— C'est… Quoi ces trucs ?
L'entrée de la ville côtière de Balkhash est marquée par deux larges sculptures en forme de poisson. Leurs bouches sont entrouvertes et leurs gros yeux globuleux semblent suivre le passage de l'Audi. Selon Yuri, elles sont toutes aussi laides et incroyables que le poulpe de bronze face à YuuTopia à Hasetsu, alors elles méritent une place sur sa page Instagram. Il baisse la vitre, arrive à prendre un cliché passable malgré le mouvement de la voiture. Quelques mètres plus loin, c'est un monument représentant un avion qui attire son attention. Sympa. Ça laisse supposer que la ville n'est connue que pour deux choses : sa plage et son aéroport.
— C'est autre chose que Saint-Pétersbourg, hein ? le taquine Otabek.
Ses soupçons sont vite confirmés lorsqu'ils traversent Balkhash. Comme toutes les villes ayant connu leur gloire durant la période de l'union soviétique, elle peine à garder la tête hors de l'eau suite à l'indépendance du Kazakhstan. Yuri note la présence d'écoles, des facultés et de nouvelles zones résidentielles, mais dans les quartiers les plus vieux, le revêtement des immeubles se décolle en gros morceaux et la rouille dévore les balcons métalliques. C'est dans l'une de ces rues qu'ils stationnent l'Audi, en dessous d'un arbre assoiffé par la chaleur dont les maigres branches s'étendent péniblement vers le ciel.
Otabek coupe le moteur, néanmoins, il ne descend pas directement. Il triture ses lunettes de soleil, jetant plusieurs coups d'œil dans le rétroviseur. C'est rare qu'il soit inquiet à propos de son apparence. Ses cheveux sont emmêlés par le vent, sa peau maculée de sueur, ses lèvres un peu sèches, mais ça n'empêche pas Yuri de vouloir l'embrasser. Il ne sait pas pourquoi son partenaire s'inquiète autant.
— Relax, Altin. Ta tante ne va pas te manger.
— Je ne l'ai pas vue depuis longtemps...
— Tant que ça ?
— Depuis l'enterrement de Papa.
Finalement, Otabek relève ses lunettes sur le haut de son crâne pour tenter de garder ses légères boucles en place. Il n'a toujours pas l'air satisfait. Yuri plante la pointe de son doigt entre ses sourcils froncés.
Gonflant ses joues dans une moue boudeuse, Yuri affirme :
— Elle t'adore toujours, idiot.
— Mh.
— Il faudrait être crétin pour que ce ne soit pas le cas ! insiste-t-il.
Un haussement d'épaules répond à son compliment, mais il peut distinguer le sourire naissant au coin des lèvres de son petit-ami. Yuri serre son genou en un geste rassurant, presse un baiser bruyant sur sa joue, puis s'extirpe de l'habitacle d'un geste décidé. Ils ne peuvent pas être deux à se laisser avoir par leurs nerfs.
Les couleurs ocres des immeubles sont pâles face à l'intensité du soleil, Yuri doit plisser les yeux pour en distinguer les détails. La peinture se détache en de gros morceaux, comme une orange qu'on aurait commencé à peler, mais qui serait déjà pourrie à l'intérieur. Rien à voir avec l'espèce de manoir que le père d'Otabek a légué à sa femme.
En écho à la portière de la voiture, la porte de l'immeuble s'ouvre avec fracas, et une femme d'un peu plus de quarante ans s'approche d'eux d'un pas énergétique. Son visage joufflu est plus proche de celui d'un enfant que d'un adulte, deux fossettes encadrent son sourire bienveillant. Ses vêtements sont secoués par la légère brise du bord du lac, ils attirent l'œil de leurs multiples motifs superposés et leurs couleurs bariolées. La tante d'Otabek ne semble pas négligée pour autant. Elle est à peine plus petite que son neveu, ils peuvent se regarder droit dans les yeux sans aucun mal, et lorsqu'elle se plante devant lui, ils s'observent quelques secondes sans savoir quoi dire.
— Beka ! Qu'est-ce-que tu as grandi !
— Salut… balbutie l'intéressé. Euh, Tante Safa...
La fameuse tante Safa tire Otabek contre elle avec enthousiasme, les mots de celui-ci sont étouffés contre son épaule. Il referme ses bras autour d'elle, mais son regard n'a pas perdu de son désarroi. Le pauvre n'est pas doué avec les démonstrations d'affection — Yuri l'a vu s'enfuir de bien des étreintes.
— J'en doute ! intervient Yuri. Depuis le temps qu'on se connaît, il n'a pas grandi d'un centimètre !
Subitement, Safiya semble se rappeler que son neveu n'est pas venu seul. Elle recule de quelques pas empressés pour jeter un bon coup d'œil à Yuri, sans pour autant se séparer de sa moue radieuse.
— Tu dois être Yura ! En chair et en os !
— Je vois que ma réputation me précède... commente-t-il.
Le regard d'ambre de Safa le détaille de la tête aux pieds. Rapidement, Yuri remarque la ressemblance entre Otabek et elle. Elle ne lui fera sans doute rien remarquer, mais elle est en train de l'analyser sous toutes les coutures. La seule différence majeure, Yuri l'apprend bien vite, c'est qu'elle parle beaucoup plus que son neveu.
— Ça fait des années que tu te classes parmi les meilleurs en patinage. Ta spécialité, ce sont entrées de sauts difficiles comme ton triple Axel précédé d'un back counter, mais tu es surtout connu pour ta flexibilité lors de tes pirouettes. Tu as réussi à obtenir l'argent aux derniers Jeux olympiques… Ceci dit, Otabek t'as tout de même battu au Grand Prix l'an dernier. Ce n'est pas la première fois qu'il te vole la première ou seconde place sur le podium…
Un rire franc secoue Yuri, surpris par ce flot de paroles. Il accepte la paume tendue de Safiya. Il aime bien les gens qui ont de la répartie — ainsi que les gens qui complimentent Otabek.
— Otabek est très doué, approuve-t-il.
Safiya serre sa main en retour, lumineuse de joie. Les joues d'Otabek sont rouges, et il grommelle qu'il a trop faim pour discuter de sa carrière.
Safyia loge juste au-dessus d'une série de commerces, dont, comme l'avait répété mille fois Otabek durant le trajet, une pâtisserie, un café, et deux vendeurs de kebabs. L'odeur de friture et de pain chaud flotte dans toute la rue, et l'estomac d'Otabek grogne si lourdement qu'il n'en faut pas plus pour que sa tante ne les traîne dans une rue adjacente.
Le restaurant est plein à craquer, flanqué d'une petite terrasse bordée de haies toute aussi occupée. C'est la journée la plus chaude depuis le début de la semaine, les touristes sont réfugiés en masse à l'ombre. L'intérieur de l'établissement est sombre et étouffant, Yuri est soulagé de trouver une table libre à l'extérieur. Après avoir passé quarante-huit heures à grignoter plutôt qu'à manger de véritables repas, il est tout aussi satisfait de trouver une salade au menu.
