Reviews : Merci pour les reviews, j'espère que vous aimerez cette suite :D Ca reste un rythme trèèèès lent (voire trop lent) mais normalement, il ne devrait pas y'avoir d'assoupissement lors de la lecture.

Genre : Drame psychologique, death-fic, biographie ( ou connerie suprême gagatisante, c'est au choix ), angst, un peu de yaoi. Un genre de conte cruel.

Disclaimer : Malgré mes incessantes prières et autres rituels vaudous, tous les persos et l'univers de cette fanfic issus de StS appartiennent encore à Masami Kurumada, je n'ai donc aucun droit dessus. Pour les quelques créations qui se perdront dans cette histoire, elles sont tatouées et fichées chez Isatis, donc merci de ne pas les ré-employer sans accord.


UN OISEAU BLEU


Chapitre 2 : Sustine et Abstine ( Supporte et Abstiens-toi )

Partie 1 : Nouvelles expériences

Oublie cette vie

Viens avec moi

Ne te retourne pas, tu es en sécurité maintenant

Ouvre ton cœur

Baisse ta garde

Plus personne ne t'arrêtera

Evanescence – Anywhere

Il se sentait si léger, si bien. En paix. Son esprit était vide de toutes pensées, c'était agréable d'être en pareil repos. Il voulait que cela dure encore. Il continua à avancer, le long de ce chemin noyé dans la brume. C'était un endroit vraiment calme, où qu'il fût. Il regarda autour de lui, tournant la tête lentement. La lumière était pâle mais agréable, et la terre, fraîche sous ses pieds nus. Il ne portait qu'une sorte de chemise blanche qui lui tombait tout le long du corps et qu'il n'avait jamais vue auparavant. Le silence qui régnait ici n'avait rien d'oppressant ni d'angoissant.

Il devait avancer. Il le sentait. Quelque chose lui soufflait d'approcher, de continuer sa route, de trouver le bout du chemin… qu'il y trouverait un endroit de paix et d'amour. Alors il avança d'un pas plus rapide, le cœur léger et tendu à la fois : il avait hâte, si hâte d'y être !

Lucas referma doucement la porte de la chambre et s'approcha de son protégé. Le gamin dormait toujours, ne s'étant pas réveillé de son coma, mais d'après le médecin, il n'était plus en danger, à moins de faire une rechute imprévisible et brutale. Le jeune homme s'assit au bord du lit pour pouvoir poser la main sur son front. Plus de fièvre. C'était déjà ça. Depuis quelques jours, le petit ne délirait plus dans son sommeil, mais Lucas se demanda s'il ne préférait pas lorsqu'il entendait sa voix. A présent qu'il était silencieux, il avait l'impression de contempler un cadavre. Car contempler était bien le mot. Aphrodite était d'une beauté étrange et surréaliste pour un enfant de cet âge. Une peau douce, des cheveux lumineux à la couleur si particulière, des traits qui ne pourraient qu'encore s'adoucir avec l'âge. Un vrai petit ange. On aurait pu hésiter d'ailleurs, à dire qu'il s'agissait d'un garçon.

Lucas resta à le regarder dormir quelques instants, avant de remarquer que sa poitrine se soulevait plus lentement. Etait-ce un tour que lui jouaient ses yeux ? Il se pencha un peu mieux pour guetter le souffle de l'enfant.

Des branchages étaient apparus de part et d'autre du sentier de terre, et au-travers d'eux, il distinguait par intermittence une lumière éblouissante et chaleureuse. Il était attiré par elle comme un papillon par une lampe. Il voulait la voir. C'était là qu'il devait aller. Il posa un pied à l'orée du petit bois : devant lui, il n'y avait qu'un vaste champ de fleurs inconnues aux douces teintes pastel, et au milieu, en suspension, se tenait la source de la lumière.

Il quitta le bois pour s'engager dans l'étendue verdoyante, tendant une main en avant comme un aveugle.

Il ne s'était pas trompé. L'enfant respirait de plus en plus lentement, à mesure que son cœur se faisait plus paresseux. Son visage devenait blême. Lucas eut une bouffée d'inquiétude. Il ne pouvait pas rester sans rien faire à contempler cette flamme s'éteindre tout de même ! Lui, un Chevalier d'Argent ! Il posa une main sur la poitrine du petit, et une autre sur sa joue.

– Aphrodite… appela-t-il doucement. Ne me joue pas ce vilain tour… Aphrodite…

Il se concentra et fit appel à son cosmos. L'aura blanche l'entoura de nouveau et se répandit avec douceur dans le petit corps, le réchauffant, le poussant à se battre, lui offrant une force nouvelle pour alimenter la sienne épuisée. Les yeux de Lucas restèrent fixés sur le visage d'Aphrodite. Ils guettaient le moindre mouvement et furent soulagés en voyant une légère rougeur venir colorer ses joues.

La lumière se résorba soudain, et le champ perdit tout son éclat. Il baissa sa main, dépité, ne comprenant pas ce qui arrivait. La brume autour de lui se levait peu à peu mais à sa place, il n'y avait pas de clarté, mais une nouvelle obscurité encore plus forte. Il se retourna, tentant d'apercevoir le petit bois dont il était sorti : déjà, il se noyait dans les ténèbres. Elles se rapprochaient de lui, l'engloutissant. Son corps se fit lourd, il tomba à genoux. Encore une fois, il échouait. Il avait été si près… Il retomba dans un profond puits noir sans même se débattre, sentant sa conscience s'endormir.

Le souffle régulier finit de le rassurer totalement et le Chevalier de Cassiopée se permit de respirer à son tour. Il s'en était fallu de peu. Il rappela son cosmos. S'il n'avait pas fait attention à l'anormale lenteur de sa respiration, Aphrodite se serait éteint sans même qu'il réalise. Ce petit était décidément pénible, réclamant une attention de tous les instants. Lucas resta penché au-dessus de lui. Cela faisait presque un mois qu'il l'avait ramené avec lui, et en toute logique, cela faisait longtemps qu'il aurait dû rouvrir les yeux. Les soins qu'on lui avait prodigués avaient soigné ses blessures dues aux coups et à un début d'hypothermie, mais Aphrodite n'avait apparemment aucune volonté de revenir parmi les conscients. Les rêves qu'il faisait dans son coma étaient-ils donc si beaux ? Pourtant, il avait une telle vitalité… A chaque fois que Lucas faisait appel à son cosmos pour le maintenir en vie de force, il sentait clairement celui de l'enfant qui lui faisait écho. Il ne s'était pas trompé, et c'en était presque impressionnant. Le cosmos d'Aphrodite était en éveil permanent, bien que faible. Comment une telle chose était-elle possible ? Et pourquoi son énergie était-elle si froide, presque glaciale, pour devenir l'instant d'après d'une chaleur insoutenable ? A la fois brasier et glacier, bénéfique et maléfique. Lucas n'avait jamais connu cela avant, et cette situation nouvelle qu'il ne contrôlait pas l'effrayait un peu parfois.

Il se souvint brièvement du père, qu'il avait trouvé à moitié mort, couvert de sang. L'énergie d'Aphrodite concentrée avait été catastrophique, puissante, déchaînée, explosive. Face à un tel cosmos au bord de l'explosion – car il ne faisait nul doute que tôt ou tard, le petit retrouverait la totalité de son potentiel –, il doutait que même lui, Chevalier d'Argent, puisse résister bien longtemps. Il était bel et bien comme les onze autres.


Lorsqu'il ressortit hors de sa modeste maison, il fut surpris de se retrouver face à un homme vêtu d'une soutane noire ornée de superbes décorations or et sang, de lourds colliers dorés tintant doucement à son cou. Le plus magnifique de tous portait une fine croix sculptée avec minutie. La tête de l'individu était parée d'un casque et d'un masque rouges, qui recouvraient complètement ses traits. Il se tenait immobile.

Le Chevalier de Cassiopée mit immédiatement genou à terre devant son seigneur.

– Votre Altesse ? Que faites-vous ici, si tard ?

– J'ai senti que tu faisais appel à ton cosmos, Lucas, répondit de sa voix douce le Grand Pope. Ton protégé ne s'est toujours pas réveillé ?

– Non, toujours pas… Je finis par croire qu'il ne veut pas ouvrir les yeux.

– C'est bien possible…

Le Grand Pope s'approcha un peu et lui fit signe de se relever.

– Son cosmos luit en permanence, comme une bougie qui refuse de s'éteindre, reprit-il. Il se renforce à chaque fois que tu viens le soutenir du tien, il se fait proche et lointain à la fois, enfermé dans un corps dont la volonté est pour l'instant la plus forte. La vitalité d'Aphrodite est surprenante, tu sais que sans elle, il serait déjà mort bien avant ton arrivée en Suède. Son cosmos l'a maintenu en vie, tout comme il le fait aujourd'hui, mais à présent… Je crois que ce petit ne trouve plus de raison d'ouvrir les yeux. Il devait en avoir une, qu'il a perdue ou égarée, un soutien, quelque chose qui le pousse vers l'avant. Même si ce n'était qu'une chose infime et sans importance à nos yeux ou ceux de ses parents, pour lui, c'est le centre de son monde. Il faut que nous la retrouvions ; conjuguée à tes soins… Ce sera peut-être le sursaut qui lui manque.

Lucas réfléchit un instant. Le Grand Pope n'avait pas tort. Il l'avait compris lui aussi. Il fallait trouver ce qui avait aidé le petit à se battre jusque là, et le lui rendre au plus vite pour accélérer son retour. Une chose infime pour eux, mais capitale pour lui… Aphrodite est à vous si vous y tenez tant, mais embarquez aussi sa saloperie de rosier ! Il ouvrit des yeux ronds. Mais bien sûr !

– Il y a peut-être bien une chose à laquelle nous n'avons pas pensé, Grand Pope…

– Montre-la-moi.

Lucas le guida à l'intérieur de sa maisonnée, jusqu'à la pièce qui lui servait de débarras. C'est là qu'il avait entreposé soigneusement les affaires du petit garçon. Il désigna le rosier décrépi près des sacs de voyage, qui en semblait le gardien silencieux et malade.

– Ce rosier, son père a exigé que nous le prenions. Il était sain jusqu'à ce que nous arrivions ici et que je le place là. Il a de la lumière, de l'eau, mais rien n'y fait : il dépérit inexorablement depuis un mois.

Le Pope s'approcha de la plante. On ne pouvait voir l'expression de son visage, couvert par son masque bleu foncé, mais le Chevalier de Cassiopée savait qu'il observait attentivement la plante. Il le vit s'approcher encore, jusqu'à la frôler, et laissa le bout de ses doigts fins courir sur une feuille terne.

– Votre… Altesse ? hésita Lucas.

– Sais-tu où elle était placée ?

– … Il me semble qu'elle était à côté du lit. Dans la chambre du petit.

