis sa confession au terrain de jeu. Yuri connaît des bribes de leur histoire. Il sait qu'Otabek a écrit un album entier après la rupture. Ils l'ont écouté ensemble un soir, et avec le recul, ils ont ri aux larmes parce que c'était profondément naze. Otabek est parfois morose lorsqu'il croise des familles avec des enfants, parce qu'il sait qu'Ali s'est marié, qu'il a eu une petite fille. Si Otabek tend à boire excessivement lorsqu'il est triste ou angoissé, c'est parce que c'est une habitude qu'il a hérité de son ex. Il travaille pour s'en débarrasser, comme de tout le reste, mais sa relation avec ce mec a quand même laissé des traces. Yuri espère panser chacune de ces plaies, les embrasser jusqu'à ce qu'elles disparaissent totalement.

Ils restent assis quelques minutes de plus en silence, puis Anuar essuie la poussière sur son pantalon, puis se relève. Avant de partir, il adresse un clin d'oeil à Yuri, et glisse :

— On a parié sur combien de temps ça prendrait avant que vous ne sortiez ensemble. C'est moi qui a gagné. Dimash et Dasha ont annoncé deux semaines, j'ai prédit presque deux mois.


Le dimanche soir, Yuri est heureux de retrouver le calme de l'appartement, même si l'air confiné le rend collant de transpiration. La chambre d'Otabek, contrairement au salon ou à la sienne, n'est pas exposée en plein sud, alors ils décident de pousser le ventilateur à fond, et de s'y installer pour regarder la télévision.

Le camping, ce n'est pas miraculeusement devenu le truc de Yuri. Entre les pierres qui se plantaient dans son dos et les bruits bizarres en-dehors de la tente, c'est à peine s'il avait réussi à fermer l'œil de la nuit. Il est crevé.

Bercé par le mouvement répétitif des doigts d'Otabek dans ses cheveux, Yuri fait défiler sa page d'accueil Instagram paresseusement, incapable de prêter attention au film. Régulièrement, il relève la tête pour déposer un baiser sur la mâchoire d'Otabek, ou pour lui en quémander un sur les lèvres.

Bien installé comme un félin trop gâté, il n'est pas loin de s'endormir lorsqu'il voit la publication qui manque de le faire sauter et tomber hors du lit.

— Oh putain ! Ça y est, cet enfoiré de Leroy va se marier à sa potiche ! Regarde ça !

Dans un geste brusque, Yuri colle le téléphone sous le nez d'Otabek. Celui-ci plisse les yeux comme le fait Grand-Père quand Yuri veut lui montrer un meme particulièrement drôle, mais qu'il n'arrive pas à comprendre.

Otabek ne paraît pas surpris outre mesure, et déclare :

— Oui, je sais. J'ai reçu son invitation cette semaine par courrier.

— Hein ? Comment ça ?

— Je sais que tu refuses de le croire, mais j'ai une relation cordiale avec Jean-Jacques. Et puis, Isabella est agréable et intelligente… Ce n'est pas de sa faute si elle est fiancée à un grand benêt.

— Un grand benêt. C'est une belle façon de le dire !

Sans attendre, Yuri se lance dans le récit de sa dernière dispute avec son nemesis. Cette semaine, ils se sont encore engueulés sur Twitter. Leroy avait tenté d'insulter ses fans, alors Yuri avait répliqué, les triplés Nishigori avaient relayé ce bordel, et une guerre entre leurs fandoms respectifs s'en était suivie.

Le ton de Yuri est si offusqué qu'Otabek éclate de rire. Yuri en ferait bien de même, si un tragique révélation ne venait pas de le frapper :

— Attends, attends… Maintenant qu'on est ensemble, ça veut dire que je dois aussi aller au mariage ?

Cette fois, c'est l'expression d'Otabek que Yuri trouve comique. Il se fige d'un coup, et regarde Yuri avec des yeux un brin exorbités.

— Qu'est ce qu'il t'arrive, Beka ? Promis, je serais sage. Je ne veux pas risquer l'incident diplomatique avec le Grand Nord si j'ose faire foirer le mariage de son idole.

Otabek se frotte l'arrière de la nuque, un faible rougissement décore ses pommettes :

— Non, c'est idiot.

— Dis toujours.

— C'est juste… Tu n'as jamais dit à voix haute qu'on sort ensemble.

Yuri hausse un sourcil, et s'inquiète :

— T'avais un doute là-dessus ?

— Pas vraiment… J'aime bien t'entendre le dire, c'est tout.

— Il te faudrait une déclaration formelle, c'est ça ?

— Maintenant que tu en parles…

Dans un grognement, Yuri assène un coup joueur dans ses flancs. Otabek lève les yeux au ciel, et se contente de l'attirer sur ses genoux. Ses doigts retrouvent la chevelure de Yuri, qu'il tresse distraitement en suivant le film. C'est clair qu'il attend une réponse.

Il ne faut même pas une minute entière à Yuri pour craquer, d'une voix presque timide :

— Otabek… Tu veux sortir avec moi, ou non ?

La coiffure est oubliée en un instant, Otabek passe tendrement les doigts les joues roses de gêne de Yuri. L'adoration que Yuri lit dans son regard fait battre son cœur si fort qu'il pense enfin avoir un arrêt cardiaque.

— Je n'ai pas bien entendu, tu veux bien me le répéter ?

— Pousse pas ta chance, Altin !

Otabek joue la fausse déception, et s'esclaffe — Yuri ne l'a jamais entendu rire autant que depuis qu'ils sont ensemble, ça le pousse à pouffer à son tour. C'est dingue à quel point ils sont amoureux, et à quel point ça les rend cons.

Yuri se redresse pour réclamer un baiser, ainsi que sa réponse.

— Oui, Yura.

Les images continuent à défiler à la télévision, mais elles sont vite oubliées. Par la fenêtre de l'appartement, c'est impossible de distinguer les étoiles dans le ciel noir, mais Yuri sait qu'elles brillent plus fort que jamais.


• J'aime me dire qu'au téléphone avec le comité Olympique, Otabek chantait "Shape of You" d'Ed Sheeran, mais vous pouvez l'imaginer débiter n'importe quel hit de 2018 lol
• Un chapitre un peu plus doux avant d'entrer dans la dernière partie de cette histoire, le mois d'août, fort en péripéties ! Maintenant qu'on a tous respiré un grand coup et que vous avez eu le contexte du résumé de cette fic, je peux vous dire à la semaine prochaine pour le chapitre suivant, "Ecchymoses" ;)