La lumière se glisse à travers les interstices des stores, le bruit de la circulation s'infiltre par la fenêtre entrouverte. Les paupières de Yuri papillonnent longuement avant de s'ouvrir, il porte un bras à son visage afin de se protéger les yeux du soleil. Durant quelques secondes, il se demande où il est, parce qu'il ferme toujours les volets avant de s'endormir. C'est lorsqu'une main se referme sur la sienne qu'il se souvient d'où il se trouve, avec qui il se trouve. Après la soirée au club de Kinsey, Yuri a arrêté de dormir dans la chambre d'ami.

Le soir, il s'endort dans les bras d'Otabek. Le matin, il ne lui faut jamais très longtemps avant d'y retourner.

L'intérieur de la chambre est leur bulle, l'endroit où rien d'autre n'existe excepté Otabek et lui. Sur les draps en satin, ils se noient dans leurs présences réciproques, portés par une même frénésie de se connaître entièrement. Yuri ne sait pas pourquoi ça le surprend — ils sont comme ça, passionnés peu importe ce qu'ils font.

Ils discutent durant des heures. De leurs vies, de tout et de rien, et quand ils sont à court de mots, ils laissent les gestes prendre le relais.

Cette nuit après le club a solidifié quelque chose entre eux. Yuri ne sait pas si c'est la peur, ou la vulnérabilité qui a découlé de la peur, mais il en est quelque part reconnaissant. Maintenant qu'ils se sont vus sous toutes les coutures, qu'ils se sont ouverts à vif, il ne reste plus que l'émotion pure. Celle qui les a effrayés à l'arrivée de Yuri à Almaty, celle qui a poussé Otabek à tabasser deux mecs, celle qui consume Yuri jour et nuit, celle qu'ils n'osent pas avouer à voix haute.

Chaque jour depuis la confession de Yuri à Medeu et leur premier baiser échangé au parc, ils explorent maladroitement les limites de leur relation. Les matins sont similaires. Pour réveiller Otabek, Yuri l'embrasse le long de sa mâchoire, sur le haut de son torse, puis entre les ecchymoses laissées sur ses côtés par la bagarre. Pour saluer Yuri, Otabek passe la pointe de sa langue contre sa lèvre inférieure, la chair sensible de son cou, ou cette parcelle de peau juste en dessous de son oreille qui rend Yuri dingue. Généralement, le réveil sonne quelques minutes ensuite et les sépare.

Aujourd'hui, il y a de la vapeur partout sur les contours de la bulle qu'ils se sont créée. Il y fait moite parce qu'ils s'embrassent avec empressement. Il y fait chaud parce qu'ils se pressent l'un contre l'autre avec ardeur.

Yuri cartographie le corps d'Otabek comme s'il ne le connaissait pas déjà par cœur, comme s'il le redécouvrait à chaque réveil depuis deux semaines. Il pourrait le retracer les yeux fermés.

À présent, les lèvres d'Otabek sont rougies d'un carmin presque obscène, assorties à la coupure qui y persiste. Yuri contemple son œuvre d'un œil presque fier, il a saccagé la bouche de son petit-ami. Bien que ça ne fasse que quelques semaines, Yuri le veut depuis ce qui semble être une éternité, alors il savoure la preuve physique de cette possession avec une arrogance absurde. C'est avec plus d'égoïsme encore qu'il admire les réactions que son exploration tire à son petit-ami. Le torse de celui-ci s'élève et s'abaisse rapidement, des soupirs s'échappent à la barrière close de ses lèvres.

Les muscles sont chauds et tendus sous les doigts de Yuri, ils tressaillent à chacun de leurs passages, même ceux à peine esquissés. Il note les détails du corps d'Otabek que lui seul peut connaître, les entailles laissées par les chutes en patin. Peu de gens portent les mêmes blessures qu'eux.

Yuri y frotte le bout de son nez, partagé entre sa passion et son affection envers Otabek. Finalement, il le veut autant qu'il l'aime. À côté de ses cicatrices, il s'évertue à laisser des marques en forme de petits croissants de lune, puis s'excuse avec le plat de sa langue. C'est lorsque les lèvres de Yuri rencontrent l'élastique de son sous-vêtement, que son souffle caresse la forme de son sexe à travers le tissu, et que ses cheveux longs frôlent ses cuisses, qu'Otabek perd enfin patience.

— Yura. S'il-te-plaît.

La poigne d'Otabek est douce mais ferme alors qu'il glisse les mains dans la chevelure de Yuri, l'agrippe pour le guider dans un baiser qui les laisse à bout de souffle. C'est à la fois trop, et pas assez, ils se le montrent à travers les marques violettes, les indentations gentiment inscrites dans la peau.

Ils ne s'écartent que pour retirer leurs sous-vêtements. Ca ne dure qu'une seconde, mais c'est trop long. Pourtant, pendant quelques instants de plus, ils ne font rien de plus que s'observer.

Yuri note la manière dont les muscles du ventre d'Otabek se contractent dans l'impatience, il note la ligne de poils tracée de son nombril jusqu'à plus bas, et il note la façon dont ils s'assombrissent en se rapprochant de son aine.

— Beka… souffle-t-il. Tu me plais beaucoup trop.

Yuri s'était dit qu'il serait plus gêné que ça parce qu'il n'a aucune expérience, parce que c'est la première fois qu'il se dévoile autant. Il ne ressent aucune angoisse. Son corps est totalement nu. Le regard d'Otabek parcourt Yuri, étrangement rassurant. Tour à tour, il détaille la fragilité de ses épaules et de ses clavicules, les courbes de ses hanches, les zébrures laissées sur ses cuisses par les poussées de croissances.

— Est-ce que tu en as envie ? demande doucement Otabek.

Comment pourrait-il refuser ? Il a envie de tellement de choses à la fois. Il veut la friction de leurs corps, il veut frôler de ses doigts la lourdeur évidente de son désir, il veut l'explorer de ses lèvres curieuses. Là, à l'abri de leur bulle, il pourrait tout offrir à Otabek. Il n'y a qu'une seule réponse à donner :

— Putain, oui.

