La salle de ballet au Mariinsky était blanche du sol au plafond, avec de grands miroirs servant à disséquer chaque millimètre du corps des élèves. L'instructrice du groupe de patineurs de Yakov se nommait Maria Romanovna Vishneva, elle avait des pommettes saillantes et des sourcils fins perpétuellement froncés. Elle ressemblait à toutes les ballerines que Yuri a rencontré au cours de sa vie, sévère, prête à le jeter à la poubelle, et pourtant si belle.
Les doigts de Maria Romanovna étaient froids sous le menton de Yuri, contre ses bras, puis dans son dos alors qu'elle ajustait sa posture, comme elle aurait manié les membres d'un jouet disloqué. La forme de Yuri n'était pas catastrophique, parce qu'il avait douze ans et que son corps d'enfant était malléable — mais elle était loin d'être parfaite selon les critères de la méthode Vaganova.
— La douleur est-elle supportable ? avait demandé Maria.
Il avait acquiescé, expirant lentement par la bouche, alors que la ballerine étirait sa jambe à la verticale jusqu'à l'appuyer contre sa poitrine. De son autre main, elle frottait rudement l'arrière de son genoux pour détendre le muscle contracté.
La mâchoire de Yuri était serrée — la douleur n'était absolument pas supportable. Il n'y avait pourtant qu'une seule réponse à donner.
Yuri se souvient avoir resserré les doigts sur la barre, jeté un œil dans la glace, à son corps tendu comme s'il risquait de se briser. Il se souvient avoir réalisé pour la première fois qu'il n'était rien de plus qu'un instrument destiné à être manié par d'autres. Était-ce à cet instant précis qu'il avait vendu son âme ? Il y avait bien un papier officialisant son départ pour le camp d'été, puis pour l'équipe entraînée par Yakov.
Telles les matryoshka de porcelaine exposées sur les échoppes d'attrape-touristes, on a exhibé Yuri à la télévision. D'abord sur les chaînes nationales, puis internationales. Il est beau lorsqu'il est petit sur l'écran des caméras, léger en grimpant sur un podium, triomphant en portant l'or à son cou. Il est beau lorsqu'il n'est rien de plus qu'une marionnette qu'on habille de costumes brillants. Il l'accepte comme une réalité immuable.
Tout ce que Yuri possède est le fruit d'un échange où il s'est donné en retour. Les vêtements et meubles offerts par les sponsors, le studio financé avec la somme récoltée aux Jeux olympiques, les trajets en avion gratuits à vie s'il pose sur les pubs affichées à Pulkovo. Ça lui a apporté un peu d'indépendance financière, de quoi payer les factures de Grand-Père et de la nourriture dans son assiette. Yuri est reconnaissant, mais il sait ce qu'il a sacrifié pour en arriver là. Sa liberté à lui.
Et maintenant, alors ? Son corps s'est élargi, s'est étiré, il lui échappe totalement. D'inconnu, il est devenu ennemi, Yuri n'a de lien avec cette masse de chair que les bleus sur les genoux, les ampoules baignées dans l'antiseptique et la palpitation de muscles maltraités. Qu'est-ce qu'il est censé foutre de cette apparence dégingandée ?
Une main chaude se pose sur son épaule, Yuri sursaute. Il cligne des yeux, distingue le pli entre les deux sourcils d'Otabek et reconnaît les murs jaunis de la patinoire derrière-lui. Il est à Almaty, le Mariinsky est loin derrière lui.
— Tout va bien, Yura ?
Yuri se force à hocher la tête. Il n'en sait rien.
— Je pensais au camp d'été Yakov. Tu sais, à la prof qu'on avait au Mariinsky.
Un soupir s'échappe des lèvres d'Otabek. Il était sans aucun doute le genre d'élèves qui donnait des sueurs froides à Maria Romanovna et qui se faisait taper sur les doigts.
— Les cours de ballet te manquent ? plaisante Otabek.
C'est au tour de Yuri de soupirer. Même s'il en est venu à apprécier cette discipline car elle lui vide la tête et le fatigue suffisamment pour qu'il cesse de penser, il n'est pas certain que Lilia Mikhailova lui manque. C'est sans doute parce qu'il craint la réaction de sa Prima lorsqu'elle va découvrir ses centimètres en plus et ses compétences en moins.
— C'est ma flexibilité de gamin de douze piges qui me manque ! s'alarme Yuri.
Chacun de ses muscles est douloureux au point d'être contracté, alors il devrait se dire qu'il a assez bossé pour aujourd'hui, mais il ne peut s'empêcher d'être critique envers lui-même. L'entraînement n'était pas mauvais en soi. Dommage que ce ne soit pas suffisant pour remonter sur un podium cette saison. C'est une évidence à laquelle il s'est frotté tout l'été.
Face à son air courroucé, Otabek ne lui tend pas la main comme il le fait d'habitude, mais l'entraîne directement à sa suite alors qu'il patine en arrière. La mémoire musculaire guide Yuri, ses doigts accrochés à l'avant-bras de son partenaire. Au fond, Yuri songe encore au Mariinsky, à l'enfant plein détermination qu'il était, au gosse devenu prodige, à ce môme qui pensait que tout lui était dû.
— Ça m'arrive aussi de penser à ce camp, déclare Otabek.
L'une de ses mains se glisse sur la taille de Yuri, l'autre relève son menton. Son pouce glisse sur sa mâchoire, effaçant la tension du muscle serré. Ils ne se sont pas stoppés, mais ils glissent plus doucement, et la distance entre eux se réduit. Otabek poursuit :
— À l'époque, tu me semblais plus frêle et pourtant plus fort que les autres garçons. J'avais terriblement envie de te parler, mais je me suis débiné au dernier moment. Il m'a fallu des années avant de le faire, même si je t'ai recroisé sur la glace plusieurs fois avant Barcelone.
Yuri relève les yeux et les plonge dans ceux d'Otabek. Yuri a vu des photos, il sait que c'est arrivé, pourtant il est incapable de se remémorer le garçon au fond de la salle de ballet. Il aimerait se souvenir des détails du camp, mais il ne se souvient que de sensations. Les cloques ouvertes, les chevilles échauffées, le tiraillement d'échauffements sans fin. Otabek est perdu quelque part là-dedans, un regard de plus sur lui, un visage oublié, une rencontre manquée.
— Je n'étais pas là pour me faire des amis, admet Yuri. La chose qui m'intéressait, c'était de donner le meilleur de moi-même.
— À mes yeux, tu te tenais déjà là comme si tu étais né dans une scène de théâtre. Tout ce que tu faisais paraissait naturel et aisé, même si je savais que ça ne l'était pas. Plus tard, je t'ai revu sur la glace en compétition et j'ai eu la même impression. Tu étais si inatteignable.
— Qu'est-ce qui t'a poussé à me parler, alors ?
— Je t'ai dit qu'on se ressemble. C'est vrai. J'ai retrouvé en toi la détermination silencieuse des gens qui sont prêts à tous les sacrifices pour obtenir ce dont ils rêvent.
Yuri sait qu'Otabek sortait d'une période difficile lorsqu'ils s'étaient rencontrés en Espagne — la poussée de croissance qui avait retardé sa carrière durant sa dernière année à Colorado Springs, la douleur lancinante du décès d'Erzhan, les doutes accompagnant son retour à Almaty les mois suivant cette nouvelle.
— Il m'a fallu un bout de temps pour comprendre pourquoi tu as choisi de me parler, répond Yuri. C'est une fois que j'ai appris à te connaître que j'ai saisi qu'on est semblables.
Si Otabek cultive le souvenir de Yuri à la barre de la salle de ballet du Mariinsky, le corps soigneusement positionné en une première arabesque, Yuri garde une image différente de leur première rencontre. C'est plutôt la fraîcheur brûlante de Barcelone, le tonnerre d'applaudissements résonnant dans le Centre de Convention, les séquences de pas d'Otabek puissantes comme un orage prêt à tout ravager sur son passage. Il n'y avait pas de légèreté dans ce programme, en tout cas pas dans les codes de la méthode Vaganova. Otabek n'en avait pas besoin pour séduire la foule.