La carte offre un bon nombre de spécialités géorgiennes, dont l'assiette de khachapuri que la serveuse dépose devant Otabek. Yuri grimace en voyant la graisse dégouliner du fourrage à base de fromage et d'œuf, et ravale la remarque qui menace de quitter sa bouche. Pour une fois, il ne veut pas casser l'ambiance. Safiya pioche lentement dans son assiette de gros raviolis, et, à en juger ses yeux brillants, elle semble ravie de l'appétit de son neveu.
C'est étrange d'observer Otabek et sa tante graviter l'un autour de l'autre. La relation de celui-ci avec Safiya n'a rien à voir avec celle qu'il a avec Sofia, ou même avec Nurlybek. Avec eux, Otabek ressemble à un animal craintif, prêt à s'enfuir au moindre danger. Yuri ne se souvient pas l'avoir vu embrasser sa mère sur la joue ou entrer dans l'espace vital de son frère. En revanche, Tante Safa peut l'entraîner par l'avant-bras vers le restaurant, et elle peut tendre la main au-dessus de la table pour toucher la sienne alors qu'ils discutent de tout et de rien. Elle l'apaise étrangement.
Tirer plus de quelques mots à Otabek est déjà un exploit en soi, alors Yuri reste majoritairement silencieux durant le repas. Ils ont beaucoup de temps à rattraper, que ce soit le récit du succès d'Otabek à Pyeongchang, l'entraînement en prévision du Grand Prix, ou encore les nouvelles de leur famille à Almaty. À la fin du repas, le sourire d'Otabek est devenu éclatant plutôt que timide, et ce n'est pas seulement lié à l'assiette de dessert qu'il partage avec Safiya.
De fil en aiguille, ils échangent des anecdotes d'enfance que Yuri n'écoute que d'une seule oreille, concentré sur sa tasse. Il a descendu la moitié de sa dose de caféine de l'après-midi lorsque son intérêt est piqué par leur conversation :
— Je constate que tu as bonne mine, Otabek ! Je m'inquiétais un peu pour toi. La dernière fois que je t'ai vu, tu étais un garçon bien triste et solitaire.
C'est vrai qu'Otabek a l'air de bonne humeur aujourd'hui. Il mastique une large bouchée de gâteau, le sucre au coin de ses lèvres ne fait qu'accentuer son air enjoué.
— Tu n'avais pas tort...
Otabek s'essuie avec sa serviette, et poursuit, pensif :
— Je ne pensais pas que quelqu'un l'avait discerné. Mon frère et mes soeurs se faisaient bien plus remarquer que moi.
— Ça se voyait dans la manière dont tu regardais les autres. Tes yeux étaient tristes.
— Tristes ? La plupart des gens pensent que c'est mon expression naturelle et que je n'ai tout simplement pas envie de me mêler à eux.
— Tu parles ! Ça fait plusieurs décennies que je décode notre famille, je sais comment m'y prendre ! Vous n'êtes pas seuls par choix, mais par instinct de préservation.
Yuri relève le nez de sa tasse. Safiya porte toujours un sourire, mais il est terni. Otabek doit l'avoir remarqué aussi, puisqu'il repose sa fourchette sur la table, et se désintéresse totalement du désert.
— Ça fait longtemps que je ne me suis pas senti seul, la rassure-t-il.
— C'est ce que j'espérais, lorsque tu m'as dit que tu venais accompagné de ton ami.
Tante Safa observe Otabek d'un air curieux, puis son regard plonge dans celui de Yuri. À la lumière naturelle, ses yeux sont couleur orange brûlée, ils le déstabilisent par leur intensité.
Contrairement à son petit-ami, Yuri porte ses émotions écrites en plein sur le visage, elles n'ont de cesse de tordre ses traits en un livre ouvert. Est-ce que tante Safa arrive à le lire ? La simple présence de Yuri autour de cette table lui donne l'impression d'être un imposteur et de mentir ouvertement à Safiya. Est-ce qu'elle peut voir qu'ils sont plus que de simples amis ?
Comme si elle ressentait le besoin de désamorcer la situation, son air sérieux disparaît tout aussi vite qu'il ne s'était dessiné, et elle s'exclame :
— Bon, Yura ! Raconte-moi comment vous vous êtes rencontrés. J'ai du mal à croire que c'est Beka qui a fait le premier pas !
Après le repas, ils visitent la ville, ce qui confirme à Yuri qu'à part un aéroport, une gare, un stade, des usines métallurgiques, une Mecque et quelques monuments célébrant une époque révolue, il n'y a rien à y voir. Les heures s'écoulent paisiblement, presque paresseusement, néanmoins agréablement. C'est prévu qu'ils reprennent la voiture le lendemain pour deux jours de route jusqu'à Almaty, alors ils sont heureux de pouvoir se dégourdir les jambes.
La plage de Balkhash est similaire à celle qu'ils ont visitée la veille, c'est une zone de loisir prisée par les visiteurs durant les beaux jours. Laborieusement, ils se frayent un chemin entre les serviettes de plage et les châteaux de sable.
Là encore, Tante Safa les gâte, et Otabek mange tellement de sucre qu'il est plus agité que les gosses qui jouent avec leur pelles et leurs seaux. Quand Safiya se lasse de leurs chamailleries dans le sable, elle leur fait signe d'aller se balader, s'installant sous un parasol. Yuri peut sentir son regard sur sa nuque lorsqu'elle lève les yeux de son livre pour les surveiller, comme s'ils n'étaient que deux enfants. Peut-être qu'ils le sont un peu, le temps d'une journée.
Les vagues viennent caresser les pieds nus de Yuri, puis s'enfuient, reviennent, et s'enfuient encore, insaisissables. D'ici, il a presque l'impression de regarder la mer, le soleil de fin d'après-midi fait briller la surface du lac. Il se cache derrière ses grosses lunettes de soleil, les yeux rivés sur l'horizon éblouissant. Même devant ce paysage idéal, un poids comprime sa poitrine. Il y a une chose évidente dont Otabek et lui n'ont pas discuté. Il fourre ses poings dans les poches de son short en jeans, et il sait qu'il fronce les sourcils lorsqu'il demande :
— Beka… Tu voulais qu'on vienne ici pour lui dire, hein ?
L'intéressé cesse de manger son beignet, considérant la question. Otabek s'étale toujours de la nourriture partout lorsqu'il mange, Yuri aimerait bien le débarbouiller du bout des doigts, ou goûter le sucre de ses propres lèvres. Il aimerait pouvoir se conduire comme tous ces couples qui s'embrassent sur la plage et se tiennent par la main sans crainte. Il aimerait que la situation soit simple. Il aimerait ne rien avoir à dire du tout à Safiya.
— Oui, confirme Otabek. J'aurais bien voulu le faire ce soir.
— Tu n'es pas obligé, tu sais.
Otabek porte aussi ses lunettes, ses cheveux balancés par la brise masquent en partie son visage. C'est difficile pour Yuri de savoir ce que son petit-ami pense, mais il se doute que celui-ci s'inquiète de l'opinion de sa tante.
— Je ne peux pas continuer à m'enfuir, répond-t-il, après un silence.
Yuri aimerait pouvoir lui serrer la main et lui dire que tout ira bien, mais ici, il n'y a que les promesses qui comptent.