Doucement, comme si Yuri était une statue de glace fragile, Otabek l'attire sur ses genoux. En contraste avec l'empressement de tout à l'heure, sa main se referme lentement autour de lui. Sa paume est plus large que celle de Yuri, la sensation lui est étrangère, et pourtant, si agréable. Il n'y a qu'un moment d'hésitation avant que Yuri n'en fasse de même. La peau est presque satinée, chaude, déjà humide sous ses doigts.

Les joues rougies, Yuri croise le regard d'Otabek. Il devine la question qui se cache dans ses yeux.

— J'en ai envie, assure Yuri.

Il prend une respiration difficile, et complète immédiatement :

— Tellement envie.

Son front moite repose contre celui d'Otabek, ses cuisses sont glissantes de sueur sur les siennes. Tout n'est plus qu'une douce et infernale sensation de friction. Les mouvements d'Otabek le frustrent et l'aguichent en même temps, et Yuri les reproduit maladroitement. Il apprend ce que son partenaire aime en écoutant le rythme de ses soupirs, il persiste quand celui-ci étouffe des grondements contre son épaule. Très vite, ses caresses ne sont plus timides, mais impudiques.

Perché sur les genoux d'Otabek, Yuri se laisse aller à des ondulations fiévreuses dans son poing fermé. C'est une danse sans rythme, cadencée par le son humide de la peau contre la peau, par le bruit de leurs poignets qui s'entrechoquent. Les baisers se joignent à cette symphonie obscène, pressés et irrévérencieux, déposés sur chaque parcelle de peau possible d'atteindre.

— Yura, Yura.

Les syllabes coulent sur la langue d'Otabek, son prénom est un louage, peut-être même une supplique. Yuri comprend ce qu'il doit faire. Il resserre un peu sa poigne, tord son poignet de cette façon qui le fait toujours perdre pied lorsqu'il se caresse seul. Il est récompensé par plus de ces sons qu'il cherche désespérément à soutirer à Otabek. Son petit-ami est bien plus bruyant que ce qu'il s'était imaginé.

L'air est totalement aspiré de leur bulle, extirpé de leurs poumons. Yuri oublie comment penser. Les doigts d'Otabek le ravivent et le tuent, puis semblent le prendre en pitié, et décident de l'achever. Quand Yuri jouit, c'est dans un gémissement qui sonne comme un blasphème, une litanie qu'il ne cherche pas à taire.

Otabek pose une main autour de celle de Yuri, le guide dans son propre plaisir. Leurs souffles se mêlent, ils halètent comme lorsqu'ils s'entraînent trop fort, trop brutalement, mais qu'ils insistent pour continuer. Il ne faut pas beaucoup plus longtemps à Otabek avant de venir entre leurs doigts joints. À cet instant, il n'y a qu'un seul mot entre ses lèvres :

— Yura.


Ils refusent de quitter le confort de leur bulle tout de suite.

L'eau est rafraîchissante en comparaison avec leurs corps encore chauds. La peau de Yuri est irritée là où la barbe mal rasée d'Otabek a trop frotté et celui-ci embrasse chaque parcelle de chair rougie pour s'en excuser.

Yuri ne fait pas encore confiance à ses jambes, alors il se laisse plaquer contre le mur, docile. Le carrelage, lui, est vraiment froid, mais le corps d'Otabek le réchauffe sans qu'il n'ait besoin de le lui demander. Ses bras s'enroulent autour de la nuque de son petit-ami. Finalement, ils en oublient presque de se laver.

Yuri se dit qu'il aimerait rester dans cette bulle pour toujours. Il se dit qu'il faudrait qu'il dise ça à Otabek, mais qu'il n'a pas les mots pour le faire. Il a encore un peu de temps pour se décider, non ?

À travers le ruissellement clair du jet, Yuri distingue les mots chuchotés contre son oreille :

Écoute parler mon âme : à l'instant où je t'ai vue, mon cœur a volé à ton service.

Yuri dévisage Otabek, puis s'indigne :

— J'arrive pas à croire que tu me cites Shakespeare maintenant.

Otabek hausse un sourcil accusateur, mais les coins de sa bouche se relèvent alors qu'il persiste :

Je ne voudrais avoir dans le monde d'autre compagnon que toi.

Faignant l'irritation, Yuri efface le demi-sourire de son partenaire d'un baiser. La vapeur couvre les vitres de la douche, l'eau devient froide, et Otabek continue à murmurer des absurdités contre sa peau.

Yuri devrait vraiment, vraiment lui dire.


À l'extérieur, il pleut.

Ça fait quelques semaines que la date est entourée en rouge sur le calendrier de la cuisine, alors il est inéluctable de quitter l'appartement aujourd'hui. De toute évidence, même Almaty est de mauvaise humeur.

Abrité sous un parapluie, Yuri regarde le déluge avaler le paysage. Les arbres sont camouflés par la grisaille, bercés par le vent. Quelques gouttes atterrissent sur ses bottines.

La présence d'Otabek est chaude et coutumière à ses côtés. Leurs bras se frôlent lorsqu'ils marchent, et c'est dingue que ce simple contact soit suffisant pour rassurer Yuri. Malgré le mauvais temps qui va inévitablement ruiner la beauté du cliché, il tire son téléphone de sa poche, et immortalise la Philharmonie d'Almaty. La pierre blanche est tellement polie qu'elle ressemble à du marbre.

Ça ne dure que quelques secondes, mais la main d'Otabek se pose sur le bas de son dos pour le guider vers l'intérieur. L'expression d'Otabek est neutre, mais Yuri distingue les muscles de sa mâchoire se contracter.

Otabek est rasé de près, habillé de l'un des costumes qu'il sort lorsqu'il est traîné aux conférences de presse de l'ISU. C'est un Saint Laurent en laine bleue nuit, au revers noir. Otabek a l'air de manquer de s'étouffer dans la fermeture à deux boutons du blazer. Yuri en rirait bien, mais lui aussi est tiré à quatre épingles, les cheveux coiffés dans un chignon trop serré sur son crâne, une cravate nouée autour du cou. Pour l'occasion, Otabek avait insisté pour lui offrir un costume. Sur le coup, Yuri en avait profité pour défiler dans chacun des vêtements proposés dans la boutique. Maintenant ? Il se sent ridicule. Le tissu du costume de Yuri est plus pâle que celui que porte son partenaire, bleu également, mais avec de fines rayures verticales qui rallongent encore plus sa silhouette étirée.

