Au mur du hall de l'immeuble moscovite, au milieu des messages passif-agressifs scotchés par les voisins et des informations épinglées par le propriétaire, était accroché un poster.

De son enfance à la ville, Yuri ne conserve que des souvenirs en nuance de gris sale, à l'image de l'appartement gangrené par l'humidité. Plus le temps passe, moins il en distingue les détails. Il sait que le papier peint était jaune. Il sait qu'il était taché de marron à certains endroits. Il sait que l'horizon formé par les immeubles à travers la fenêtre était bleu.

Les couleurs sont perdues derrière ses paupières fermées. Une brume glaciale, comme celle de la métropole l'hiver, noie sa mémoire.

Le poster, lui, a conservé ses couleurs. Yuri ne sait pas pourquoi ce morceau de papier le fascine au point de s'en souvenir encore aujourd'hui. Il se souvient l'avoir décroché, un jour après l'école, et l'avoir hâtivement fourré dans sa poche de blouson.

Le fond de l'affiche était effectivement gris pâle, représentant des immeubles pouvant appartenir à n'importe quelle grande ville, mais Yuri s'était à l'époque imaginé que ça représentait Moscou. Au premier plan figurait un lac gelé. Sur la glace, se trouvait un couple patinant main dans la main. Yuri croit se souvenir que l'homme portait un costume bleu, mais c'est la femme qui l'avait marqué. Dans la grisaille, il était impossible de la manquer, glissant gracieusement dans sa longue veste rouge. Son corps était étendu dans une élégante courbe, soulignée par l'écharpe à son cou qui volait au vent.

Quelque chose s'était passé dans sa tête de gamin, et il avait décidé qu'il voulait devenir comme la belle jeune femme du poster.

Pendant des mois, il avait supplié Katarina de l'emmener patiner. Les patinoires, ce n'est pas ce qui manque dans la capitale russe, et pourtant, la réponse était toujours négative. Elle n'avait pas le temps, il y avait trop de monde, il allait tomber et se blesser inutilement.

Ça n'avait pas empêché Yuri de s'imaginer comme la jeune femme de l'affiche. Quand il faisait toujours froid malgré les chauffages poussés au maximum, quand il avait trop faim pour dormir la nuit, quand les larmes roulaient sur ses joues, cette rêverie était réconfortante.

Finalement, Yuri avait abandonné l'idéede chausser des patins et c'était des années plus tard qu'elle était réapparue dans un coin de son crâne. À cette époque, il passait plus de temps à la datcha de Grand-Père qu'à l'appartement de Katarina. Grand-Mère travaillait des heures en plus à l'hôpital, mais Nikolaï revenait des chantiers le weekend pour s'occuper de lui. Son Dedushka aimait déjà beaucoup les souvenirs, ça se matérialisait dans les nombreux bibelots qui couvraient chaque parcelle de la maison, mais aussi, les albums photos. Dans l'un des épais bouquins couvert de traces de tasses de thé, se trouvait une photo d'Evgeniya.

Sur ce cliché en particulier, elle était jeune. La vingtaine peut-être, juste après sa rencontre avec Grand-Père. Elle était belle, avec son sourire jusqu'aux oreilles, avec ses joues toutes aussi rouges que sa veste, avec sa paire de patins dans les mains. Yuri a décrété qu'il deviendrait comme elle.

C'est deux plus tard, en mars deux-mille-douze, qu'il avait posé un pied dans le Sports Palace pour la première fois. Yuri se souvient de la date, parce que c'est l'année où ils avaient enterré Evgeniya.


Patiner n'a pas rendu Yuri heureux, mais ça l'a aidé à survivre.

De façon similaire, ses rêveries l'ont porté à travers les périodes difficiles. À l'ombre du cyprès du jardin, il imaginait vivre loin des immeubles de Moscou, dans un paysage haut en couleurs comme ceux dans les films qui passaient sur la vieille télévision. Quand Grand-Père sortait avec ses amis, Yuri en profitait pour regarder ces super-productions américaines qui ne ressemblaient à la vie de personne. Encore aujourd'hui, il peut sentir le goût du soda sur sa langue, la sensation du tapis rêche sous ses coudes, la chaleur du soleil à travers les petites vitres de la datcha.

Dans ses souvenirs, il y a des dizaines et des dizaines de scénarios différents, des épopées sur des îles désertes, des explorations de forêts fantastiques, voire des expéditions dans l'espace. Contrairement au patin, aucune de ces rêveries n'est arrivée. Il a abandonné ses illusions dans le placard de Grand-Père, en compagnie des cassettes et des livres.

La réalité est beaucoup moins douce que la fiction. Yuri ne sourit pas lorsqu'il patine, même lorsqu'il gagne. Yuri ne sourit pas lorsqu'il voyage, même lorsqu'il explore des villes aux quatre coins du monde. Parfois, il se demande s'il possède encore des rêves, ou si le trou noir au fond de son être a tout avalé.


Les montagnes d'Almaty sont peintes de toutes les couleurs. Au-dessus d'elles, le ciel est une masse d'azur. Leurs sommets revêtent perpétuellement un manteau blanc, leurs flancs sont marron comme de grosses châtaignes, des chemins verdoyants serpentent à leurs pieds. Devant elles, les bâtiments de la ville composent un patchwork de traits bariolés, de l'or, de l'écarlate, de l'ocre. Quand Yuri touche la vitre du bout des doigts, ça rajoute des touches de bleu à ce tableau.

— On devrait partir en voyage.

La voix d'Otabek ne le fait plus sursauter. Yuri reconnaît le bruit de son pas et les intonations de son ton, peu importe à quel point son petit-ami est discret. Otabek referme un bras autour de sa taille, puis dégage sa nuque pour y déposer un baiser.

— Le mois d'août est quasiment fini, rétorque Yuri. C'est un peu tard pour prévoir des vacances.

— Nous n'avons pas beaucoup quitté Almaty.

Ce n'est pas le genre d'Otabek, de parler pour ne rien dire. Yuri fait claquer sa langue sur son palet et soupire :

— Accouche, Altin. Je sais que tu as déjà une idée derrière la tête.