– Je m'en doutais… Tu ne le sens pas, mais… il y a une faible part de cosmos dans ces roses. Une part du cosmos d'Aphrodite. D'une manière ou d'une autre, en la plaçant tout près de lui, cet enfant a réussi à lui transmettre un tout petit peu de son énergie. En l'éloignant de lui, tu l'en as privée, c'est la raison pour laquelle elle meurt à présent. C'est peut-être une erreur ou un jugement aventureux, mais je pense qu'il faut les réunir. Replacer cette plante près d'Aphrodite. Tu as dit qu'elle était saine quand tu l'as prise ; c'est qu'il devait s'en occuper avec soin, tout comme un prisonnier s'évertue à apprivoiser les rats de sa cellule.

– Très bien, Grand Pope. Si cela peut l'aider, je ne vois pas pourquoi ne pas essayer.

Le Grand Pope se recula pour ressortir, suivi de Lucas, et il alla d'autorité rejoindre la chambre d'Aphrodite.

Celui-ci dormait toujours, bien installé dans le lit, une petite veilleuse à la lumière discrète allumée non loin de lui. Ses courts cheveux formant une auréole autour de sa tête lui donnaient une touche de douceur, bizarrement contrastée par les quelques pansements qu'il portait encore au cou et aux bras. Le Pope s'approcha encore, de sorte à n'être qu'à quelques pas du petit. Lucas le suivait docilement, se sentant bien faible et minuscule face à cet homme dont la simple aura obligeait au respect.

Il le vit poser une main sur son front, caresser doucement les cheveux. Le Pope dégageait tant d'amour, de paix, de sérénité. Ses gestes étaient lents et précis, empreints de délicatesse et de prévenance. Nul doute qu'il tenait plus du Dieu que de l'être humain. On le disait ancien chevalier de la constellation du Bélier. La constellation de la garde, de la protection. Comme cela lui correspondait à la perfection.

Aphrodite… murmura-t-il. Ton destin n'est pas de mourir ici et maintenant, mon petit. Je sais que tu as la force de résister aux appels de l'Autre Monde.

Lucas le regarda faire. Aphrodite l'entendait-il vraiment ? Si seulement, si seulement la voix du Grand Pope parvenait à l'atteindre et à lui donner assez de volonté, de courage, de motivation pour s'arracher au coma… L'homme masqué se redressa alors et fit mine de repartir.

– Lucas, surtout fais attention à ne pas te blesser lorsque tu te saisiras de la rose.

– Pourquoi cela, Votre Altesse ?

– Le cosmos qui y est répandu… est froid et agressif. D'après nos informations, la mère d'Aphrodite est morte l'année dernière d'empoisonnement, cela pourrait en être la cause.

– Vous pensez que le gamin a pu… ?

– Pas consciemment, j'en suis certain, mais toujours est-il que ce rosier n'est plus aussi inoffensif qu'il en a l'air.

Sur ce, le Grand Pope s'en retourna vers ses appartements, s'enfonçant dans la nuit noire comme un fantôme, laissant un curieux sentiment de vide derrière lui.

Lucas resta un instant dans le silence, écoutant le souffle régulier de l'enfant endormi, puis il retourna dans le débarras et en sortit avec précaution le rosier aux fleurs fanées, veillant tout particulièrement à ne pas s'écorcher aux longues et fines aiguilles qui le parcouraient en tous sens. Il le posa près d'Aphrodite comme le lui avait conseillé le Pope.

Quelques secondes à peine passèrent avant que l'enfant tourne lentement la tête du côté où était la plante, à la grande surprise du chevalier. Il ne se réveilla pas pour autant mais sa conscience avait senti la présence de la reine des fleurs… Son réveil n'était bien plus qu'une question de temps dans ce cas. Il se sentit rassuré pour la première fois depuis longtemps et il laissa le petit garçon pour aller se reposer à son tour.


Une senteur sucrée et douce flottait tout autour de lui. Il la connaissait. Qu'était-ce déjà ? Il gémit, se débattant dans le monde d'ombres où il était enfermé. L'odeur était brutalement apparue dans cette nuit sans fin, pour l'entourer, pour le…

Je te protégerai…

Il la reconnaissait. C'était elle. La rose ! Elle était là, près de lui. Elle ne l'avait pas abandonné ! Comme il avait envie de la chérir, de poser ses mains sur elle, de caresser ses feuilles, d'oublier ce chemin sinueux et brumeux dont il n'atteignait jamais la fin. A quoi bon essayer à présent ? Si la rose était là… Svend n'était pas loin. Tout recommencerait. Ça devait être sa voix dont il percevait parfois les échos dans ces ténèbres. Il avait du mal à expliquer la chaleur qu'il ressentait parfois… lorsqu'il se sentait seul… et fatigué… Ce n'était pas celle de Svend. Il y sentait de la douceur, de l'inquiétude, de l'espoir. Quelque chose d'agréable en fait. D'apaisant, presque aussi apaisant que cette lumière au milieu du champ de fleurs. Il devait s'arracher à cette nuit pour comprendre. Comprendre d'où elle venait ! C'était difficile, il avait l'impression d'être lourd, trop lourd, pour remonter à la surface… Enfin, à force de se concentrer, de lutter pour garder clair le fil de conscience qu'il avait retrouvé, il commença à entrevoir une lumière à travers le rideau de noirceur, de plus en plus forte…

Quand il ouvrit les yeux, il se retrouva face à un plafond inconnu, avec des poutres à la française. Il resta un instant bête avant de tourner la tête sur la droite et de se redresser d'un bond. Qu'est-ce que cela signifiait ? Il ne reconnaissait ni les murs, ni les meubles, ni les portes, tout lui était étranger. On l'avait allongé dans un lit moelleux, sous plusieurs épaisseurs de couvertures, dans une chambre rustique, à la teinte jaunâtre, bien différente de sa chambre à lui, à la blancheur immaculée. Et… Il regarda ses bras, se tâta. Et pourquoi avait-il des bandages ? Pourquoi avait-il les membres lourds et faibles, comme s'il n'avait pas bougé depuis longtemps ? Il se tourna vers la fenêtre. Le rosier… Le rosier était là ! Son seul repère dans ce monde qui n'était pas le sien. Une partie de sa panique se dissipa et il s'approcha de la plante, tendant un bras apeuré vers elle. Elle mourait de nouveau… Etait-ce à cause de cet endroit ? Pourtant elle avait de la lumière… La large fenêtre dispensait un généreux soleil dans la pièce, ainsi qu'une douce chaleur. Aphrodite jeta d'ailleurs un œil au paysage : de la roche recouverte d'herbes clairsemées, et au loin, une sorte de… de bâtisse blanche entourée de colonnes… Qu'est-ce que c'était que ce truc ? Il n'était plus chez lui, et ça ne ressemblait pas à la Suède cet endroit. Il sentit la peur le saisir de nouveau. Il avait envie d'appeler mais se retint : il ne savait pas où il était, ni avec qui et pourquoi. Se méfier, toujours se méfier. Ça devait être une idée tordue de Svend ça ! Et elle marchait sacrément bien. Aphrodite se sentait à sa merci comme jamais auparavant.

La porte face à lui s'ouvrit soudain sur un homme aux longs cheveux argentés, qui portait une simple tunique blanche. D'une main, il tenait un plateau, tandis que de l'autre, il refermait la porte avec précaution. Il leva les yeux sur lui mais ne parut pas étonné de le voir éveillé. Il lui dit quelque chose qu'Aphrodite ne comprit pas.

Instinctivement, le gamin se recroquevilla contre le montant du lit, près du rosier, les yeux fixés sur l'inconnu, et attentifs à ses moindres faits et gestes. L'homme posa le plateau sur une commode près de l'entrée avant de lui parler à nouveau doucement, dans cette langue qu'il ne saisissait pas. Il fit mine de s'approcher.

– Ne… N'avancez pas ! Restez où vous êtes ! balbutia Aphrodite en essayant de se ramasser sur lui-même davantage.

L'homme ne l'écouta pas et avança encore, se rapprochant de lui lentement, un sourire sur le visage. Aphrodite tendit le bras en avant, comme pour parer un coup éventuel. Il lui parla encore.

Je… je comprends pas ce que vous dîtes ! N'approchez pas !

Lucas avait été heureux de sentir qu'Aphrodite était réveillé. Il lui avait rapidement préparé de quoi manger et avait été le voir, mais il n'avait pas prévu de trouver l'enfant aussi affolé. Il aurait pu le deviner pourtant : un gosse de 6 ans qui se réveille dans une pièce et un pays inconnus, ça ne peut pas vous sauter au cou. Il s'était calé au bord du lit, près de sa rose, et agitait le bras comme s'il voulait chasser une mouche, gardant les yeux sur lui. Le Grand Pope avait dit de se méfier du rosier… C'était surtout les réactions d'Aphrodite qu'il craignait à présent.

– Calme-toi ! Je ne te veux pas de mal ! tenta-t-il de lui dire d'un ton doux.

Cela eut exactement l'effet opposé : Aphrodite se recula encore dans le lit, balbutiant d'une voix vacillante quelque chose que ne comprit pas tout de suite Lucas. Il réalisa soudain. Il venait de parler en grec à l'enfant, une langue qu'il ne pouvait pas connaître ! Pas étonnant qu'il fût encore plus paniqué qu'avant.

– Aphrodite, Aphrodite, je ne te ferai aucun mal ! reprit-il en suédois.

Instantanément, il vit le petit se calmer en partie. Il restait prudemment hors de portée et sur la défensive, mais il semblait moins inquiet.

– … Qui… Qui êtes-vous ? hésita-t-il.

– Je m'appelle Lucas. Tu n'as pas à avoir peur de moi, je t'assure.

– Comment vous me connaissez ? Et pourquoi je suis là ? Et d'abord, c'est où ici ? Et pourquoi j'ai des pansements ?

Le flot de questions fit sourire le chevalier. Hormis son cosmos, Aphrodite était un enfant comme tous les autres. Curieux et qui ne pouvait être rassuré que par les réponses apportées à ses questions. Au moins lui parlait-il, c'était déjà un pas dans la bonne direction.

– Chut, calme-toi… Je vais répondre à toutes les questions que tu te poses, en temps voulu. Tu es en Grèce, pas très loin d'Athènes. Tu étais blessé, alors nous t'avons soigné. Tu as dormi pendant un mois.

Aphrodite réfléchit. Dormir un mois ? La Grèce ? Blessé ?… Il revit des images floues dans sa mémoire… Svend qui s'envolait, la lumière dorée qui explosait… la fatigue et le froid… Mais ça ne lui expliquait pas du tout ce qu'il faisait si loin de la Suède. Il ouvrit la bouche, prêt à le demander, mais Lucas anticipa son geste.

– Le reste de tes questions, ce sera quelqu'un d'autre qui y répondra, très bientôt. Nous le verrons dès que tu auras repris des forces. Nous irons tous les deux.