Le repas du soir est lourd, et après le dessert —encore plus de friture et de sucre—, Tante Safa leur sert du cognac dans de larges verres à liqueur. Le goût s'attarde désagréablement sur la langue de Yuri. Ses doigts jouent avec le pied du verre, son regard flâne sur les murs, où les souvenirs sont eux aussi pesants.
Cet endroit le rend un peu claustrophobe. Il aimerait mettre ça sur le compte de l'unique fenêtre qui éclaire le salon, mais il sait que c'est autre chose, une chose qu'il ne saurait définir avec exactitude. La pièce est étriquée, le papier-peint date de la construction de l'immeuble, les objets s'empilent sur chaque espace libre — les bibelots sont de mauvaise qualité, la peinture déborde des contours des animaux de bois et des poupées de porcelaine. Yuri devine cependant qu'ils ont une valeur inestimable pour Safiya. Il n'y a pas de doute possible, c'est l'intérieur de quelqu'un qui vit au dedans plutôt qu'en dehors. Aux deux sens du terme.
Safiya est installée sur un antique fauteuil. Son visage est jeune, mais, sous la pâle lueur orangée de l'appartement plutôt que celle de l'extérieur, elle semble vieillie.
Otabek traîne les pieds d'un bout à l'autre de la pièce. L'une de ses mains est crispée autour du verre, l'autre gratte l'arrière de sa nuque. Quand il cesse de faire les cent pas, il se balance d'un pied à l'autre devant les photos encadrées sur le mur. Yuri a du mal à croire qu'il y a des gens qui sont incapables de comprendre le langage de son petit-ami. Otabek fait semblant de s'intéresser aux clichés, mais son regard est perdu dans le vide.
— Asseyez-vous, et reprenez donc un verre.
Safiya désigne le canapé juxtaposé au fauteuil, puis la bouteille de Cognac sur la table basse.
— Un autre ? piaille Yuri.
— Je sens que vous en avez besoin, répond Safiya.
Le verre d'Otabek est déjà vide, il se ressert une généreuse dose. Yuri vide le sien d'une traite, et le remplit à son tour. Ils échangent un regard entendu avant de s'installer côte à côte.
Le liquide brûle la gorge de Yuri, mais il espère que ça va vite lui monter à la tête. Il n'a pas la moindre idée de ce qu'ils sont censés dire. Généralement, il règle ses problèmes en hurlant un grand coup… Ce qui n'est ni une bonne solution, ni le genre d'Otabek. Celui-ci fixe la table-basse, cherchant laborieusement ses mots :
— Mh, tante Safa, je voulais te parler de quelque chose… Mh.
Deux mh dans la même phrase, c'est beaucoup, même pour Otabek.
Yuri frôle ses doigts serrés sur le bord du canapé. Safiya hoche la tête en signe d'encouragement. La petite aiguille de l'horloge du salon rythme les secondes. Yuri peut jurer que c'est la plus longue minute de sa vie.
— Maman le sait, alors je veux être honnête avec toi… Je suis bisexuel, et je ne pense pas que je finirai ma vie avec une femme.
Seules quelques secondes de plus s'écoulent, mais elles durent une éternité.
— Parce que tu es avec Yura ?
— Oui. Je sais que ce n'est pas ce qui est attendu de moi, mais je ne veux plus avoir honte de ce que je ressens.
Le fauteuil craque lorsque Safiya s'en extirpe. Elle s'agenouille devant Otabek, ses longs cheveux frôlent ses genoux. Elle pose une main sous le menton de son neveu afin de relever son visage.
— C'est tout ce que tu voulais me dire ? questionne-t-elle doucement.
Otabek lève progressivement les yeux vers sa tante. C'est la troisième fois depuis son arrivée à Almaty que Yuri remarque qu'ils sont humides de tristesse.
— Ça ne te gêne pas, Safa ?
S'il avait l'air d'un enfant à la plage cet après-midi, ce n'était rien comparé à cet instant. Il paraît dix ans de moins et il a besoin d'être consolé par un adulte. Les lèvres de Safyia se posent sur son front. La voix de celle-ci est si faible que Yuri peut à peine la distinguer :
— Je t'aime, et je t'aimerai toujours, même si je te le dis moins souvent que lorsque tu étais enfant.
— J'avais peur que ça ne soit plus le cas.
La voix d'Otabek tremble. Safiya se redresse. Avant qu'elle ne leur tourne le dos pour ouvrir la commode du salon, Yuri remarque que ses yeux à elle aussi sont un peu mouillés.
— Beka, il est temps que je te montre quelque chose.
Elle fouille un moment dans le meuble, puis dépose un large album photo sur la table.
— Jetez un œil là-dedans, les garçons.
Le bruissement de pages comble le silence. Les photos en argentique sont désaturées par le passage des années, malgré ça, il est impossible de ne pas reconnaître Safiya. Les photos la montrent adolescente, puis jeune adulte, et ce qu'Otabek avait dit est véridique, c'est à peine si elle vieillit. C'est peut-être son air enjoué qui fait ça.
Sans oser ouvrir la bouche, Yuri regarde Otabek tourner les pages. Il a du mal à saisir ce qu'ils doivent voir dans l'album, il ne différencie pas toutes les personnes sur les photos. Des cheveux bouclés et des lunettes rondes lui indiquent qu'Erzhan pose aux côtés de sa sœur sur certaines d'entre elles. Sur d'autres, il y a une troisième personne, une jeune femme au teint de porcelaine et aux cheveux plus pâles encore que ceux de Yuri. Il ne l'a jamais vue sur les photos de famille, mais Otabek la reconnaît instantanément, et lève les yeux vers sa tante, surpris.
— Pourquoi tu me montres des photos d'Anastasia ?
— Regarde mieux, Beka.
Otabek tourne encore quelques pages, les sourcils froncés. C'est un portrait en particulier qui attire son attention. Yuri se penche par-dessus son épaule, curieux.
Sur le cliché figurent tante Safa et l'inconnue blonde, probablement en vacances quelque part, posant devant un large bâtiment qui semble être un stade de football, ou quelque chose comme ça. Le cadre de cette image importe peu, à vrai dire. Ce qui compte, c'est le regard de Safa. Il est plongé dans celui de la jeune femme. Rien ne semble exister à part elles. L'émotion qu'on peut lire dans leurs yeux ne trompe pas. Yuri connaît cette adoration qu'on ne peut masquer — c'est celle qu'il voit si souvent dans les yeux d'Otabek…
Soudainement, tout fait sens. Pourquoi Safiya ne s'est jamais mariée, pourquoi il n'y a pas de photos de couple sur les murs, pourquoi sa famille a cessé de lui rendre visite.
Otabek referme sa bouche entrouverte, il arrive à peine à en extirper des mots :
— J'adorais passer du temps avec Anastasia lorsque je venais te voir. Je ne me doutais pas que vous étiez ensemble…
— Je suis désolé de ne pas te l'avoir dit plus tôt.
Le regard d'Otabek se pose sur Yuri, puis sur Safiya. Il répond :
— Je comprends. C'est difficile d'oser s'ouvrir aux autres.