— J'ai été bluffé quand je t'ai vu sur la glace à Barcelone, confesse Yuri. Tu représentais tout ce que je n'étais pas, que ce soit physiquement ou mentalement.
— J'aurais aimé posséder ta grâce, mais ça n'a jamais été mon fort. J'ai trouvé des solutions pour compenser, je savais que j'étais plus fort que je n'étais flexible.
Otabek attrape la main de Yuri et le fait tourner sur lui-même comme s'ils dansaient dans la salle de musique de sa mère. C'est drôle, Yuri se sent toujours frêle lorsqu'il patine avec son partenaire, malgré sa prise de taille et de muscles.
— Tu as changé, concède Otabek. Mais je sais que l'homme qui se tient devant moi porte avec lui la même détermination que l'enfant d'autrefois.
Les lèvres de Yuri sont pincées. Il regrette amèrement une époque qu'il ne peut récupérer. Ce qui lui semblait par le passé aisé lui demande à présent de se réajuster continuellement. Il est déterminé, c'est un fait — mais il reste jaloux de lui-même, d'une version de Yuri morte et enterrée.
Ils avancent côte à côte, la poigne d'Otabek est à la fois rassurante et ferme. Yuri n'a pas besoin de lui jeter un œil pour savoir qu'il porte son air sérieux lorsqu'il continue à parler :
— Je pense que Baranovskaya et Feltsman n'osent pas te le dire... Tu ne patineras plus jamais comme avant, c'est un fait. C'est à toi de trouver les solutions pour t'en sortir.
— Ah ouais ? ironise Yuri.
— Moi, je crois en toi.
L'été s'est écoulé et s'en va, sa fin est douce-amère. Une question persiste : est-ce que tout s'écroule jusqu'à se briser, ou que tout se reconstruit autrement ? Personne ne possède la réponse à cette interrogation, pas même son petit-ami. Otabek a raison, cette saison ne sera pas sa meilleure. Comment survivra-t-il à ça ? Quels choix doit-il faire ?
Ce serait simple de nier en bloc, de crier, de casser un truc, mais Yuri ne peut plus fuir la vérité. Il a perdu des mois entiers à courir, et c'est impossible d'y échapper.
Yuri accélère ses mouvements, lâche la main d'Otabek, puis le dépasse brièvement. Un demi-sourire au visage, il se retourne, se saisit de son poignet pour mener leur progression. Seul le bruit répétitif des lames se fait entendre dans la patinoire. Après un tour de piste complet, Yuri ajoute :
— Je vais tout faire pour être un adversaire à ta hauteur. Tout.
C'est avec appréhension que Yuri grimpe sur la moto. Ils sont invités à manger chez les Altin, alors ils se sentent obligés d'honorer cette invitation. Le nœud dans son estomac se resserre petit à petit alors que les rues floutées de la ville défilent devant eux. Il ne sait toujours pas quoi penser de sa dernière interaction avec la mère de son petit-ami. Elle est polie, voire sympathique avec lui, mais c'est difficile de savoir si elle l'apprécie pleinement.
Le moteur ronronne plus doucement, puis Otabek l'éteint. Il descend du siège pour ouvrir le large portail, puis pose les yeux sur Yuri.
— Respire, Yura.
— Facile à dire, j'ai l'impression de débarquer au château !
Otabek s'esclaffe. Il est bien plus détendu qu'il ne l'était la première fois qu'ils étaient venus ici, ça rassure Yuri. Il ne sait pas exactement ce que lui et sa mère se racontent, mais il ne peut qu'imaginer que leur entente est redevenue cordiale.
Sur le palier, Sofia les attend. Sa tenue est décontractée, plus que le jour du récital à la Symphonie. Elle porte un chemisier crème dont le devant est rentré dans un pantalon large noir. Son sourire aussi l'est, marquant son visage des mêmes fossettes que son fils. Elle serre la main de Yuri et entraîne Otabek dans une étreinte un peu maladroite, puis les fait rentrer.
Alors qu'ils progressent dans l'un des innombrables couloirs, Sofia prend des nouvelles de tante Safiya. Yuri n'écoute cette conversation que d'une seule oreille, toujours aussi distrait par l'abondance des décors dans cette maison. Lorsqu'il croise son reflet dans un grand miroir, il ne peut pas s'empêcher de craindre qu'il dénote un peu trop.
Finalement, Yuri perd Otabek et Sofia, absorbés dans leur conversation, se laissant guider par le faible son d'une mélodie. Il retrouve le chemin de la salle de musique par réflexe. Une silhouette familière est installée sur un tabouret, une petite vièle sur les genoux, un archet dans la main. Yuri toussote pour signaler sa présence.
— Oh putain ! s'exclame Nurlybek, manquant de peu de faire tomber son instrument. Ton pas est tellement léger que je t'entend jamais arriver !
— Je sais. C'est exprès pour te faire chier.
Sans se séparer de son sourire narquois, Yuri s'approche de Nurlya. Des papiers sont déposés sur la table et s'étalent jusqu'au couvercle du piano.
— Qu'est-ce que tu fais ? C'est une sérénade pour ta copine ?
Il tire un tabouret pour s'installer à côté de Nurlybek et il tente vainement de comprendre les notes et partitions. Otabek a essayé de lui apprendre deux trois trucs, mais la musique reste un art incompréhensible.
— Du tout ! Je bosse sur un truc pour Beka.
La moue taquine de Yuri devient curieuse.
— Ah ouais ?
— Oui ! On s'est penché sur l'idée de mélanger les instruments traditionnels kazakhs et les instruments modernes. On aimerait bien réussir à faire un morceau complet. Qui sait, Otabek pourra peut-être en faire quelque chose pour le patin.
Nurlybek tapote sur le corps de l'instrument, soulignant ses mots. Yuri remarque qu'il est creux, contrairement à un violon, et qu'il comporte deux cordes plutôt que quatre.
— C'est quoi ce machin ?
Il est inculte, il n'y peut rien.
— Une version modernisée d'un kobyz, explique Nurlybek. Je peux l'utiliser pour des morceaux semblables à ceux composés pour être joués au violon, tu vois ?
Au moins, Yuri n'avait pas tout à fait tort.
— Tu me joues le début de ton morceau ? demande-t-il.
Le rythme joué par Nurlybek est lancinant, à la fois lugubre et mélancolique. L'intensité du son est profonde, comme si on écoutait une longue lamentation portée par le vent. Chaque passage de l'archet sur les cordes fait naître de la chair de poule sur la peau de Yuri. Il peut imaginer en quoi ce morceau pourrait être intégré à quelque chose de plus moderne, voire de plus pop, pour contraster avec son côté morne.
Pour avoir déjà observé le dialogue musical des deux frères, Yuri songe que ça pourrait fonctionner. Nurlybek semble plus apte à composer un morceau qu'Otabek ne l'est, mais Otabek est capable de réarranger les pistes pour les rendre plus percutantes. En tout cas, Yuri est content de remarquer que les deux frères parviennent à s'entendre et même à créer ensemble.
— Ça pourrait être sympa pour l'un des programmes de Gala de Beka, approuve Yuri.
Finalement, il regarde Nurlybek travailler sur le morceau, ne l'interrompant que pour l'embêter de quelques blagues. C'est une petite demi-heure plus tard qu'Otabek réapparaît, ses sœurs dans les jambes, annonçant que le déjeuner est prêt.
Le repas traîne jusque dans le début de l'après-midi, mais dissipe l'angoisse de Yuri. Sofia s'intéresse à sa vie, à l'endroit où il a grandi, à ses passions en dehors du patin. C'est un peu étrange d'avoir une véritable conversation avec elle. Ça l'est encore plus lorsqu'elle souligne ses qualités et lui vante un programme d'études de l'institut de Sciences d'Almaty, mais Yuri apprécie son geste. Il sait que ce n'est pas aisé pour elle d'accepter sa présence dans leur vie, alors il la questionne en retour. Il apprend qu'une partie de sa famille est immigrée de Chine, qu'elle a vécu en France et en Angleterre avant de revenir au Kazakhstan, qu'elle maîtrise plusieurs instruments mais surtout le piano comme le grand-père d'Otabek, et que l'un de ses endroits préférés d'Almaty est une boutique de vinyles où elle se rend avec ses fils.
