AOÛT
L'existence de Yuri est rythmée par le tic-tac d'une montre qui tourne.
Une multitude de scènes défile dans son esprit alors qu'il regarde le temps filer sur l'horloge analogique de la patinoire d'Almaty. Ces images sont pareilles aux vieilles cassettes filmées par Grand-Père lorsque Yuri était enfant, entrecoupées de statique, partiellement masquées par le grain de l'antique appareil.
Yuri les distingue pourtant clairement :
Sa Babushka et son expression perpétuellement impénétrable, illuminées par un sourire alors que celle-ci pose devant un étang gelé, puis lance une boule de neige vers la caméra en réalisant c'est une vidéo. Grand-Mère encore, une petite fille au bout de son bras, marchant dans ce que Yuri reconnaît comme les rues de Moscou.
La petite datcha où Yuri a grandi avec ses grand-parents, le parquet troué de partout, les canalisations à nu, les fils électriques à raccorder. Nikolaï, une chemise retroussée au-dessus des avant-bras, de la crasse jusqu'au cou, des outils dans les mains. Evgeniya, Nikolaï et Katarina, que Yuri suppose avoir été filmés par leur voisin, accroupis devant les choux et les patates dans le petit jardin de la maison.
L'adolescente grandit, s'absente, puis disparaît, remplacée par quelques clichés d'un bébé aux mèches plus blondes que les champs de blé et au visage déjà courroucé. Yuri a toujours été comme ça. Il se dit parfois que certaines personnes ne sont pas faites pour être heureuses — que ça doit être son cas. Est-ce qu'une force supérieure s'est penchée sur lui, a décidé de son destin avant même qu'il ne soit capable de marcher ? C'est idiot, il le sait, mais il se le demande quand même.
Son film mental diffère soudainement de ceux des caméscopes de Nikolaï.
Le coucou jaillit de l'horloge en bois encastrée dans le papier-peint des années quatre-vingt, Yuri ressent l'espoir de distinguer l'écho des talons de Katarina dans la cage d'escalier. Les minutes défilent sur le gros moniteur couleur crème posé sur le bureau du voisin de Grand-Père, Yuri ouvre l'email qui déterminera toute sa carrière. Le tableau de bord archaïque de la Lada brille sur la route pour Saint-Pétersbourg, son éclairage orange est comme un phare éclairant le terrible hiver russe. Le cadran du hall des dortoirs est sale, Yuri le fixe alors qu'une horde de gamins le bousculent, puis il baisse les yeux vers ses chaussures trouées. Les rayons traversent les vitres du Sports Palace, la lumière aveuglante du zénith sur la glace, le halo orangé des couchers du soleil.
Ce sont les LEDs des montres analogiques dans les patinoires du monde entier, en Russie, en Europe, à Pyeongchang, peu importe.
Ce sont les nombres affichés sur son téléphone, masqués par les larmes, le jour où il a foiré ses premiers Mondiaux depuis des années.
Le passage du temps, c'est à la fois l'espoir et l'appréhension.
Le froid mord sa peau à travers son leggings, il lui rappelle que la puberté vole toutes ses promesses d'un grand avenir.
La jeunesse de Yuri s'écoule comme du sable filant d'un sablier brisé. Cette année, il a eu dix-neuf ans, et il se dit que ça y est, le compte à rebours est lancé pour lui. Il essaye de se persuader que ce n'est pas grave, que tout le monde chute et manque des podiums, que les plus grands se sont relevés de pire, mais l'angoisse le rattrape. Et si ce n'était pas le cas ? Et si il n'était tout simplement pas assez bon ? Les légendes comme Viktor Nikiforov restent au plus haut niveau jusqu'à quitter le patin par choix : elles ne s'écroulent pas en plein vol.
Les chiffres se métamorphosent sous ses yeux fixes. Ce sont d'autres souvenirs.
Quinze heures trente-cinq. C'est affiché en rouge sang contre le mur, Yuri vient de foirer son programme court. Seize heures douze. La douleur irradie dans sa jambe, le médecin du sport lui annonce qu'il s'est tordu la cheville. Seize heures vingt-et-un. Il gueule à Yakov qu'il veut quand même patiner le libre le lendemain. Quinze heures trois. Il retire le quadruple loop qui a provoqué sa chute la veille. Quatorze heures. Les médaillés des Mondiaux sont annoncés au micro, Altin, Leroy, Chulanont. Quatorze heures. Depuis le bord de la piste de Saitama, Yuri voit l'or briller contre le torse d'Otabek. Quatorze heures. C'est inscrit sous ses paupières comme à l'encre noir sur un certificat de décès.
Huit heures du matin. Yuri revient à la réalité, l'été s'effile, les minutes changent sur l'écran de la patinoire d'Almaty.
Une seule question occupe ses pensées : comment peut-il résister au passage du temps ? Une nouvelle saison signifie une renaissance forcée dans la douleur et le sang, il doit se laisser tomber en cendres, et revenir encore plus fort.
À l'autre bout de la piste, Otabek est toujours aussi beau lorsqu'il patine. Cette année va inscrire son sacre dans l'histoire, Yuri en est certain.
Qu'en est-il de lui-même ? Il est crevé, usé, vidé.
La mémoire musculaire de Yuri le guide à travers la première combinaison de pirouettes de son programme, de la pirouette allongée jusqu'à la Biellmann, étonnement aisées à exécuter. Il est habitué à briser son corps en deux en un claquement de doigts. C'est ensuite que ça se gâte. La musique ne joue pas dans la salle, mais Yuri la connaît par cœur. Les notes de piano, d'abord solitaires, résonnent ensuite dans son esprit tels une cloche d'église lorsqu'il entame la séquence de pas. Elles éclipsent ses pensées alors qu'il s'élance dans le triple Lutz, le quadruple boucle piquée, puis le double boucle piquée. Elles sont endiablées et Yuri ne s'entend pas manquer la réception de la combinaison quadruple et triple boucle piquée. La mélodie est assourdissante, assortie à son souffle, il force son corps tendu à attaquer la dernière combinaison de sauts. Son axe de rotation est mauvais sur le triple Axel, il parvient à sauver le Euler, mais il perd finalement l'équilibre — c'est encore une fois le triple Salchow qui l'arrête.
Ses poings sont serrés. Yuri a envie de hurler, de piquer une crise comme il le faisait quelques années auparavant. Il contemple l'idée de jeter quelque chose. Il ne lui reste que la séquence de pas et les combinaisons de pirouettes finales à effectuer. Il n'en peut plus.