— Est-ce que tu voudrais visiter la région ?

La réponse de Yuri est tout aussi prévisible :

— Et l'entraînement, alors ?

— C'était quand la dernière fois que tu as décidé de prendre une pause ?

— Quand j'étais chez Grand-Père pour le Nouvel An.

Otabek force Yuri à se retourner dans ses bras. Son regard est doux mais intense, comme toujours.

— Une véritable pause, Yura.

Les lèvres pincées, Yuri fait mine de réfléchir. Otabek le connaît trop bien. Après s'être planté aux Mondiaux, il était allé aux Européennes en janvier, puis au World Team Trophy en mars. Dès le mois d'avril, Yakov lui avait botté le cul pour rattraper ses conneries et mettre au point ses deux nouveaux programmes. Si son planning d'entraînement était plus léger à partir de la mi-mai et qu'Otabek et lui décident de leurs propres horaires depuis son arrivée à Almaty, ça fait presque un an qu'il ne s'est pas posé plus de quelques jours.

— Ça fait longtemps, constate-t-il.

Il passe les bras autour du cou d'Otabek, laisse le bout de leur nez s'entrechoquer, mais ça n'amadoue pas son petit-ami.

— Est-ce que ça te convient, si on part après-demain ? insiste Otabek.

Yuri le relâche et jette un coup d'œil aux montagnes derrière lui. Il ne sait pas si son partenaire a développé le pouvoir de lire dans ses pensées, ou si cette proposition découle simplement du fait qu'il s'assoit souvent devant la baie vitrée pour regarder le paysage. En tout cas, Yuri ne peut empêcher un sourire de s'étaler sur son visage. C'est vrai qu'il a besoin de s'éloigner quelques jours du patin, et qu'il n'a jamais eu le temps ou les moyens de partir en vacances.

— D'accord, Beka.


De bon matin, l'Audi de Nurlybek ronronne dans la rue. Il a accepté de leur prêter sa voiture pour le voyage, puisque la moto n'est pas pratique pour une longue distance. Nurlya a même proposé de leur donner un coup de main pour descendre leurs affaires et les charger dans le coffre. Finalement, ils perdent du temps parce que celui-ci décide de discuter avec les deux babushkas de l'étage d'Otabek, alors Yuri passe un quart d'heure planté en bas de la cage d'escalier à lui hurler de se bouger. C'est aussi Nurlybek qui va garder l'appartement de son frère, et par extension, s'occuper de Koshka, alors Yuri est forcé de se calmer.

Sur le trottoir, Yuri vérifie une énième fois s'il a pensé à tout mettre dans son sac à dos, de la crème solaire en passant par les chewing-gums et barres de céréales, jusqu'à la batterie externe. Il voyage régulièrement depuis des années, mais il a quand même peur d'oublier quelque chose.

Impassible mais pressé, Otabek récupère les clés de la voiture et s'installe derrière le volant. Ils vont partir cinq jours en tout, la première journée de route sera la plus longue. S'ils veulent arriver avant le début de soirée, ils ne peuvent plus traîner.

— Promettez-moi de prendre soin de Yenlik ! geint Nurlybek.

Yenlik, c'est le nom qu'il a donné à sa caisse. Ce qui, pour Yuri, prouve que Nurlybek est complètement ravagé. Qui prénomme sa voiture fleur kazakhe ?

— T'inquiètes ! riposte Yuri. Je suis hyper doux, tu me connais !

— Ouais, justement. Si je vois une seule rayure sur ma voiture, je demande à Otabek de te larguer.

— Tch ! Comme s'il allait t'écouter, pauvre tocard !

— Tu es peut-être son copain, mais je reste son frère, Plisetsky.

— Frère ou pas, tu peux aller te faire f—

Un grondement de moteur interrompt leurs chamailleries. Otabek appuie sur le gaz, et relève ses lunettes de soleil sur son crâne alors qu'il leur jette un regard à travers la vitre baissée. Dans sa langue, ça signifie quelque chose comme : si vous n'arrêtez pas immédiatement, je vais partir seul et je ne le regretterai pas une seule seconde.

— Attends-moi, Beka ! glapit Yuri, en fonçant vers la portière.

Il balance son sac sur les sièges arrière et attache sa ceinture avec empressement. Quand ils démarrent, Nurlybek ne manque pas cette occasion en or d'être théâtral, il leur adresse de grands signes exagérés des bras jusqu'à ce qu'ils dépassent le coin de la rue. Yuri brandit son majeur à travers la fenêtre et aboie des insultes en réponse à ses grandioses adieux. Il aime bien Nurlya.

— Ton frère a une drôle de façon de nous donner sa bénédiction, s'amuse-t-il. Il sait bien qu'on va clairement rayer sa caisse.

— Hé, Nurlya ne plaisantait pas. Il va vraiment me demander de rompre avec toi si on abîme Yenlik.

Yuri ne peut pas complètement distinguer l'expression d'Otabek sous ses lunettes de soleil, mais celui-ci aborde un sourire égal au sien.


Yuri tapote sur le plastique de la portière, les pieds calés sur le tableau de bord. Comme ils s'en doutaient, ça fait des plombes qu'ils sont coincés dans les embouteillages à la sortie d'Almaty. Otabek ne cesse d'appuyer sur l'écran digital pour passer les chansons sans en écouter une seule, ce qui prouve à Yuri que même son petit-ami est lassé, voire irrité par la circulation.

Parfois, Otabek relève ses lunettes de soleil et lance des regards meurtriers aux autres automobilistes par-dessus le volant, ou à travers le rétroviseur. C'est la première fois que Yuri monte en voiture avec lui et c'est presque rassurant de constater que même le calme d'Otabek possède ses limites… Des limites plus que repoussées par la conduite brutale des citadins, surtout qu'il prend au sérieux sa mission de ramener la caisse de son frangin en parfait état.

Une fois l'A-2 quittée au profit de l'internationale M-36, les kilomètres défilent progressivement sur le tableau de bord. La connexion du GPS se perd régulièrement, mais la route n'est pas difficile à suivre, ils n'ont qu'à remonter cette route dans la direction de Nursultan jusqu'à rejoindre le lac Balkhash, situé à près de quatre-cent kilomètres d'Almaty. C'est principalement cet axe qu'ils ont décidé d'emprunter sur l'entièreté des huit cent kilomètres qui les mèneront à leur destination finale, dans la chaîne de montagnes de Bektau-Ata.