Ils gravissent les marches une à une. Yuri regrette de s'être laissé convaincre, tant pour le costard, que pour leur venue au récital de l'orchestre de Dilara. Sur un tréteau de pin posé devant les portes est perchée une photo sur papier glacé de l'orchestre. Au premier plan, les violonistes portent des robes noires au tissu fluide caressant leurs chevilles. Yuri étudie leurs visages, mais il n'a pas la moindre idée de ce à quoi ressemble la fameuse petite-amie musicienne de Nurlybek.

Dans le hall, des lustres de cristal s'élèvent au-dessus de leurs crânes, de larges colonnes supportent le plafond gravé. Aux murs, des portraits peints représentent des hommes qui sont probablement morts depuis très longtemps et dont les regards fixes mettent Yuri mal à l'aise. Un large tapis de velours mène jusqu'aux sièges, où, sans surprise, la palette de couleurs lui est familière. Ce sont des rangées de fauteuils en tissu bleu azur, finement bordés de jaune doré.

Ils s'assoient en silence, les doigts de Yuri jouent avec le rebord de la poche du balzer, puis de celles du pantalon. L'arrière de sa bottine tape les secondes qui passent. C'est Otabek qui se décide à ouvrir la bouche en premier :

— Tu sais que je suis déjà venu jouer ici ?

C'est une façon comme une autre de détendre l'atmosphère. Yuri détache les yeux de la femme en uniforme noir qui les a guidés vers leurs sièges et qui continue d'agiter ses mains gantées de blanc dans tous les sens.

— Toi ? Avec un orchestre symphonique ?

— Enfin, pas vraiment. Maman avait chanté pour un événement ici. Nurly et moi avions mémorisé un morceau de piano, que nous avions joué pour clôturer la soirée.

Yuri hoche la tête. Décidément, Sofia est très fan de piano. Il s'apprête à réclamer plus de détails, mais des pas dérangent leur conversation, une voix familière le fait sursauter.

— Je m'en souviens bien !

Le cadet des Altin s'installe aux côtés de Yuri. Son costume blanc contraste avec celui de son frère. En plissant les yeux, Yuri remarque la matière en satin et le Jacquard à peine visible tissant un motif rappelant vaguement des feuilles d'arbre. Le visage de Nurlybek est détendu alors qu'il continue à parler :

— Nous n'étions que des enfants au moment du concert, mais Maman en est encore fière. Dès que ses copines huppées viennent à la maison, elle leur montre la vidéo.

— C'était atroce… s'alarme Otabek. Elle ne devrait sans doute pas l'être.

— Ah, ça ! Je me souviens encore de la tête de Papa au premier rang !

— Il luttait pour ne pas rire, je ne sais pas comment il avait réussi à se retenir jusqu'à la fin.

Les deux frères échangent un sourire fragile. C'est un phénomène rare entre eux. Ça ne dure qu'un instant, et si Yuri ne les connaissait pas, il ne l'aurait sans doute pas remarqué. Puis, Nurlybek se renferme d'un coup, son expression devient neutre. Il n'a jamais autant ressemblé à Otabek.

— Perso… intervient Yuri, j'ai jamais dépassé les spectacles de fin d'école. La première année, j'avais joué un arbre. La dernière, ils m'avaient laissé être un cosmonaute. J'étais nul, je pense qu'ils voulaient juste me faire plaisir. Même Grand-Père avait détesté ma performance…

Les lumières de la salle sont tamisées, Yuri en profite pour serrer furtivement les doigts de son petit-ami. Avec son demi-sourire, Otabek le laisse changer de sujet.

C'est à cet instant qu'un regard perçant se pose sur la nuque de Yuri, et il glisse sa main dans sa poche par automatisme. Depuis le bout de la rangée, Sofia les salue, ses deux filles au bout des bras.

— Bonjour, les garçons. Bonjour, Yuri.

Sofia s'installe sur le siège libre à côté de son fils aîné.

— Est-ce que tu as fait visiter la ville à ton ami, Otabek ? Que penses-tu d'Almaty, Yuri ?

Comme la première fois où Yuri l'a rencontrée, Sofia Aisultanovich n'est pas désagréable, mais chacune de ses paroles est empreinte d'une politesse quasiment protocolaire.


Les salles de spectacles se ressemblent toutes. Elles sont étrangement étouffantes, avec toute leur décoration grandiose, leurs rangées de sièges serrées, leurs balcons encastrés dans chaque millimètre de mur.

À l'époque où Yuri vivait encore avec Lilia Mikhailova, ils se rendaient souvent au théâtre Mariinsky. La ballerine insistait pour refaire son éducation musicale, et, à force de regarder les corps s'étirer et s'envoler sur la scène, il en est venu à apprécier le ballet. D'abord une corvée infligée pour pratiquer le patin, puis une torture perpétuée inlassablement par la Prima, la danse lui permet maintenant d'exprimer ses boulversements intérieurs sans se soucier de la glace. Pour pouvoir observer cet art, il pourrait presque s'habituer aux habits formels, aux dorures à outrance, et aux représentations qui durent des heures.

La musique classique, par contre, n'a jamais été le truc de Yuri.

Autour de lui, les Altin sont absorbés par l'orchestre. Parfois, un rayon de lumière artificielle se pose sur leurs visages, et Yuri peut distinguer l'expression à la fois fermée et concentrée qui les caractérise si bien.

Un jour, Otabek lui avait raconté sa première introduction à la musique classique. C'était juste après l'anniversaire de ses huit ans, en deux-mille-trois, l'automne où son grand-père est décédé. C'est pour ça qu'Otabek se souvient de l'année précise. Sofia avait hérité de la collection de disques du vieil homme et les symphonies de Beethoven avaient résonné dans la maison familiale durant des semaines.