Aphrodite resta sur la défensive, les muscles tendus. Lucas avait l'impression de faire face à un petit moineau constamment sur le point de s'envoler. Il devait être prudent : il sentait le cosmos de l'enfant qui bouillait. Ce n'était encore qu'un frémissement léger, mais la tension que ressentait le petit suffisait pour qu'il se décharge avec violence à la moindre surprise. Et le gosse n'en avait même pas conscience. Un long travail était à prévoir avec lui… Il afficha encore son sourire qu'il voulait apaisant.

– Aphrodite, tu peux avoir confiance en moi.

Le petit ne dit rien, se contentant de fixer son regard dans le sien. Il avait des yeux bleus intenses, d'un bleu plus foncé que ses cheveux. Lucas y voyait très bien le doute, la peur, l'inquiétude s'y bousculer. Il se leva lentement et retourna vers la commode pour se saisir du plateau-repas.

– En attendant, tu dois avoir faim, non ? Je ne savais pas trop ce que tu aimais… alors j'ai mis un peu tout ce qui me tombait sous la main. Si tu veux quelque chose, demande-le-moi.

L'envie venait de s'ajouter aux autres sentiments dans le regard limpide. Lucas soupira intérieurement. Il revint vers le lit et déposa le plateau près d'Aphrodite. Celui-ci eut un net mouvement de recul quand une main manqua de frôler la sienne. La peur prit plus d'importance dans ses yeux.

– Aphrodite… Je ne te toucherai pas, ne t'inquiète pas. Tu dois avoir confiance en moi, d'accord ?

Il garda le silence, lui adressant un regard dans lequel se lisait clairement : ne m'approche plus. Son cosmos s'était fait plus froid brutalement. Lucas se sentit peiné et fit involontairement un pas en arrière pour s'éloigner du petit. L'énergie baissa immédiatement, tout comme la tension de l'enfant. Le Chevalier de Cassiopée ne pouvait pas lui en vouloir : il gardait toujours en tête la triste vision du petit allongé dans la neige, le visage bleui parcouru de filaments de sang et de marques noires à l'origine plus qu'évidente. Qu'il craignît le contact physique après ça n'avait rien d'étonnant, toutefois, il faudrait qu'il surmonte cela. Car cela pouvait être une faiblesse et un danger, au même titre que son cosmos incontrôlable. Dans un premier temps, il allait devoir faire très attention à ses faits et gestes lorsque Aphrodite était là. Il était comme un chien effrayé, qui mord pour se protéger. Et ce molosse-là, en dépit de son apparence, avait deux crocs suffisamment dissuadants : son cosmos… et le rosier. Les fleurs avaient retrouvé une teinte vivante en à peine deux jours. La plante n'était pas ordinaire.

Aphrodite ne touchait pas au plateau, observant ce Lucas face à lui. Il guettait ses réactions, c'était certain. Pourquoi l'observait-il comme une bête fauve ? Pourquoi feignait-il la douceur, lui disait-il d'avoir confiance en lui ? C'était… incompréhensible pour lui ! La seule chose dont il était sûr, c'était qu'il fallait qu'il se soumette à la force mais cet homme… Aucun moyen de savoir s'il avait ce titre-là. Quand il s'était approché, Aphrodite avait eu peur parce qu'il avait cru qu'il allait lui administrer une gifle ou une autre douceur du même style, mais à sa grande surprise, il s'était aussitôt reculé. Etrange, étrange… Il n'arrivait pas à deviner ce qu'il avait en tête. Et en attendant de comprendre comment fonctionnait son esprit, il était plus prudent de le garder éloigné le plus possible pour pouvoir anticiper le moment venu. L'odeur de nourriture attisait sa faim mais il ne pouvait relâcher son attention en présence de cet étrange individu. Ses muscles tendus commençaient à lui faire mal, brutalement sollicités après des semaines de repos. Si ce Lucas pouvait partir…!

Lucas observa encore un peu Aphrodite. Vus les regards que lui jetait le gamin, il le dérangeait, l'inquiétait. Il ne devait pas rester plus longtemps. L'enfant devait être un peu seul pour remettre de l'ordre dans ses émotions et se restaurer – car visiblement, il n'avait aucune intention de se laisser à manger devant lui.

– Bon, je vais te laisser manger. Si tu veux te débarbouiller, la salle d'eau est là-bas, indiqua-t-il en désignant la porte sur le côté droit de la chambre. Et si tu as besoin de quoi que ce soit, je suis à côté, tu n'as qu'à m'appeler, d'accord, Aphrodite ?

Aphrodite n'ouvrit pas la bouche mais inclina légèrement la tête. C'est avec soulagement qu'il vit finalement cet encombrant personnage quitter la chambre et le laisser seul. Il se détendit immédiatement. Les règles ne parlaient pas de ça. Comment devait-il réagir ? S'il ne faisait pas tout comme il fallait, Svend reviendrait et le tabasserait, encore. Maintenant, Aphrodite avait peur à la simple pensée de ce bonhomme vociférant. Il revoyait clairement à présent comme il s'était jeté sur lui dans la plaine, comme ses poings pleuvaient sur son visage, tellement nombreux, tellement puissants, tellement douloureux. Il ne faisait aucun doute que ce Lucas était avec lui. Il devait faire des rapports, ou alors Svend était ici, de l'autre côté de la porte, écoutant ses réactions, préparant quelque mauvais coup.

Toute la tension accumulée depuis son réveil, depuis que Svend l'avait poursuivi, là-bas, en Suède, se libéra d'un coup et il n'arriva pas à endiguer ses larmes, malgré ses efforts pour les sécher de ses petites mains bandées. Il ne faut pas pleurer, non ! Il ne fallait pas… Mais c'était plus fort que lui. Ses sanglots silencieux agitèrent son corps affaibli, les larmes douloureuses cascadant sur ses joues d'enfant.


Quelques jours passèrent, et Aphrodite reprenait des forces. Au début, il n'avait pas grand appétit, mais à mesure que le temps passait, il semblait accorder plus d'intérêt aux repas. Lucas avait essayé à deux ou trois reprises de l'inviter à faire un tour dehors en sa compagnie, mais il avait vu l'enfant se tendre dès qu'il s'était approché. Aphrodite ne supportait pas qu'on l'approche. Se retrouver dans la même pièce que lui signifiait être immanquablement surveillé par ses yeux bleus perçants. Le cosmos au fond de lui se réveillait, mais sans être agressif. Il n'avait pas toujours conscience de le solliciter. Lucas n'avait pas insisté et essayait dans la mesure du possible de laisser Aphrodite tranquille, pour commencer. Le temps qu'il s'habitue à cet endroit étranger pour lui, où tout était différent et nouveau. Il ne fallait pas le brusquer plus qu'il ne l'était déjà. Il voulait gagner sa confiance, et non le renfermer davantage.

Finalement, à force de patience, il parvint à convaincre Aphrodite d'au moins se promener à son aise dans la petite maison qu'occupait Lucas. Le gamin avait pris ses marques dans sa chambre, mais hésitait encore à s'aventurer plus loin, de crainte de découvrir quelque chose ou quelqu'un de déplaisant.

– Cette maison est aussi la tienne, Aphrodite, lui avait-il dit de son ton doux. Tu n'en as pas assez de rester ici, tu ne voudrais pas te dégourdir les jambes ? Tu sais, tu ne crains rien ici.

Aphrodite n'avait rien dit et avait paru réfléchir, la tête basse. Puis il s'était décidé. Il avait tendu la main vers le rosier et à la surprise de Lucas, en avait coupé une rose d'un rouge flamboyant, se blessant aux épines par la même occasion. L'enfant, la rose dans les mains, la serrant d'un geste un peu nerveux, avait ensuite suivi Lucas, qui lui avait fait visiter cette maisonnée qu'il découvrait pour la première fois dans son entierté. Il n'avait pas quitté la rose une seconde. Lucas se rappelait des mises en garde du Pope au sujet de la plante…Le rosier était empoisonné… Mais Aphrodite ne présenta aucun symptôme inquiétant ce jour-là, ni les autres, et Lucas se contenta de lui bander sa main blessée – non sans difficulté d'ailleurs. Le gamin prit rapidement l'habitude de se balader dans la demeure, une rose à la main, et commença à être moins méfiant vis-à-vis de Lucas, dont il tolérait mieux la présence. C'était déjà un grand progrès.

Ils déjeunaient dans la cuisine. Cela faisait à présent plus d'une semaine qu'Aphrodite avait rouvert les yeux et il allait beaucoup mieux. Il allait être temps de le présenter au Pope et aussi, de l'instruire sur la véritable raison de sa présence ici.

– Aphrodite, tu te rappelles que je t'avais dit qu'une personne répondrait à toutes tes questions, n'est-ce pas ? Il est temps de la rencontrer.

Aphrodite releva le nez de son briam et lui jeta un regard interrogateur.

– Qui c'est ? demanda-t-il d'une petite voix, comme s'il s'attendait à se faire rabrouer.

– Celui qui règne sur cet endroit et sur nous tous, nous l'appelons le Grand Pope. C'est lui qui a demandé à ce que je te ramène avec moi. Nous pourrions aller le voir cet après-midi, qu'en penses-tu ?

Aphrodite baissa les yeux, comme Lucas s'y attendait. Pour l'instant, l'enfant n'avait vu personne d'autre que lui, restant obstinément caché lorsque le chevalier recevait de la visite et refusant toujours d'aller à l'extérieur. Mais cette fois, il ne pourrait pas éviter cette rencontre et il semblait déjà le savoir.

– Où il est, ce "Grand Pope" ? marmonna-t-il.

– Il a un temple non loin d'ici. Tu te rappelles de la structure du Sanctuaire ? Eh bien, le temple du Pope est tout au bout du grand escalier. Nous pourrions passer par les souterrains pour y être plus rapidement, mais ce serait plus agréable de rester à l'air libre, non ?

Aphrodite se souvenait de ce que lui avait dit Lucas en effet. Le Sanctuaire, à ce qu'il en avait retenu, était un genre d'endroit secret, composé de maisonnettes et de "temples", le long d'un grand escalier, qui gravissait la colline rocheuse. Il n'avait pas très bien saisi ce qu'il entendait par "temple" d'ailleurs… Il avait toutefois fait le rapprochement avec la bâtisse à colonnes blanche qu'il voyait depuis sa chambre. Il avait bien envie de regarder le paysage aussi, mais il restait méfiant. Et si Lucas voulait le piéger en l'attirant dehors ? Ici, il y avait le rosier… mais dehors… il n'aurait plus rien au cas où le curieux jeune homme se mette en tête de reprendre les leçons là où les avait arrêtées Svend. Son toux doucereux, ses yeux dépourvus de colère ou de haine, ses gestes gentils, peut-être feignait-il tout ça. Pour l'instant, il n'avait jamais menti ni essayé de le frapper… C'était la raison pour laquelle Aphrodite supportait sa présence. Parce qu'il semblait sincère. Et aussi parce qu'il avait compris que Svend était resté en Suède, loin, très loin d'ici, et que d'une certaine façon, c'était grâce à Lucas.