La portion de l'internationale qui quitte la région d'Almaty pour traverser celle de Karaganda s'étire en une longue étendue lisse, la voiture progresse aisément entre les camions et les véhicules des autres voyageurs. Le soleil matinal danse sur l'asphalte, il rend l'horizon flou et infini.

Si Otabek a tendance à rouler un peu trop vite lorsqu'il grimpe sur la Harley, Yuri ne peut pas dire la même chose de la vitesse de croisière qu'il adopte en voiture. Après deux heures à écouter le même album des Red Hot Chilli Peppers en boucle et à regarder les arbres défiler, Yuri rêve de le pousser du siège conducteur pour appuyer sur l'accélérateur. À ce rythme là, ils n'atteindront jamais la côte avant la nuit…

— Bordel, Beka ! Mon grand-père conduit plus vite que toi !

Otabek se pince les lèvres dans un son de mécontentement, mais n'appuie pas sur la pédale pour autant. Il ralentit même d'une poignée de kilomètres heures, juste pour le plaisir de taper sur les nerfs de Yuri.

— J'en doute, se défend Otabek. La dernière fois que je suis monté dans la voiture de Nikolaï, j'ai cru que le moteur allait se décrocher sur le périphérique.

Le souvenir tire un ricanement à Yuri. C'est vrai qu'Otabek n'était pas rassuré, cramponné à la fois au siège et à la poignée… Ce qui n'avait pas servi à grand-chose, puisqu'elle était scotchée à la porte. Elle lui était restée en main au premier dos d'âne.

— T'es une chochotte, affirme Yuri. La bagnole de Grand-Père est très bien ! Je l'ai déjà poussée à plus de cent-cinquante sans souci.

Il écoute le ronronnement de l'Audi, le bruissement de ses pneus sur la route, puis réfléchit quelques secondes. La Lada de Grand-Père n'est pas si bien que ça, il doit l'admettre.

— Elle s'envole un peu dans les virages, continue Yuri, mais c'est pas bien grave…

L'idée même de pousser le tas de ferraille de Nikolaï au-dessus des quatre-vingt-dix kilomètres heures fait pâlir Otabek à vue d'œil, ses sourcils sont relevés au milieu de son front dans une moue comique.

— À combien ? Dans les quoi ? Le jour où tu auras le permis, ne compte sur moi pour monter en voiture avec toi.

Yuri croise les bras sur son torse et transforme son sourire en un air renfrogné. Pour quelqu'un qui est censé avoir abusé de tous les excès, Otabek est devenu vachement chiant.

— Je sais pas pourquoi je sors avec toi ! J'aurais dû me casser avec ton frère, au moins il sait rouler en bagnole, lui !

La menace tire un rire à Otabek, qui n'accélère que pour doubler un large camion.

De part et d'autre de la route s'étendent des plaines, puis des rochers, puis un mélange de plaines et de rochers. Même si la pluie a rincé la région la plupart de l'été, l'herbe est brûlée par le soleil, elle a du mal à se frayer un chemin entre les cailloux et à prospérer.

Bercé par les vibrations de la voie rapide, Yuri lutte pour ne pas sombrer dans le sommeil alors que la route s'accumule dans les rétroviseurs. Lentement, la voix d'Otabek l'accompagne vers son sommeil.

Celui-ci lui conte des anecdotes d'enfance, des voyages jusqu'aux montagnes de la région de Karaganda, jusqu'aux steppes autour de Nursultan, ou jusqu'à la ville de Balkhash — l'une de leurs destinations prévues pour le retour du road trip. La plupart du temps, Otabek et sa famille voyagaient en avion, mais ils préféraient parfois s'y rendre en voiture afin de s'arrêter rendre visite à l'une de ses tantes restée sur la côte du lac.

— Lorsque j'étais enfant, tante Safa me paraissait géante. Maintenant que j'ai grandi, je vois bien qu'elle est toute petite et j'ai surtout l'impression qu'elle ne vieillit pas d'une ride, en plus de faire même pas ma taille. On pourrait croire qu'elle a vingt ans de moins ! Je me demande si elle a la même tête que dans mes souvenirs…

Outre sa petite taille et son apparence juvénile, Safiya Altinova est surtout connue pour être la seule femme de ce côté de la famille à ne pas s'être mariée. C'est un sujet qui divise grandement les Altin et qui explique pourquoi ils refusent de lui rendre visite, avec l'exception d'Erzhan, Sofia et les enfants. Avant le décès de son père, Otabek allait la voir chaque année, mais cette habitude s'est perdue. Ça n'empêche pas sa tante de lui envoyer un message d'encouragement avant chaque compétition et des félicitations ensuite, peu importe le résultat.

— J'ai hâte de la revoir. Ça fait longtemps que je n'ai pas vraiment eu de ses nouvelles.

À moitié endormi, Yuri devine le sourire d'Otabek. Il acquiesce comme il le peut, laisse tomber sa tête sur la portière, et ses yeux se ferment.


Lorsque Yuri ouvre les yeux, le soleil est haut dans le ciel. La climatisation est allumée et la fenêtre fermée, la poussière s'envole autour de la voiture, signe que le paysage s'est asséché un peu plus. La musique tient compagnie à Otabek dans cette étendue quasi-désertique. C'est une chanson jouée à la guitare acoustique que Yuri ne reconnaît pas.

La voix d'Otabek est presque imperceptible par-dessus celle du chanteur :

Layla, you've got me on my knees, Layla, I'm begging, darling please, Layla, darling won't you ease my worried mind...

Durant les deux derniers couplets, Yuri observe son partenaire à travers ses paupières à peine ouvertes, sans rien dire. Il profite de le voir comme ça. Détendu, dans son élément, le son de l'autoradio au minimum, sillonnant les routes de son pays bien aimé.

Bon… Yuri en profite tout autant, lorsqu'Otabek croise son regard et qu'une rare rougeur souligne les courbes de ses joues et l'arrête de son nez.