Un jour, Yuri ne pourra plus renaître, c'est une évidence. Il inspire et expire cette vérité avec chaque souffle.
Otabek glisse jusqu'à lui. Son visage est nonchalant lorsqu'il s'adosse aux panneaux, mais Yuri distingue une lueur d'interrogation dans son regard. Ce qu'il va demander est évident, c'est la question que Yuri se pose chaque jour depuis son départ de Russie.
— J'ai du mal à comprendre pourquoi ton programme ne fonctionne pas. Tu le maîtrises bien… Pourtant, il y a toujours un moment où ça te bloque.
Qu'est-ce que Yuri en sait ? Il a vidé toute sa haine pour devenir Roméo, Juliette. Il a abandonné sa colère pour les incarner corps et âme. Dès qu'il pose un pied sur la glace, il se dénude de son armure, il se prépare à exposer son amour aux yeux curieux et avides du monde. Pourquoi est-ce qu'il continue à merder ? Putain, pourquoi ?
Pour toute réponse, Yuri s'éloigne à nouveau. De fines particules de glace s'échappent de sous les lames alors qu'il prend son élan. Triple Axel, pourquoi pas, Euler, pas de souci, triple Salchow, un bleu de plus décore sa hanche. Le Salchow n'a jamais été un problème auparavant.
Essoufflé, Yuri patine jusqu'à Otabek. Celui-ci lui tend sa gourde, Yuri l'accepte d'un geste de la tête. Le regard de son petit-ami le détaille. Les Altin ont tous la même manière d'analyser les gens. C'est comme être ouvert à l'intérieur, creusé à vif sous la peau. Yuri boit de grandes goulées d'eau, et se soumet docilement à cette interrogation.
Durant quelques instants, Otabek ne prononce pas un mot. Ses sourcils sont froncés, puis son expression se relâche d'un coup. Ses doigts se referment autour de ceux de Yuri. Par réflexe, ils jettent un coup d'œil autour d'eux. Pour l'instant, la patinoire est murée dans le silence.
— Yura…
Otabek prononce souvent son prénom comme une demande, une invocation pour demander ses faveurs, une prière pour calmer ses colères, une sollicitation pour qu'il l'écoute.
— Beka, répond-t-il simplement.
À cet instant, l'éclairage artificiel de la patinoire rappelle un peu à Yuri celle du studio de danse de l'avenue Nevsky. Le regard d'Otabek est profond, intense, et acéré, presque égal à celui de Lilia Mikhailova.
Otabek entrevoit une chose que Yuri n'a pas encore discernée. C'est dingue, son petit-ami a toujours une longueur d'avance sur lui. C'est comme lorsqu'ils font la course jusqu'à la patinoire chaque matin, et qu'Otabek ralentit lorsque Yuri ne tient pas le rythme, qu'il le laisse gagner lorsqu'il est de mauvaise humeur…
— Yura… reprend Otabek. Est-ce que tu t'es mesuré, récemment ?
Quoi ?
— Hein ?
— Tu as encore grandi. Tu étais déjà plus grand que moi, quand tu es arrivé il y a deux mois. Mais à présent…
Sur ses patins, Otabek se redresse. Brièvement, tel un secret partagé entre eux, il presse un baiser sur ses lèvres. Yuri incline le visage pour le cueillir. Il papillonne des paupières, puis réalise.
— Oh merde !
D'un coup d'œil, Otabek le détaille une seconde fois.
— Oui.
— Bordel, je pensais que c'était fini ! Ce vieux con de Nikiforov blaguait en disant que j'allais atteindre sa taille, mais c'est plus des conneries !
Ce n'est pas la première poussée de croissance de Yuri. Cette année, entre janvier et février, il n'avait gagné que quelques centimètres, mais ça avait été assez pour modifier son centre de rotation, et qu'il se casse la gueule aux Mondiaux.
Le corps de Yuri le trahit, encore et encore. Ces articulations qu'il peut plier à des angles quasiment impossibles, ces membres fins qui lui obéissent comme si les jointures étaient malléables. Il s'est étiré dans une apparence trop grande. Il se demande s'il peut encore jeter ses cendres en l'air et s'envoler. Mentalement, il note l'heure dans un coin de son esprit. Huit heures vingt-six, le jeudi premier août.
— Bordel, siffle-t-il encore.
— C'est une opportunité de te réinventer et de patiner comme tu l'as toujours voulu… tente Otabek.
Il ne semble pas réaliser à quel point la situation est grave.
— C'est une belle façon de dire que je suis dans la merde ! s'offusque Yuri.
— Tu ne penses pas que c'est tout simplement le début d'une nouvelle ère ?
Ce n'est pas un secret, Otabek avait retardé d'une année son début en senior parce que sa première —et dernière— poussée de croissance lui avait coûté une saison. À l'époque, il avait seize ans, il s'apprêtait à quitter Colorado Springs pour rentrer à Almaty, et il n'était qu'un gosse qui s'était perdu, puis retrouvé, puis perdu à nouveau. Une année plus tard, il s'était hissé sur les podiums à côté de Viktor Nikiforov et des autres grands noms du patinage.
Otabek Altin est une force de la nature, un prédateur qui chasse dans l'obscurité, un vainqueur qu'on finira par sacrer dans la lumière. Il porte sa couronne à la fois comme un poids et comme un cadeau, un service qu'il rend à sa nation, mais une offrande qu'il se doit de leur donner.
Yuri ? Voilà le truc… Yuri n'en sait rien. C'est une renaissance qu'il lui faut, c'est la seule chose dont il est certain. Cette fois, elle sera forcée. Au fond, ça fait un moment qu'il s'en doute. Les juste-au-corps ne lui vont plus comme c'était le cas l'année passée, et il est trop âgé pour les paillettes à outrance. Ses cheveux caressent la chute de ses reins lorsqu'il danse, mais ses traits se durcissent nettement. Depuis qu'il est gosse, il veut jouer aux durs, mais maintenant que ses épaules sont carrées et ses muscles gonflés, il ne se reconnaît plus. Le temps change, emporte avec lui tout ce que Yuri a construit.
Dans un peu plus de deux mois, il s'envolera pour le Skate Canada.
Dans moins de trois semaines, il quittera Almaty.
Ce sont des dates d'expiration qui pèsent de plus en plus. Des grains dans le sablier que Yuri rêve d'exploser au sol.