– Et puis, il y a quelque chose que j'aimerais te montrer, reprit Lucas après un instant de silence.

– Quoi ?

Cette fois, il y avait de l'envie dans la voix de l'enfant, qu'il n'avait pas réussi à dissimuler. Lucas sourit : Aphrodite était très curieux en dépit de la froideur qu'il s'imposait, observant tout ce qu'il ne connaissait pas avec de grands yeux lorsqu'il avait l'impression qu'on ne faisait plus attention à lui. La veille, il l'avait vu détailler pendant un long moment le jardin miniature japonais qu'il avait installé dans un petit pot, au salon. Sans oser le toucher, il en avait fait le tour une bonne demi-douzaine de fois, complètement absorbé par ce qu'il voyait, un léger sourire sur ses lèvres, tout en mâchouillant la tige de la rose qu'il tenait à la main d'un air inspiré. Lucas avait souri de le voir faire.

– Une surprise.

Aphrodite plissa un peu les yeux, semblant chercher à comprendre ce que Lucas sous-entendait par là. La méfiance s'était réinstallée dans son regard.

– Une bonne surprise, Aphrodite, reprit-il. Je suis sûr que ça te plaira. Et puis, tu rencontreras peut-être les autres enfants qu'il y a ici, ajouta-t-il pour le tranquilliser.

Il ne parut pas se détendre pour autant. Lucas comprit que quoi qu'il dise à présent, l'enfant resterait campé sur ses positions, jusqu'à ce qu'il voie la " surprise " en question. Il venait de commettre une belle erreur… Le jeune homme soupira et reporta son attention sur l'assiette pratiquement vide du petit.

– Tu en reveux ? proposa-t-il.

Aphrodite inclina la tête en tendant son assiette. Il garda le silence pendant le reste du repas, retournant dans son esprit ce qu'avait dit le Chevalier de Cassiopée.

Lucas l'avait abandonné le temps d'aller demander une audience au Grand Pope. Sans nul doute passerait-il par ses fameux raccourcis pour revenir au plus vite. Aphrodite n'était pas pressé de rencontrer ce "Grand Pope" dont il ne savait pratiquement rien. Il était pour lui une figure floue à laquelle il valait peut-être mieux ne pas donner corps. Tout comme il préférait ignorer encore longtemps ce qu'était la "bonne surprise". Rien de bon ne venait jamais des adultes. Il soupira et s'affala sur le rebord de la fenêtre de sa chambre. Il n'aurait pas le choix de toute manière. Il se mit à mordiller la tige de la rose qu'il tenait. Au début, il avait fait cela pour se rassurer, pour sentir la fleur près de lui, pendant qu'il explorait cette maison inconnue, et puis, l'habitude s'était très vite installée. La sève de la plante était un peu sucrée, et bien qu'amère, l'avaler n'était pas désagréable. Cela le calmait lorsqu'il se sentait inquiet. Il laissa son regard courir à l'extérieur, où brillait comme toujours un joyeux soleil.

Les environs étaient calmes. On entendait un lointain murmure qu'il avait fini par assimiler aux vagues de la mer toute proche. Quelques nuages paressaient dans le ciel et des insectes voletaient parmi les maigres fleurs qui parvenaient à pousser sur la rocaille environnante. Le temple blanc, perché sur son promontoire, était presque aveuglant. Au-delà du petit espace à nu devant la maison de Lucas, Aphrodite apercevait un peu plus loin les toits des autres maisonnées, mais il n'avait jamais vu personne y entrer ou en sortir, malgré le temps qu'il passait accoudé à la fenêtre. Leur entrée devait se situer du côté qui lui était caché. Même s'il n'avait pas du tout envie de se mêler à d'autres, il aurait bien voulu avoir un peu d'animation pour s'occuper. La maison de Lucas était riche en livres, mais la plupart était en grec et Aphrodite ignorait tout de cette langue. Et puis, il n'osait pas trop toucher à ce qu'il trouvait ici. S'il faisait quelque chose qui déplaisait à l'homme, il risquait encore d'avoir mal, et ça, il ne voulait pas. En tout état de cause, il avait reporté son attention sur le rosier, qui avait finalement refleuri et reprit de sa vitalité. Il y avait même une pousse qui commençait à se faire jour. Aphrodite était content, mais il avait remarqué que Lucas ne partageait pas ses sentiments… Au moins n'en approchait-il pas…

Soudain, un mouvement à la lisière d'un tas de rochers sur sa droite attira son attention. Sans relever son menton posé sur le rebord, la tête entre ses bras étendus par la fenêtre, il tourna la tête pour mieux voir ce qui avait bougé. Il ne perçut d'abord rien, puis on bougea encore et enfin, il vit un petit garçon apparaître. Il marchait calmement. Sans doute devait-il y avoir un chemin parmi les rochers. L'enfant devait avoir son âge. Aphrodite contempla un instant le mouvement gracieux de ses longs cheveux d'or avant de s'apercevoir que l'autre gardait les yeux fermés. Il devait être aveugle… Mais alors comment arrivait-il à contourner les obstacles de sa route ? Son pied était ferme, sûr, pas du tout hésitant. Aphrodite redressa la tête, plongé dans sa réflexion. Le blondinet portait un habit bizarre couleur safran et lui laissait une impression bizarre… Ça devait être l'un des autres enfants dont avait parlé Lucas. S'ils étaient tous comme lui, Aphrodite préférait s'abstenir d'entrer en relation. Il n'aimait pas ce qui le perturbait. Le blond s'arrêta et leva le visage vers le ciel. Aphrodite l'imita sans le vouloir, cherchant à voir ce qu'il regardait. Il n'y avait rien dans le ciel, à part du bleu et des nuages. Il baissa les yeux et s'aperçut que l'autre gamin avait tourné le visage vers lui. Aphrodite cessa de mâchonner la rose et l'enleva de sa bouche, observant l'étranger tout comme il se sentait étudié. L'autre gardait son silence, ne semblant aucunement gêné par le soleil qui tapait fort à cette heure-ci. Le Suédois n'aimait pas cette situation, et se recula de la fenêtre en plissant les yeux, méfiant.

Alors, il se passa quelque chose d'étrange. Le blond baissa un peu la tête, et se mit à sourire gentiment. Et… Aphrodite sentit quelque chose de doux entrer en lui, tout au fond de lui, comme un courant d'air amical. Il avait déjà ressenti cette chaleur… C'était un peu la même que celle qui l'avait enveloppé à de nombreuses reprises durant son long sommeil, tout en étant différente. Elle était caressante, mais si légère à la fois… Il baissa sans le vouloir sa garde, trop étonné de ce qui lui arrivait, et la chaleur se retira doucement. Mais il n'était plus inquiet. Cette… Cette chose avait endormi sa méfiance… Il releva la tête vers le blond, qui avait fait de même et souriait toujours.

Il tourna aussitôt les talons et repartit le long du chemin caché. Aphrodite se pencha à la fenêtre d'un mouvement brusque, cherchant à le suivre des yeux, mais son entreprise resta vaine : le blond était déjà avalé par l'amas rocheux, qui remontait jusqu'au temple blanc. Peut-être vivait-il là-bas ? Qui était donc ce gamin bizarre ?

Il entendit la porte de la chambre s'ouvrir et se tourna vers Lucas, encore sous le coup de la bizarre rencontre qu'il venait de vivre.

Le jeune homme portait son armure argentée. Aphrodite l'avait déjà vu ainsi paré, mais cela le surprenait toujours. Lucas semblait devenir quelqu'un d'autre, quelqu'un d'inaccessible, de plus hautain. L'enfant ne pouvait s'empêcher de devenir nerveux lorsqu'il le voyait comme ça. Lucas dut s'en apercevoir car il lui adressa un des doux sourires dont il avait le secret.

– Aphrodite, le Grand Pope nous attend. Tu n'as pas à te faire du soucis, c'est quelqu'un de très gentil, qui ne te fera pas de mal, d'accord ?

Il approuva timidement de la tête. Lucas remarqua qu'il était tendu. Etait-ce dû au fait que ce serait sa première sortie à l'extérieur de la maison ou à autre chose ? Il préféra s'en assurer.

– Quelque chose ne va pas ?

– Non. Rien.

– Alors, allons-y.

Aphrodite le suivit dehors, mais arrivé sur le seuil de la porte, il se mit à serrer davantage sa rose et à jeter quelques regards inquiets aux environs, comme s'il s'attendait à voir surgir un monstre de derrière chaque rocher. Lucas ne le laissa pas hésiter plus longtemps et vint d'autorité lui prendre sa main libre. Aphrodite eut un mouvement de surprise et jeta un regard perdu à Lucas. Celui-ci lui sourit gentiment mais garda sa main autour de celle du petit, sans la serrer.

– Ne t'inquiète pas, Aphrodite. Je resterai avec toi.

Le regard d'Aphrodite fut plus appuyé et Lucas put y lire la crainte d'être ainsi touché… mais pour la première fois, il n'essaya pas de se dégager et laissa sa main dans celle protectrice qui était venue la trouver.


Le Sanctuaire était un endroit vraiment calme et désert. Tandis qu'ils montaient les marches interminables, Aphrodite jetait des regards intrigués aux environs. Ils n'avaient croisé personne, et cet escalier continuait de s'enfoncer dans la roche à perte de vue, effectuant parfois de longs virages pour contourner un amas trop abrupt. Qui avait été assez masochiste pour construire un endroit pareil ? Ils n'avaient traversé pour l'instant que deux temples, mais il avait déjà mal aux mollets. Il regarda Lucas, qui était un peu en avant. Il n'avait pas l'air gêné, ni par l'effort, ni par la chaleur. Il gardait les yeux devant lui, semblant perdu dans ses pensées. Sa main tenait toujours la sienne avec douceur, et Aphrodite était un peu moins nerveux maintenant qu'il s'était habitué au contact. Il avait aussi le sentiment qu'il pourrait retirer sa main à tout moment et ça le tranquillisait.

Il reporta son attention sur le paysage. La Grèce était vraiment l'opposée de la Suède. La mer bordait la colline où était caché le Sanctuaire, se mêlant au ciel comme dans une carte postale idyllique, tandis que l'intérieur des terres était parsemé de végétation sèche à la teinte vert foncé agréable. Quelques oiseaux chantaient et il n'y avait aucun mouvement autre que celui des nuages dans le ciel et des vagues sur la mer. En comparaison, la Suède était bien froide, engoncée dans son manteau hivernal et ses forêts givrées aux teintes glaciales. Une prison de givre, immobile à jamais, qui ne vous laissait pas vous échapper même si vous courriez des heures. Une cage de douleur. Il était certain de ne jamais la regretter.

Lucas ralentit le pas lorsqu'il approcha du seuil du troisième temple, l'enfant l'imita, restant prudemment en retrait. Il attendit un bref instant avant de reprendre sa marche.