La sortie de table de Yuri, par contre, est fracassante : pour avoir un peu trop taquiné la cadette de la fratrie, il se retrouve avec une belle tâche de purée sur son t-shirt. Il ne s'énerve même pas, preuve qu'il s'est attaché aux deux petits monstres qui servent de sœurs à Otabek. Quand Ailana se met à pleurer parce qu'elle se fait remonter les bretelles par sa mère, il secoue vivement la tête et intervient :
— C'est ma faute ! J'aurais pas dû l'embêter comme ça.
C'est Najma qui l'escorte jusqu'à la salle de bain afin de nettoyer le massacre, pendant que les deux frères aident leur mère à débarrasser et à consoler Ayla.
— Tu reviendra nous voir ? souffle Naji. Hein ?
La fillette ose à peine croiser les yeux de Yuri dans le grand miroir. Il voit son propre visage s'adoucir considérablement alors qu'il retire une mèche de cheveux du front de la petite, et qu'il souffle :
— Évidemment…
Yuri retrouve Otabek dans l'imposante pièce qui sert à la fois de salon et de salle à manger. Sofia s'y trouve aussi, installée sur un canapé en cuir blanchi. Ses pieds reposent sur un ottoman assorti et son nez est plongé dans un livre. C'est amusant de constater que c'est une édition limitée d'Anna Karénine — l'incipit du livre résume plutôt bien ce que Yuri retient de son séjour ici : toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse l'est à sa façon.
Deux tasses de thé trônent sur la table et Otabek lui tire l'une des chaises. Yuri s'installe à son tour, observant la pièce de plus près. La dernière fois qu'il est venu, elle était blindée de monde, il n'avait pas remarqué les détails.
Un buffet occupe une grosse partie du mur à côté d'eux. Le meuble est constitué de différentes espèces de bois qui forment chacune un motif plus clair ou plus foncé. Dessus, il y a de nombreuses photos de famille. Yuri parvient à reconnaître la plupart des visages sur ces clichés. Il y en a de Samal et son mari posant avec leurs filles, d'Otabek et Nurlybek enfants, et même un portrait de Sofiya et Erzhan. Il est aisé de reconnaître ce dernier parmi toutes ces personnes, c'est le seul qui sourit à en montrer les dents.
Un cliché en particulier attire l'attention de Yuri. Le père d'Otabek devait être un peu plus jeune qu'eux, il portait déjà ses lunettes rondes, mais il n'était pas habillé d'un costume. Son maillot de sport doré et sombre ressort bien malgré le jaunissement de l'image, et quand Yuri plisse les yeux, intrigué, il distingue un ballon callé sous son coude.
— C'est ton père ? présume-t-il. Il jouait au football ?
Otabek repose sa tasse, et tourne la tête à son tour. Son sourire est emplit d'une tendresse ineffable.
— Durant sa jeunesse, oui.
Le bruit d'un ouvrage qu'on referme attire leurs regards. Sofia se redresse et les observe. Sa moue à elle est aussi tendre, mais un peu maligne.
— Ce n'était pas le seul… glisse-t-elle.
Tel un gamin vexé, Otabek étouffe un grognement. Amusée, sa mère oublie Tolstoï, quitte le canapé, se dirige vers une autre commode, puis leur ramène l'un des cadres posés dessus. Sur celui-ci, on peut voir un garçon portant une casquette et une veste de survêtement, toutes les deux trop grandes pour lui et aux mêmes couleurs que le maillot d'Erzhan.
— Toi aussi ! piaille Yuri. Tu jouais au foot ! Tu m'as jamais dit ça !
Comme quoi, entre deux bibelots beaucoup trop chers et le papier peint démodé, il en apprend encore sur Otabek. Celui-ci grimace, peu enchanté de discuter de son sombre passé dans le football :
— C'était loin d'être mon truc. J'avais commencé pour avoir un point commun avec Papa.
— J'ai du mal à t'imaginer courir après un ballon. Quand Grand-Père a voulu te parler d'Artem Dzyuba, tu pensais qu'il était cosmonaute !
Même si Yuri n'y connaît lui-même pas grand-chose aux jeux de ballon en dehors des matchs que regarde Nikolaï, il sait quand même que Dzyuba est un monument du Spartak Moscou — il est certain qu'il doit y avoir son portrait quelque part dans la datcha de Grand-Père.
— Je n'ai joué que quelques mois. Les autres enfants voyaient bien que je n'étais pas doué pour ces choses-là.
— Tu t'es fait botter le cul ? devine Yuri. Les enf—les sales gosses !
Son langage coloré tire un rictus amusé à la mère comme au fils. Otabek poursuit :
— C'est une belle façon de le dire. Un soir, Papa m'avait retrouvé en train de pleurer et je lui avais expliqué que je ne voulais pas continuer à jouer. Je pensais qu'il allait s'énerver, mais il m'avait fait m'asseoir sur ses genoux, il m'avait dit que j'aurais dû lui en parler plus tôt. Après ça, on avait choisi ensemble un sport qui me plaisait réellement… J'imagine que tu devines la suite.
Silencieuse, Sofia hoche la tête. La nostalgie est inscrite sur ses traits, comme sur ceux d'Otabek, mais elle ne semble ni morose, ni abattue. C'est un beau souvenir pour eux. Yuri glisse un bras autour des épaules de son petit-ami, et demande doucement :
— Il a joué longtemps ?
— Je ne crois pas. Il s'est arrêté après la faculté. C'est ça, Maman ?
— C'est la version courte de l'histoire… opine-t-elle.
Dans un même mouvement, ils l'interrogent du regard. Sofia s'installe à la table, se servant une tasse de thé. Otabek joue avec l'anse de la sienne, Yuri sent que son petit-ami est à la fois curieux et nerveux.
Ce sont des choses qui étaient il y a bien longtemps, avant la rencontre de Sofia avec son mari, mais celle-ci leur relate néanmoins les faits : durant sa jeunesse, Erzhan étudiait à Almaty avec sa sœur, il s'était pris de passion pour le football, qu'il pratiquait déjà dans leur ville natale. Il s'entraînait le soir lorsque ses cours le permettaient et durant ses vacances. Il avait ce rêve impossible de jouer avec le FC Kairat, peut-être même un jour de partir jouer dans un club à l'étranger. Malheureusement, il était trop tard pour débuter un sport au haut niveau et la réalité l'avait rattrapé avant qu'il ne puisse y parvenir.
— Finalement, rapporte Sofia, il a choisi entre les études ou le sport. Quand je l'ai rencontré, il travaillait déjà dans l'entreprise de son père depuis deux ans.
Le visage d'Otabek s'assombrit un peu.
— Je ne le savais pas… s'étonne-t-il. Je pensais que c'était un simple hobby pour lui, pas que c'était un rêve abandonné.
— C'est une chose qu'il préférait laisser dans le passé.
— Tu penses qu'il regrette son choix, Maman ?
— Erzhan était le seul homme de ce côté de la famille, ce n'était pas vraiment un choix de sa part. Il devait reprendre l'entreprise d'Arystanbek. Il disait souvent que sa seule liberté, c'était de rêver, alors il rêvait d'être libre sans réserve. Quelque part, il savait qu'il n'allait pas s'émanciper de sa famille, ni se libérer de ses responsabilités.
Sofia reste un moment silencieuse, puis poursuit, avec la mélancolie qui semble la caractériser :
— Je pense que son véritable rêve, c'était d'offrir la liberté de choisir leur destin à ses enfants.
Le silence s'étire, le temps qu'Otabek termine sa tasse, comme si chaque gorgée lui permettait de digérer les paroles de sa mère.
— Je ne le savais pas… Papa ne parlait pas beaucoup.
— C'est une tradition familiale, rétorque-t-elle, douce-amère.
Ils échangent un sourire voilé. Le ton de Sofia est doux lorsqu'elle reprend la parole :
— Ton père ne te l'a pas souvent dit, mais il t'aimait énormément. Tu viens parfois à en douter, mais lui comme moi, avons toujours été fiers de t'avoir comme fils…. Je crois que tu as besoin de l'entendre à voix haute.