Le corps de Yuri lui est étranger depuis des mois. Pourtant, dès qu'Otabek le touche, il se sent renaître sous ses mains. Ses terminaisons nerveuses crépitent, ce sont de toutes petites explosions juste sous son épiderme. Chaque caresse lui montre qu'il n'est pas grotesque, ni absurde, ni déformé par les centimètres gagnés.
Et c'est comme si Otabek cherchait à lui prouver sans relâche.
La veille, ils étaient tellement absorbés l'un par l'autre qu'ils avaient laissé cramer la viande hachée pour les pirojkis préparés par Yuri. C'est quand l'alarme incendie s'était mise à hurler qu'ils s'étaient résolus à se séparer. La poelle en garde une belle trace de brûlé, et Yuri, des marques violettes claires et pourpres sur la gorge.
Otabek, comme toute autre constante de sa vie, laisse Yuri affamé. Cet insatiable appétit est nouveau pour lui, encore un peu étrange, mais il ne l'échangerait pour rien au monde.
Surtout pas maintenant… Perché sur les genoux d'Otabek, Yuri penche la tête en arrière alors que celui-ci laisse une constellation de baisers sur son cou. D'abord hésitants, à peine déposés sur la chair, ils deviennent peu à peu empressés.
Les cheveux de Yuri mouillent ses épaules, sa peau est moite de sa douche, et les gouttes s'écroulent sur le visage d'Otabek. Ils doivent partir bientôt, mais il n'a pas le cœur de repousser son petit-ami. Chaque baiser d'Otabek est comme une question soupirée contre sa gorge : est-ce que Yuri aussi ressent cette envie inassouvissable ?
— Faudrait qu'on se bouge… souffle Yuri, par bonne conscience.
— Mh.
Une belle empreinte de morsure décore maintenant sa gorge — et lui sert de réponse. Ce n'est pas comme si Yuri voulait arrêter Otabek. Ses paumes se frayent un chemin sous le t-shirt de son partenaire. La peau d'Otabek irradie de chaleur, frémit sous les doigts de Yuri. Le corps d'Otabek n'est rien de plus que de muscle taillé à même la chair, solide mais doux au toucher, comme Yuri imaginerait les reliefs des statues de marbre dans les plus beaux musées du monde. Avec révérence, il détaille les lignes du torse de son petit-ami, les retrace du bout de ses ongles. Otabek gronde, le nez pressé contre sa peau, et ses mains quittent le bas de son dos, se referme sur la forme ferme de ses fesses. Les baisers timides échangés ne serait-ce qu'il y a quelques jours semblent lointains à Yuri, chaque caresse est électrique et pleine d'attente.
C'est évident que l'amour qu'ils ressentent l'un pour l'autre n'a plus grand chose d'innocent.
Chaque son tiré à Otabek vibre au fond de la cage thoracique de Yuri. Yuri peste lorsque les doigts de son petit-ami passent sur les bleus de ses hanches, puis de ses cuisses, mais il ne fait toujours rien pour se détacher de lui. Le désir qu'il ressent est comparable à ces hématomes— palpitant, lancinant. Durant quelques instants, Yuri n'entend rien de plus que le battement de son cœur, de celui d'Otabek.
Otabek inverse leurs positions, il allonge Yuri contre les coussins du sofa, et se presse contre lui. La matière collante du legging en cuir de Yuri ne camoufle en rien son désir grandissant, mais lui rappelle qu'ils sont censés sortir, pas s'affaler un peu plus dans le fond du canapé. C'est loin d'être la première fois qu'il se retrouve piégé entre les coussins et le corps d'Otabek. Comme un réflexe déjà inscrit dans ses muscles, Yuri referme ses jambes autour de la taille de son petit-ami. Chaque millimètre de son stupide et inutile corps réclame la présence d'Otabek.
Celui-ci ne se stoppe que pour questionner Yuri du regard. Est-ce que ça lui plaît ? Est-ce qu'il en veut plus ?
Comme si Yuri allait dire non. Ses cheveux trempent leurs vêtements, chaque mouvement froisse un peu plus le tissu, il se dit qu'il n'aura l'air de rien quand ils sortiront ce soir, mais il s'en fout. Il se redresse sur les coudes pour embrasser Otabek, plonge ses mains dans les mèches longues sur le haut de son crâne. Il se noie dans totalement dans sa présence. C'est son corps qui parle à sa place quand il agrippe ses cheveux pour le tirer un peu plus contre lui. Otabek étouffe difficilement un grognement contre sa bouche. C'est évident qu'Otabek le désire aussi, alors oui, Yuril s'en fout.
À travers leurs respirations affolées, ils remarquent à peine la sonnerie qui retentit dans le salon.
Cette fois, ce n'est pas l'alarme incendie. Le son provient de la table en verre, plus particulièrement du portable d'Otabek. Celui-ci soupire de mécontentement, et il refuse l'appel sans même regarder l'écran.
Le sang bouillonne dans les veines de Yuri, il ne demande qu'à se faire emporter par ce déferlement. Alors, ils s'embrassent encore, encore, et encore.
Et la sonnerie retentit une seconde, puis une troisième fois.
— C'est quoi cette merde ? fulmine Yuri, essoufflé.
À contrecœur, Otabek s'appuie sur les cuisses vêtues de cuir de Yuri, puis il se saisit de son portable. Encore installé sur ses genoux, il décroche. Tout en parlant, les doigts d'Otabek plaquent les cheveux ébouriffés sur le haut de son crâne. Ses lèvres sont rouges, comme mises à vif par les baisers. Yuri aimerait continuer, recommencer, et ne jamais arrêter. Otabek est un hématome profondément ancré sous sa peau. Les vaisseaux sanguins sont percés, il ne cessent de saigner. Son désir déborde, il ne sait plus quoi en faire. Excepté que l'ecchymose va devoir se résorber, car…
— C'était Dimash… relate Otabek. Apparemment, il y a un problème dans le club de son ami. Si je veux être certain de pouvoir mixer ce soir, il faudrait que j'y aille un peu plus tôt pour jeter un coup d'œil à l'équipement.
Otabek quitte le canapé, et Yuri presse les doigts dans le bleu sur sa propre cuisse pour oublier sa frustration. Merde, combien de fois est-ce que Dimash va leur faire le coup ?
— Je vais vraiment finir par étriper ce mec… bougonne-t-il.