Aphrodite aimait bien les temples. Ces constructions étaient sombres et fraîches, tout en étant imposantes et belles. Elles dégageaient quelque chose de particulier, une sorte de sérénité doublée de respect, que ne possédait aucun autre endroit où Aphrodite avait jamais été. Chacune portait sur son fronton un signe curieux, que Lucas lui avait présenté comme étant un symbole des douze signes zodiacaux. Il n'avait rien dit de plus. Peut-être que d'autres gens comme lui y vivaient… En tout cas, ceux du Bélier et du Taureau étaient déserts et froids, comme abandonnés. Le jeune Suédois était intrigué mais n'avait osé poser la question au chevalier. Ce qu'il ressentait dans ce temple-ci, celui des Gémeaux, était différent. Il était tendu… parce qu'il sentait une sorte de présence. Il percevait qu'il était occupé, et que son propriétaire était là… Il ne savait pas trop comment il le savait, mais le fait était là.

Alors qu'ils atteignaient le centre de la gigantesque pièce centrale, une des modestes portes de bois qui fleurissaient dans les coins du bâtiment s'ouvrit. Aphrodite se plaça instinctivement dans le dos de Lucas, qui s'était tourné vers l'adolescent qui venait d'entrer. Déjà de grande taille, il arborait un sourire radieux, à la fois doux et triste, ses longs cheveux bleu foncé cascadant dans son dos. L'armure qui le couvrait était dorée, bien plus belle et déconcertante que celle de Lucas, et Aphrodite sentit une chaleur bizarre se dégager de lui… Un peu comme celle qu'il avait sentie avec l'enfant aveugle… Il serra un peu plus la rose lorsque l'inconnu se rapprocha du Chevalier de Cassiopée pour lui serrer la main d'un geste amical. Il était plus jeune que lui mais affichait déjà une assurance impressionnante.

– Bonjour, Lucas, commença-t-il d'une voix douce. Comment vas-tu ?

– Bien, et toi Saga ? Pas trop difficile ton entraînement ?

– Il faut bien ça pour pouvoir servir Athéna… Et mon maître sait être juste. A ce propos…

Saga se pencha un peu pour regarder Aphrodite, toujours dissimulé prudemment. Celui-ci fit un pas de côté, sans lâcher la main de Lucas qu'il s'était mise à serrer.

– Tu nous montres enfin ton apprenti ?

– Il est timide, déclara vaguement Lucas en se plaçant devant Saga de manière à lui cacher la vue de l'enfant.

Saga le regarda surpris, mais ne fit aucun commentaire et se redressa. Lucas n'avait pas envie de lui expliquer que le petit fuyait littéralement les contacts et que cette ascension lui demandait déjà un gros effort émotionnel. De plus, il avait senti sa tension et cette main qui s'était cramponnée à la sienne lui indiquait clairement la nervosité du petit.

– Je vais le présenter au Grand Pope aujourd'hui, alors j'en profitais pour lui faire visiter le Sanctuaire. Tu sais si les autres apprentis sont ici ? Je n'ai pas vu Mû et Aldébaran…

– Aux dernières nouvelles, un bon nombre sont repartis… Mû doit être aux arènes… Je ne crois pas que tu verras grand monde, à part peut-être Shaka ou Aioros et son frère…

– Hum, ce ne sera pas plus mal pour l'instant.

Saga lui jeta à nouveau un regard interrogateur. Lucas était soulagé, sachant que son protégé ne serait pas trop secoué par un trop grand nombre de visages inconnus pour sa première sortie à l'air libre. Saga ne pouvait comprendre cela. Aphrodite observait à la dérobée le Chevalier des Gémeaux. Les noms qu'il citait, et qu'il parvenait à saisir, n'avaient aucun sens pour lui, pas plus que les termes de "maître" et d' "apprenti", ou encore "entraînement". Il avait déjà entendu Lucas les prononcer en grec, aussi parvenait-il à les reconnaître. Entraînement… Il n'aimait pas ce mot. Il lui rappelait trop Svend. Tout comme il n'arrivait pas à comprendre pourquoi Lucas, un adulte, s'entretenait si sérieusement avec un adolescent, même vêtu d'or. Il était l'occupant du temple, mais pourtant, il était si jeune… Pourquoi Lucas, plus âgé, n'y avait pas droit ?

– Je ne voudrais pas te mettre en retard, Lucas, reprit Saga. Nous pourrons en reparler plus tard. J'aimerais en savoir plus sur ton protégé.

– Nous verrons cela, Saga. Continue à rester sérieux, surtout.

Il se remit en route, Aphrodite trottant à ses côtés pour ne pas être trop exposé au chevalier. Il lui jetait un regard à la fois apeuré et interrogateur par-dessus son épaule.

– Lucas…

Il se retourna.

– Oui, Saga ?

– Est-ce… Est-ce qu'il est " comme nous " ?

– Je le crois. Aphrodite pourrait bien être celui qui nous manque.

Sur ce, Lucas reprit sa marche et sortit du temple pour poursuivre son ascension.

Saga resta immobile dans son temple silencieux. Aphrodite, c'était donc le nom du petit… Lorsqu'il était dans le temple, Saga avait senti quelque chose en lui, un frémissement de son cosmos, dans lequel le sien avait trouvé comme un écho. La porte se rouvrit.

– Tu l'as senti aussi, hein ? dit-il à celui qui s'approchait.

– Difficile de l'ignorer. Mais c'est une vraie petite bombe, dans les deux sens du terme.

Saga décela comme un accent de plaisir cruel dans cette déclaration et il se tourna vers son vis-à-vis, son véritable reflet vivant. Son jumeau, caché, ignoré.

– Ça a l'air de t'amuser…

– Je suis juste curieux de voir comment Lucas va réussir à mater ce petit fauve qui supporte même pas qu'on l'approche. Je parie 5 drachmes que la petite beauté va lui cramer quelques poils dans l'histoire.

– Kânon, tu ne changeras jamais ! le réprimanda-t-il.

– Eh non, c'est pour ça que tu m'adores, grand frère, sourit son jumeau.

Saga se contenta de lever les yeux au ciel. Quoi qu'il dise, Kânon avait raison. Il n'arrivait pas à s'empêcher de l'aimer, malgré sa médisance déjà bien installée.

Le Gémeau n'avait pas menti : les temples qu'ils traversèrent ensuite étaient comme laissés à l'abandon. Alors qu'ils pénétraient dans celui de la Vierge, Aphrodite n'y tint plus et décida de se forcer à surmonter son appréhension.

– Lucas… engagea-t-il de sa petite voix coutumière, prudent.

Le chevalier s'arrêta pour le regarder. Il ne l'avait pas entendu depuis qu'il avait mis un pied dehors.

– Oui, Aphrodite ?

– C'est… C'est quoi, ces "entraînements" ?

– … C'est des exercices que l'on fait faire à des apprentis, pour les rendre plus forts. La plupart du temps, on les pratique hors du Sanctuaire, mais on revient de temps à autre ici pour les habituer.

– Je vais en avoir aussi ?

L'Aphrodite craintif était revenu. Un Aphrodite perspicace et méfiant. Lucas n'aimait pas trop se retrouver face à lui, car la conversation devenait difficile. Il sentait déjà la petite main prête à quitter la sienne, et il n'avait pas besoin de regarder pour savoir que les doigts frêles s'étaient serrés nerveusement autour des épines acérées de la rose qu'il trimballait avec lui. Il se tourna pour lui faire face et s'accroupit à son niveau.

– Aphrodite… Ecoute-moi, ça n'a rien à voir avec ce que t'a fait ton père, d'accord ? Je ne veux pas te mentir, tu vas t'entraîner toi aussi, mais ce sera avec moi, et moi seul. Il n'y aura personne d'autre. Le Grand Pope va t'expliquer cela.

Le regard de l'enfant s'était planté dans le sien et les yeux bleus scrutaient ses émotions. Au mot "père", le chevalier avait noté le frisson qui s'était répandu le long de ses bras. Ce ne serait pas évident de lui apprendre à tenir son futur rôle sans… sans le blesser davantage. Comme il le craignit, après un instant de confrontation visuelle silencieuse, Aphrodite dégagea sa main de la sienne pour la poser sur la rose. Il ne dit rien, mais baissa les yeux d'un air rageur. Ne pas contredire celui qui sera la force bientôt.

Lucas soupira en se relevant. Il recommença à avancer, suivi à distance par un Aphrodite dont il sentait le cosmos froid frémir. Il était de nouveau inquiet et tendu.

Juste avant de sortir du temple pourtant, il sentit disparaître cette tension nouvelle. Il se retourna et s'aperçut qu'Aphrodite regardait fixement l'intérieur du bâtiment. Son cosmos reprit un niveau calme. Lucas remonta les quelques marches pour se mettre à sa portée et se rendit compte que le petit regardait l'apprenti de la Vierge, le petit Shaka. Celui-ci rappelait la petite partie de cosmos qu'il avait envoyée vers le Suédois et souriait gentiment. Lucas avait déjà rencontré ce petit bonhomme de 5 ans, mais sans jamais vraiment s'approcher de lui. Il restait la plupart du temps silencieux, se plaisant à déambuler dans le Sanctuaire en dehors de ses heures d'entraînement.

– Aphrodite, je te présente Shaka.

– Je… l'ai déjà vu, tout à l'heure…

– Vraiment ?

Shaka tourna les talons comme il l'avait déjà fait plus tôt et disparut derrière une vaste porte ornée d'un lotus. Son départ laissait une curieuse impression tant à Aphrodite qu'à Lucas.

Ce dernier posa une main dans le dos du petit pour le faire avancer et reprendre leur route, mais il le sentit frissonner. Il cessa son geste, se résignant à ce qu'Aphrodite le suive simplement.

Ils ne virent personne d'autre. Aioros et son petit frère avaient probablement été s'entraîner ensemble, ce qui n'était pas pour déplaire au Chevalier de Cassiopée. Il jetait de rapides coups d'œil à Aphrodite, veillant à ce qu'il continue à le suivre en dépit de l'écart qu'il avait mis entre eux. Le gamin demeurait silencieux à présent, ses doigts jouant avec la fleur sang, ses yeux attentifs au décor. Il semblait bien supporter la montée fatigante.

Enfin, ils arrivèrent au dernier temple avant celui du Pope, celui que Lucas voulait absolument faire connaître à Aphrodite. Il alla jusqu'à la salle principale et s'arrêta.

– Aphrodite, voici la surprise dont je te parlais.

Il s'écarta, laissant voir au petit une sorte d'urne dorée, ornée finement par un poisson gravé.

Aphrodite lança un regard d'incompréhension à Lucas, auquel il ne répondit pas. Il se reconcentra sur la boîte et s'en approcha. Il l'examinait, cherchant à comprendre ce qu'il devait en faire ou ce qu'il devait y voir.

Lucas lui aussi guettait. Il avait obtenu du Pope l'autorisation de transporter l'armure d'or des Poissons dans son temple, de manière à ce qu'Aphrodite puisse la voir et l'approcher. Il voulait vérifier ce que son instinct lui soufflait.