Les doigts de Safa sont noués à ceux de son neveu, posés sur la table basse. Yuri détourne les yeux, absorbé par les photos. Il se mordille nerveusement la lèvre inférieure, il songe à la troisième personne sur ces images.
— Euh… Qu'est-ce que le père de Beka en pensait ? demande-t-il timidement.
— La plupart du temps, c'était lui qui était derrière l'appareil photo. Il était l'une des rares personnes qui soutenait notre relation.
Cette réponse semble secouer Otabek, qui lâche la main de Safiya et se redresse sur le canapé.
— J'aurais aimé… J'aurais dû lui dire. À l'époque où Papa était à l'hôpital… Je sortais avec un garçon. Maman avait deviné, mais je n'ai pas osé le dire à Papa avant que…
Sa voix se casse, sa phrase cesse net. Safiya secoue légèrement la tête.
— Même s'il était absent et qu'il ne t'en a pas parlé, c'était ton père. Il devait s'en douter.
— Et si ça l'avait déçu et que c'était pour cette raison qu'il ne m'en avait pas parlé ?
— Rien que tu fasses n'aurait pu décevoir Erzhan, encore moins ça.
Cette fois —la quatrième—, Yuri embrasse la joue humide d'Otabek, et essuie les larmes qui y coulent. Il ne sait pas quoi faire d'autre. Il sait que rien ne rattrape le passage du temps, cruel et destructeur. Son petit-ami semble fragile et délicat contre lui. Ses émotions sont peintes au grand jour sur son visage.
— Tu sais, dit Safiya, ta mère s'y fera… Elle a perdu son mari, elle ne veut pas perdre son fils aîné.
— Tu penses ?
— Ta famille t'aime plus que ce que tu peux t'imaginer, Beka.
Dire que la chambre d'ami est vieillotte est un euphémisme. La couette est épaisse, en imitation satin, bordée de froufrous… Tout le style de la décoration est dans cet esprit là. En dépit de la fenêtre grande ouverte, Yuri peut imaginer l'odeur âcre de renfermé se dégager des meubles en bois sombre et des miroirs aux cadres entortillés. C'est laid.
Il se jette à plat ventre sur le matelas et s'enfonce dans une marée de coussins duveteux. Il cesse automatiquement de pester. C'est génial.
— J'aime bien ta tante, déclare-t-il, en s'allongeant sur le côté.
Otabek dépose son t-shirt et son pantalon sur un fauteuil brodé de fleurs, et rejoint Yuri.
— J'ai toujours adoré venir la voir.
— C'est un sacré numéro, s'amuse Yuri. Je suis sûr qu'elle te laissait faire plein de conneries et qu'elle te gâtait comme un roi.
— Tu ne peux même pas t'imaginer.
Pendant un moment, ils ne disent rien de plus. Otabek essaye de lisser les mèches hirsutes qui se dressent sur le crâne de Yuri après sa douche. Yuri lève la main pour retracer les lignes du visage de son partenaire. Ils profitent du matelas, confortable après les nuits passées dans le coffre de l'Audi.
La conversation avec Safiya les a soulagés d'un poids, mais a ravivé un autre problème. On peut difficilement fuir la réalité. Yuri en sait quelque chose : il a fui au Kazakhstan, et ça n'a pas fait disparaître la douleur en lui. Il sait pertinemment qu'il devra affronter ses problèmes de famille au retour.
— Est-ce que ça va ? glisse finalement Yuri.
— Je me sentirais beaucoup mieux si tu m'embrassais.
La peau d'Otabek est moite lorsque Yuri pose ses paumes sur ses joues. Otabek doit ressentir la même émotion douloureuse que lui, parce qu'il tremble à son contact, et referme sa poigne sur ses cheveux pour l'attirer plus près. Tout ce qu'Otabek a laissé en suspens à Almaty l'attend, à six-cent-cinquante kilomètres de distance, à deux jours de voyage seulement.
Le baiser a le goût de Cognac, du savon emprunté à Safiya. Il est doux, puis impatient.
Ils ont besoin l'un de l'autre et il y a quelque chose dans l'ambiance de cet appartement qui dévoile ce sentiment, l'expose comme un nerf à vif.
Le corps entier de Yuri frissonne quand Otabek passe les mains sur son torse nu. Dans la voiture, ils ne peuvent pas faire grand chose de plus que se caresser maladroitement à travers leurs vêtements, alors c'est un mélange de frustration et de… Peu importe ce qu'ils ressentent ce soir, qui les embrase d'un coup — qui menace de les consumer complètement.
Yuri ne veut pas seulement la chaleur de leur étreinte, il veut s'y brûler.
Il se laisse tomber sur les coussins, il tire Otabek à sa suite. Yuri veut le sentir proche, encore plus proche que ça. Il en veut plus. Chaque jour loin d'Almaty souligne cet inéluctable fait. Il est impossible pour Yuri de cacher ce qu'il ressent. Il sait qu'Otabek le lit sur son visage, le sent dans le rythme affolé de son cœur, l'entend dans sa respiration hachée après seulement quelques baisers. Il l'aime, ça remplit ce trou noir en lui, c'est inscrit partout sur sa peau frissonnante. Ça rend Yuri désespéré, alors oui, il en veut toujours plus, toujours plus.
Chaque geste répond à un besoin désespéré l'un de l'autre. Yuri lève les hanches pour permettre à Otabek de retirer son bas de pyjama, et celui-ci revient aussitôt contre lui. Ils oublient comment réfléchir, le temps cesse de s'écouler. Plus rien n'existe excepté leurs corps pressés l'un contre l'autre, seulement séparés par le tissu de leurs sous-vêtements.
Le parquet du couloir craque. Les horloges reprennent.
— On ne devrait pas... articule Otabek, essoufflé.
Ils échangent un baiser fatigué, lent, et Yuri sent la pression de toute cette journée retomber sur eux. Les dents d'Otabek frôlent paresseusement sa lèvre inférieure, ça le pique un peu. La réalité les rattrape, le tic-tac du réveil sur la table de nuit est fracassant. Ils se séparent. Dans l'obscurité de la chambre, Yuri ne voit que les pupilles de son partenaire, sombres et dilatées. Il voudrait s'y noyer.
— On ne devrait pas, acquiesce-t-il quand même.
Ironiquement, c'est l'horloge du salon qui accompagne l'insomnie de Yuri. Il ne veut pas gêner le sommeil d'Otabek en passant la nuit à se tourner dans tous les sens, alors il a quitté la chambre d'ami. L'appartement ne possède que trois pièces, il s'installe donc sur le canapé rafistolé, jouant avec l'un des fils lâche des coussins.
Enfin… Ce n'est pas la chaleur se frayant un chemin dans la chambre qui l'empêche de fermer l'œil, c'est plutôt le doute qui se glisse dans les craquelures de son être. Certaines nuits, comme celle-ci, il est si fort qu'il est incapable de trouver le repos.
Maintenant que Yuri est seul, debout entre ces murs aux décors à la fois trop pleins et trop vides, il comprend ce que cet appartement lui évoque : la solitude. Par extension, il comprend pourquoi ça lui fait peur. C'est un coup d'œil dans son futur, et surtout, dans ses angoisses, révélées par cette journée.