— Qu'est ce que c'était ? s'informe Yuri.

Layla. Une chanson de Clapton.

Clapton ? Yuri hoche la tête et se retient de lui dire qu'il va devoir Googler qui est ce mec.

— C'est un chanteur et guitariste légendaire de rock anglais, résume Otabek.

Évidemment qu'Otabek a une anecdote à partager.

— Cet album est exclusivement dédié à une femme dont il était amoureux, continue-t-il. Clapton savait que c'était un amour impossible, mais il n'avait pas pu s'empêcher de la séduire quand même.

Ça ressemble beaucoup aux genres de trucs qu'Otabek aime écouter, lire et regarder, mais qui ne branchent pas particulièrement Yuri. Il a envie de lui dire que c'est de la merde, un peu comme Wild Horses ou les Rolling Stones en général, mais il n'en est plus si certain que ça.

— Et ça s'est bien terminé en eux ?

— Pas vraiment… Ça reste romantique de savoir qu'il brûlait tellement d'amour pour elle qu'il en a écrit tout un album.

Romantique ? C'est surtout décevant, songe Yuri. À quoi bon écrire tout un disque, s'il savait d'avance que c'était pour du beurre ?

— C'est une réponse qui te ressemble bien, soupire Yuri.

Otabek laisse échapper un rire, monte le son de la radio, et recommence à chanter :

Let's make the best of the situation before I finally go insane, please don't say I'll never find a way and tell me all my love's in vain...

Yuri détourne les yeux. Il ne peut s'empêcher de se poser une question : est-ce qu'Otabek croit réellement à ce genre de trucs ?


— J'en peux plus, il me faut un café.

Ça fait quatre fois en une demi-heure que Yuri répète la même phrase, dans le bain espoir de faire apparaître une aire de repos au milieu de nulle part. Cette fois, il y a un silence de quelques secondes avant qu'Otabek ne désigne un bâtiment miraculeusement planté sur le bord de la route.

— Il faudrait que je me dégourdisse les jambes, on va s'arrêter là.

La moitié des grosses lettres jaunes de l'enseigne ne fonctionnent plus, mais elles agissent comme un phare pour Yuri. Du peu de kazakh qu'il arrive à décoder, il devine que c'est un restaurant.

Les roues de la voiture creusent des sillons dans le large parking de terre et de sable. Quelques camions sont arrêtés là, bien que la station service ne semble plus être fonctionnelle depuis des lustres et que le restaurant ne serve qu'un unique plat du jour.

Pendant qu'Otabek se charge de chercher leurs boissons, Yuri rince son visage fatigué et luisant de sueur dans les sanitaires flanqués à côté du restaurant. Il jette un coup d'œil à son reflet dans le miroir plein de poussière, puis reste planté là. Il ne sait pas si c'est ses cheveux éclaircis par le soleil ou le léger bronzage de sa peau, mais il a l'impression de ne plus être le même qu'à son arrivée au Kazakhstan…

C'est peut-être juste le fait qu'il sourit beaucoup plus qu'avant, qu'il n'essaye plus de le masquer derrière une moue renfrognée.

Quand il se retourne, Otabek est déjà installé contre le capot de l'Audi, deux gobelets en main. Son sourire est large lorsque leurs regards se croisent et Yuri se dit que quelque part, son petit-ami aussi a changé. Il le remercie pour la boisson, puis l'embrasse furtivement. Ses goûts ont un goût amer et à peine sucré.

— Café ? s'étonne Yuri.

— Tes mauvaises habitudes finissent par déteindre sur moi.

— Cool. Attends de me voir pisser la porte ouverte et ne pas laver mon linge durant des semaines. Ce sera parfait, avec tes piles de vaisselle sale.

Otabek lève les yeux au ciel, grimace à peine en portant le gobelet à sa bouche, même si le café n'est pas cher et donc, parfaitement dégueulasse.


Le soleil de fin d'après-midi s'éteint, du gravier rouge crisse sous les pneus, les amortisseurs râlent à chaque craquelure de la route. Depuis qu'ils ont dépassé le dernier village avant la côte, la seule véritable présence de vie est manifestée par des bouteilles en verre abandonnées sur le bas-côté, quelques sachets plastiques secoués par le vent et deux trois voitures sur le bord de la chaussée. Le GPS indique qu'il ne reste plus que quelques kilomètres avant qu'ils n'arrivent à leur destination finale de la journée, ce qui signifie qu'ils approchent du lac, et pourtant, Yuri ne le distingue pas encore.

C'est quand il s'apprête à ouvrir la bouche pour faire la remarque que le paysage change brusquement. L'herbe desséchée est remplacée par une étendue verdoyante, la plaine quasiment désertique devient une falaise de larges rochers.

Le lac Balkhash se dévoile à droite de la voiture. Sa surface est si claire que Yuri ne sait pas s'il contemple le reflet du ciel ou la profondeur de l'eau. Les bords moussent de sel blanc, et si le bassin était autrefois plus grand encore, il n'en est pas moins remarquable à sa taille actuelle.

Ils stationnent la voiture sur un chemin de terre, puis descendent jusqu'à une plage de galets. Yuri comprend immédiatement pourquoi Otabek a tenu à l'amener ici. Se tenir debout sur les plages sauvages du lac, c'est comme se tenir au bord du monde, et voyager à la frontière de l'imaginaire et du réel.

— La vue est magnifique, n'est-ce pas ? s'enquit Otabek.

Indéniablement, ça l'est. Ils ont tous les deux vécus dans de grandes villes où le seul infini est la hauteur des immeubles, où les étendues de béton éraflent les genoux et l'odeur d'essence reste perpétuellement dans le nez. Même le ruissellement du cours d'eau derrière la datcha de Grand-Père est mêlé au grondement du chemin de fer et à celui de l'autoroute, même les vagues du Golfe de Finlande sont empreintes de gazole et d'odeur de friture.