Aphrodite était fasciné. L'urne était tellement brillante, si belle avec ses gravures… Il ne savait toujours pas quoi en faire, mais il aimait la regarder. Il y avait une poignée sur le devant. La boîte renfermait quelque chose. Il mourait d'envie de savoir quoi, mais en même temps, une petite voix lui disait de ne rien en faire, qu'il saurait bien lorsque le "moment" serait venu. Il voulait la toucher. Elle paraissait si chaude, si parfaitement polie, douce à caresser. Il réfléchit un bref instant et cala la rose qu'il tenait derrière son oreille pour libérer ses mains. Les épines de la fleur avaient éraflé ses paumes, sans pour autant les faire saigner, les rendant simplement plus sensibles. D'un geste hésitant mais ému, il posa ses mains d'enfant sur l'urne de l'armure sacrée, les laissant courir sur la surface.

Lucas vit l'urne se mettre à briller davantage, s'illuminant presque. Le cosmos d'Aphrodite, bien que toujours calme, se réveilla soudain en partie. Une faible aura dorée l'entoura pendant un instant et la boîte d'or s'illumina à la même intensité. Aphrodite ouvrit des yeux ronds sans pour autant enlever ses mains.

– C'était… Pourquoi ça a fait ça, Lucas ?

– Parce qu'elle t'aime bien.

Il était soulagé. C'était la confirmation dont il avait besoin. Une seule personne pouvait provoquer cette réaction chez l'armure d'or : celle dont le cosmos était assez fort pour équilibrer son énergie propre. Aphrodite n'avait encore pas conscience de cela, se contentant de caresser l'urne d'une main presque affectueuse. Il apprendrait vite.

Il poussa doucement l'enfant vers la sortie, le temple du Pope n'étant plus très loin.

– Il y a une armure dedans ? Comme celle du garçon aux cheveux bleus ? demanda Aphrodite en fixant la boîte redevenue terne.

– Oui. Celle des Poissons.

– Je pourrai la voir ?

– Peut-être.

Il suivit Lucas à l'extérieur sans quitter des yeux l'urne. Il ressentait quelque chose de bizarre. Tout à l'heure, lorsque l'aura était apparue dans un flash et que la boîte s'était illuminée, il avait ressenti un apaisement semblable à une caresse, au fond de lui, ainsi qu'un bouillonnement presque effrayant venant de ce qui se cachait dans la boîte. Il saurait. Il verrait l'armure. Il en avait la certitude. Elle le lui soufflait à l'oreille.


Le Grand Pope se tut un instant. Cela faisait un long moment qu'il expliquait à Aphrodite la raison de sa venue ici et qu'il observait comment il réagissait. Et malgré toute sa sagesse et son expérience, acquises au cours de ses longues années passées à veiller sur le Sanctuaire, il dut bien reconnaître que pour une fois, il doutait.

Lucas le tenait régulièrement au courant de l'évolution de son protégé mais il n'avait pas pensé que son état serait aussi… avancé. Comme le lui avait annoncé le Chevalier de Cassiopée, Aphrodite était tendu, le fixant de ses grands yeux bleus comme s'il s'attendait à le voir se lever de son trône pour venir lui faire un mauvais sort. Il devinait la tension de ses muscles, qu'il tentait de calmer en serrant de toutes ses forces la rose qu'il avait apportée. Les seuls moments où il paraissait se détendre légèrement étaient ceux où Lucas servait de traducteur pour lui expliquer en suédois ce qu'il venait de dire.

Lucas n'en avait peut-être pas encore conscience, mais il avait déjà accompli un certain travail de socialisation avec le Suédois. Derrière son masque bleu marine, le Grand Pope surprenait parfois les timides et furtifs regards interrogateurs que lui envoyaient l'enfant lorsqu'un point du discours lui était tout à fait incompréhensible. De plus, bien qu'ils furent seuls dans la grande salle, comme l'avait suggéré Lucas, le petit s'était rapproché de son tuteur comme pour trouver protection près de l'homme aux longs cheveux argent. Tableau étrange. Un enfant hésitant, effrayé, mais qui cherchait à se cacher près d'un autre être vivant. Tableau laissant entrevoir un espoir d'amélioration. Jamais le petit ne deviendrait un chevalier s'il restait meurtri par ce qu'il avait vécu. Ce serait difficile et long, mais nul traumatisme n'était insurmontable et le Pope le savait.

Il sortit de ses pensées, s'apercevant que son silence inquiétait de plus en plus l'enfant.

– Aphrodite, as-tu quelque chose à me demander, ou que tu aimerais que je te ré-explique ? demanda-t-il doucement.

Il en avait terminé de son discours, mais il aurait aimé entendre la voix de l'enfant, qui était resté muet depuis son arrivée dans son temple. Il voulait également être certain qu'Aphrodite eût bien compris ce qu'il venait de lui dire, ou soulager quelque peu les angoisses qu'il pouvait connaître. Mais il se faisait bien peu d'illusions. Il vit Aphrodite murmurer quelque chose à Lucas en lui jetant un regard où se lisait une peur contenue ; le Pope esquissa un sourire déçu derrière son masque et ferma les yeux brièvement. Il savait déjà ce qui allait lui être répondu.

– Non, il n'y a rien à ré-expliquer, trancha la voix de Lucas.

Evidemment, se dit le Pope en pensée. Pour rassurer ce petit angoissé, il aurait fallu qu'il puisse lui parler seul à seul, mais cela était impossible en l'état actuel. Pas seulement à cause de la barrière de la langue, mais également parce qu'il savait bien qu'Aphrodite aurait été davantage sur la défensive s'il s'était retrouvé seul avec lui. Il ne lui en tint pas rigueur. Il aurait le loisir de s'entretenir avec lui plus tard.

– Dans ce cas, je pense que nous pouvons considérer cette audience comme terminée. Vous pouvez vous retirer. Lucas, j'aimerais parler avec toi.

Lucas lui adressa un bref mouvement de tête et accompagna l'enfant jusqu'à la sortie du temple.

– Je ne serai pas long, Aphrodite. Tu préfères m'attendre ici ou rentrer à la maison ? lui demanda Lucas.

– Ici, murmura Aphrodite en s'asseyant sur la plus haute marche.

– Bon. Fais attention à ne pas rester trop au soleil, d'accord ?

Aphrodite inclina la tête, ses petits doigts jouant avec la rose. Lucas remarqua alors qu'il avait tant serré la fleur qu'il s'était profondément enfoncé les épines dans les paumes des mains. Il s'accroupit à la hauteur de l'enfant et se saisit du mouchoir qu'il avait emporté. Il devenait rituel pour lui de le faire, car Aphrodite se blessait très souvent les mains avec sa manie de s'agripper à la rose sans se soucier des fortes épines.

– On soignera ça mieux lorsque nous serons rentrés, dit-il en bandant sommairement les paumes du petit après avoir déchiré le mouchoir en deux. Tu devrais faire plus attention, tu sais.

– Ça ne fait pas mal, se défendit timidement Aphrodite sans relever les yeux vers lui.

Lucas le fixa un instant avant de se redresser.

– Je reviens vite.

Il s'en retourna dans le temple.

Aphrodite attendit de ne plus entendre ses pas pour se détendre. Il était seul à présent, il en était sûr. Il releva les yeux vers le Sanctuaire en contre-bas. D'ici, presque au plus haut point de la modeste colline rocheuse, on avait un magnifique panorama sur les douze temples et la mer. Quelques oiseaux chantaient non loin, une timide brise s'était levée, le soleil brillait toujours. Cela le surprenait un peu de le contempler alors que chez lui, à cette époque, il était encore rare de l'apercevoir en plein après-midi. Chez lui…Non, la Suède, ce n'était plus chez lui. Ça ne l'avait jamais été. Il avait toujours été étranger là-bas. Quelqu'un qui n'y avait pas sa place. Tu préfère rentrer à la maison ? C'était ici maintenant, "chez lui" ? Cet endroit aux antipodes de ce qu'il avait connu ? Ce Sanctuaire… Lucas avait décidé pour lui de toute façon. Il n'était chez lui nulle part, puisqu'il n'aurait pas dû exister. Le seul lieu où il serait vraiment chez lui… Il leva les yeux vers le ciel tristement. Le seul lieu où il serait vraiment chez lui, ce serait près de sa sœur. Un lieu qu'il ne savait pas comment rejoindre.


Le Grand Pope vit revenir Lucas. Il se leva pour le rejoindre.

– Alors Lucas ? Comment a-t-il pris la chose, selon toi ?

– Je ne saurais trop vous dire. Il n'a pas évoqué l'audience, mais j'ai espoir qu'il le fera ce soir. Toutefois, ça l'a mis à rude épreuve de venir ici vous écouter.

– Aphrodite reste toujours méfiant… sur ses gardes, prêt à agir à la moindre alerte. Je t'avouerai que je suis partagé sur lui. Est-ce vraiment raisonnable de faire de lui un chevalier…?

– Et pourtant, Votre Altesse… L'armure a réagit à son contact.

– Vraiment ?

– Oui, et le cosmos d'Aphrodite est entré brièvement en syntonisation avec elle. Comme s'il répondait à un appel. Vous ne vous étiez pas trompé, il a bien la force d'un Chevalier d'Or…

Le Grand Pope ne put étouffer un soupir.

– Qu'y a-t-il, Grand Pope ? s'inquiéta Lucas.

– L'armure l'a reconnu comme son maître légitime… Avec un solide entraînement, sans doute sera-t-il en mesure de la revêtir… Mais je me demande si cela sera une bonne chose.

Il fixa son regard sur l'entrée de la grande salle d'audience. Derrière cette imposante porte, il voyait presque Aphrodite à l'entrée de son temple.

– Tu as dû te rendre compte avant moi de la fragilité psychologique de cet enfant, Lucas. Il est sur ses gardes en permanence, considérant tout et tous comme un danger potentiel pour lui. Et le simple fait qu'il ne puisse se séparer de ses roses montre qu'il serait tout à fait apte à se défendre contre ce qu'il percevrait, même inconsciemment, comme une menace. Je ne sais pas s'il sait que ses roses sont empoisonnées, mais d'instinct, il a perçu qu'elles pouvaient le protéger. Son cosmos est à cette image : tantôt chaud, tantôt froid. Il oscille en permanence entre deux extrêmes sans parvenir à se fixer.

– L'entraînement au rôle de chevalier l'aidera à surmonter cela, j'en suis sûr. Il pourrait l'aider à ne plus craindre son environnement constamment.