Un jour, ça pourrait être leur appartement à lui, à Otabek.
Plus que tout, Otabek souhaite rendre sa famille fière. C'est une évidence, lorsque Yuri l'observe dépérir parmi les fantômes de la maison de Sofia et lorsqu'il le voit chercher des réponses dans les bibelots de Safiya. Malgré l'approbation formulée à demi-mots par sa mère, celle proclamée de son frère et de sa tante, il est probable qu'Otabek doive sacrifier une partie de sa famille pour rester avec lui. Ils ne pourront jamais avoir une vie comme celle des autres. Pas de bague, pas de photos de mariage, pas d'enfants qui sourient sur les photos, rien de plus qu'une collection de médailles sans aucune valeur sentimentale, et des bibelots qui en possèdent beaucoup trop.
— Tu as du mal à dormir ?
Dans le silence de la nuit, cette voix bien vivante fait sursauter Yuri. Il se retourne pour découvrir son hôte, debout dans l'encadrement de la porte. Elle est vêtue d'une robe de chambre rose bonbon qui tombe jusqu'à ses chevilles, et de pantoufles en fourrure un peu excentriques. Malgré ses traits tirés, son visage est doux à la lumière lunaire.
— Excuse-moi, Safa, j'avais besoin d'air.
Yuri fait un geste de la main vers la petite fenêtre ouverte. L'explication ne trompe pas Safiya.
— Toi aussi, tu t'inquiètes pour Otabek, n'est-ce pas ?
Yuri pense au sourire d'Otabek au restaurant ce midi. Il pense à son sourire sur la route depuis leur départ d'Almaty. Il pense à son sourire depuis qu'ils ne sont que tous les deux. C'est dingue, à quel point Otabek peut briller sans s'en rendre compte, et c'est tout aussi dingue à quel point ça effraie Yuri. Il a peur d'être celui qui finisse par le ternir.
— Je m'inquiète tout le temps pour lui…
Tante Safa lui tend la main. Elle est tiède dans la sienne.
— Viens, Yura. Je vais te faire une boisson chaude.
Safiya pose une main sur son dos et le guide jusqu'à la cuisine. Un peu comme Grand-Père, elle n'a pas besoin de mots pour être rassurante, juste de ce toucher ferme mais affectueux.
La gazinière crépite, l'odeur de lait chaud est familière et réconfortante. Le plastique de la chaise colle sous les cuisses de Yuri. Quand son hôte dépose deux tasses fumantes sur la table, il la remercie chaleureusement. Ça lui rappelle vraiment ses grand-parents.
— Dis… Comment vous vous êtes connues ? Anastasia et toi ?
Tante Safa sourit, un peu comme la jeune adulte des photos, celle amoureuse et innocente.
— À l'époque, j'étudiais à Almaty. Chaque vendredi, je m'asseyais à la terrasse d'un café pour potasser mes cours. Un jour, j'ai remarqué une jeune femme installée à la table d'à côté. Elle était beaucoup sur son téléphone, elle semblait attendre quelqu'un. Je me suis dit qu'elle attendait son rencard, mais qu'il lui avait posé un lapin. Au bout d'une demi-heure, j'ai proposé de lui tenir compagnie. En réalité, elle attendait son mari. Il n'est jamais venu, alors je lui ai payé un verre dans le bar d'à côté.
— Qu'est-ce qu'elle faisait dans ce bar ?
— Son mari était un homme d'affaires d'origine russe parti au Kazakhstan pour son travail, et majoritairement absent. Elle m'a dit qu'elle s'ennuyait beaucoup, qu'elle sortait pour passer le temps. On s'est échangé nos numéros. On s'est revues chaque vendredi.
C'est une belle histoire, se dit Yuri. Elle n'a rien de shakespearienne, mais ça pourrait être le résumé d'un livre.
— Comment t'as su ? Que ça allait marcher ? Que c'était une bonne idée de rester avec elle ?
— Je n'en sais rien… On a vécu ensemble quelques années, puis on s'est quittées.
— À cause de ce que les gens disaient ?
— Malheureusement.
— Et elle ? Elle a fait quoi ?
— Je crois qu'elle est rentrée refaire sa vie en Russie.
Et voilà la tragédie. L'espoir flétrissant. La réalité qui brise la fiction.
— Oh…
— Les choses étaient différentes, à l'époque, plus compliquées que pour vous. J'ai passé trois merveilleuses années avec elle, pourtant, j'ai bêtement laissé tomber.
— Tu regrettes ?
— J'ai rencontré d'autres femmes, mais c'est la première que j'ai aimée. J'aurais dû me battre pour la garder.
Après leur avoir préparé un petit-déjeuner princier et leur avoir donné assez à manger pour nourrir une armée entière, Safiya les raccompagne en bas. Le moteur de l'Audi gronde déjà, signe qu'ils sont bel et bien sur le départ. Yuri traîne sur le trottoir, les doigts serrés sur les bretelles de son sac à dos. Il a une dernière chose à faire avant de partir.
— Hé, Safa ?
— Qu'est-ce qu'il se passe, mon grand ?
Yuri sait qu'il se mêle de choses qui ne le regardent pas, mais c'est plus fort que lui. Après sa discussion avec Tante Safa, il a été incapable de s'endormir tout de suite. Elle lui a raconté une belle histoire, mais avec une fin qui lui déplaît.
— J'ai vu le nom de famille d'Anastasia dans l'album photo. Alors, je l'ai cherchée sur internet, juste pour voir…
De sa poche, il tire son téléphone, puis montre à Safiya le profil Vk qu'il a trouvé durant son insomnie.
— C'est écrit sur sa page qu'elle a vécu à Almaty entre mille-neuf-cent-quatre-vingt-dix-huit et deux-mille-un, ça devait être à cette époque là que tu l'as connue, non ? Si c'est bien elle, elle est effectivement rentrée en Russie en deux-mille-deux, mais elle n'a pas l'air d'être en couple en ce moment. Peut-être que tu devrais lui envoyer un message. On sait jamais...
Safiya ne paraît pas irritée par son comportement de petit fouineur. Un léger rire anime son corps, puis elle l'attire contre elle dans un geste enthousiaste. Elle sent la lessive et les pâtisseries qu'elle leur a servi, comme il imaginerait l'odeur d'une véritable mère. Il ferme les yeux, se laissant aller dans son étreinte. Quand elle le relâche, il est incapable de lire son expression, pas même son regard brun.
— Tu es plein d'espoir, Yura. Ne laisse personne briser ça, d'accord ?
— Je… Promis, Safa.
Elle claque un baiser sur sa joue, l'étreint une dernière fois, et l'envoie vers la voiture.
— Filez donc, les garçons !
Dans le rétroviseur, Yuri la regarde disparaître. Ses yeux sont humides sous ses lunettes de soleil. C'est la deuxième fois qu'il pleure depuis son arrivée au Kazakhstan.
Il compte bien honorer sa promesse.
L'étendue désertique s'étend d'un côté de la voiture, celle bleutée du lac de l'autre. La playlist est retombée sur l'album de Clapton. C'est une scène rejouée à l'identique. Toutefois, Yuri se sent différent. C'est drôle, comme quarante-huit heures ont changé son opinion sur les histoires d'amour impossibles.