Un an plus tard, ils avaient brisé le mur de l'ancienne chambre d'Aisultan pour agrandir la salle de musique. Son vieux phonographe y trône encore, tout en haut de la bibliothèque en chêne pleine de partitions.

Aux Mondiaux de deux-mille-dix-sept, perché aux côtés d'Otabek sur le podium, Yuri se souvient lui avoir demandé s'il allait bien, parce que ses yeux étaient humides. Ce jour-là, ça avait semblé être un mirage à Yuri.

Otabek Altin n'est pas le genre de personne à se laisser aller aux larmes, si imperceptibles soient elles aux yeux du public. Otabek Altin est le genre d'homme qui n'enlève jamais son armure, même si c'était la première fois à ce niveau qu'il serrait l'argent sur son torse.

La musique classique n'a jamais été le truc de Yuri, mais lorsque l'orchestre s'emporte et qu'il remarque les yeux humides de son petit-ami, il le comprend.


Après avoir grimpé sur le podium aux Mondiaux, Otabek avait cessé de patiner sur la Symphonie n°9 de Beethoven, mais Yuri se souvient de son arrangement. Il était différent de la plupart des versions classiques de la chanson : au-dessus de l'orchestre, Otabek avait ajouté des guitares électriques, de la basse, et des grosses percussions.

Quand Yuri le regarde se mélanger au petit groupe de personnes debout dans le salon de Sofia, il trouve que ça résume bien la manière dont il s'intègre dans sa famille. Il dit des trucs comme « le soliste au piano possède une interprétation très personnelle de la pièce » et « les changements subits de tempo et d'éclairage m'ont rappelé les transcriptions opératiques de Liszt » mais chacun de ses sourires est faux, et sa manière de serrer les mains tendues est robotique. Otabek dénote, il dénote juste assez pour que ça se remarque.

Les Altin sont une partition impossible à déchiffrer pour Yuri. Leur vie est régie par des règles qu'il ne comprend pas, qu'il ne comprendra peut-être jamais.

De la famille éloignée est venue aujourd'hui pour voir le récital de l'orchestre de Dilara. La musique, c'est une convention de plus chez eux, une occasion à ne pas manquer.

Le visage de Dilara est rond, des mèches décolorées en châtain clair retombent autour de ses joues au teint parfait. Ses sourcils bien dessinés sont détendus, sa bouche à peine soulignée de maquillage est délicatement étirée en une expression enjouée. Si Yuri trouve la rivalité d'Otabek avec son frère irrationnelle, ça n'empêche pas son coeur de se serrer bêtement par la jalousie lorsqu'il observe la petite-amie de Nurlybek.

Dès que Yuri ouvre la bouche, c'est une cacophonie monstrueuse qui en sort. Il hasarde des politesses et espère s'échapper des conversations rapidement. Ce n'est pas que Yuri est ignorant, ou mal élevé. Nikolaï et Evgeniya avaient placé un point d'honneur à lui apprendre les bonnes manières. À l'école, ses notes étaient bonnes, voire impeccables. C'est juste qu'il ne s'intéresse qu'au patin, alors il peut à peine tenir une conversation avec un adulte respectable, et il s'en mord parfois les doigts — un des oncles d'Otabek, le mari de cette vieille pie de Samal, cherche à parler politique avec Yuri.

Nurlybek est un saint pour le tirer de ses griffes, Yuri est un abruti qui ne sait pas aligner deux mots en société.

La pluie rince les baies vitrées, son bruit est masqué par le murmure constant des invités. Yuri trouve qu'il y fait froid, malgré l'été. Il camoufle difficilement un large soupir. Qu'est ce qu'ils foutent ici ?


La cuisine est comparable au reste de la maison. Les robinets sont assortis aux contours des lavabos. Le comptoir est en marbre blanc veiné de gris et de noir. Aux murs, il y a plus de portes de placards que Yuri ne peut en compter. Les petites poignées rondes sont en or.

Sofia Ais—Sofia avait demandé à Otabek de l'aider à porter les assiettes d'amuse-bouche, ou peu importe ce qu'ils mangent lorsqu'ils font ce genre de soirées. Par réflexe, et surtout parce qu'il ne savait pas où se mettre, Yuri l'avait suivi.

Dès qu'ils arrivent dans la pièce, il est devient évident qu'elle ne compte pas lui parler des apéritifs. Le visage de Sofia est dégagé par son châle, il est impossible de se déroger à l'intensité de son regard. Les os des pommettes de la femme percent ses joues, ils assombrissent ses traits réguliers.

— Otabek.

Son ton est monotone, mais pas chaleureux non plus.

— Que t'es-t-il arrivé, mon fils ?

En même pas une semaine, l'hématome s'est un peu dissipé sur la joue d'Otabek, mais il n'a pas disparu. Le violet est un contraste déplaisant sur sa peau cuivrée.

Avant le concert, Yuri avait essayé de le camoufler avec du maquillage, mais la chaleur étouffante à la Philharmonie l'a fait couler. De toute façon, ils ne pouvaient rien faire pour cacher la plaie de sa lèvre. Elle a commencé à guérir, mais la croûte n'est pas belle à voir.

— Ce n'est rien de grave, Maman.

La robe de Sofia se froisse là où elle croise les bras sur sa poitrine. Un pli se forme entre ses sourcils. Un signe d'inquiétude. Yuri le sait parce qu'Otabek est souvent marqué par la même ride. La langue de Sofia claque sur son palais, de la manière que Lilia Mikhailova quand elle lui remonte les bretelles. Il suppose qu'elle est déçue par le comportement de son aîné.

— Tu sais que je soutiens tes décisions, tes choix personnels… Même si je ne suis pas toujours d'accord avec eux.

De tête, Yuri peut en deviner quelques-uns. Sa passion pour le patin, son départ à l'étranger, son orientation sexuelle, son abandon de sa foi, son éloignement des instruments traditionnels, son hésitation à propos de ses études…

Otabek ne répond rien. C'est étrange. Otabek est certes calme, mais rarement silencieux comme ça. C'est généralement le signe qu'une tempête est en train de s'élever en lui et qu'il refuse de la montrer au grand jour.