La vie de Yuri est faite d'une succession d'immeubles gris, de nuances artificielles. Celle d'Otabek garde ses racines ici, là où les montagnes ne se dénudent jamais de leur neige, où le seul bruit est celui des tourterelles fendant le ciel. C'est aussi ici qu'il n'est plus Otabek Altin, le Héros du Kazakhstan, mais simplement Otabek. Yuri est reconnaissant de partager ce moment avec lui, ce mélange de nostalgie d'une enfance qui a filé, d'une vie d'adulte à apprivoiser, d'un été qui s'enfuit avec ses déceptions et ses promesses.

Sans se détourner de la vue, Yuri referme une main autour de celle d'Otabek.

— Je suis heureux que tu m'aies amené ici.


Si le lac semble paisible, il n'est pas pour autant endormi. Au loin, des bateaux sont secoués par le vent, de larges vagues roulent sur sa surface. Lorsqu'elles se fracassent sur les rochers, elles expédient des gouttelettes sur la plage. Yuri est perché sur une grosse roche, son pantalon remonté sur les mollets. L'eau asperge tout de même sa peau nue, il frémit. Il est enroulé dans le sweatshirt qu'il a emprunté à Otabek, le vent et l'eau sont frais.

Depuis son perchoir, Yuri est perdu dans la contemplation du coucher de soleil dansant sur les flots — tellement de couleurs s'y reflètent.

C'est la voix d'Otabek qui le sort de ses pensées, appelant son prénom. Otabek a quitté le feu de camp qu'ils ont trouvé sur la plage et qu'il avait rallumé afin de les réchauffer pendant qu'ils partageaient leur repas, et il s'agite maintenant en bas du bloc de pierre que Yuri vient d'escalader.

Sur le coup, les paroles d'Otabek ne font aucun sens pour Yuri, puis les mots commencent peu à peu à lui dire quelque chose…

Quelle lumière jaillit par cette fenêtre ? proclame Otabek. Voilà l'Orient, et Juliette est le soleil ! Lève-toi, belle aurore, et tue la lune jalouse, qui déjà languit et pâlit de douleur parce que toi, sa prêtresse, tu es plus belle qu'elle-même !

C'est une citation que Yuri ne connaît que trop bien.

Otabek commence à gravir le roc pour le rejoindre. Pour une fois dans sa vie, Yuri reste bouche bée. Qu'est-ce qu'il fout ?

Ne sois plus sa prêtresse, puisqu'elle est jalouse de toi. Sa livrée de vestale est maladive et blême, et les folles seules la portent !

Les mains d'Otabek glissent sur la mousse humidifiée par les vagues, mais ça ne l'empêche pas de continuer à grimper avec une agilité qui déconcerte Yuri.

— Tu vas te faire mal, abruti !

Otabek relève la tête pour lui adresser un large sourire, et s'époumone encore :

Oh, voilà mon amour… Oh, si elle pouvait le savoir !

— Putain Beka, arrête tes conneries !

Tant bien que mal, et un peu essoufflé, Otabek se hisse au sommet des roches. Sans briser son interprétation de Roméo, il se glisse immédiatement à genoux devant Yuri. Le soleil brûlant semble bien pâle comparé à son ardeur alors qu'il reprend sa tirade :

Que dit-elle ? Rien… Elle se tait…

— Altin, tu me fais chier.

Malgré ce qu'il vient de dire, Yuri peut sentir son visage s'étirer en un sourire incontrôlé. Otabek est un abruti, Yuri persiste à le dire, mais quand son petit-ami se saisit de sa main pour en embrasser le dos, il ne peut nier qu'il est amoureux de cet abruti.

Elle parle ! Oh, parle encore, ange resplendissant !

C'est plus fort que lui, Yuri ne peut s'empêcher de glousser. C'est probablement la première fois qu'un tel bruit sort de sa bouche, il espère que c'est la dernière, mais il n'a même pas envie de s'en offusquer.

Ô Roméo, Roméo ! s'écrie Yuri. Pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et abdique ton nom ; ou, si tu ne le veux pas, jure de m'aimer, et je ne serai plus une Capulet.

Otabek tourne la tête afin de mimer Roméo prenant à part un public invisible, mais son visage ne quitte pas la paume de Yuri, où il appuie sa joue.

Dois-je l'écouter encore ou lui répondre ?

Yuri décide soudainement qu'il en a assez de Shakespeare, et il empoigne le t-shirt d'Otabek pour le forcer à se relever.

— Embrasse moi vraiment et tais-toi, bordel.

Je te prends au mot…

Les lèvres d'Otabek sont chaudes contre les siennes, malgré la fraîcheur de la nuit tombante. Tout son corps l'est, il fait un pas de plus pour presser Yuri contre la roche. L'humidité de la pierre traverse le sweatshirt de Yuri, alors il se venge en glissant les mains sous le t-shirt de son petit-ami. Il le sent frissonner au contact, il sent les muscles se contracter alors qu'il glisse les doigts sur sa peau.

Le baiser s'intensifie, Yuri en oublie les pierres qui se plantent dans son dos, l'eau qui rince ses jambes.

C'est Otabek qui recule en premier, son front reposant contre celui de Yuri. C'est dingue comme un rien les enflamme et les consume. Ils restent un moment comme ça, pour reprendre leur souffle.

Vas-tu donc me laisser si peu satisfait ? chuchote Otabek.

Même si Yuri est plus grand qu'Otabek à présent, c'est toujours Otabek qui a le dessus lorsqu'ils sont comme ça. Il est maîtrisé alors qu'ils sont essouflés et assoiffés de plus, il est beau alors que l'humidité trempe ses cheveux et son visage.

Alors Yuri cède, il cède à l'expression tendre de son petit-ami, il cède à ces citations à la con. Ses mains quittent l'intérieur du vêtement pour en agripper le col, il écrase ses lèvres contre celles d'Otabek avec cette fureur qui lui est propre —qui leur est devenue propre— et plus rien n'existe autour d'eux.

Le coffre de la voiture est inconfortable, mais lorsqu'Otabek se colle contre Yuri pour prolonger leur étreinte, Yuri se dit qu'il n'y a rien de plus au monde qu'il souhaite plus qu'être ici.