Le propriétaire du club s'appelle Kinsey, il a dix ans de plus qu'eux, et bien qu'il ait déménagé à Almaty après ses études, il est originaire de la Nouvelle-Orléans. Yuri ne veux pas vraiment savoir pourquoi il a décidé de rester au Kazakhstan plutôt que de se la couler douce aux États-Unis, ni comment Dimash l'a connu. Yuri ne pose donc pas la question, même s'il voit bien à l'expression de l'autre garçon que celui-ci rêve d'y répondre.
Ce qui importe à Yuri, c'est qu'il a pu entrer dans l'établissement sans qu'on vérifie sa carte d'identité, alors il endure en silence le flot de paroles de Dimash — et bordel, avec un tel débit, il pourrait remplir à lui seul la mer asséchée d'Aral.
— La dernière fois que je suis venu ici, poursuit Dimash, un mec totalement bourré était venu me causer, un unique talon haut en main, et m'avait demandé si j'avais vu la chaussure manquante à la paire.
Hein ? Qu'est-ce qu'il raconte ? Yuri hausse un sourcil, et Dimash prend —malheureusement— cette mince réaction comme une invitation à continuer son histoire :
— Je n'avais pas vu la seconde chaussure, mais j'avais trouvé ce type louche. Qu'est-ce qu'il foutait tout seul avec ça ? Où avait-il trouvé ce talon ? Bref, je l'avais suivi discrètement. Il avait fouillé le club durant un bon moment, puis il était sorti dans la rue. Il faisait sombre, mais je l'avais vu se baisser derrière une poubelle, puis partir à toute allure avec la deuxième godasse. Quand je m'étais approché, j'avais trouvé une fille allongée sur le sol, totalement inconsciente. Le mec avait volé ses chaussures, et s'était tiré ! Je sais toujours pas ce qu'il foutait avec !
Bizarre, ouais. Voire complètement flippant. Un mec louche qui vole les talons d'inconnues ? Ce n'est pas vraiment l'histoire qu'on rêve d'entendre la première fois qu'on pose le pied dans un endroit méconnu. Imperturbable, Dimash continue pourtant son incessant crachat de mots. Apparemment, il avait appelé une ambulance, la fille s'en était sortie indemne. Yuri hoche la tête, et ironise :
— Quel héros !
— Ouais, t'as vu !
Yuri fixe Dimash, abasourdi que la plaisanterie lui passe au-dessus. Putain, dire qu'en attendant l'arrivée de Dariya et le début du set d'Otabek, Yuri est coincé avec lui.
Le jeune homme enchaîne avec le récit d'une autre péripétie, alors Yuri inspecte les alentours dans l'espoir de se distraire. Le club est petit, quasiment étouffant. Yuri n'est pas particulièrement claustrophobe, il est habitué à son petit studio et aux sièges d'avion microscopiques, mais il se dit qu'il va peut-être le devenir après ce soir. Toutes les chaises hautes du bar sont occupées, ils s'installent donc sur l'une des rares banquettes encore libres. Le simili-cuir rouge est moche, désagréable au toucher, il frotte contre la texture similaire de son legging. Malgré le débardeur qu'il porte, Yuri crève de chaud. La soirée promet d'être longue.
Une piste de danse étriquée s'étend devant une scène toute aussi petite. Sur le sol, Yuri peut distinguer les traces collantes de boissons renversées la veille. Quelques excités s'y déhanchent déjà, même si c'est une playlist pré-définie qui passe pour l'instant. Le regard de Yuri détaille les hommes aux cheveux luisants de cire et à la barbe parfaitement entretenue, puis les femmes aux robes s'accrochant à leurs formes parfaites — ces dernières, il les envie un peu.
C'est un sentiment qui n'est pas étranger à Yuri et qui le frappe de plus en plus souvent. Il le ressent lorsqu'il observe Mila patiner. Il envie sa grâce et sa sensualité naturelle, la façon dont ses mouvements épousent la musique, la tenue de sa nuque, la courbure de son dos. L'apparence de Yuri est le fruit de longues heures d'entraînement, de plus de privations qu'il ne voudrait l'avouer. Lorsqu'il les regarde, il se demande si le passage du temps volera toute trace de l'androgynie qui fascine tant le public et qui est devenue sa marque de fabrique. Il sait qu'il ne sera jamais comme sa collègue, beau sans avoir à se battre contre lui-même.
— Yura ! s'écrie soudainement une voix.
Un sourire souligné de rouge à lèvres entre dans le champ de vision de Yuri. Enthousiaste, Dariya se glisse sur la banquette d'un mouvement vif, et le percute sans aucune délicatesse. Tiré de ses pensées, il se souvient d'où il est, de ce qu'il fait, et du fait qu'il est irrité par la seule présence de Dimash. L'intéressé n'a aucune idée de pourquoi, mais ça n'empêche pas Yuri de tirer la gueule pour autant.
Yuri avale une gorgée de sa boisson, et siffle entre ses dents :
— T'es en retard ! Tu m'as laissé avec l'autre con !
— Ça y est, raille Dasha, tu ne peux déjà plus te passer de moi ?
— Prends pas tes rêves pour des réalités.
Dariya se tourne vers Yuri et tente de forcer son air renfrogné en un sourire, tirant sur ses deux joues. Il lui donne un léger coup de genoux en retour, puis se plaint de plus belle. Pour qui elle se prend ? Il ne supporte pas qu'on lui tripote le visage. Le rire de la jeune femme résonne de plus belle, mais elle laisse tranquille, puis salue également Dimash d'un large geste de la main.
— Qu'est-ce que Yuri est grognon, dis-moi ! se plaint Dasha. Ça fait longtemps qu'il fait la gueule comme ça ?
— Depuis que je l'ai récupéré devant le club, indique Dimash. Otabek n'est pas mieux, ceci dit. Il était grave dans la lune quand je l'ai aidé avec son équipement, tout à l'heure.
— Ah ouais ?
— Je ne sais pas ce qu'ils ont !
— Ça t'as déjà traversé l'esprit qu'on voulait pas voir ta tronche ? tranche Yuri.
Yuri déteste quand les gens parlent de lui comme s'il n'était pas là. Dimash, ne se laissant pas démonter, glisse son verre en direction de Yuri, et soupire :
— Bois ça. C'est plus fort que ton truc, ça va te détendre un bon coup.