Sofia s'avance, elle pose une main sur la joue de son enfant. Son pouce effleure la blessure. Yuri n'a jamais été proche de Katarina, alors il ne sait pas si c'est comme ça qu'une mère devrait toucher son fils, mais la caresse lui semble maladroite, comme s'il manquait quelque chose de crucial.

D'elle aussi, Otabek s'est désaccordé.

— Il y a des choses que je ne peux pas accepter, Otabek.

— Oui, je sais.

— Quand est-ce que tu as recommencé à te battre ? Nurlya m'a pourtant signifié que tu te portais mieux, depuis quelque temps.

Les joues d'Otabek se raidissent, ses narines sont dilatées, et lorsqu'il parle, c'est dans un ton plat inhabituel, même pour lui :

— Le fait que Nurlybek se sent obligé de te donner de mes nouvelles me prouve que je ne devrais pas te répondre.

— C'est à peine si on te croise à la maison, je n'ai pas d'autre choix que de questionner Nurlya.

Yuri distingue la pluie battre sur les murs. Le son du plat en argent qu'Otabek repose sur le comptoir est assourdissant. La voix de Sofia est un murmure :

— Beka… Parles-moi, s'il-te-plaît.

C'est la première fois que Yuri entend Sofia appeler son fils comme ça. Otabek recule au contact de sa mère. La main de celle-ci reste suspendue quelques secondes en l'air, puis retombe le long de son corps.

Des larmes perlent à nouveau au coin des yeux d'Otabek. Yuri aimerait intervenir, mais il ne sait pas quoi faire.

— Non, Maman. Pourquoi est-ce que tu me parles de tout ça devant Yuri ?

— Je ne cherche pas à te blesser, au contraire.

— Pourtant, c'est ce que tu fais. Ce n'était pas suffisant pour toi, ce qu'il s'est passé avec…

Son regard se perd au loin, puis retombe sur Sofia. Il secoue la tête.

— Ce n'est pas grave.

— Beka, laisse moi parl—

C'est à cet instant que l'orage éclate en Otabek, avec une expression toujours aussi neutre, sans même lever le ton :

— Non. Je t'ai écouté toute ma vie. Je ne peux pas être celui que tu souhaites. J'ai gagné des médailles, mais ce n'était pas dans le sport que tu voulais. Je veux étudier la musique, mais ce n'est pas dans l'université que tu as choisie. J'ai construit des relations, mais ce n'étaient pas celles qui sont à ton goût. Je ne peux plus t'écouter. Je ne le veux plus non plus.

C'est à cet instant que Yuri comprend à quel point c'est difficile d'être Otabek Altin, le fils aîné d'Erzhan Altin, le petit-fils d'Aisultan Baigozhin. C'est difficile d'être Otabek Altin, le premier enfant de Sofia Altin, le frère de Nurlybek Altin. C'est difficile de porter les attentes d'une mère fermée, d'un père décédé, d'une famille nombreuse.

Même les plus grands héros finissent par se briser.

Yuri et Sofia regardent la porte se refermer derrière Otabek. Il ne la claque pas, mais quelque part, c'est encore pire. Le son les frappe comme du tonnerre.


Avant de quitter la cuisine, Sofia décroche enfin quelques mots à Yuri. Ses paroles sont douces, bien qu'elle conserve une certaine distance entre eux.

— Je vois bien que toutes ces réceptions te mettent à mal à l'aise. Ce n'était pas mon intention d'envenimer la situation, et je m'en excuse.

Mal à l'aise ? C'est peu de le dire. Yuri préférerait encore être à une conférence de presse avec Yakov, ou être forcé à se mesurer aux mouvements de danse de Katsuki après un Gala. Il endure cette soirée parce qu'il est prêt à toutes les concessions pour Otabek. Ce n'est pas vraiment une chose qu'il peut avouer à Sofia, alors il penche plutôt pour une version édulcorée de ses pensées :

— C'est mon meilleur ami, c'est normal que je l'accompagne.

Les glaçons s'entrechoquent dans le verre de Sofia et c'est le seul bruit qui meuble le mince silence entre eux. À vu d'œil, c'est un cocktail avec bien plus de diluant que d'alcool. Elle s'humecte à peine les lèvres avant de reprendre la parole :

— Ce n'est pas juste ton ami, n'est-ce pas ?

Derrière la beauté de son visage, elle a le regard d'un faucon en pleine chasse. Elle peut décortiquer les mots de Yuri, en retirer les mensonges, puis recracher la vérité, alors c'est inutile de chercher à l'embobiner.

— Euh... bredouille-t-il. Ouais—Oui.

— Je m'en doutais.

Est-ce si évident que ça ? La façon dont ils gravitent l'un autour de l'autre tel un tout petit système solaire ? Il fourre les mains dans ses poches. Il ne sait pas quoi répondre.

— Je suis heureuse que tu restes à ses côtés, tranche Sofia.

— Je ne compte pas le quitter.

La réponse de Yuri est automatique, un brin agressive. Un léger rire secoue le corps frêle de Sofia. C'est certainement la première fois qu'elle sourit sincèrement devant lui.

— Je m'en doutais aussi, dit-elle.

Aussi rapidement que son expression joyeuse est apparue, Sofia devient nostalgique. Elle pose son verre, et fait un pas vers Yuri.

— Dis-moi… Peux-tu me promettre quelque chose ?

— Oui ? se risque-t-il.

— Promets-moi de faire en sorte de veiller sur Otabek.

Yuri est bouche bée. Il arrive enfin à lire l'expression de Sofia. Il s'est trompé.

Ses traits fins sont mélancoliques, mais ses yeux brillent d'une lueur douloureuse, et c'est ça qui émane de toute sa personne — la peine.

— Évidemment, Sofia Aisultanovich.

— Merci, Yuri.

Sofia quitte déjà la pièce, ne s'arrête que pour ajouter :

— Appelle-moi Sofia.