C'est évident qu'Otabek aime son père plus qu'il n'arrive à le décrire et que l'amour que lui portrait Erzhan était tout aussi grand. Malheureusement, c'est tout aussi évident que certaines paroles se sont égarées entre les continents, que les non-dits ont noyé la pureté des sentiments.
Otabek déglutit à nouveau, parce que le temps perdu à se détester, c'est clairement difficile à avaler.
— Merci de m'avoir dit tout ça, souffle-t-il.
Une odeur de bouillon salé tire Yuri de la salle de bain. Tout en séchant ses cheveux, il la suit jusqu'au salon, où deux boîtes de nouilles instantanées fument sur la table basse. Il pose négligemment sa serviette sur le canapé et s'installe aux côtés d'Otabek, qui porte déjà sa fourchette à ses lèvres. Celui-ci capte le regard accusateur de Yuri avant même qu'il ne puisse faire une remarque, articulant à travers une grosse bouchée de nouilles :
— C'est l'été, Yura.
Yuri pouffe et secoue négativement la tête.
— C'est plus vraiment l'été, cette excuse marche plus.
Sa voix est plus amère qu'il ne le voudrait. Tout à l'heure, en revenant de la patinoire, il avait remarqué que les premières feuilles cuivrées de l'automne jonchaient le trottoir. Septembre arrive à grand pas, sans parler de son retour en Russie...
Des sillons se creusent sur le front d'Otabek, il en oublie son plat. Il tire toujours cette tête lorsqu'il cherche ses mots et qu'il ne sait pas quoi dire.
— Nous ne sommes pas obligés de retrouver mes amis ce soir, tu sais. Je le comprendrais, si tu préférais rester ici ce soir vu que…
Le reste de sa phrase s'éteint sur ses lèvres, son expression se voile.
— T'inquiètes, grince Yuri. J'aime bien tes potes. Si on reste ici, je vais passer la soirée à bouder.
Le vol de Yuri est prévu tardivement dans la soirée du lendemain. Avec le décalage horaire, il arrivera tout aussi tard à Moscou. En conséquence, ça fait déjà quelques heures qu'il insulte le personnel d'Air Astana parce que ça le fait chier que Grand-Père sorte la voiture en pleine nuit pour venir le chercher…
Bon, ça le fait surtout chier de quitter Almaty et Otabek.
— Parfait, approuve Otabek. Je n'ai pas encore eu l'occasion de t'exhiber comme mon petit-ami. Mes amis doivent savoir que je suis fier.
Yuri lève les yeux au ciel, puis les baisse vers son vieux legging et le hoodie zippé qu'il a emprunté à Otabek parce que les soirées se rafraîchissent. Il se dit qu'il n'y a pas grand chose à exhiber, mais l'idée que son petit-ami est fier de sortir avec lui provoque ce qu'il pourrait décrire, s'il vivait dans l'un des bouquins nunuche d'Otabek, comme des papillons dans le ventre.
— Merde, grogne Yuri. Il faut que je m'habille bien, alors ?
Otabek embrasse la joue de Yuri. Ses lèvres sont toutes collantes à cause des ramens.
— Tu es beau. Même avec ce trou dans ton legging.
Pour souligner ses paroles, Otabek glisse la première phalange d'un doigt dans l'interstice entre le tissu et la peau. Yuri frappe gentiment sa main et se détourne pour attraper son carton de ramens. Ses cheveux tombent contre ses joues, mais camouflent mal ses rougeurs.
L'affection sincère entre eux est nouvelle pour Yuri. Il ne sait pas quoi faire quand Otabek le complimente, même s'il apprécie ça.
Alors, Yuri ne répond que bien plus tard, quand son petit-ami avale la moitié de nouilles que Yuri avait laissées sur la table :
— Tu seras toujours canon, même quand ton régime alimentaire catastrophique t'auras rattrapé et que tu seras décrépi parce que t'auras arrêté le patin.
Les joues de Yuri sont brûlantes et le sourire d'Otabek dévoile ses dents blanches. Ça fait des années qu'ils se décodent mutuellement — la colère surjouée de Yuri signifie quelque chose comme : j'ai envie qu'on vieillisse ensemble.
La petite Kia de Dariya sent son parfum à la vanille et la fumée des clopes que Dimash refuse d'éteindre malgré les protestations de l'intégralité du groupe. Le mélange secoue l'estomac de Yuri, qui se retrouve sandwiché entre Dasha et Otabek sur la banquette arrière. Aujourd'hui, c'est Anuar qui est au volant, Dimash lui sert de guide depuis le siège passager.
Comme à son habitude, ça fait déjà un bon quart d'heure que Dasha est en train de piailler, alors Yuri peut sentir un mal de crâne rejoindre son mal de bide.
— Maintenant que tu es adopté dans la bande, on se doit de te montrer notre planque !
De ce que Yuri a saisi, ils organisent une petite soirée pour son départ, qu'ils ont rendu non-officielle en invitant d'autres gens, parce qu'ils savaient qu'il allait dire non s'il se retrouvait à être le centre de l'attention.
— Dis pas le mot planque, ça me donne l'impression que ça va être chelou.
Le soleil commence tout juste à descendre derrière l'horizon formé par les troncs et les branches qui s'étendent au-dessus de la route n'arrangent pas ce sentiment. Yuri se penche au-dessus d'Otabek pour pointer le paysage du doigt.
— Surtout quand vous m'emmenez dans la forêt ! vocifère-t-il.
Son exclamation provoque l'hilarité générale et les plaisanteries continuent de fuser durant le voyage.
La Kia quitte la route bétonnée, ce qui souligne l'impression peureuse de Yuri. Ils roulent quelques minutes sur un chemin boisé, s'arrêtant finalement devant une barrière marquant l'entrée d'un chemin de randonnée. Sur le parking de terre, deux voitures sont garées. Un léger écho de musique s'infiltre dans l'habitacle, indiquant qu'il y a bien une fête ce soir et que Yuri ne se fera pas brutalement assassiner.
Leur planque n'en est pas vraiment une, c'est en fait une clairière un peu plus loin dans la forêt, où se trouve un chalet à la toiture partiellement trouée sous laquelle il est néanmoins possible de s'abriter quand la météo est maussade. Sur la gouttière et dans les branches des arbres, il y a des guirlandes lumineuses qui égayent un peu le tableau. Néanmoins, c'est un large feu qui illumine le plus gros des bois, révélant les visages des personnes assises sur les rondins servant de sièges.
L'agitation de la bande d'amis est familière pour Yuri, il est amusé de voir leur routine suivre le même chemin qu'à chaque fois qu'il les a vus ensemble. Dimash et Otabek se partagent le même paquet de clopes, probablement financé par ce dernier, et Anuar lève les yeux au ciel alors que Dasha reluque la plupart des personnes présentes à la fête.
Alors qu'ils se mêlent à la petite foule, il ne faut pas bien longtemps avant qu'on leur glisse des canettes dans les mains. C'est de la bière très chaude et pas vraiment bonne. Yuri grimace en sentant le goût lourd s'étaler sur son palet.
— C'est dégueulasse à boire, se plaint-il. Je vous jure, c'est le genre de trucs à chier qu'on fait quand on devient adulte… Un peu comme payer des impôts, bosser pour un salaire de merde, ou baiser pour faire des gosses.
— Tu n'es pas à peine plus jeune que nous ? questionne Anuar, en passant sa canette à Dimash.
À côté de Yuri, Otabek hoche la tête, puis précise :
— Je ne sais pas si vous êtes plus adultes que lui.
— T'abuses, lâche Dasha.
Yuri ne peut résister à l'envie d'intervenir :
— Il a raison. Vous êtes trop chiants pour l'être !
La première réaction de Dimash est de se marrer, mais il ne manque pas de répondre :
— C'est pour ça qu'on s'entend bien avec toi, Plisetsky.
Entre deux sourires sarcastiques, ils se disputent sur un ton joyeux et badin, puis se stoppent seulement lorsque quelqu'un interpelle Otabek. Avant même que celui-ci ne puisse répondre quoi que ce soit, il se retrouve avec une guitare dans les bras.