– C'est en effet l'une des deux possibilités de résultats auxquelles j'ai pensées, déclara gravement le Pope. Et je te fais confiance pour faire en sorte qu'elle se produise. C'est une véritable reconstruction tant psychologique que physique qu'il lui faut, et tu as commencé à obtenir des résultats encourageants. Tu as réussi à le faire traverser le Sanctuaire et rencontrer quelqu'un de parfaitement inconnu pour lui. Tu as réussi à devenir une partie de son univers, même si actuellement ce n'est qu'un frémissement. Toutefois, je ne peux m'empêcher de penser qu'à tout moment… par un acte maladroit ou malheureux… Nous ne venions à le faire complètement régresser jusqu'à la deuxième possibilité…

Lucas baissa les yeux. Il savait tout ça. Mais il n'avait pas voulu y faire face.

– Vous voulez dire… ce que redoutait son père ?

– Oui. Il faut bien reconnaître que son instinct et son cosmos, même s'ils sont défensifs, renferment une très forte part d'agressivité. Même si pour l'instant, elle n'est pas dominante, nous savons qu'à plusieurs reprises, elle s'est manifestée avec violence. Les éclats de cosmos qui nous sont parvenus jusqu'ici, au Sanctuaire, et qui nous ont permis de le localiser, en sont la preuve. Le cosmos d'Aphrodite est puissant, et s'il peut être protecteur, je crains que sa dominante ne soit la destruction. Le rosier en est la concrétisation : le cosmos qui s'y est infiltré est noir et haineux. Un cosmos qui ne demande qu'à ressurgir. Celui… d'un tueur.

Lucas laissa flotter ce mot dans la vaste salle. Le cosmos d'un tueur. Il ne pouvait le nier. Le jour de son réveil, lorsqu'il avait frôlé la main d'Aphrodite, n'avait-il pas immédiatement ressenti une aura meurtrière autour de l'enfant, qui l'avait poussé à faire un pas en arrière ? Si son cosmos était en temps normal calme et presque chaleureux, il ne suffisait que d'une parole ou un geste mal interprété pour que dans l'instant, un tout autre apparaisse, froid, méfiant, prêt à attaquer. Celui de l'Aphrodite méfiant. Celui du petit enfant ensanglanté et assommé par les coups de son père qu'il avait été chercher en Suède. L'entraînement qu'il allait lui faire subir était à double tranchant, et c'était ce que tous deux craignaient. Car il développerait les deux facettes de son aura.

– Votre Altesse, je sais que nous prenons un risque, mais… C'est quelque chose que nous devons faire. Non seulement pour lui mais aussi pour Athéna. Si les présages sont vrais, la déesse ne tardera pas à se réincarner, n'est-ce pas ? Elle aura besoin de ses chevaliers autour d'elle et Aphrodite est l'un d'eux. Il est juste perdu entre deux extrémités. J'ai espoir de réussir à le guider vers son rôle de protecteur, je sais qu'il ne veut faire de mal à personne. Il faut juste que nous parvenions à le débarrasser de sa peur.

– Toi mieux que quiconque pourras y parvenir. Je te fais confiance, Lucas. Commence son entraînement dès que tu le jugeras apte à le recevoir mais reste prudent surtout. Va maintenant.

– Oui, Grand Pope. Après tout… Ce n'est encore qu'un enfant.

Après une courte révérence, Lucas se retira et laisse le Pope seul. Celui-ci retourna s'asseoir sur son trône, la tête baissée, perdu dans ses pensées. Il se souvenait du Chevalier des Poissons qui avait été son ami et compagnon d'armes autrefois, lors de la dernière guerre sainte. Un être agréable et serviable avec les autres saints, mais cruel et sanguinaire envers ses ennemis, capable de retarder à dessein leur mort pour les faire souffrir davantage. Un homme qui n'avait pas hésité à égorger son propre maître après que celui-ci se fût révélé être un traître. Il n'avait jamais réussi à savoir qui il était vraiment. Qui, du tueur ou de l'ami souriant, était le "véritable" Saint des Poissons. L'armure d'or, à sa mort, avait refusé tout nouveau maître, même si le candidat était le plus pur et le plus ardent défenseur de la cause d'Athéna. Mais elle se réveillait pour Aphrodite…

Il ferma les yeux.

Après tout, ce n'est encore qu'un enfant, murmura le Pope sans conviction.

Aphrodite ressassait ce que le Pope avait patiemment et longuement déclamé de sa voix douce mais autoritaire. Il tâcha de dissocier chaque point essentiel pour ordonner ses pensées embrouillées par le flot d'informations.

Tout d'abord… Athéna. Une déesse des temps anciens. Guerrière, savante, protectrice. Elle veillait sur la Terre, en revenant au monde sous les traits d'un être humain, tous les… les 200 ou 300 ans, d'après ce qu'il avait compris. Elle renaissait ici, au Sanctuaire, au pied d'une gigantesque statue qui lui était dédiée. Son destin était d'affronter les divinités maléfiques désireuses de posséder la planète. Pour cela, elle devait faire appel à des saints.

Les chevaliers donc. Des gens comme Lucas. Ils avaient le droit de porter une armure associée à une constellation dans le ciel. Il y avait plusieurs grades de saints. Les plus faibles et les plus nombreux, étaient les chevaliers de bronze, puis venaient ceux d'argent et enfin, d'or, ceux représentant le Zodiaque. Ceux vivant dans les temples. Le gardien de la troisième Maison, ce "Saga", devait donc en être un. C'était pour ça que Lucas lui avait parlé avec respect. On ne choisissait pas son grade, c'était la destinée qui le faisait. Un chevalier devait subir un entraînement sévère pour mériter son armure et prouver qu'il était prêt à défendre la déesse. S'ils étaient assez forts pour faire cela, c'était qu'ils devaient être comme des dieux eux-mêmes… Ils parvenaient à manier ce que le Pope avait appelé "cosmos".

Le nom donné à l'aura jaune qu'il s'était découverte. Il n'avait pas très bien saisi ce que c'était. Une sorte d'énergie, enfermée dans les gens, mais qui, grâce à l'entraînement, pouvait se réveiller et être utilisée. Ces gens-là étaient des chevaliers. Le cosmos leur donnait force et vitesse. Il les rendait invincibles. Il améliorait les 5 sens, révélait le 6ème, permettait d'accéder au 7ème, celui qui offrait la possibilité de se servir de la puissance maximale de son aura. Le Pope avait aussi dit que chez certaines personnes… Le cosmos était déjà en éveil, dès leur naissance. Que cela pouvait faire peur parce qu'on n'y comprenait pas. Déplacer les objets sans y toucher, faire de la télépathie, pouvoir allumer des feux à volonté ou encore aller plus vite que la moyenne, était le fait du cosmos mal appréhendé. Ces personnes-là étaient plus fortes que les autres. C'était celles destinées à être des Chevaliers d'Or. Aphrodite avait deviné que cela était son cas. On l'avait amené au Sanctuaire parce que son aura le destinait à devenir comme Lucas… peut-être même plus fort encore. On avait décidé pour lui. Son seul avenir, c'était le Sanctuaire. Il ne savait pas s'il aimait ou non cela. Ce qui était certain aussi, c'était qu'il serait forcé de passer par la case "entraînement", comme l'avait déjà dit Lucas.

Cela allait être dur et long, jusqu'au moment où il aurait assez de force pour dominer l'armure d'or des Poissons. Il devrait devenir plus puissant sur le plan physique, moral et énergétique. Son cosmos devrait égaler, voire surpasser celui de l'armure. Pour la soumettre. Lucas l'entraînerait. Lucas serait la force. Comme le Grand Pope. Tous deux étaient la force. Il n'avait plus qu'à s'incliner devant eux. Je ne peux pas lutter contre la force, je ne le dois pas. C'est la loi. Ne pas aller contre. Désobéir provoque la douleur. Maintenant qu'il savait exactement ce qu'était Lucas, il n'avait pas envie de provoquer sa colère. Il lui ferait encore plus mal que Svend.

Il sortit de ses pensées pour s'apercevoir qu'il avait descendu sans s'en rendre compte les marches. Il était à présent à l'entrée du Temple des Poissons, là où reposait l'armure. Comment avait-il réussi à ne pas tomber en loupant une marche ? Décidément, certaines choses lui échappaient aujourd'hui.

Il entra dans le bâtiment, hésitant. C'était plus fort que lui, il avait envie de voir l'urne encore, de la toucher. Elle était toujours là et il posa les mains dessus avec un certain plaisir. Le contact doux de l'or poli était agréable, et il lui sembla même qu'il était chaud. L'urne était si belle que l'armure qu'elle renfermait devait l'être elle aussi. Tant de beauté, il ne pourrait pas échouer à la voir. Il ne devait pas. L'échec, la défaite, sont les plus horribles laideurs. Elles sentent le sang et la mort. Je veux voir le symbole de la victoire. La victoire est beauté. Et puis, peut-être qu'en devenant assez fort avec l'armure, il serait capable de monter voir sa sœur. Il avait bien encore des questions sur ce qu'étaient les chevaliers, le cosmos, Athéna, mais ce qui comptait à présent, c'était cet espoir qui venait de le frôler. Si on est assez fort pour protéger une déesse, on doit l'être pour monter au Ciel.

Une voix qui l'appelait l'arracha à ses pensées et le fit tressaillir.

En ressortant du temple du Pope, Lucas avait eu la désagréable surprise de constater qu'Aphrodite était parti. En général, le petit faisait ce qu'il disait, aussi n'aimait-il pas cette disparition inopinée, bien qu'il eût conscience qu'en plein cœur du Sanctuaire, il ne risquait pas grand chose. Mais il craignait que quelque chose ou quelqu'un ne l'ait effrayé. Il examina soigneusement les environs du temple avant de se décider à commencer à redescendre. Peut-être que le gamin était finalement rentré se réfugier à leur maison… C'est alors qu'il ressentit son cosmos, dans la demeure des Poissons…

Il y retrouva son Aphrodite collé à l'urne sacrée et prit quelques instants pour le contempler ainsi. Il avait l'air si paisible, confiant, cela était rare. Cela lui plaisait beaucoup.

– Aphrodite ? appela-t-il.

L'enfant sursauta et tourna la tête vers lui. Il perdit son air contrarié lorsqu'il le reconnut et n'afficha plus que son habituelle indifférence.

– Tu vas me disputer ? demanda-t-il en baissant les yeux.

– Pourquoi le ferai-je ?

– Je… J'ai pas obéi…

– J'ai juste été surpris de te retrouver ici. Tu as l'air de beaucoup aimer l'armure.

– Elle est jolie.

– Allez viens, nous rentrons. Je demanderai au Pope si tu pourras retourner voir l'urne.

– Pourquoi ? Elle… ne reste pas ici ?

– Non, elle va rejoindre les autres dans le temple du Pope. C'est une mesure de sécurité.

Aphrodite parut déçu mais accepta la sentence sans rien dire de plus. On l'avait dressé à obéir Sans se plaindre… Cela attristait Lucas. S'il restait dans cet état d'esprit, l'entraînement n'apporterait rien de bénéfique au petit aux cheveux bleus, tout juste lui renforcerait-il les muscles. Or, Aphrodite devait apprendre bien plus… sinon, l'armure d'or, même entrée en syntonisation avec lui, le rejetterait. Il tendit sa main.