Les arbres sont assoiffés, l'air est étouffant même dans la voiture. Yuri réajuste son chignon désordonné sur le haut de son crâne, puis essuie son front plein de sueur avec son débardeur. Ça fait bientôt deux heures qu'ils ont abandonné leur lieu de campement, avec l'objectif de s'arrêter déjeuner dans une zone de loisir à l'est de la ville de Balkhash.

Pour passer le temps, Yuri joue avec l'autoradio. Les stations passent les mêmes chansons en boucle, alors il finit par en laisser tourner une au hasard. Les grosses basses du morceau et la voix douce de la chanteuse vont lui rester en tête.

Le présentateur radio n'a de cesse de souligner que la rentrée approche, que l'été touche à sa fin, même s'il fait toujours beau et qu'en conséquence, tout va bien et ira bien. Yuri pense que ce mec raconte des conneries. Il se dit aussi qu'il va bien, qu'il aimerait que cette semaine dure éternellement.

Tapotant du pied sur le rythme de la musique, Yuri jette un coup d'œil à son petit-ami. Une des mains d'Otabek repose sur la cuisse de Yuri alors qu'il conduit de l'autre. Ils sont dans cette phase que chaque nouveau couple traverse, où il est impossible de se passer l'un de l'autre. Yuri peut encore sentir le fantôme des doigts d'Otabek dans sa nuque alors qu'ils s'embrassaient ce matin, compressés dans l'espace étriqué du coffre. Si ça n'avait tenu qu'à lui, ils ne se seraient jamais levés et auraient passé la journée comme ça. Yuri sait que tout ça va lui manquer, que les messages et les appels ne vont en rien combler le manque de la peau d'Otabek contre la sienne, que rien n'égalera ces nuits où ils s'endorment ensemble.

En regardant les kilomètres s'additionner sur le tableau de bord, Yuri se souvient qu'il quitte Almaty dans neuf jours. Soit deux-cent-soixante-six heures, soit douze-mille-neuf-cent-soixante minutes... Pas que regarder les jours défiler sur son téléphone lui fasse mal au cœur.

— Il y a quelque chose qui ne va pas ?

Bordel, il faut qu'Otabek cesse de lire dans ses pensées.

— Ça va, ment Yuri. Il fait hyper chaud dans la voiture.

— Mh… Je n'ai plus beaucoup d'essence, nous allons devoir nous arrêter bientôt. Tu vas pouvoir prendre l'air.

Otabek sait que c'est autre chose, mais il ne presse pas le sujet.

Une dizaine de kilomètres plus loin, ils s'arrêtent dans une station service. Depuis leur départ ce matin, le bord de la route est morne. Ils n'ont remarqué qu'une base militaire et quelques villages éparses. Ici, il n'y a pas grand chose à voir non plus, juste un restaurant et un bureau de tabac dont les façades indiquent qu'ils ont les mêmes clients depuis le début du siècle. Les rues en elles-mêmes sont vides. Yuri s'attend à voir une boule d'herbe sèche rouler devant eux, comme dans les dessins animés.

— C'est quasiment une ville fantôme, fait-il remarquer.

— C'est la pêche qui fait vivre les habitants de cette région, explique Otabek. La taille du lac diminue un peu plus chaque année, alors la nourriture et les ressources disparaissent peu à peu avec lui.

Otabek raccroche la pompe à essence et essuie ses mains sales sur son jeans.

— À terme, les habitants sont contraints de quitter les villages pour partir à Almaty ou Nursultan s'ils veulent gagner leur vie correctement.

Sur la route principale du village, l'Audi râle sur le béton mal entretenu. Les maisons sont rongées par le lierre, des briques manquent sur leurs toits. C'est le linge accroché aux fenêtres qui rappelle à Yuri que cet endroit est réellement habité.

C'est étrange, cette façon qu'ils ont de quitter et revenir dans la réalité.


La plage est radicalement différente de celle où ils ont campé la veille. Les touristes sont entassés sur le sable, l'odeur de grillades flotte au-dessus du rivage, le son de bateaux à moteurs se confond aux cris des enfants. En payant quelques tenges à l'entrée de la base de loisirs, ils ont pu accéder aux douches et aux transats.

Allongé sur l'un des bains de soleil, Yuri grimace à chaque fois qu'un cri perçant lui brutalise les tympans, mais il est content d'avoir pu se laver et d'avoir pu commander un café dans l'un des restaurants. Otabek est installé à ses côtés, il sirote bruyamment un soda, planqué derrière ses lunettes. Il est si paisible que c'est difficile de savoir s'il est éveillé, ou s'il pique du nez après les six cent bornes qu'il s'est tapées en quarante-huit heures.

Quelque part, toute cette agitation rappelle à Yuri ses sorties à la plage avec Mila. Ils n'ont jamais poussé assez loin pour découvrir la côte vide de monde du Golfe, mais elle le saoule régulièrement pour aller sur les plages de sable au nord de Saint-Pétersbourg. C'est toujours sale, bondé de monde et bruyant, mais Yuri se sent vaguement nostalgique. Baba lui manque un peu. Leur ville aussi. Pourtant, Yuri n'a pas envie de retourner en Russie. Son retour se profile à l'horizon, aigre-doux.

— À quoi tu penses ? demande Otabek.

Il n'est pas endormi, alors. Le trajet ne lui a en rien retiré sa vivacité d'esprit. Yuri serre la mâchoire, se redressant sur son siège. Il rentre dans un peu plus d'une semaine et il ne sait pas comment gérer ça.

— Je pense aux plages de Saint-Pétersbourg. J'aime bien y aller l'hiver, c'est tout blanc et si calme. Tu aimerais bien, je pense. Il n'y a pas un bruit, et même la mer paraît blanche.

Otabek hausse un sourcil par-dessus sa grosse monture et pose sa canette. Puis, il se penche vers Yuri et murmure :

— C'est ta manière de m'inviter à venir cet hiver ?

Vexé que son petit-ami lise en lui si facilement, Yuri fait claquer sa langue dans un bruit moqueur. Le sourcil d'Otabek grimpe un peu plus haut sur son visage.

— J'imagine que je ne dois pas t'inviter à revenir à Almaty, alors…

Yuri se relève du transat d'un bond et grogne en retour :

— Si tu m'apprends à nager pour qu'on puisse se baigner plutôt que de rester plantés là comme des cons, je vais réfléchir à revenir l'été prochain !