— Faut que tu nous joues la même chose que d'habitude ! réclame une fille que Yuri ne connaît pas.
Otabek finit sa canette déjà bien entamée et lance un regard paniqué à Yuri. Yuri le sauverait bien, mais lui aussi aime écouter son petit-ami jouer.
— Allez, Beka ! approuve Yuri, en le poussant gentiment.
Quand Otabek se penche sur l'instrument, il semble aussi concentré que lorsqu'il patine, mais il est confiant d'une toute autre manière. Un sacré paquet de paires d'yeux sont braqués sur lui. Pourtant, il prend rapidement ses marques. Ses doigts glissent sur les cordes, les premiers accords résonnent. Pour une fois, Otabek ne chante pas en anglais, ni en russe, mais dans sa propre langue. Quelques personnes autour du feu reprennent les paroles. Yuri ne connaît pas la chanson, parce qu'il ne sait pas dire grand chose de plus en kazakh que bonjour, merci et aurevoir.
— Qu'est-ce que c'est ? se renseigne Yuri.
— De la Q-pop, répond Dimash.
C'est un autre truc que Yuri devra chercher sur Google, mais la scène lui réchauffe tout de même le cœur. L'aisance d'Otabek est contagieuse, Yuri se surprend à taper du pied sur le rythme alors que quelques inconnus dansent ensemble.
À la fin du morceau, Otabek récolte des applaudissements, et ses joues sont un peu foncées à la lueur des flammes lorsqu'il rejoint Yuri.
— Tu as bien aimé ? murmure Otabek.
Quelle question.
— J'aime beaucoup t'écouter, remarque Yuri. T'es doué.
Si Otabek n'a aucun problème à dire ce qu'il ressent, il est néanmoins troublé lorsqu'il reçoit des compliments. Le faible rougissement de ses joues grandit, il s'étend sur l'intégralité de son visage. Ça donne envie à Yuri de s'ouvrir un peu plus, de dire plein de conneries, puis d'embrasser chaque parcelle rosie de sa peau.
— Tu crois que je peux t'emprunter quelques minutes à tes fans ? souffle-t-il.
Yuri n'a pas pu voler Otabek bien longtemps, ils sont maintenant installés avec le reste de la bande. Il fait doux, mais Yuri se réchauffe les mains, face au feu. La chaleur, ainsi que les bières qu'il a bues rendent ses paupières lourdes, alors il participe difficilement aux discussions. Devant lui, les flammes s'élèvent jusqu'à rejoindre les étoiles. C'est suffisant à le distraire.
C'est la voix de Dasha qui le sort de sa transe :
— Yo, Yura ?
— Hein ?
— Tu veux faire un action ou vérité pour passer le temps ?
Cette proposition a le mérite de le réveiller d'un coup, il saute presque sur le rondin de bois.
— Putain, certainement pas !
— Pourquoi pas ? insiste Dasha.
— T'es pénible à chaque fois qu'on joue.
Elle feint d'être froissée, mais ne résiste pas longtemps à l'envie de le taquiner :
— J'ai plein de questions à te poser sur Beka.
— Je sais déjà qu'elles vont être dégueulasses ! s'indigne Yuri.
À côté d'eux, Dimash s'esclaffe, soudainement intéressé par la conversation :
— Si je te sers une bière de plus, je suis certain que tu vas te confier à nous.
— C'est un poids plume, confirme Dasha. On devrait essayer !
— Vous savez que je bois rarement ! se justifie Yuri. Et vous en profitez !
Tour à tour, il les désigne du doigt, et ajoute :
— En plus, c'est seulement avec vous que je picole, bande de connards !
Les yeux d'Anuar quittent l'écran du téléphone greffé dans sa main. Ils sont gros comme des soucoupes et scrutent Yuri.
— J'ai rien dit, se plaint Anuar. Je ne bois même pas. C'est ces deux-là, les bouffons.
Yuri est content d'avoir un allié, il lève son majeur en direction des deux autres idiots.
Le rondin de bois sur lequel ils sont installé tangue un peu quand Otabek s'assoit. Celui-ci rejoint la conversation :
— C'est pas plus mal que tu évites notre mauvaise influence.
— Tu as sans doute raison là-dessus, concède Dimash.
— Comme à chaque fois, appuie Otabek.
— You truly are the world's greatest dad, Beka.
— Ah non, ne recommences pas avec ça !
Ils recommencent à se prendre gentiment le bec, et au fil des piques qu'ils échangent, la soirée commence à s'essouffler.
Aux premières heures du matin, il ne reste plus que la petite bande, en plus de la couverture brillante de la voie lactée au-dessus d'eux. Yuri est allongé dans la mousse sylvestre. Sa tête repose sur les cuisses d'Otabek, et quelqu'un, sans doute Anuar, lui a refilé un plaid parce qu'il avait froid.
Yuri contemple les étoiles à travers des yeux mi-clos, porté par le murmure des conversations. Il se sent un peu étourdi par l'alcool et rigole dès qu'un truc un brin amusant lui parvient. Au fond, il devine que son engouement ne vient pas seulement de l'ivresse, qu'il est heureux d'être avec les amis d'Otabek — même s'il s'énerve souvent contre eux. Yuri sait que s'il envoyait un message à Anuar à n'importe quel moment de la nuit, celui-ci répondrait. Il sait que s'il se faisait emmerder, Dimash collerait une raclée à son adversaire. Il sait que s'il avait un souci, Dasha lui donnerait des conseils. Il sait qu'il s'est fait des amis, et que même la distance ne changera pas ça.
Les yeux de Yuri sont lourds, mais il peut distinguer Dariya et Dimash plaisanter parce qu'il n'est qu'un sale gosse et qu'il est déjà en train de s'endormir.
— Vous êtes une belle bande de cons ! gronde Yuri.
Ils savent tous qu'il veut signifier tout autre chose : vous allez me manquer.
L'air matinal s'engouffrant par la fenêtre est frais sur la peau nue de Yuri. Ce sont pourtant les baisers parsemés sur chaque parcelle de son corps qui le font frissonner. Ils papillonnent entre ses omoplates et dans sa nuque, puis remontent le long de son ventre, de son nombril jusqu'au milieu de son torse.
Impatient, Yuri tire Otabek contre lui. Le corps de celui-ci est tiède au-dessus du sien, et tout aussi dénudé. C'est rare qu'ils s'embêtent à remettre leurs vêtements pour s'endormir le soir, parce que Yuri préfère dormir comme ça, avec le contact de la peau d'Otabek contre la sienne.
En plus de s'être couchés tard, ils ont eu du mal à fermer l'oeil la veille, alors c'est peut-être la fatigue qui pousse Yuri à parler sans gêne :
— Ça va me manquer.
Sa bouche est pâteuse, que ce soit par le sommeil, ou la tristesse qui forme une boule dans sa gorge. Il marque une pause, et précise :
— Tu vas me manquer.
Les mains d'Otabek continuent leur exploration. Sous ses doigts, Yuri a l'impression que son corps est vivant, que cette enveloppe de chair lui appartient enfin. Il s'y sent connecté par autre chose que des contusions et des bleus… Ou presque. Yuri soupire alors que son partenaire s'applique à laisser une marque violette juste en dessous de sa clavicule, là où elle pourra être cachée par un t-shirt. Otabek répète le même geste de l'autre côté, puis souffle contre le torse de Yuri :
— Je penserai à toi tout le temps en espérant que tu ne m'oublies pas.
Yuri lève les yeux au ciel, et peste :
— Poétique.
Puis, il tapote sa poitrine pour le démontrer. Il sait qu'un bleu s'y dessine, portant la forme des lèvres de son petit-ami.
— Je ne risque pas de t'oublier, Beka.
Dans la pénombre de la chambre, Yuri remarque le voile rose qui passe sur le visage d'Otabek. Ses pupilles sont assombries. Celui-ci observe l'expression de Yuri, puis les marques jumelles sur son torse. Sous son air calme et neutre, Otabek est vorace, aussi insatiable que Yuri. C'est peut-être parce qu'ils savent que leur temps ensemble est compté et le sera à chaque fois qu'ils se verront.
— Ça ne te plaît pas ? demande Otabek.