Yuri repousse le verre de Dimash et récupère le sien. Il s'apprête à leur d'aller leur dire d'aller se faire foutre, comme il le fait toujours dans ce genre de situations, mais la réponse de Dasha le fait s'étouffer bruyamment autour de sa paille :
— Je préférais quand ils n'étaient pas ensemble…
Elle pousse un soupire théâtral. L'exclamation partagée de Dimash et Yuri est tout aussi dramatique :
— Pardon ?!
Les yeux de Dimash sont ronds comme des soucoupes, et Yuri suppose qu'il porte une expression assortie. Précautionneusement, il repose son verre sur la table, au milieu du liquide qu'il vient de recracher. Depuis quand cette vieille chouette est-elle au courant ? C'est probablement Anuar qui les a balancés… Quel enfoiré. C'est décidé, Yuri va le tuer, le découper en morceaux, l'enterrer, puis répéter la manœuvre avec Dimash…
— Comment tu sais ça ?!
La voix de Yuri enrouée, parce qu'il a manqué de s'étouffer avec un cocktail trop chargé, parce qu'il sent la peur resserrer des griffes acérées sur son estomac. Il masque son angoisse avec son habituel regard noir.
Dariya lève les deux paumes en signe de défense, et éclaircit :
— Une simple déduction. Vous étiez inséparables au lac, c'est à peine si j'ai pu joindre Otabek de la semaine, et puis il s'est soudainement décidé à utiliser Instagram…
Elle sort son téléphone, scrolle assez loin pour montrer à Yuri un cliché. C'est une photo de Yuri, prise le soir précédent. Il est debout devant la baie vitrée de l'appartement d'Otabek, dans son jogging trop court et le t-shirt trop large d'Otabek. Ses cheveux sont rassemblés en une tresse, indéniablement réalisée par son petit-ami. Yuri contemple le soleil se coucher derrière les bâtiments du centre-ville, sans réaliser qu'il est photographié. C'est la première photo du compte d'Otabek qui montre une personne, pas seulement un paysage. Dasha éteint l'écran, et poursuit d'une voix impassible :
— Il y a surtout ce petit cadeau que Beka t'as laissé…
Affichant une moue faussement innocente, elle désigne la gorge de Yuri de son ongle coloré. Instinctivement, il recule contre le dossier de la banquette, et porte sa main à son cou.
C'est trop tard, Dimash se penche afin de jeter un bon coup d'œil à la marque rouge brique qui orne sa peau pâle. C'est bien trop tard, puisque celui-ci décide d'en rajouter une couche :
— Je comprends mieux pourquoi vous disparaissez sans cesse de mes soirées !
C'est bon, Yuri en a marre des potes d'Otabek. Il n'est pas loin de sortir son téléphone et réserver un vol retour pour Saint-Pétersbourg. Il n'a pas quitté la mère patrie pour supporter un niveau de bêtise supérieur à celui de Babicheva et Nikiforov réunis.
— On a même pas eu le temps de vous mettre au courant ! s'insurge Yuri.
— C'est pas la première fois… confie Dasha. Otabek est discret, il ne nous parle pas vraiment des gens avec qui il sort. Parallèlement, il n'est pas discret du tout, alors on le devine bien vite.
— C'est vrai ! intervient Dimash. Dasha, tu te souviens de la fois où on a accidentellement interrompu son rendez-vous avec la petite brune de la gymnastique rythmique ?
Fascinant. Une nouvelle anecdote de Dinmukhammed Tuntekov. Qui ne voudrait pas entendre parler de la petite gymnaste ? Yuri plisse le nez et les regarde débattre, une nouvelle fois, comme s'il n'était pas installé à côté d'eux, et qu'il ne sortait pas lui-même avec Otabek.
— C'était Ana, non ? suggère Dariya. Non, non, Aisha ! Je me souviens que son prénom était terminé par un A.
— Rien à voir. C'était Sabina.
— Ah oui, c'est vrai. Je me souviens que je l'avais vue à la télévision !
— Je l'aimais bien, moi.
— Tu parles… La pauvre, elle paniquait dès qu'elle nous voyait.
— Normal, tu lui as fait le cinéma que tu réserve à toutes nos nouvelles copines. Elle a sans doute pensé que tu essayais de te le taper et que tu l'avais prise en grippe.
— Me taper Beka ? T'es dingue, il est un frère pour moi !
Leurs voix de crécelle se mêlent péniblement à la musique du club. À cet instant, Yuri les déteste. S'il veut tenir jusqu'à la fin de la soirée, il va lui falloir un cachet d'aspirine. Il tape ses paumes sur la table pour attirer leur attention, et les sermonne :
— Vous êtes plus que chiants ! C'est peut-être pour ça qu'il n'a pas voulu vous la présenter !
En contre-attaque, Dasha passe un bras autour des épaules de Yuri et susurre :
— Yura… Est-ce que c'est une façon de traiter ta presque-belle-sœur ?
Puis, elle l'attire contre elle dans une étreinte que Yuri pourrait décrire comme asphyxiante. Contrairement à ce qu'on pourrait songer, elle a de la force, et il ne parvient pas à s'extirper de l'étau de ses bras. Profitant de leur proximité forcée, elle lui glisse doucement :
— Ne t'inquiètes pas, les secrets d'Otabek sont en sécurité avec nous.
Désabusé et résolu, Yuri tapote maladroitement le dos de son amie en retour. Dasha a parlé avec tant de respect et d'affection qu'il ne peut que la croire. Malgré son cinéma et ses manières exubérantes, elle est sincère, alors il n'arrive pas à lui en vouloir pleinement. Encouragée, elle ébouriffe le haut de son crâne dans un geste suggérant que, comme Otabek, il est adopté dans leur drôle de famille.
Dasha le relâche subitement, puis proclame haut et fort :
— Bon, oublions Sabina ! C'est à ton tour de me lister les raisons pour lesquelles tu mérites de sortir avec Beka ! J'espère qu'elles sont bonnes, je n'hésiterai pas à défendre son honneur…
La salle est baignée de bleu et de violet. Les spots se reflètent sur le marbre noir du bar ainsi que sur les bouteilles entreposées sur les étagères, les néons accrochés aux murs foncés ajoutent des touches de rouge et de vert à cette palette de couleurs. De la fumée entoure la petite estrade au fond, bouchant partiellement la vue sur celle-ci. Une énergie nerveuse pousse Yuri à s'agiter sur son siège. Pour entrevoir Otabek derrière les platines, il doit plisser les yeux.