Un court silence flotte, puis Otabek souffle d'une voix à peine audible :

— Promis.


Ils quittent la plage en fin d'après-midi afin de rejoindre la chaîne de montagnes avant que la nuit ne tombe. Otabek sait qu'une fois la ville de Balkhash dépassée, la chaussée n'est plus entretenue, et il ne conduit pas assez souvent pour se risquer à affronter ces routes sans visibilité correcte.

Les montagnes de Bektau-Ata sont le fruit de l'éruption d'un ancien volcan. La lave solidifiée a créé dans son lit de nombreuses couches de granit, transformées en pics et fossés par les vents et les siècles. Ces sommets ne peuvent pas être rejoints en voiture, mais de nombreuses zones planes permettent de s'arrêter bien au-dessus du niveau de du lac Balkash. Après une brève exploration du périmètre, ils s'arrêtent dans un coin éloigné de la zone de campement prisée par les autres touristes. C'est à peine s'ils peuvent distinguer les minuscules lumières de la ville de Balkash, ainsi que la large présence lointaine du lac.

Le début de la soirée est encore chaude, Yuri retire ses chaussures et trempe ses pieds dans un petit bassin d'eau tiède formé dans la pierre.

Cet endroit est comme une oasis perdue dans le désert, où quelques arbres solitaires et herbes vertes arrivent à pousser. Les roches roses et oranges se dressent de toute part du paysage, exagérées par l'ombre du soleil couchant. Otabek lui raconte que les locaux ont surnommé chacun des pics avec un nom correspondant à leur forme, et ils partagent leur repas en débattant des animaux et personnages sculptés dans le granit.

— Celui-ci ressemble à un champignon… propose Otabek.

Yuri suit le mouvement de sa main, et pose les yeux sur la roche en question. Elle est allongée dans la hauteur, surplombée d'un bloc plus gros, et un peu plus large en circonférence. Il se pince les lèvres pour étouffer un rire.

— Pourquoi tu rigoles ?

— C'est pas un champignon que je vois ! avoue Yuri.

Après y avoir regardé à deux fois, Otabek reste quelques secondes silencieux, puis porte sa main à ses tempes pour les frotter dans un large soupir.

— Tu ne veux vraiment pas me laisser être poétique, n'est-ce pas ?

Ces mots font rire Yuri encore plus fort.

— Désolé, désolé ! répète-t-il entre deux spasmes. Tu veux que je te dise un poème, pour m'excuser ?

— En effet, opine Otabek. J'aimerais bien.

Comme Otabek l'a fait sur le bord du lac, Yuri se glisse sur un genou, se racle la gorge, et récite :

La lune bientôt, jeune et mince, va chasser le soir écarlate ; ah, combien je pourrai t'offrir, de peignes, d'anneaux et de bagues !

Malgré l'air faussement vexé d'Otabek, Yuri peut voir ses fossettes se creuser.


De larges panneaux indiquent qu'il est interdit de faire un feu dans les zones de campement, ils s'enveloppent donc sous les couvertures pour se réchauffer, puis grimpent dans leur lit improvisé à l'arrière de la voiture. Les étoiles scintillent dans le ciel à travers le coffre ouvert, telle une traînée de paillettes sur le bleu marine d'un costume de patin.

Installé entre les jambes d'Otabek, Yuri laisse son crâne reposer sur son torse alors que celui-ci désigne un point précis dans le ciel. Entre le Scorpion et le Sagittaire, se trouve le Serpentaire, l'une des constellations de l'hémisphère nord. Elle est connue pour être à la moitié de son évolution, ce qui signifie qu'elle deviendra bientôt supergéante, pour ensuite terminer sa vie en une supernova.

Yuri cligne des paupières, fixant les astres. C'est Otabek qui lui raconte tout ça, mais Yuri a du mal à saisir ce qu'il veut lui montrer. Le ciel ne change pas et ce ne sont rien de plus que des informations disponibles sur Wikipédia. Il apprécie l'effort de son petit-ami de comprendre ses passions, mais... Pourquoi cette constellation plutôt qu'une autre ?

Yuri plisse les yeux jusqu'à réaliser qu'il y a un nouveau point dans le ciel. L'une des étoiles du Serpentaire, dont la lumière est habituellement effacée au point de n'être visible qu'avec un télescope, a drastiquement gagné en lumière.

— C'est RS Opiuchi, indique Otabek.

Yuri hoche la tête, il comprend :

— Une nova récurrente !

— C'est rare qu'elle soit observable à l'œil nu, mais elle connaît une période de forte croissance lumineuse cette semaine.

Au milieu des innombrables constellations, au-dessus des monts où rien ne peut troubler sa lueur, l'astre brille dans toute sa splendeur. Silencieux, Yuri observe l'immensité de ces géants du ciel. Seule la voix d'Otabek, basse et presque inintelligible, accompagne la quiétude de cet instant :

— Je me souviens qu'un jour, tu m'avais parlé des étoiles mortes.

— Les supernovas… affirme Yuri. Je t'ai saoulé pendant des heures sur Skype avec ces histoires d'étoiles mortes.

— Tu disais que lorsqu'elles arrivent à la fin de leur vie, elles explosent et absorbent tout autour d'elles, comme le ferait un trou noir. Tu avais aussi dit que c'était beau. Sur le coup, j'avais pensé que c'était triste…

Yuri tourne la tête pour observer Otabek. Celui-ci passe la pointe de sa langue sur ses lèvres, réfléchit quelques secondes, et poursuit :

— J'ai lu que c'est la septième fois que RS Opiuchi explose sans pour autant s'éteindre définitivement.

— C'est vrai.

Cette étoile est connue pour exploser et se raviver environ chaque décennie.

— Tu t'es jamais dit... continue Otabek. Que, si les étoiles finissent par mourir, ça ne signifie pas pour autant qu'elles ne peuvent pas briller durant très longtemps ? Que ce qui les rend belles, ce n'est pas l'instant où elles s'éteignent, mais c'est leur capacité à vasciller puis se rallumer ?