Yuri pose une main sur la joue de son partenaire, il la caresse affectueusement.
— J'aime bien, décrète-t-il. J'aime savoir que je te plaît, et que je suis au moins un peu à toi.
Encouragé, Otabek glisse son visage contre le torse de Yuri, il mordille la peau de son cou comme s'il pouvait oublier les méandres de sa gorge. Yuri voudrait perdre ses doigts dans les cheveux d'Otabek, les tirer juste assez pour lui faire comprendre qu'il apprécie vraiment de se sentir comme ça, vulnérable et exposé dans toute son imperfection, mais ses poignets sont épinglés au matelas.
Le calme de la pièce est perturbé par le son de leurs respirations entremêlées, par celui de la peau frottant contre de la peau. Yuri ferme les paupières, il se laisse aller aux sensations qui l'emportent. Il se dit que ce serait mieux s'il ne devait pas prendre un avion ce soir, mais il se dit aussi qu'il veut les meurtrissures qui prouvent qu'il était bien là, qu'il s'est offert à Otabek, qu'Otabek s'est donné à lui de la même manière.
Alors, Otabek le marque de sa bouche, encore et encore, comme s'ils cherchaient à étirer les minutes à l'infini. Chaque gémissement rythme l'écoulement du temps alors qu'Otabek fait rouler ses hanches contre celles de Yuri. L'ivresse procurée par la chaleur de leurs corps enchevêtrés se mêle au désespoir de savoir qu'ils seront bientôt séparés par des écrans à la lumière froide.
Le temps est compté. Il y a tellement de choses que Yuri désire, des choses qu'ils ont déjà faites, des choses qui n'existent que dans le domaine du fantasme. Pourquoi ne peuvent-ils pas s'apprendre sous toutes les coutures maintenant ?
Les mouvements d'Otabek ralentissent, il se redresse sur les coudes et presse un baiser moite sur la tempe de Yuri. Ses yeux sont doux, même si ses pupilles sont noires et dilatées.
— À quoi penses-tu, Yura ?
Yuri sait ce qu'il veut, mais il ne sait pas comment le demander. Il a envie de sentir le poids d'Otabek sur lui, il a envie de connaître la sensation que ça ferait si son partenaire bougeait en lui plutôt que contre sur ventre, il a envie de lui appartenir d'une autre manière. Ce serait mentir s'il affirmait que l'idée lui traverse tout juste l'esprit. Il y pense depuis qu'ils ont couché ensemble à l'hôtel, qu'il a regardé Otabek se perdre dans le plaisir — c'est ça, que Yuri veut ressentir, l'abandon total qu'il avait vu sur son visage cette nuit-là.
La bouche de Yuri est sèche, il forme difficilement les mots :
— J'aimerais qu'on essaye… comme l'autre jour, mais j'aimerais savoir ce que ça fait quand… Tu sais.
Yuri se sent idiot, il n'ose pas prononcer les mots, il a l'impression d'être un gamin immature. Otabek se fige au-dessus de lui, et ça le fait flipper.
— T'en as pas envie ? s'inquiète Yuri.
— J'ai tout le temps envie de toi, répond Otabek, sans hésiter.
C'est fou, quelques mots suffisent à rendre Yuri dingue. Il cesse de martyriser sa lèvre inférieure entre ses dents, relève les yeux pour regarder Otabek, et demande :
— Qu'est-ce qu'il y a, alors ?
— Je ne veux pas que ce soit désagréable pour toi.
— Mais… J'en ai vraiment envie.
— Si on se presse, je risque de te faire mal…
Les traits de Yuri forment une moue boudeuse. Ça tire un rire amusé à Otabek, qui dépose de baisers légers comme des plumes partout sur son visage, jusqu'à ce que son expression se détende.
— On a tout le temps du monde pour tout essayer, affirme Otabek.
— Tout essayer ? rit doucement Yuri.
— Une étape à la fois… Ça nous prendra beaucoup de temps, comme ça.
— Une étape à la fois…
Ils scellent leur promesse d'un baiser, puis, soudainement, la bouche d'Otabek est partout sur le corps de Yuri. Il embrasse le duvet fin de ses cuisses, le creux de ses genoux, la peau sensible de son aine, comme s'il cherchait à prouver à Yuri qu'il sera toujours là, aujourd'hui comme demain. Il y a des empreintes de dents et des suçons partout sur la peau de Yuri, il se dit qu'il devrait se sentir vulgaire, mais les regards tendres que lui lance Otabek rendent le moment étrangement doux.
Lentement, Otabek glisse son sexe entre ses lèvres, maintenant ses hanches d'une main contre le lit. Yuri sait qu'il gémit parce qu'il sent les vibrations dans son torse, mais il est focalisé sur les bruits humides qui résonnent dans la pièce, il est réduit à cette sensation chaude et étroite de la bouche de son partenaire sur lui. Encore, encore, et encore.
C'est le contact désagréable de l'air contre la chair humidifiée qui ramène Yuri à la réalité. Otabek le délaisse pour fouiller dans la table de chevet, puis revient entre ses cuisses, et murmure :
— Tu as toujours envie qu'on essaye quelque chose de nouveau ?
Évidemment. Yuri se relève sur les coudes pour observer son partenaire, et hoche la tête.
— Ça sera sans doute un peu bizarre, alors concentre-toi sur ma bouche pour te distraire…
Otabek place un baiser sur les lèvres de Yuri, ouvre le flacon qu'il tient, puis termine sa phrase :
— Si ça te déplaît, on arrêtera.
Les doigts d'Otabek sont un peu froids lorsqu'ils se faufilent entre les cuisses de Yuri, leur pression contre lui est étrange. Il ne sait pas s'il veut chercher la main de son partenaire ou la fuir, mais il devine néanmoins que ça peut être agréable, parce que les petites caresses concentriques d'Otabek envoient des étincelles le long de sa colonne vertébrale.
— Ça va, Yura ?
Yuri passe délicatement son pouce contre la lèvre d'Otabek, essuie la salive qui y est accumulée, et souffle :
— Bizarre… Pas désagréable.
Otabek pose une main sur le torse de Yuri pour lui indiquer de s'allonger. Installé entre ses jambes, Otabek alterne entre embrasser ses cuisses, et glisser sa bouche ou sa langue le long de son sexe. Ce n'est qu'une question de secondes avant que Yuri ne se perde dans ces sensations addictives. Il remarque à peine qu'il se tortille sous ces attentions, qu'il pousse ses hanches contre les lèvres d'Otabek, et qu'il s'appuie contre ses doigts. Yuri s'entend en demander plus, sa voix réduite à un murmure étouffé.
— Détends-toi… souffle Otabek. Reste focalisé sur mes lèvres…
La sensation de quelque chose en lui est inconfortable, mais pas douloureuse. La langue d'Otabek le distrait, les va-et-vient sur son érection effacent petit à petit la tension de son corps. La combinaison des deux stimulations est étrangement agréable. Tout est moite, électrisant, effaçant l'univers autour d'eux. Il fait si chaud dans la chambre qu'une fine couche de sueur couvre le corps de Yuri. Il dégage les mèches qui tombent sur le front d'Otabek, puis les agrippe, et guide son crâne d'une main. Otabek accélère son rythme, et ne le brise que pour embrasser le ventre ou les jambes de Yuri, ou pour lui demander si ça va.
La respiration de Yuri est déchaînée, il a du mal à articuler :
— Toujours aussi bizarre, mais ça fait pas ma— Oh.
Yuri inspire un souffle rauque, et soupire bruyamment. Il ne sait pas trop ce qu'Otabek vient de faire avec ses doigts, mais c'était indéniablement bon.
— Ça va ? redemande Otabek, entre deux baisers.
Otabek sait très bien ce qu'il fait. Yuri peut sentir son sourire contre sa peau, il aimerait répondre, mais il est incapable de former une pensée cohérente maintenant que l'inconfort s'est mué en plaisir.
— Bordel, Beka.