— Tu es déjà perdu sans ton copain ? plaisante Dimash.
Dariya étouffe un rire, et lui tapote le dos.
— Va vite le retrouver, mon chaton ! Il va bientôt commencer son set.
Yuri ignore les plaisanteries de Dimash et Dasha, mais elles évoquent un souvenir en lui. Il est projeté trois ans en arrière, en Espagne, dans ce pays où la langue hispanique faisait rouler des paroles chaudes sur les langues malgré la fraîcheur de décembre. Cette fois, ce n'est pas les colonnes doriques et le dragon bariolé du parc Güell qu'il revoit, mais l'intérieur sombre du El Poblenou, les rayons lumineux illuminant la silhouette d'Otabek. En quelques années, tout a changé, mais certaines choses sont restées identiques.
Déjà à l'époque, Yuri avait dansé dans l'espoir qu'Otabek ne le remarque.
— Je vous emmerde ! siffle-t-il, en s'extirpant de son siège.
Sa démarche est féline et assurée, même si le goût de l'alcool est lourd sur son palet. Dimash lui avait proposé de boire quelques shots en attendant le set, et lorsqu'il avait tourné ça en défi, Yuri s'était empressé d'accepter.
C'est samedi soir, alors le club est bondé. La masse compacte de corps et l'odeur âcre de sueur qui s'en dégage n'empêchent pas Yuri de se presser jusqu'au devant de la salle. La fumée se dissipe, elle s'échappe peu à peu à leurs chevilles, dévoilant la scène morceau par morceau. La playlist qui tourne en boucle depuis son arrivée cesse, la musique explose d'un coup, et le sol vibre sous ses pieds.
La lumière redessine le visage d'Otabek. Ses traits et sa mâchoire sont dures, mises en relief par les néons de toutes les couleurs. Les chaînes qu'il porte à son cou et les bagues à ses doigts brillent dans la semi-obscurité. Son front, ses bras, le haut de son torse luisent d'un peu de sueur. En regardant bien, Yuri puis distinguer le léger froncement de ses sourcils. C'est l'expression qu'il porte dès qu'il est concentré. Que ce soit patiner, jouer de la guitare, chanter, mixer, Otabek le fait avec passion, comme s'il devait et allait finir debout sur un podium.
Le public est trop ivre pour lui prêter attention, et ces gens ne savent pas ce qu'ils ratent, parce qu'à cet instant, Yuri a du mal à réaliser que l'homme derrière les platines est sien. Une drôle de fierté gonfle sa poitrine, il ne peut empêcher un sourire de prendre possession de son visage. C'est au même moment qu'Otabek le remarque, et que leurs regards s'accrochent. C'est comme s'il n'y avait qu'eux, qu'ils existaient dans une bulle transparente ouverte aux regards de tous et pourtant fermée au reste du monde.
Un sourire tire au coin de la bouche d'Otabek. D'un bras, il pointe la main vers Yuri, et mime de presser la détente d'une arme. L'enfoiré accompagne tout ça d'un clin d'œil. Yuri pourrait jurer qu'il est effectivement en train de le tuer. Qui est cet homme, et qu'est ce qu'il a fait d'Otabek Altin, le type perpétuellement stoïque et un brin gauche avec ses émotions ?
Porté le rythme de la musique et les mouvements de la foule, Yuri danse bientôt avec frénésie. Ses paupières sont mi-closes, mais il sait que le regard d'Otabek ne le quitte pas, tout aussi exaltant que l'alcool dans ses veines. Cette fois, c'est Yuri qui lui adresse son sourire le plus dévastateur. Avec confiance et une bravoure apportée par le courage liquide, sous le soleil rouge et artificiel du club, il ondule comme s'ils étaient seuls au monde.
Barcelone est un souvenir laissé loin derrière eux.
Dimash et Yuri règlent leurs comptes sur la piste de danse, sous les applaudissements et les hurlements de Dasha. C'est une de leurs connaissances qui occupe maintenant la table de mixage, la musique est moins bien, mais ça ne les empêche pas de se déchaîner. L'euphorie ne redescend pas, Yuri s'en fiche d'être écrasé par le mouvement de foule d'une petite centaine de personnes, s'en fou d'être trop ivre pour réfléchir, s'en tape de bouger n'importe comment.
Ses gestes n'ont rien de majestueux, mais sa danse est joyeuse. Pour une fois, Yuri se sent bien. Il s'époumone au-dessus de la musique :
— Beka ! Viens danser avec nous !
Loin de la glace, l'assurance d'Otabek est effacée. Durant les soirées suivant les compétitions, il reste proche des murs, et il refuse soigneusement les invitations à danser. Ce n'est pas surprenant de constater qu'une fois descendu de la scène, il ne se mélange pas plus à la foule ivre et extatique. Malgré ça, il accepte la main tendue de Yuri.
Un peu plus tôt, dans la pièce exiguë qui sert de vestiaire au club, Yuri avait relaté à Otabek sa conversation avec Dasha et Dimash, ainsi que celle qu'il avait eue avec Anuar au lac. Il avait peur que son petit-ami soit effrayé ou embarrassé, qu'il aurait préféré garder leur relation secrète. Otabek n'avait pas hésité avant de répondre, et ses mots résonnent encore dans l'esprit de Yuri :
— Je n'ai jamais peur, avec toi.
C'est à ça qu'il pense, quand il glisse les bras autour du cou d'Otabek. C'est à ça qu'il pense, quand il entraîne son corps à se balancer au rythme du sien. C'est à ça qu'il pense, quand les acclamations de Dasha redoublent d'enthousiasme.
Yuri n'a ni peur, ni honte, lorsqu'ils sont ensemble. Il est fier, et il pourrait le hurler au monde entier.
Dasha et Dimash les encerclent, les entraînent dans une nouvelle chorégraphie sans le moindre sens. Dans l'obscurité du club, les chansons s'enchaînent, le temps se fige. Ils se sentent libres. Ils n'ont pas peur.
Tout va pour le mieux.
Tout est parti en couille.
La lèvre d'Otabek pisse le sang, il y en a plein sur le tissu de son débardeur blanc. Le contraste de couleur est hypnotisant, mais il se brouille lorsque Yuri le fixe trop longtemps. La tête de Yuri flotte. C'est provoqué par le mélange de la fatigue, de trop de boissons énergisantes light et d'alcool, et de la montée d'adrénaline.