Un franc soleil les illumine. Otabek aussi semble changé. La tension a disparu de la ligne de ses épaules, son sourire ne possède plus aucune retenue. Il tape le rythme de la musique sur le volant, articulant silencieusement les paroles de la chanson.
L'autoradio chante :
— Like a fool, I fell in love with you, you turned my whole world upside down.
Yuri ose demander :
— Est-ce que ça t'a fait du bien de parler à Safiya ?
— Je crois.
La voix de Clapton se superpose au gémissement de la guitare, et Yuri articule du bout des lèvres :
— Please don't say we'll never find a way and tell me all my love's in vain…
Otabek lui jette un coup d'œil, et hausse un sourcil.
— Et toi ? interroge-t-il.
— Je crois aussi, répond Yuri.
La voiture avale les kilomètres en direction d'Almaty. Balkhash a disparu dans la poussière depuis longtemps, mais Yuri sait qu'ils n'oublieront pas leur passage là-bas.
La chambre d'hôtel est minuscule, juste assez large pour acceuillir un lit double collé au mur, une table de chevet et un minibar fourré dans un coin. L'air conditionné ne fonctionne pas, Yuri parvient à débloquer la fenêtre après s'être débattu de longues minutes avec elle. Ils viennent de s'arrêter dans le dernier village avant de quitter la côte pour de bon, et la vue est dégagée sur le lac. Au-dessus de lui, le soleil se couche déjà. Yuri se sent bizarrement nostalgique.
— La salle de bain n'est pas si petite que ça, mais c'est vrai que l'eau est froide.
Yuri hausse les épaules, et se retourne vers Otabek. Pour être honnête, il s'attendait à voir une armée de cafards sortir de l'évacuation de la douche. Ils ont réservé un hôtel pas cher au dernier moment, alors il n'est pas surpris par la qualité de la chambre.
Le soleil couchant obscurcit la pièce, mais éclaire Otabek. Il fait flamboyer les gouttes d'eaux qui s'écoulent sur son torse, le long de ses cuisses et jusqu'à ses mollets. Il ne s'est pas embêté à s'habiller de plus qu'un boxer, ni à se sécher complètement. Yuri lui-même laisse ses cheveux longs sécher à l'air libre, et profite du courant d'air sur sa peau dénudée.
— Il fait une chaleur monstrueuse dans ton pays, peste-t-il. Je me sens toujours poisseux et dégueulasse !
Imperturbable, Otabek se glisse derrière lui, puis dégage sa nuque pour l'embrasser. C'est comme ça qu'il amadoue Yuri. Yuri l'a bien remarqué, mais le laisse faire, et salue son initiative d'un soupir.
— Ça ne me gêne pas, souligne Otabek. Transpirant ou pas, tu me plais quand même.
Yuri lève les yeux au ciel, ignore le rouge qui lui monte aux joues, et se retourne pour repousser gentiment son petit-ami.
— Pousse-toi, Beka. T'es un chauffage sur jambes.
Otabek extirpe une canette du minibar et s'installe sur le lit pour la siroter, ignorant complètement les protestations de Yuri à propos du prix du soda, de la quantité de sucre contenu dedans, ou de l'heure trop tardive pour cette teneur astronomique en glucose. Otabek se contente de hocher la tête sans rien dire, focalisé sur le film qui passe sur la tablette posée en équilibre sur ses genoux. Ses doigts sont frais lorsqu'ils frôlent occasionnellement le bras de Yuri.
Yuri, qui n'est d'ailleurs pas plus satisfait par le choix du film qu'il n'en est par celui de la boisson.
— Je ne sais pas pourquoi je me suis laissé convaincre de regarder ça !
— Ah bon ? rétorque Otabek.
Puis, celui-ci porte une main à son menton, faisant mine de réfléchir une poignée de secondes.
— Je te cite : Leonardo Dicaprio est canon, même en Roméo !
— Je retire ce que j'ai dit, soupire Yuri. Il a l'air d'un con avec son armure de chevalier. Je l'aurais ghosté au bal de Vérone, moi.
Pour couronner le tout, et c'est ce qui irrite réellement Yuri, la vidéo se met en pause environ toutes les trois minutes pour charger la bande passante. L'hôtel propose le Wi-Fi gratuit, mais son débit est clairement bloqué à l'âge de pierre. Pour une raison inconnue à Yuri —peut-être la présence de Leonardo Dicaprio dans le film—, Otabek est fasciné par l'écran. Venant du type qui est capable de citer des pages entières de Shakespeare, ça ne devrait pas être surprenant, mais quand même… Yuri s'emmerde, et il est bien décidé à le lui faire comprendre.
Les draps se froissent dans un bruissement alors que Yuri se redresse et embrasse la ligne de la mâchoire d'Otabek. Celui-ci le laisse faire, mais ne détourne pas le regard de la tablette pour autant. Son souffle soulève et abaisse lentement son torse, la lumière crépusculaire dessine les surfaces sinueuses de ses muscles immobiles. Yuri les sent se tendre légèrement sous sa paume lorsqu'il parsème sa gorge de baisers, bien qu'Otabek feint l'indifférence.
Otabek est patient, Yuri impatient, mais Yuri adore avoir raison, alors il continue son manège, il mordille le cou de son partenaire, puis ses épaules. Otabek tressaille à peine. Les lèvres de Yuri rencontrent le haut de son torse, où elles s'appliquent à laisser une belle marque rouge dans l'espoir de lui tirer une réaction. Toujours rien. Yuri relève la tête, et considère l'idée de laisser tomber.
Il y a le son de la canette brusquement déposée sur la table de chevet, et, brusquement une bouche exigeante s'écrase sur celle de Yuri sans plus de cérémonie. Il répond au baiser sans réfléchir. Otabek a le goût de son foutu soda, ses lèvres sont desséchées par les longues heures passées à conduire ou à marcher au soleil. Après ces derniers jours, c'est devenu le goût et la texture que Yuri associe à son petit-ami.
Avec affection, Yuri porte ses mains autour du visage d'Otabek, il y trace des cercles concentriques de ses pouces. La peau est douce, elle pique juste un peu parce qu'Otabek ne s'est pas rasé depuis leur départ.
L'impatience de Yuri est bien vite retrouvée lorsqu'il sent la langue d'Otabek passer sur sa lèvre inférieure. En un instant, le baiser devient brusque et précipité. Yuri se souvient des instants interrompus, du temps qui passe. Il reconnaît le bruit de la tablette heurtant le tapis, puis, comme une répétition de la soirée précédente, Otabek le presse dans les oreillers.
Yuri rouvre les yeux, il observe le visage d'Otabek. Les plafonniers accentuent les ombres de ses traits, la sueur perle à son front, son souffle est chaud contre les joues de Yuri. Le climat de la chambre change. Il est toujours étouffant, mais d'une autre façon.
— Moi qui songeait que tu avais trop chaud pour qu'on batifole.
L'enfoiré affiche un sourire narquois — Otabek sait très bien l'emprise qu'il a sur Yuri.
— Ferme la et embrasse moi, Altin.