Yuri referme les poings sur les draps. Il oublie où il se trouve, il oublie quelles sont ses angoisses. Ses gémissements, d'abord très doux, deviennent très forts. Il est bruyant, il le réalise, mais il est incapable de retenir les plaintes qui quittent ses lèvres. Il savait que ça pouvait être agréable, mais il ne pensait pas que ça le serait aussi vite. Il n'arrive plus à savoir si c'est la bouche d'Otabek ou ses doigts qui le font se sentir comme ça. La sensation électrique qui courrait dans son dos se propage partout dans son corps. Elle devient quasiment intenable, comme s'il n'était fait que de nerfs à vif.
Dans un éclair de conscience, il tire sur les cheveux d'Otabek pour lui relever la tête, et articule difficilement :
— Je vais venir si tu continues…
Les lèvres d'Otabek sont un peu gonflées, il est l'indécence personnifiée, surtout lorsqu'il questionne :
— De quoi as-tu envie, alors ?
— Toi contre moi. Je m'en fiche, je veux juste qu'on vienne ensemble.
Même s'ils sont empressés, Otabek manipule Yuri avec ménagement. Il y a quelques rires, un peu de gaucherie, et Yuri se tortille jusqu'à trouver une position agréable.
Les draps sont tièdes sous son ventre, le souffle d'Otabek est chaud contre sa nuque, son sexe est doux et dur contre la crevasse de ses fesses, mais c'est surtout le poids de son corps que Yuri retient — les muscles puissants, les os anguleux. Les sens de Yuri sont étouffés par la présence d'Otabek, lourd dans son dos.
Chaque mouvement de friction rappelle à Yuri qu'il est indéniablement à Otabek. Le contact du sexe de son partenaire contre la chair rendue sensible par les caresses est à la fois trop et pas assez, comme le frottement des draps froissés sous sa propre érection. C'est la première fois qu'il se sent comme ça, à la fois possédé et dépossédé. Il serre les draps jusqu'à en avoir mal, il étouffe ses plaintes dans le coussin. Otabek est possessif et implacable, mais, en contraste, il vient chercher la main de Yuri pour entrelacer leurs doigts, il murmure des inepties à son oreille.
Otabek n'est pas avare en compliments et Yuri en est avide.
Yuri ne sait même pas ce qui provoque son orgasme, si ce sont les sensations incandescentes de la peau sur la peau, ou les paroles d'Otabek perdues contre les cheveux dans sa nuque. Quand Otabek vient contre le bas de son dos, qu'il lui dit qu'il l'aime, c'est une sollicitation comme une prière.
Là, avec les lèvres d'Otabek qui sourient contre ses épaules, Yuri prononce deux des mots qui lui font si peur. Là, sous le corps chaud et rassurant de son partenaire, il ose parler. Là, où rien d'autre n'existe qu'Otabek et lui, il avoue :
— Moi aussi.
Le café noir a bien du mal à chasser la fatigue, même lorsque Yuri cède à la moue d'Otabek et qu'il met du sucre dedans pour se donner un coup de boost. Les yeux de Yuri sont à peine ouverts, il fait tourner sa cuillère dans le mug de façon robotique. Koshka est installé sur ses genoux et ronronne tel un petit moteur de moto, comme si le félin venait tout juste de réaliser qu'il apprécie Yuri et qu'il a perdu tout l'été à lui bouffer les chevilles.
Les chats sont le point faible de Yuri, alors il est loin d'être rancunier. Il gratte pensivement le crâne de l'animal. Il ne sait pas trop quoi dire, ils ont repoussé le moment de se lever le plus possible, et le temps n'arrête pas de filer pour autant.
C'est Otabek qui brise le silence en premier :
— Il y a quelque chose que tu as envie de faire ?
— Faire comme si je ne partais pas ce soir, j'imagine.
La poitrine de Yuri se contracte lorsqu'il parle, et il voit bien qu'Otabek cherche comment lui remonter le moral.
— On va se perdre en moto ? propose celui-ci.
La proposition d'Otabek a une saveur douce-amère, parce que c'est ce qu'ils font chaque jour depuis une dizaine de semaines. Yuri sourit quand même, et suggère :
— Seulement si tu me laisses conduire.
Yuri ne chute plus quand il démarre la Harley. Il ne sait pas si Otabek est pleinement rassuré lorsqu'il referme ses bras autour de sa taille et le laisse prendre le volant, mais son petit-ami lui fait confiance avec sa bécane.
Les rues défilent, droites, seulement perturbées par les feux-tricolores, puis deviennent plus sinueuses lorsqu'elles rejoignent la périphérie d'Almaty. Ils n'ont pas envie de rester enfermés à l'appartement, mais ils n'ont pas non plus envie de se balader dans le centre-ville noir de monde.
Les forêts se dressent de part et d'autre de la route. Contrairement à la première fois où Yuri a enfourché la moto, il n'a pas peur. C'est une réflexion qui s'applique à deux choses : il était effrayé d'apprendre à conduire la bécane — il l'était encore plus d'aimer Otabek.
Quelque part sur le flanc de colline qui mène aux hauteurs de Kok Tobe, ils décident de s'arrêter pour manger. Ils trouvent un endroit à l'écart des touristes. Les montagnes autour d'eux sont majestueuses, l'éternelle neige à leur sommet a quelque chose de rassurant.
Après le repas, ils s'installent dans l'herbe. Otabek a le nez plongé dans un livre, mais il est surtout occupé à glisser ses doigts dans les cheveux de Yuri. Ça fait bien un quart d'heure qu'il défait les nœuds provoqués par le casque de moto, et tout aussi longtemps que Yuri cherche comme lui parler.
Depuis le réveil ce matin, Yuri répète les mêmes phrases en boucle dans son crâne. Il s'était dit qu'il allait trouver un endroit romantique pour le faire, et maintenant… Il ne doit pas se dégonfler. C'est brusquement qu'il se redresse, et ordonne :
— Beka ! Donne-moi ta main.
Otabek repose son livre, et même s'il est surpris, il ne proteste pas. Yuri fouille sa poche, puis en tire le médaillon que lui avait offert sa mère.
Quelques rayons se reflètent sur le placage en or, mais il est oxydé par des années à pendre au cou de Yuri, ou à traîner dans des sacs à dos. Délicatement, Yuri le dépose dans la paume ouverte d'Otabek. Celui-ci glisse son pouce sur l'inscription gravée au dos. Ses yeux s'écarquillent lorsqu'il ouvre le pendantif, y découvrant le portrait de Katarina ainsi que de l'homme roux à ses côtés.
— C'est mes parents, explique Yuri. Je gardais ce collier avec moi, en souvenir d'une chose que Katarina m'a dit quand j'étais enfant… Je… S'attacher à quelqu'un, c'est lui donner l'occasion de nous détruire. C'est ce qu'elle m'a fait, alors je pensais qu'elle avait raison, et que c'est ce qui m'arriverait toujours. Je pensais aussi que c'était ce que je lui avais fait subir, et je ne voulais pas imposer ça aux autres.
La gorge de Yuri est sèche et serrée lorsqu'il inspire une grande goulée d'air. Ça fait encore un peu mal, mais bien moins qu'avant, alors il continue :
— Beka… Tu m'as énormément aidé, pas seulement avec le patin, mais aussi avec tout le reste. Je pensais que c'était ma destinée de ne jamais tomber amoureux, parce que je songeais que j'allais être blessé. Tu m'as prouvé le contraire.
Otabek expire le souffle qu'il retenait, il attrape la main de Yuri. Le collier est piégé entre leurs paumes.
— Ce n'est pas dans les étoiles que se tient notre destin, mais en nous-même. Tu connais cette citation ?
— Non, répond Yuri.
— C'est de Shakespeare. Tu n'es pas né pour être blessé, et ma présence n'est rien de plus qu'un simple coup de pouce pour t'aiguiller sur ta route.
Otabek appuie sa seconde paume contre la poitrine de Yuri, et poursuit :
— Tu n'es pas la marionnette de ton destin, c'est toi qui est maître de tes décisions. Tout ce qui a changé cet été, ça venait de toi, et de toi seul.
Sur le coup, Yuri ne dit rien, il accepte simplement ces paroles. Puis, il acquiesce lentement. Ses doigts tremblent un peu autour de la main d'Otabek, autour du bijou. Il a besoin de lui dire, il a besoin qu'Otabek sache, mais c'est dingue ce que ça peut être dur d'extirper les mots le long de son œsophage.