Cette fois, Yuri avait pensé à frapper avec le plat de la main. Des bleus apparaissent maintenant sur ses bras, aux endroits où il s'était défendu. La douleur le tient éveillé, mais il a du mal à remettre les souvenirs en place. Il ne sait pas vraiment qui avait balancé le premier coup.
Ils venaient de quitter le club, les lampadaires définissaient un éclairage théâtral dans les rues désertes, les ombres étaient imposantes, les lumières étaient crues. Vêtue de sa parure de nuit et bercée par le son des derniers passage de voitures, la ville paraissait prête à s'endormir… Si ce n'était que pour les quelques connards adossés contre le mur de briques du bâtiment. Leurs rires gras avaient fendu le calme nocturne.
Yuri se souvient de les avoir croisés à l'intérieur. Un homme grand avec un crâne rasé, flanqué d'un gars plus petit avec un air narquois. Ils étaient bien trop ivres, bien trop casse-couilles, et Yuri aurait dû voir le problème arriver. Le visage plein de sueur contorsionné par la colère du plus grand l'a marqué. Le mec s'était fait jeter du club par le videur, escorté par son pote.
Ce que Yuri n'aurait pas dû faire, c'était aboyer une réponse lorsque le gars court sur pattes l'avait insulté à la sortie du club, planqué derrière la montagne chauve. Ce n'était de loin pas la première fois qu'on adressait ce genre d'injures à Yuri, mais il avait refusé de se laisser faire. Ce n'est pas parce qu'il a les cheveux longs, qu'il a des traits androgynes, ou même qu'il a osé danser un peu trop proche d'Otabek, que quelqu'un pouvait s'octroyer le droit de l'appeler comme ça. Malgré lui, les insultes lui font toujours plus mal que les coups, alors il avait répliqué.
La bagarre avait éclaté dans un rugissement. Leurs adversaires avaient frappé sans pitié. Tout est allé très vite. Les coups faisaient un mal de chien. Les cris de Dasha avaient fendu le silence. Personne ne s'était stoppé. Deux grands types les avaient séparés. Dasha avait eu le réflexe de chercher les videurs du club. Otabek pisse quand même le sang. Merde, quelle merde.
Yuri s'en souvient, à présent. C'était Otabek qui avait foncé dans le tas en premier. Le cœur de Yuri frappe dans sa poitrine, même s'ils sont quasiment arrivés à l'appartement, même s'ils sont saufs, même s'ils ne sont pas blessés grièvement. Il n'avait jamais vu Otabek comme ça, lui qui est d'ordinaire si calme. Pourtant, Otabek s'était jeté sur eux, il avait collé une droite à la grande perche avant même que celle-ci ne puisse faire quoi que ce soit. Le gars avait poussé un hurlement bestial, à raison, parce que Yuri est à peu près certain qu'il avait entendu son nez se briser.
Par automatisme, Yuri monte dans l'ascenseur. Les secousses de la cabine lui foutent la nausée, les souvenirs continuent de remonter, mélangés à de la bile. Dans un seul mouvement, les deux mecs s'étaient lancés sur Otabek. Ils étaient bien plus massifs que lui. Rapidement, c'est lui qui avait fini plié en deux, pas loin de s'effondrer au sol. Dimash s'était jeté dans la mêlée pour le protéger, mais il s'était fait démonter encore plus rapidement.
Quand Yuri jette un regard dans le miroir, il remarque le rouge étalé sur ses doigts, il revoit le sang que Dimash avait craché sur le béton. C'est à ce moment-là que Yuri avait sauté sur le plus frêle des deux connards, même s'il avait récolté plus d'impacts qu'il n'en avait donné. Dès qu'ils pensaient les mettre à terre, les enfoirés reprenaient leur passage à tabac, motivés par leur seule haine.
Dans ce puzzle d'images, l'expression de l'armoire à glace, difficilement traînée par le videur, est gravée dans la mémoire de Yuri :
— Profitez-en ! s'était-il égosillé. Vous n'auriez pas gagné, sale pédés !
Les bleus sont éphémères, mais les mots restent. Yuri sait qu'ils vont les porter en eux, comme ils n'ont pas oublié ceux du type de la station service, et ceux de tous ceux qui ont précédé.
Otabek siffle entre ses dents en poussant la porte, et ironise :
— Ça fait un mal de chien, j'aurais dû mieux suivre les leçons de mon frère…
Cette tentative de détendre l'atmosphère tire à Yuri un rire sans joie.
— Je ne suis pas certain que ton crochet entrait dans les réglementations de Nurlya.
Otabek grimace à nouveau lorsqu'il s'assoit sur le canapé et frémit quand Yuri passe un coton imbibé de désinfectant sur sa bouche. C'est étrange, de le voir comme ça, avec sa lèvre fendue, l'ecchymose qui peint la forme de sa pommette, ses mains toutes éraflées. L'opinion publique a tendance à s'imaginer qu'Otabek est le mauvais garçon, que Yuri est l'élève modèle. Même Grand-Père avait flippé, la première fois qu'il avait vu son meilleur ami, sa veste en cuir et ses grosses bottes de combat. En vérité, c'est Yuri qui mène la plupart de leurs conneries. Ce soir, c'est lui qui avait insisté pour le voir mixer alors qu'il n'a pas l'âge légal pour entrer dans le club, c'est lui qui s'était collé à lui pour danser même si c'était risqué. C'est Yuri qui a merdé. Il aimerait embrasser Otabek pour lui prouver qu'il est désolé, mais il ne veut pas lui faire mal davantage, alors il est forcé de le faire avec des mots :
— Je suis désolé. C'était une erreur de répondre à leur provocation.
Quand Yuri termine de nettoyer le visage de son partenaire, il passe ensuite l'antiseptique sur ses mains. Otabek en profite pour lier leurs doigts.
— C'est moi qui le suis… chuchote Otabek.
— Ce n'était qu'une question de temps avant que je m'en prenne une. Tu es intervenu pour me défendre.
Otabek secoue doucement la tête.
— J'ai perdu le contrôle, affirme-t-il. Je les ai tabassés. C'était de ma faute.
Yuri interrompt ses soins pour décrypter le visage de son petit-ami. Sous l'éclairage rose du salon, malgré les blessures, son visage s'adoucit.
— Otabek, ça va ?
Ce n'est pas vraiment les plaies qui l'inquiètent. Otabek s'excuse rarement pour ses actes, c'est le genre de mec qui prend ses responsabilités quoi qu'il arrive. Ce soir, il a l'air abattu, en plus d'être navré. Sa lèvre inférieure tremble, et Yuri sait que ce n'est pas à cause de sa plaie.