Yuri écoute ses talons s'éloigner dans le couloir. Est-ce qu'un jour, il comprendra les Altin ? Si Otabek est mystérieux lorsqu'il s'adresse à lui, Sofia est pire.


L'herbe humidifie le bas du pantalon de Yuri, des flaques se sont formées sur les planches du patio. Il s'attendait à être guidé ici par la fumée d'une cigarette, mais à la place du costume bleu nuit d'Otabek, il distingue une tache couleur crème au sec sous l'abri.

Quelques oiseaux s'abreuvent dans l'âtre éteint. Ils s'envolent dans un bruissement d'ailes tandis que Yuri marche d'un pas lourd jusqu'à Nurlybek, puis s'écrie :

— Oi ! Tu n'aurais pas vu ton frère ?

L'intéressé hausse les épaules.

— Je pensais le trouver ici, répond-t-il.

Yuri s'abrite à son tour sous le toit, son costume est déjà trempé par la pluie. Le jardin est presque lugubre sous les nuages, mais ils profitent de son calme dans un silence confortable. Puis, après une courte hésitation, Nurlybek glisse :

— On peut discuter une minute ?

La petite ride caractéristique des Altin se forme entre ses sourcils. Pour une fois, Yuri décide de ne pas de le faire tourner en bourrique, il condède :

— Demande toujours.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé, cette fois ?

Au moins, Nurlybek est un plus direct que sa mère et son frère. Yuri hausse les épaules à son tour.

— J'en suis pas sûr. Votre mère a questionné Otabek sur ses blessures. Il s'est braqué, c'est vite monté en puissance. Il a l'impression qu'elle ne le soutient pas du tout.

Selon les explications de Nurlybek, il arrive généralement à jouer les intermédiaires entre eux, mais ce genre de dispute n'est pas une occurrence rare. Otabek porte le fardeau d'être l'aîné de la fratrie, ça impacte sa relation avec sa mère depuis des années. Plus particulièrement, c'est depuis la mort de son père qu'elle s'est réellement envenimée. Otabek est rentré de Colorado Springs juste avant l'enterrement, puis a décidé de prendre son propre appartement peu de temps ensuite.

— Papa a été malade quasiment toute mon enfance, raconte Nurlybek. Contrairement à Beka, je n'ai pas pu passer beaucoup de temps avec lui. Son décès a changé Beka… Ça a changé Maman aussi. C'est comme si ça avait brisé quelque chose en eux, ou entre eux. J'en sais rien.

— Ça ne fait même pas quatre ans… suppose Yuri. Je pense que c'est encore récent pour lui.

Yuri songe au sourire éphémère des frères, éclairé par les lueurs mélancoliques de la Philharmonie. C'est quelque chose qu'il comprend. Sa Babushka est morte il y a presque dix ans. Au début, Yuri le ressentait comme un trou noir englobant tout son être. Maintenant, c'est une douleur ponctuelle, comme une étoile qui clignote au loin dans la voie lactée. Il la discerne quand le printemps commence, quand il sent l'odeur de pâtisseries, quand il lit un poème particulièrement beau. Il vit avec.

— Tu penses qu'ils finiront par guérir ? questionne Nurlybek.

— Difficile à dire. Otabek dit qu'il apprend à vivre avec, même si je pense qu'il ne sait pas comment gérer.

Ils regardent la pluie tomber. Les gouttes tombent sans arrêt, c'est triste à pleurer. La conversation s'étouffe, puis reprend :

— Ton frère a toujours le nez fourré dans ses livres pompeux, dit Yuri. C'est la personne la plus éloquente que je connaisse. Pourtant, il est incapable de dire ce qu'il ressent. On sort ensemble, mais même moi j'ai du mal à saisir ce qu'il se passe dans son crâne.

C'est étrange, de dire les mots à voix haute, mais c'est aussi un soulagement. Nurlybek ne relève pas cette confession. Tout au plus, le coin de ses lèvres s'étire un peu.

— Otabek pense que Maman et lui ne se ressemblent pas du tout. Il a tort. Ils ne disent rien du tout, et quand le silence devient trop écrasant, ils n'arrivent pas à le briser pour parler. C'est presque un trait de famille.

— T'es bien le seul rescapé.

— Dis toi qu'Otabek était moins renfermé, avant.

— J'ai du mal à imaginer ça.

Nurlybek renifle, et ironise :

— Maintenant que tu fais partie de la famille, je te montrerai ses photos d'enfance.

Il est brièvement silencieux, puis il ajoute :

— Yura ?

L'expression espiègle que Nurlybek porte quasi-perpétuellement disparaît.

— Toi et Beka, vous pouvez me parler de tout.

— Je t'assure que Beka n'a pas recommencé à se battre. Il a mixé samedi soir, des connards nous sont tombés dessus à la sortie du club. Il m'a défendu.

— Je ne peux pas m'empêcher d'être inquiet. Quand il est revenu d'Amérique, il était dans un sale état. Tu sais… Je sais bien qu'il finira par repartir loin d'Almaty, et qu'on ne pourra pas garder un œil sur lui. Au fond... Je pense que c'est ça qui fait peur à Maman.

— Le départ d'Otabek ?

— Ce qu'il peut se passer lorsque Beka n'est pas avec nous. Il est parti d'Almaty pour la première fois quand il avait douze ans. Il a grandi loin d'elle et il a souffert sans qu'elle ne puisse intervenir. Si ça tourne mal une nouvelle fois… Maman en souffrira aussi.

Yuri serre les dents. Il se demande ce qu'elle avait ressenti en envoyant son enfant dans un autre pays, en le regardant grandir à travers les photos, puis à travers les écrans de télévision. Il se demande aussi si c'est suffisant pour excuser son comportement.

— Elle a une drôle de façon de le lui montrer. Ils n'ont pas juste parlé du patin et de la fac. Otabek a mentionné ce qu'il s'est passé avec son ex.

À l'évocation d'Ali, Nurlybek plisse le nez.

— Maman n'aurait pas dû précipiter la fin de leur relation, mais c'était inévitable. Ce type était un connard, même si Otabek refuse de le croire.