Le son des vagues à la surface du lac est lointain, les exclamations d'inconnus ivres dans le couloir l'est tout autant. Il n'y aucune horloge dans la pièce, aucune obligation risquant de les stopper. Ils n'ont pas besoin de se dire quoi que ce soit pour comprendre ce qu'ils désirent.
Fermement et doucement à la fois, les doigts d'Otabek carressent chaque centimètre de peau pâle dénudée, comme si la preuve de ce que Yuri ressent était inscrite quelque part, au creux de son épaule, entre ceux de ses clavicules, ou dans celui de son ventre. Yuri ne sait pas comment lui faire comprendre, lui montrer, alors il en fait de même. Ses mains explorent ces détails qu'il connaît déjà si bien, la barbe naissante sur sa gorge, la légère ligne de poils sur son torse, l'emblème olympique tatouée sur son avant-bras, l'aigle et le soleil encrés sur chacune de ses cuisses. Quand Yuri termine de le faire avec ses doigts, il recommence avec ses lèvres, comme si le temps et l'impatience n'existaient plus, encore, encore.
Le film marche enfin correctement, mais ils n'en ont plus rien à faire. Lorsqu'ils retrouvent l'urgence abandonnée dans les froufrous de la chambre d'ami à Balkhash, lorsque leurs étreintes ne sont plus suffisantes à les satisfaire, alors le son de la tablette se retrouve étouffé par leurs sous-vêtements jetés sur le sol.
Tout ce qui compte pour Yuri, c'est le corps bouillant contre son torse, entre ses jambes offertes. Otabek balance ses hanches contre lui, son érection est humide sur son ventre, contre la sienne. Tout ce qui compte pour Yuri, c'est cette friction, douce comme du satin, brûlante comme du métal chaud.
Yuri touche tout ce qu'il peut atteindre, agrippe les épaules de son partenaire, cherche à l'attirer toujours plus proche. Finalement, ça non plus n'est plus suffisant, et quelque part, entre les doigts de Yuri pressés sur ses hanches assez fort pour laisser des marques et les gémissements qu'Otabek étouffe dans son cou, ça devient une évidence.
À bout de souffle, ils se séparent, se regardent en silence.
Ces dernières semaines, ils se sont perdus l'un contre l'autre autant de fois que possible, ils se connaissent assez pour savoir ce qu'ils aiment. Otabek aime quand Yuri s'allonge sur le dos et le laisse aller et venir entre ses cuisses serrées, il aime pouvoir voir son visage quand ils font l'amour, il aime surtout pouvoir l'embrasser. Yuri aime la sensation addictive de sa peau contre la sienne, il aime avoir le poids d'Otabek au-dessus de lui, il aime quand il perd son masque de stoïcisme et lui fait comprendre qu'il est à lui. Ils se connaissent assez — mais ils n'ont jamais discuté d'aller plus loin.
Otabek remarque l'indécision sur son visage, le couvre de baisers pour la faire disparaître.
— On est pas obligés de continuer, tu sais.
— Non, non, c'est pas ça.
— Qu'est-ce qu'il y a, Yura ?
Cette fois, c'est Otabek qui semble préoccupé, alors Yuri embrasse le pli entre ses sourcils, puis souffle :
— C'est juste que j'ai jamais… Enfin, je te l'apprends pas.
— C'est normal d'être nerveux… Je le suis aussi.
Otabek prend la main de Yuri et la dépose sur son torse, là où son coeur s'agite, et demande :
— Est-ce que tu as envie qu'on essaye ?
Évidemment que Yuri en a envie, même si son visage rouge et sa lèvre tremblante indiquent le contraire. Il se penche pour déposer un baiser sur les lèvres de son petit-ami, et affirme :
— Oui.
Le corps d'Otabek est de retour contre le sien, les doigts de celui-ci caressent les cheveux mouillés de Yuri, et sa voix est à peine plus forte qu'un murmure :
— J'ai envie de te sentir en moi, ça ne me gêne pas de recevoir.
Otabek n'est jamais honteux d'avouer ce qu'il désire. Ses yeux brûlent d'un feu terrible, un feu qui consume Yuri, un feu qui le laissera calciné. Rien que quelques mots le rendent dingue, ses joues s'embrasent, mais toute pudeur est réduite en lambeaux.
Ils se laissent aller à la combustion dans un mélange de baisers avec trop de dents, de coups de reins avec trop de force, de tendresse avec trop de maladresse. C'est seulement lorsqu'ils reprennent leurs souffles que Yuri remarque qu'Otabek aussi est touché par cette déflagration, qu'il semble ruiné par sa puissance. Yuri détaille ses lèvres saccagées de baisers, sa peau dévastée de marques couleur rouge flamme. Lui aussi, en demande plus.
— Yura, s'il-te-plaît.
Les mains d'Otabek sont fermes sur les hanches de Yuri pour le forcer à s'immobiliser, puis délicates lorsqu'il se relève et s'assoit sur ses talons. Otabek quitte brièvement le lit, et Yuri l'entend fouiller dans l'un des sacs. Il revient avec une bouteille bleue en plastique, il observe Yuri de son regard incandescent.
— Est-ce que tu t'es déjà… ? demande-t-il.
Yuri secoue la tête. Techniquement, il sait ce qu'il est censé faire. Dans la pratique ? C'est une autre histoire.
— Je vais te guider… le rassure Otabek.
Le liquide est frais sur les doigts de Yuri, il doit l'être encore plus sur la peau d'Otabek. Yuri est aussi doux que possible, mais ses gestes sont un peu maladroits. Il fou accidentellement du lubrifiant partout, sur les draps, sur les cuisses d'Otabek, pourtant ça vaut le coup lorsqu'il entend les premiers soupirs quitter les lèvres de son petit-ami. Il ne peut s'empêcher d'avoir peur que ce soit désagréable pour lui, ou qu'il n'apprécie pas vraiment, alors Otabek lui montre ce qu'il aime. Quand Yuri le sent se relaxer autour de ses doigts et bouger contre sa main, ça répond à toutes ses interrogations, et c'est la chose la plus érotique qu'il a vue dans sa courte vie.
La crainte disparaît, laissant place à ce désir ravivé comme on rallume une flamme mourante, amplifié à chaque gémissement brisé contre la bouche Yuri, chaque grondement d'Otabek accompagné d'un roulement de hanches.
— Yura… souffle difficilement Otabek. Stop…
Yuri s'apprête à lui demander s'il lui fait mal, mais un coup d'œil à son expression souligne que c'est tout le contraire. Comme ça, dépendant de chaque mouvement de son poignet, c'est Otabek qui semble être à sa merci, prêt à se laisser achever.
— T'es sûr que t'es prêt ? questionne Yuri.
Le déchirement d'un emballage en aluminium lui répond et une main chaude glisse le latex sur son érection. C'est à peine s'il réalise ce qu'il se passe, ramené à cette sensation primaire au fond de son estomac — à quel point il veut sentir Otabek autour de lui. Yuri murmure une réponse empressée lorsque celui-ci lui demande s'il peut s'asseoir contre la tête de lit, et obtempère.