— Je trouve jamais les mots pour te dire ce que je ressens… Je voulais te donner ça pour te le prouver, et que tu le saches, même quand…
La voix de Yuri se brise un peu, Otabek serre sa main.
— Quand je serai loin, poursuit Yuri. Qu'on se verra très peu… Je voulais aussi que ça te porte chance pour cette année, parce que je sais que tu vas gérer, mais que je veux être avec toi sur la glace même si je ne pourrai pas te voir patiner à chaque fois.
Yuri s'était dit qu'il n'allait pas pleurer, parce que c'est con, qu'ils vont se voir sur Skype, qu'ils vont se retrouver à Moscou pour la Rostelecom Cup où ils sont assignés ensemble, puis à Turin pour la finale, mais c'est plus fort que lui, il y a des gouttes humides partout dans ses cils. Il cligne des yeux pour les chasser, la paume d'Otabek quitte son torse pour chasser une larme sur sa joue.
— Ne pleure pas, Yura. J'ai aussi quelque chose pour toi.
Doucement, Otabek le relâche, puis se baisse pour ranger le collier dans son sac, et en tirer son portefeuille. Il en extirpe une photo, qu'il tend à Yuri. Le polaroïd est corné et plié, mais les deux personnes sont reconnaissables entre mille. C'est un portrait d'Otabek et son père, habillés aux couleurs de l'équipe de foot d'Almaty. Leurs joues sont marquées d'un trait couleur bleu azur, et d'une moue enjouée.
Le visage de Yuri aussi s'étire en un sourire, surpris de voir cette version minuscule d'Otabek, et ses yeux dénués de toute peine.
— J'aimerais bien que tu la gardes avec toi, comme ça je serai toujours à tes côtés. Et aussi…
L'expression d'Otabek est sérieuse, il prend une pause avant de reprendre :
— Tu te souviens, de la deuxième semaine où on s'est entraînés ensemble ?
Yuri hoche la tête sans comprendre.
— Je t'ai demandé ce qu'il faudrait pour que tu changes d'avis à propos des histoires d'amour.
— Un miracle, se souvient Yuri. Sur le coup, je m'étais demandé pourquoi tu prenais ça à cœur.
— J'avais cette peur irrationnelle de te faire fuir avec mes sentiments, et que tu partes…
Comme son ex s'est cassé, comme son père a disparu, comme sa famille pourrait mettre les voiles. Les mains de Yuri sont moites, il se sent un peu coupable d'avoir fait attendre Otabek, de lui avoir fait mal.
— Ça n'a jamais été toi que je voulais fuir, dit Yuri.
— Je sais, ce n'est pas de ta faute.
— Je m'en veux d'avoir perdu tout ce temps.
— Il nous en reste encore tellement, affirme la voix sûre d'Otabek.
— Je pars dans quelques heures…
— Tu sais ce que je veux dire.
— Qu'on deviendra vieux et moches ensemble ?
Otabek sourit, et répond :
— Tu deviens niais, toi aussi.
Yuri laisse échapper un rire à mi-chemin entre le rire et le sanglot.
— Tu viendra me voir, hein ? bredouille-t-il.
— Je viendrai quoi qu'il arrive…
Les bras d'Otabek scellent leur étreinte autour de Yuri, sans le brusquer, et il murmure encore avant de l'embrasser :
— Parce que je t'aime, et que je sais que c'est réciproque.
Ils manquent de louper leur heure de départ parce qu'ils s'endorment sur le canapé, puis qu'ils ne cessent de s'embrasser devant la porte de l'appartement. Ils ne peuvent pas s'épancher en effusions affectueuses à l'aéroport, alors ils grapillent les dernières minutes.
C'est l'alarme du téléphone de Yuri qui les tire de leur bulle et leur rappelle que même les plus beaux étés ont une fin.
En récupérant son sac à dos oublié à l'intérieur, Yuri laisse une note dans la chambre d'Otabek :
Like a fool, I fell in love with you, you turned my whole world upside down.
C'est difficile de ne pas pleurer lorsqu'à contrecoeur, ils ferment la porte de l'appartement une dernière fois.
Moscou apparaît dans sa parure de nuit à travers le hublot. Elle est moins grise que dans les souvenirs de Yuri, habillée de toutes ses lumières dorées comme pour lui souhaiter la bienvenue. La plupart des rues sont vides, il se demande si la Lada de Grand-Père est déjà arrivée sur le parking, ou si elle fait partie des quelques véhicules en route sur le périphérique. Son cœur est serré à l'idée d'atterrir dans quelques minutes, mais il a hâte de revoir le vieil homme.
Sur le béton de Domodedovo, les feuilles orangées se froissent sous ses semelles et sous les roues de sa valise. Son téléphone a récupéré du réseau, et vibre enfin dans sa main. L'écran s'allume d'une notification, ce n'est pas le nom de Nikolaï qui s'y affiche, mais celui d'Otabek. C'est le signe que son petit-ami a trouvé sa note, alors il ouvre le message avec empressement.
Otabek a envoyé un fichier par email, comme un foutu petit vieux. C'est une vidéo, dont le son joue dans les écouteurs vissés dans les oreilles de Yuri. La qualité de l'image est à chier, celle du son encore plus, mais ça suffit à agiter son coeur. Otabek est penché sur sa guitare, illuminé du rouge des LEDs du salon. Dès la première note, Yuri reconnaît le refrain de la chanson, et renifle faiblement.
Sur l'écran, Otabek chante :
— Wild horses, couldn't drag me away, wild, wild horses, couldn't drag me away…
La musique continue à jouer en arrière-plan, Yuri ouvre déjà une nouvelle application, accompagné par la voix d'Otabek dans ses oreilles. Il sait ce qu'il doit répondre.
C'est ce qu'Otabek lui a répété tant de fois durant son séjour, et que Yuri n'a jamais réussi à dire ou à écrire clairement. L'horloge du smartphone indique un peu moins de vingt-trois heures, ce qui signifie qu'il est quasiment deux heures du matin à Almaty. Ça signifie aussi qu'Otabek n'écoutera son message vocal que le lendemain et ne répondra pas tout de suite, mais ce n'est pas grave.
Le cœur de Yuri bat au rythme de la tonalité du répondeur. D'une voix chevrotante, il articule dans le combiné :
— Beka... Je voulais te le dire à voix haute. Je t'aime.
Sans un second regard pour le message vocal, Yuri l'envoie, range le téléphone dans sa poche, puis avance vers la Lada qui l'illumine de ses phares. Nikolaï l'attend.
Le vent frais fait s'envoler les feuilles mortes, l'été s'éteint. Yuri ne peut qu'espérer que la saison prochaine sera meilleure que celle-ci.
Notes :
• Une petite idée d'un mélange de kobyz et d'instruments modernes avec 'Menin Alemim" de Akerke Tazhibayeva : /1HYd4z6wGcc
• Ce que chante Beka autour du feu, "Why'm" de Ninety One : /xMmeArQtq9k
• La chanson que cite Yuri sur sa note : "Layla" d'Eric Clapton
• Et la playlist finale de cette fic ! : playlist/5tp7MTfyqjRcSdQmPu4nde?si=2c11a9c4aadb444c
• Et maintenant que j'ai terminé cette fic ? J'en suis à 85% de rédaction de la suite directe de cette histoire ! Elle se nommera « Glory & Gore », elle fera 15 chapitres en tout et j'espère la poster courant février. Elle se déroulera durant l'année suivant « Buzzcut Season » et explorera tant la saison de patin, que la relation entre nos deux préférés, que leurs problèmes personnels !
En attendant, il est probable que je vous réserve quelques surprises, alors je vous dirais de ne pas disparaître trop loin dans les prochains temps... ;-) Dans tous les cas, je serai joignable sur Twitter à 3cheers4alex pour des updates sur ma progression
• Je remercie toutes les personnes qui ont pensé à commenter, voter, partager ce projet, et qui l'ont fait vivre durant ces derniers mois ! Je ne peux exprimer à quel point c'est touchant et motivant. C'est presque avec une petite larme que je vous dit à bientôt pour de nouvelles aventures...