Même si c'est vrai, ça ne change pas le sujet tabou… Yuri insiste :

— Je ne crois pas qu'elle soit très heureuse que je sorte avec son fils.

— Je ne vais pas te l'apprendre, il faut que tu sois préparé au fait que ce n'est pas très bien vu ici. Ça ne va pas être simple pour vous.

Par réflexe, Yuri passe les doigts sur son bras. Sous les vêtements, la marque a perdu sa coloration bleutée, mais elle est encore sensible au toucher. Il grimace.

— Sans déconner.

Ils échangent un regard lourd de sens. C'est vrai que la vie d'Otabek est pleine d'obstacles, et continuera de l'être.

Nurlybek fait un pas sur le patio, où la pluie a enfin cessé de battre. Il tend la main pour recueillir les dernières gouttes tièdes, et se retourne vers Yuri.

— Je ne me fais pas de souci… dit-il. Je pense que Maman finira par s'y faire. C'est difficile à croire, mais elle veut le bonheur d'Otabek.


Précautionneusement, Yuri descend les marches en pierre qui mènent à la cave. C'est Nurlybek qui lui a donné les clés, en lui disant qu'Otabek s'y cachait sans doute. Autour de lui, il fait sombre, mais les plafonniers guident sa progression et dévoilent peu à peu l'escalier. La pièce est plus fraîche que l'étage, bercée par une fade lumière orangée. Des étagères pleines d'outils et de ferraille prennent toute la longueur des murs.

Otabek est bien là, installé sur un tabouret, les coudes sur un étalage. Yuri tousse doucement, brisant le silence :

— Nurlybek m'a dit que j'allais te trouver ici. Tu veux bien m'expliquer ?

D'un geste des bras, Yuri désigne l'intégralité de la cave.

— C'était l'atelier de Papa. Lorsque je ne sais plus quoi penser, j'aime bien venir ici pour réfléchir.

Durant le temps où ils ne s'étaient pas parlé le mois passé, Otabek avait disparu sans prévenir. Yuri savait qu'il se rendait chez sa mère, mais il ne se doutait pas que c'était précisément là en bas qu'il se cachait. Même si le manque de luminosité empêche Yuri de distinguer les détails et que la saleté couvre les étalages, l'endroit a quelque chose de chaleureux. Il correspond bien à ce qu'il a vu d'Erzhan sur les photos de famille, à son sourire qui provoquait des rides autour de ses yeux. C'est un joyeux bordel organisé.

— À quoi tu penses, Beka ?

Si toute la famille Altin aime parler en devinettes, Yuri ne possède pas la même patience, ni le même talent pour les mots. Il préfère être direct.

— À ce qu'Erzhan aurait songé de tout ça.

Tout ça pourrait à la fois signifier la dispute avec Sofia, la relation d'Otabek avec Yuri, ou la progression de sa carrière.

— Tu penses que ça se passerait mieux avec ta mère, s'il était toujours là ?

— Je n'en sais rien. J'ai toujours eu des différends avec Maman, mais jamais à ce point.

— Nurlya m'a dit que ça s'est empiré après le décès de votre père.

Otabek passe une main sur son visage, et dit :

— Maman m'en veut, je crois. Tu vois… La maladie de Papa avait dégénéré d'un coup. J'avais dit à Sofia que j'étais trop occupé pour venir le voir à l'hôpital. Elle savait que c'est un mensonge... Moi aussi. La dernière fois que j'ai vu Papa, c'était à la cascade. Je savais déjà pourquoi il tenait absolument à faire cette randonnée. Après être rentré à la maison, je me suis enfui aussi loin que possible.

— Je ne crois pas qu'elle t'en veuille… Je crois qu'elle aurait voulu vivre cette épreuve avec toi, plutôt que loin de toi.

— Mh.

C'est difficile de deviner si Otabek est satisfait par cette réponse. C'est encore plus difficile pour Yuri de démêler ce qu'il s'est réellement passé. Les histoires de famille sont compliquées, Yuri connaît une chose ou deux là-dessus. Les Altin sont complexes à saisir. Ils sont capables d'exprimer leurs émotions sur la glace, à travers des morceaux de musique, par le chant, mais ils sont incapables de communiquer entre eux.

Yuri déplace un siège à côté de celui d'Otabek, et pèse soigneusement ses mots avant de reprendre la parole :

— Ta mère n'a pas besoin d'accepter toutes tes décisions pour t'aimer.

— J'aimerais simplement qu'elle soit fière de moi.

— C'est si difficile que ça à croire ?

— Tu l'as entendue tout à l'heure.

Souvent, Yuri a peur de passer pour un abruti. Il sait qu'il n'est pas conventionnellement intelligent comme Otabek, mais il sait lire les gens. On peut apprendre beaucoup en observant quelqu'un. Les Altin fonctionnent comme une partition de musique. Une fois qu'on sait lire les clés des portées, on saisit l'emplacement des notes, puis leur valeur, et enfin, les pauses, les points, les liaisons.

C'est autant de nuances écrites sur leurs visages fermés. Sofia lui a laissé l'occasion de lire entre les lignes, Nurlybek lui a offert des indices pour les comprendre. Otabek n'est plus aussi mystérieux qu'il ne l'était au début de l'été. Yuri sait qu'il est plus facile pour lui de compter sur l'approbation d'un homme mort, plutôt que de risquer de perdre les vivants. Il est plus aisé pour Sofia d'étouffer son fils, que d'affronter la possibilité qu'il soit blessé.

Yuri passe la pointe de sa langue sur ses lèvres, il prend la main d'Otabek entre les siennes. Les allégories ne sont pas son fort, mais il est temps de parler une langue que son petit ami comprend.

— Quand j'étais gamin, il arrivait à ma mère d'oublier de me donner mon bain, ou d'oublier de me filer à manger durant des jours. Je n'ai jamais su si elle ne m'aimait pas, ou si elle s'en foutait juste.

— Yura, j'en suis désolé.