L'image d'Otabek installé sur ses cuisses est indécente, mais Yuri n'a jamais rien vu d'aussi beau. Progressivement, par ce qui semble être millimètre par millimètre, Otabek abaisse le bassin. Son dernier à-coup lui tire un grognement venant du fond de la gorge, et Yuri se fige, nerveux que ce soit douloureux. Otabek fait mourir sa question sur ses lèvres, et le matelas grince en protestation lorsque, lentement, il commence à bouger sur ses genoux.
Yuri aimerait garder cette image précise et impudente de son partenaire, la repeindre comme un de ces tableaux scabreux de la renaissance. La nuque d'Otabek est rejetée en arrière, sa bouche est entrouverte, ses yeux à peine ouverts, mais ses pupilles sont dilatées, rendant son regard couleur charbon. Yuri veut se souvenir des détails, du poids d'Otabek sur ses cuisses, de l'odeur de sueur, de la moiteur de leurs corps pressés ensemble. L'espace d'un instant, Yuri se dit qu'il pourrait jouir juste de le voir comme ça.
Son genou le lance là où Otabek est appuyé d'une main ferme, il y a une légère douleur dans ses hanches de par leur position, mais la chaleur autour de son sexe le submerge et les réactions d'Otabek effacent toute peur ou maladresse.
— Merde, merde. Continue.
C'est rare qu'Otabek jure ou ordonne, ça encourage Yuri à redoubler d'ardeur. Il pose les mains dans le bas du dos de son petit-ami, pousse ses hanches plus fort pour aller plus loin en lui. Otabek passe les bras autour de la nuque de Yuri, et l'accepte complètement, perdu dans une litanie indécente.
Soudainement, tout devient trop intense, la friction entre leurs corps, la chaleur et l'étroitesse, les plaintes à peine cachées. Yuri n'entend plus son nom rouler sur la langue d'Otabek, ni leurs souffles courts, ni le bruit de leurs peaux frottant l'une contre l'autre. Tout part en flammes, tout brûle dans une chaleur impossible. Son orgasme le frappe d'un coup. Sa vision se trouble et lorsqu'il ouvre les yeux, il doit cligner des paupières afin de distinguer le visage de son partenaire. Quelques secondes s'écoulent avant qu'il ne réalise qu'il vient de jouir, et qu'Otabek est toujours perché sur ses genoux.
— J'suis dés—
Un baiser l'empêche de finir sa phrase, et le tire de son lit de cendres.
— C'était agréable pour toi ? chuchote hâtivement Otabek.
Leurs poitrines se soulèvent au même rythme effréné, Otabek pose son front contre celui de Yuri. Il faut quelques secondes à Yuri pour se souvenir comment fonctionne ses poumons, puis réussir à parler :
— Ouais mais… Je voulais que ce soit bon pour toi aussi… T'as même pas joui.
— Tu étais parfait.
— Mais...
Otabek l'embrasse à nouveau, et souffle :
— Tout ce que je veux, c'est toi.
Le film avait continué de tourner en fond, et finalement, Yuri s'était excusé avec ses lèvres. La chair était encore plus douce sous sa langue qu'elle ne l'était sous ses doigts, il n'existait plus que les bruits humides de sa bouche et les soupirs d'Otabek. Yuri avait laissé les mains de son partenaire ébouriffer ses cheveux alors qu'il guidait ses mouvements de tête. Finalement, quand Yuri avait creusé les joues et joué de sa langue juste comme Otabek aime, celui-ci n'avait pas tenu beaucoup plus longtemps que Yuri.
L'eau de la douche est glaciale mais appréciée sur leurs peaux échauffées. Les doigts d'Otabek sont pleins de savon et retracent la colonne vertébrale de Yuri. Son autre main frôle sa mâchoire. Les gouttes se multiplient sur leurs corps, telle la pluie de baisers qu'ils échangent. C'est le calme après l'incendie.
C'est à cet instant, dans un murmure contre la chair frissonnante de Yuri, qu'Otabek prononce les mots qu'ils gardent pour eux depuis des semaines. Ça n'a rien d'une scène de film ou de roman, là, dans la salle de bain minuscule d'un hôtel pourri. C'est la réalité, blafarde comme la lumière de la salle d'eau. Pourtant, c'est beau et ça coupe le souffle de Yuri, quand Otabek dit enfin :
— Je t'aime.
Ça n'a rien d'un déchirement destructeur fendant son être, comme Yuri l'aurait imaginé quelques jours plus tôt. Yuri se sent calme, son sentiment réciproque est limpide, paisible.
Yuri n'arrive pas à prononcer tous les mots maintenant, mais à cet instant, il sait qu'il ne ressent plus aucune peur à l'idée d'être tombé amoureux.
Affalé dans les draps soyeux de la chambre d'Otabek, Yuri regarde une carte postale.
De ce voyage, il conservera des souvenirs d'un kaléidoscope de nuances vives, telles les eaux illuminées par la fournaise du mois d'août. Le temps passera inévitablement, mais il sait qu'il en conservera toutes les graduations de couleur. Il saura que le soleil était jaune. Il saura que le lac était bleu azur. Il saura que les arbres étaient vert pomme. Rien n'effacera ça de sa mémoire.
La carte postale, elle, perdra peut-être de ses couleurs. Yuri se souviendra pourtant de pourquoi il a acheté ce morceau de carton, un jour, dans une station essence au Kazakhstan. Quand il se sentira seul ou triste, il regardera ces images du lac Balkhash et des montagnes d'Almaty, et pensera à cet été loin de chez lui, où tout était irréel et pourtant si réel.
Dans ses souvenirs, il y aura des dizaines et des dizaines de scènes différentes, des randonnées dans la forêt, des promenades sur la plage, des expéditions sous les étoiles.
— Qu'est-ce que c'est ? questionne Otabek, en relevant le nez de son livre.
— Un souvenir de cet été.
Là, allongé aux côtés d'Otabek, Yuri sourit pleinement.
Notes:
• Un récapitulatif des nombreux Altin :
- Sofia (45 ans) et Erzhan (du même âge que sa femme, décédé à 41 ans), dont les enfants sont Otabek (21 ans), Nurlybek/Nurlya (19 ans), Najma/Naji (8 ans) et Ailana/Ayla (6 ans).
- Les tantes : Safiya/Safa (42 ans) est la soeur d'Erzhan. Samal et Tanya (présentes au repas de famille du chapitre 3) sont les soeurs de Sofia.
- Le grand-père maternel d'Otabek est nommé Aisultan (mentionné dans le chapitre 3 et 11, ancien compositeur ayant enseigné la musique à Sofia, puis Beka), son grand-père paternel (celui qui a fondé la boîte des Altin) est nommé Arystanbek.
• À propos des tatouages de Beka : j'enfonce sans doute des portes ouvertes en disant ça, mais un aigle des steppes et un soleil à 32 branches figurent sur le drapeau du Kazakhstan
• C'est déjà l'avant dernier chapitre de cette fic, sans doute aussi l'un de mes préférés — j'étais content de vous présenter tante Safa... On se revoit la semaine prochaine pour le chapitre final. Triste nouvelle : c'est le dernier. Bonne nouvelle : il est très long !
• La playlist de cette fic : playlist/5tp7MTfyqjRcSdQmPu4nde?si=469a6f810d534093