— Tu n'es pas le seul à faire des conneries, continue Otabek. Tu sais que j'ai beaucoup merdé, avant de revenir à Almaty… Quelques fois, j'ai peur de recommencer à le faire.
— Comme taper sur ces types, tu veux dire ?
Otabek a l'air d'un chiot qui se fait engueuler. Il baisse les yeux, puis regarde craintivement Yuri sous ses cils foncés.
— Ça m'arrivait souvent de me battre, durant ma première année à Colorado Springs.
Cet aveux ne surprend pas réellement Yuri. Il se souvient de la réaction d'Otabek face au type de la station service et il sait qu'Otabek avait tout essayé pour se passer les nerfs lorsqu'il vivait en Amérique.
— Je n'en suis pas fier… murmure Otabek.
Yuri se pince les lèvres entre elles. Il est mal placé pour juger. Il a cassé un sacré paquet de trucs durant ses crises de colère.
— C'est quelque chose qui te soulageait ? demande Yuri. C'est pour ça que t'as eu envie de recommencer ?
— Je n'en sais rien. Toute cette adrénaline, c'était addictif.
Le masque d'Otabek s'effrite, le costume de héros tombe. C'est rare que Yuri puisse voir les parties sombres de lui. Pour quelqu'un qui a tabassé quelqu'un sans réfléchir, il a l'air vulnérable.
— Tu penses que ça te manque ? suggère Yuri.
— Pas vraiment, c'est plus compliqué que ça. Je crois que quand on a peur, c'est aisé de tomber dans les mauvaises habitudes pour se réconforter. Ça m'a fait voir rouge, quand ce type a voulu te toucher. Je me suis fait tout un tas de films, et j'ai déconné.
— Je sais pas si t'as déconné. C'est grâce à toi qu'il ne m'est rien arrivé.
— Ils auraient pu te blesser plus grièvement que ça, ça m'a rappelé que je peux te perdre à n'importe quel moment.
— On parle encore de la baston, là ?
Il y a un mince silence, puis Otabek admet à voix basse :
— Plus vraiment.
— Pourquoi tu me perdrais ?
— Ma vie de famille est compliquée, mon passé aussi, notre métier l'est encore plus. Ce sont des choses qui me pèsent, même si je n'en parle pas. Je me suis passé les nerfs sur ce type, c'est aussi simple que ça.
— Tu penses réellement que ces trucs vont me faire fuir ?
Le silence répond à la place d'Otabek.
Yuri lui-même ne sait pas quoi dire. Il est perdu. D'habitude, c'est Otabek qui trouve les mots de réconfort. Lui, il sait seulement faire passer les pensées par les actes. Il glisse ses deux paumes sur les joues de son petit-ami, évite soigneusement les ecchymoses alors qu'il les caresse à peine de ses pouces. Il hasarde :
— Tu te souviens de ce que tu m'as dit, le soir où on est rentrés de la randonnée ? Qu'on devait se parler quand ça ne va pas ?
— Mh.
— C'est valable pour toi, tu sais. Je sais que je prend toute la place avec mes gueulantes et mes problèmes, mais je vais t'écouter.
— Je sais, Yura.
— Est-ce que tu sais aussi que ce n'est pas parce que ça t'arrive de faire de la merde, que ça change quelque chose pour moi ? J'ai aucune envie de partir.
— C'est une pensée qui m'effraie quand même.
Comme ça, avec son air penaud, Otabek rajeunit de quelques années. Il ressemble à l'adolescent que Yuri avait découvert sur les photos dans le couloir de la maison de Sofia Altinova, au gamin qui souffre quelque part dans le coeur de l'adulte. Il porte des hématomes qui ne guérissent pas, des hémorragies qu'on arrête qu'avec le temps. Des blessures pour lesquelles Yuri ne peut lui en vouloir, parce que les siennes y sont assorties.
— Moi, j'ai pas peur de ça.
C'est vrai qu'il y a des zones d'ombre, des défauts que Yuri n'apprécie pas, des conneries qu'il va finir par détester. Ce n'est pas quelque chose qui fait peur à Yuri pour autant. La lumière ne peut exister sans une part d'obscurité, un peu comme on ne peut voir les étoiles dans le ciel sans le noir complet.
— J'ai aucune envie de partir… promet Yuri.
Et il le répète, encore et encore, autant de fois que nécessaire.
Ses lèvres remplacent ses mains sur le visage d'Otabek. Il l'embrasse sur le menton, la joue, le nez, les paupières. L'étreinte dure quelques minutes, ou des heures, Yuri n'en sait rien. Peu à peu, au fur et à mesure des cercles concentriques qu'il trace dans son dos, Otabek se détend sous ses doigts. Ses paupières finissent par papillonner contre l'épaule de Yuri, sa joue y reposant lourdement.
— Beka… souffle Yuri. On devrait aller dormir.
Otabek est le genre de type qui prend ses responsabilités quoi qu'il arrive, mais ce soir, il se laisse guider vers sa chambre comme un enfant.
Cette nuit-là, ils s'endorment dans le grand lit d'Otabek, bercés par les baisers exténués et les confessions à peine murmurées. Jusqu'à très tard, Yuri veille sur le sommeil agité de son petit-ami, les doigts perdus dans ses boucles ébouriffées.
Juste avant de dormir, les yeux posés sur l'horloge de sa chambre, Yuri se remémore quelque chose que son Dedushka lui avait dit un jour. Si le passage du temps est destructeur, il finit aussi par panser les blessures. Il espère que, comme la plupart des proverbes prononcés par Nikolaï, il s'avérera être véridique.
Notes:
• La Mer d'Aral est l'une des plus grandes mer d'Asie, partagée sur le territoire kazakh et ouzbek. Elle a été asséchée dû au détournement des fleuves l'alimentant, leur eau étant utilisée pour produire du coton en masse. C'est l'une des plus grosses catastrophes environnementales de notre siècle... Voilà pour le point culture de la semaine lol
• J'étais bien obligé de faire mixer notre DJ Beka, et de faire quelques références à Welcome To The Madness ^^. J'espère que vous avez apprécié ce chapitre qui démarre la dernière partie de cette histoire. Au programme la semaine prochaine, le grand retour de la famille Altin (vous l'avez deviné, ça ne se passera pas dans le calme) !