— Je ne te dis pas ça pour que tu me prennes pitié. Je te dis ça parce que ta mère, ce n'est pas ça, elle en a quelque chose à foutre de toi.

La tête d'Otabek est penchée sur le côté, comme un grand enfant. Il écoute silencieusement.

— Tu sais, Katarina n'a jamais eu à apprendre à s'occuper de moi. C'est Grand-Père qui l'a fait à sa place. Ça n'a pas toujours été rose, et parfois je l'ai détesté pour ses choix. La preuve avec cet été… Il a fait une mauvaise chose parce qu'il voulait me protéger, alors je lui ai fait du mal pour me venger.

La comparaison semble fonctionner, et Otabek hoche la tête :

— C'est facile de continuer à détester quelqu'un qui nous a blessé… Plutôt que de s'ouvrir à nouveau pour lui parler.

— Quand j'ai appelé Grand-Père pour m'excuser, j'ai été soulagé. On a beaucoup discuté, et je… Je commence à me dire que c'est obligatoire de finir par blesser ses gosses, quand on est parent. Ça ne veut pas dire qu'on est une mauvaise personne.

Les doigts de Yuri sont moites autour de ceux d'Otabek, et il croit qu'ils tremblent un peu. Parler de son enfance est douloureux. Son séjour à Almaty lui a fait comprendre bien des choses, sur son petit-ami comme sur lui-même. Être en vie, ça signifie blesser, être blessé, et accepter ces deux faits comme immuables.

Otabek ne répond rien, il se contente de fixer Yuri.

— Quoi ?

— Rien, dit Otabek. Tu es devenu très mature d'un coup.

Yuri tire la langue et lui donne un coup de poing joueur dans l'épaule. Otabek profite de cette proximité pour déposer un chaste baiser sur sa bouche.

— On retourne à l'étage ? demande-t-il.

— Seulement si tu promets d'être mature aussi, le taquine Yuri.


Yuri se fait happer dans un débat sur la politique, puis dans une discussion sur la cuisine, et enfin, toute une conférence sur la rénovation des salles de concert à Almaty. Il s'apprête à lancer le sujet de la météo, juste pour pouvoir parler d'une chose qu'il maitrise sans risquer de passer pour un idiot.

— Vous avez entendu qu'ils comptent ajouter un terminal à l'aéroport d'Almaty ? s'exclame quelqu'un. Ils veulent accueillir huit millions de passagers de plus !

Contre toute attente, c'est Dilara qui vole à la rescousse de Yuri. C'est à peine s'il a pu lui parler de la soirée tant elle était assaillie par les nombreux membres de la famille, mais il décide qu'il l'apprécie. Il lui adresse un clin d'œil entendu, et il file aussi vite que possible.

Dans la masse d'invités, il a perdu Otabek de vue depuis ce qui lui semble être des heures. À sa recherche dans les dédales de couloirs, il aperçoit Sofia. La lèvre inférieure de celle-ci tremble un peu, pourtant elle lui adresse un sourire sincère. Yuri la salue d'un geste de tête. Ils se croisent sans rien dire, mais la tension entre eux est amoindrie.

Le temps atténue tout, c'est ce qu'Otabek avait dit à Yuri. Lui et sa mère ont besoin de temps pour guérir leurs plaies, mais avoir arraché le pansement est un bon début.


C'est un vacarme fracassant qui attire Yuri jusqu'à la salle de musique. Otabek est assis en tailleur sur le sol. Ses deux sœurs, sa nièce et quelques autres enfants sont installés autour de lui, visiblement fascinés. Entre ses mains, il ne tient pas sa guitare ou sa basse, mais un jouet en plastique rose fushia et blanc. Vu les autocollants licorne dessus, il doit appartenir à Ailana.

C'est à peine si Otabek a le temps de terminer le morceau improvisé, les gamins l'applaudissent déjà, puis en réclament un autre. Appuyé dans l'encadrement de la porte, Yuri observe la scène. L'objet n'est pas du tout adapté pour jouer, mais Otabek parvient tout de même à le faire sonner à peu près correctement.

Yuri reconnaît une chanson qui passe parfois sur la platine de l'appartement — sur la couverture de l'album, il y a un couple marié posant devant un bâtiment bleu. C'est un morceau originellement au piano, mais Otabek le joue distraitement sur sa guitare dès qu'il s'ennuie.

Sous son souffle, de façon à peine intelligible, Yuri récite les quelques paroles qu'il connaît :

I want somebody to share, share the rest of my life, share my innermost thoughts, know my intimate details...

Leurs regards se rencontrent. Ils échangent un sourire. Otabek ne peut l'entendre, mais les lèvres de Yuri articulent silencieusement la suite du morceau :

But when I'm asleep, I want somebody who will put their arms around me and kiss me tenderly…

Cet instant n'a rien de spécial, mais Yuri grave dans son esprit les fossettes creusées dans les joues d'Otabek alors que cette horde de gamins essayent de lui grimper sur les genoux, les plis de son costume débraillé par les petites mains de sa soeur, la joie au fond de sa voix lorsqu'il invente des paroles pour les faire rire.

Cet instant n'a rien de spécial, mais il peut jurer qu'à ce moment précis, il retombe amoureux de cet homme compliqué, parfois incompréhensible, et pourtant si doux.

Cet instant n'a rien de spécial, mais il fait réaliser à Yuri que lui aussi parle en métaphores. Il aime Otabek, et il est incapable de lui dire avec des mots.


• Dans ce que cite Beka sous la douche : "La Nuit des rois" de Shakespeare et "La tempête" de Shakespeare
• Le programme d'Otabek dans l'épisode du GPF était sur la syphomnie N9 de Beethoven, j'ai simplement élaboré sur l'arrangement conçu spécialement pour l'anime ^^
• La chanson que Beka joue à la fin du chapitre : "Somebody" de Depeche Mode. La traduction des paroles : Je veux quelqu'un pour partager, partager le reste de ma vie, partager mes pensées les plus secrètes, connaître mes détails intimes / Mais quand je serais endormi, je veux quelqu'un, qui m'entourera de ses bras, et m'embrassera tendrement