La bouche de Yuri est sèche. Il n'a jamais parlé d'Otabek de ce qu'il ressent, du trou noir qu'il y a au fond de lui, mais c'est comme si son partenaire comprenait ce qu'il se cache au fond de cette métaphore, et pourquoi Yuri tenait à voir ce phénomène précis. Il cherche ses mots pour répondre, mais Otabek le prend de court :

— Je sais que tu aurais préféré voir une étoile morte, mais je me suis dit que c'était le moment où jamais de voir une nova…

Yuri cligne des yeux. Il réalise subitement pourquoi ils ont roulé six cent bornes pour rejoindre une chaîne de montagnes perdue au milieu de nulle part, et ce sur un coup de tête venant d'Otabek.

— Attends… C'est pour ça que tu as prévu tout ce voyage ? Tu voulais me remonter le moral avec un grand geste romantique ?

Depuis tout à l'heure, Otabek est immobile et cherche craintivement le regard de Yuri. Il ne bouge que pour acquiescer lentement d'un mouvement de tête.

— Et c'est pour ça que tu essayais d'être romantique tout à l'heure avec ces histoires de roches ? avance Yuri.

— Aussi.

Yuri jette un œil aux étoiles, puis regarde à nouveau Otabek. Il se sent idiot, parce qu'il était en train de penser à ces conneries d'étoiles mortes et qu'Otabek a prévu tout ça pour lui, parce que… Il sait très bien pourquoi Otabek a organisé ce voyage, et ce qu'il essaye de lui faire comprendre avec toutes ces métaphores. Il y a trois petits mots bloqués dans leur gorge.

— J'ai failli faire foirer tout ton plan en étant con et désagréable, hein ?

Les bras d'Otabek se resserrent autour de lui, il le rassure automatiquement :

— Je sais que le romantisme, ce n'est pas trop ton truc. Je n'aurais peut-être pas dû essayer.

— Tu as fait pire qu'un road trip pour voir les étoiles, plaisante Yuri.

Un petit sourire apparaît sur les lèvres d'Otabek, son corps se détend contre celui de Yuri.

— C'est un défi ? demande Otabek, taquin.

— Tu comptes faire pire ?

— Attends... Yura, tes tâches de rousseur me rappellent les constellations.

Pour appuyer ses paroles, Otabek presse un baiser sur le bout de son nez, où elles sont effectivement apparues avec le soleil.

— Merde... Ça t'es venu avec trop d'aisance. T'es tellement nunuche.

On pourrait presque croire aux paroles de Yuri, si lui-même n'avait pas un sourire niais greffé au visage.

— Tu es un mystère, Yura… Mais je t'aime comme ça.

Yuri se fige sur le coup, et Otabek ne comprend la portée de ses mots que quelques secondes plus tard.

— Merde… jure Otabek. Désolé d'avoir dit ça comme ça.

— T'excuse pas pour ça, c'est pas toi le problème.

C'est vrai que Yuri pense souvent à la mort des étoiles et qu'il est difficile pour lui d'imaginer l'amour autrement que mortuaire et fatal. Il ne sait pas si c'est parce qu'il a l'impression de sentir son corps mourir un peu plus vite chaque année, ou si c'est parce qu'il a trop souvent observé l'amour flétrir et mourir.

C'est tout aussi vrai que l'amour que lui témoigne Otabek arrive à résister au trou noir en lui, qu'il continue à briller intensément, et que Yuri n'a pas peur de le voir disparaître. C'est encore plus vrai que Yuri l'aime en retour. Pourquoi est-il incapable de le dire ?

La réponse est toute aussi évidente. Parce qu'il a peur, et que la peur le fait fuir.

Comme si Yuri était fragile, Otabek serre doucement sa main entre les siennes.

— On est pas obligé de se le dire maintenant.

Le sourire d'Otabek est tendre. La gorge de Yuri est de plus en plus serrée. Il aimerait réagir autrement. S'il était le héros d'un livre, il se serait confié maintenant, dans cet endroit sorti tout droit d'un rêve. Si seulement il n'était pas coincé dans la réalité, qu'il pouvait arrêter de perdre du temps, trouver les mots, trouver le courage.

— Mais tu le sais, hein ? insiste Yuri.

— Évidemment que je le sais.

Otabek scelle ses paroles d'un baiser. Yuri sourit contre sa bouche et ne s'éloigne de lui que pour se tourner complètement, s'installer sur ses genoux et cacher son visage dans son cou. Yuri se perd dans le goût de l'eau salée du lac et l'odeur de sa peau moite, il noie ses paroles dans un murmure contre sa gorge :

— Tu es trop parfait. Je te déteste.

— Tu es trop pessimiste, rétorque Otabek.

— D'accord... Tu es trop naiseux.

Il y a une petite pause et Yuri est certain que les yeux d'Otabek brillent dans l'obscurité lorsque Yuri ajoute :

— Je t'apprécie comme ça.


Notes:

• La scène qu'ils récitent au bord du lac est bien évidemment la fameuse scène du balcon (scène deux de l'acte deux, pour ceux qui veulent) de Roméo et Juliette !
• La chanson que Yuri écoute dans la voiture : ilomilo de Billie Eilish
• Le poème de la scène finale : Le troisième poème de la série "Amie" (oui, encore) de Marina Tsvetaeva, traduit par Henri Abril dans le receuil Les Poésies d'amour aux éditions Circé

• RS Ophiuchi est une nova qui a, en réalité, été visible pour nous en août dernier alors que j'écrivais ce chapitre (belle coincidence !). Je ne raconte cependant pas que des bêtises, elle a effectivement explosé de nombreuses fois sans s'éteindre — en 1898, 1933, 1958, 1967, 1985, 2006 et 2021

• La scène finale est celle qui a inspiré toute cette fanfic, je suis content d'enfin publier ce chapitre ! C'est aussi cette scène qui m'a inspiré la bannière postée avec le chapitre un. J'espère que vous l'avez aimé tout autant que j'ai rêvé de l'écrire :D

• La playlist updatée de cette fic : playlist/5tp7MTfyqjRcSdQmPu4nde?si=deaf85abe1814ac0