– Tu viens ?

Aphrodite fixa un instant Lucas sans se saisir de cette main tendue vers lui. Il soupira et se mit en route, suivi par le gamin.


– Lucas…

La petite voix le surprit et il manqua d'en lâcher l'assiette qu'il frottait. Il regarda Aphrodite, à côté de lui, qui avait cessé d'essuyer la vaisselle. Ses yeux étaient inquiets, mais il n'osait pas les relever vers ceux de son tuteur.

– Oui ?

Aphrodite n'avait pas ouvert la bouche depuis qu'il l'avait retrouvé dans le Temple des Poissons. La nuit était tombée depuis et Lucas avait vraiment craint de ne plus ré-entendre le petit avant le lendemain.

– Athéna… est une déesse, hein ?

– Oui.

– Elle est très forte ?

– A un point que l'on ne peut imaginer. Pourquoi ?

Le petit Suédois semblait plongé dans d'intenses réflexions, qui nécessitaient la confirmation du moindre argument. Lucas souriait : l'Aphrodite qu'il préférait, le curieux, était de retour aux commandes.

– Alors pourquoi elle a besoin des chevaliers contre les autres dieux ? Si elle est aussi forte, elle pourrait le faire toute seule…

Il avait parlé si doucement que Lucas avait failli ne pas entendre. A croire qu'il pensait prononcer quelque chose qu'il ne fallait, des paroles qui lui attireraient une prompte punition. Pourtant, sa question était on ne peut plus naturelle, lui-même l'avait déjà posée au Pope lorsqu'il était arrivé au Sanctuaire, bien des années auparavant. D'ailleurs, il remarqua en pensée qu'il devait s'agir de la plus courante de toutes les interrogations parmi les chevaliers et apprentis…

– Je n'ai pas vraiment de réponse toute faite… C'est vrai qu'Athéna est très puissante, et qu'elle seule est capable de terrasser les dieux qui viennent la défier… mais ces dieux eux-mêmes ont des soldats, leurs propres "chevaliers". Tu vois, ils les font attaquer en premier, pour affaiblir notre déesse. Elle est puissante mais elle revient dans un corps humain, un corps mortel et qui se fatigue. Son cosmos est sans limite mais ses forces, elles, diminuent. Si elle affrontait les chevaliers adversaires en premier, elle pourrait être blessée ou épuisée en se retrouvant ensuite face au dieu qu'ils servent. Il n'aurait plus aucun mal à prendre la victoire. Sans compter qu'Athéna répugne à faire du mal aux humains, quels qu'ils soient. Nous sommes là pour les empêcher de rejoindre Athéna, nous l'aidons, la soutenons. Ainsi, elle peut se concentrer sur son adversaire.

Aphrodite but les paroles avec un grand intérêt, mais quelque chose semblait encore le tracasser. Il baissa les yeux sur le verre qu'il tenait encore en main dès que Lucas se fut arrêté de parler. Il se remit à le sécher sans conviction.

– Il y a quelque chose d'autre que tu voudrais me demander ? proposa le chevalier. Il n'y a aucun mal à se poser des questions, Aphrodite.

– … Les… Les chevaliers… d'Athéna, les saints… Ils peuvent mourir ?

Lucas soupira : il n'avait aucune envie d'aborder ce point-ci avec le petit garçon. Le Pope lui-même avait soigneusement évité ce sujet. Que dire à cet enfant de 6 ans qui le regardait gravement à présent, guettant le moindre mensonge de sa part ? Il ne voulait pas lui mentir, mais lui révéler la vérité lui semblait au-dessus de ses forces.

– Oui, répondit-il finalement.

– Toi, tu peux… mourir ?

– …Il n'y a pas de guerre, Aphrodite. Je ne mourrai pas.

Il vit l'enfant lever de nouveau les yeux vers lui, observant, cherchant la vérité dans ces paroles. Puis, il se remit à son ouvrage sans rien ajouter ni dire de la soirée, obéissant sagement lorsque Lucas l'envoya se coucher.

Lucas resta seul au salon, contemplant d'un œil vide les étoiles depuis la fenêtre. Que pouvait-il dire à Aphrodite ? Bien sûr que les chevaliers pouvaient mourir. Bien sûr qu'ils allaient mourir lors de la prochaine guerre sainte. C'était leur destinée commune, aussi cruelle fut-elle. Leur rôle, bien plus que de protéger Athéna, était de mourir pour elle. Lors de la dernière bataille, il n'y avait eu que deux survivants, deux miraculés. Tous les autres avaient péri. Et les premiers qui étaient tombés… avaient été les Chevaliers d'Or, de par la traîtrise du maître du Chevalier des Poissons. La garde rapprochée constituée par ces douze Saints était tout à la fois la plus puissante barrière devant Athéna et la dernière. L'abattre en premier était un choix stratégique judicieux mais risqué. Si on parvenait à ce miracle, le reste de la chevalerie ne pesait pas bien lourd pour défendre la déesse. Ce qui voulait dire aussi… que s'il parvenait à arracher l'armure d'or de la douzième Maison… Aphrodite risquait d'être l'un des premiers à mourir. Il le rendrait fort. Il ferait tout pour que lui aussi survive. Il ne l'avait pas secouru en Suède pour ensuite le jeter dans les bras de la Mort sans aucun sentiment. Les épreuves qui l'attendaient seraient dures, mais bénéfiques au final, il le savait. Ce qu'il espérait…

Il tourna les yeux vers la porte fermée de la chambre du petit… Il espérait simplement que l'entraînement ne renfermerait pas la fragile brèche qu'il était parvenu à créer dans la défense du petit. Le Grand Pope avait désigné le Groenland, terre de prédilection des chevaliers du signe marin depuis des générations, car étant le symbole même de la puissance et de l'implacabilité de l'eau, l'élément protecteur des Saints des Poissons. Un endroit où l'eau était présente partout dans sa forme la plus terrible, et aux conditions climatiques si extrêmes qu'elles bâtissaient des capacités de résistance extrêmement élevées chez qui y survivait. Et pour supporter l'armure des Poissons, il fallait bien ça. Car l'armure… détruisait ceux qu'elle jugeait indigne d'elle, tant physiquement que psychologiquement. Même si Aphrodite était parvenu à s'attirer ses faveurs, il pouvait lui aussi les perdre à tout moment.

Ce moment était encore loin. Il n'avait pas à s'en inquiéter maintenant. Leur départ pour le Nord était prévu dans deux semaines. Ils ne reviendraient pas avant un long moment au Sanctuaire. Lucas espérait que cela ne bouleverse pas davantage encore le petit.

Dans sa chambre, Aphrodite contemplait le rosier, la main bandée posée sur son pied. Lucas ne voulait plus qu'il se blesse avec les épines, il devrait faire attention à l'avenir. Il est la force. D'ici quelques temps, quelques semaines au plus, il deviendrait comme Svend. Les entraînements, c'était toujours cela. Durs, longs, injustes. Douloureux, si douloureux. Froids comme l'infini. Ça le serait bien plus avec le Chevalier de Cassiopée. Il ne voulait pas y penser.

Je te protégerai…

Il commençait à être bien ici, et voilà qu'on l'arrachait de nouveau de cette terre pour le mettre ailleurs. Il aurait voulu se reposer encore. Lorsqu'il était seul, il avait au moins l'impression de diriger un peu sa vie, de l'impulser, de l'influencer et de lui faire prendre la voie qu'il voulait. Mais aujourd'hui, il s'était bien rendu compte qu'il ne contrôlait rien.

Pourquoi es-tu triste ?

– Parce que Lucas est un menteur.

La constatation lui faisait mal au cœur sans qu'il sache vraiment pourquoi. Lucas, éhonté, avait menti en lui affirmant qu'il ne mourrait pas. Le pensait-il idiot ? Si les chevaliers meurent, alors Lucas aussi. Il avait dit un mensonge. Pourtant, il était habitué aux mensonges de Svend, lorsque celui-ci lui promettait un adoucissement de ses coups, une friandise, un arrêt total des entraînements. Il avait fini par s'y habituer et se laisser bercer par ces illusions. Mais pourquoi, venant de Lucas…?

Pourquoi as-tu mal ?

– Je n'ai pas mal. J'ai juste sommeil, bougonna-t-il en fermant les yeux.


Alors dors, je te bercerai…

Je suis né parmi les chutes d'eau pourpres

J'étais faible, mais pas encore maudit

Mort au monde. Vivant pour ce voyage.

Une nuit, j'ai rêvé d'une rose blanche se fanant,

Un nouveau-né noyant sa vie de solitude

J'ai rêvé tout mon futur. Revécu mon passé.

Un témoignage de la Beauté de la Bête.

Nightwish – Bless the Child

Aphrodite s'était assis sur un grand rocher non loin de la maisonnette de Lucas. De là où il était, il pouvait voir des sortes de grandes arènes, éparpillées au pied du Sanctuaire. De nombreuses personnes semblaient s'y entraîner, certaines en armure, d'autres non. Il devinait qu'il s'agissait des maîtres et de leurs apprentis. Il joua un instant avec sa rose. D'après ce que lui avait dit Lucas, il ne lui restait plus qu'une semaine avant leur départ pour le Groenland. C'était tôt, mais le Chevalier de Cassiopée désirait qu'il apprenne au plus tôt ce qu'était le cosmos et comment le contrôler. Craignait-il qu'il arrive ce qui était arrivé à Svend ? Il ne se souvenait même pas de comment il avait fait. Il avait senti sa haine, sa colère atteindre leur paroxysme, puis une pensée lui avait traversé l'esprit, impérieuse, lumineuse, si lumineuse…

Je peux le faire taire à jamais… Tue-le !

Puis le noir… Après tout… Où était le mal ? Il n'avait fait qu'appliquer la règle 8…

Règle numéro 8 : Tu ne souffriras que vive plus faible que toi

Svend était faible, nuisible. Un parasite violent et destructeur. Il était le Fort, mais c'était une place qu'il avait usurpée. Mais il ne l'avait pas tué… Quelle déception. Il aurait aimé le faire souffrir et le voir dans une petite boîte en bois, comme sa mère. Il n'aurait pas plu ce jour-là. Au contraire, un magnifique soleil aurait brillé, illuminant son visage… Un sourire étira ses lèvres et il planta son regard dans la fleur rouge. Il en huma le parfum et se reconcentra sur les arènes. L'enfant aux cheveux dorés y était-il ? Il ne pouvait pas en être sûr vu d'ici. S'approcher… non, il ne s'en sentait pas encore capable. Ici au moins, il pouvait surveiller en toute sécurité ce qu'il se passait autour de lui. Et puis… Cela ne faisait qu'une semaine que Lucas avait commencé à lui apprendre le grec. Ça ne servirait à rien d'aller voir d'autres personnes s'il ne comprenait pas ce qu'elles lui disaient. Ce serait leur offrir un trop grand avantage.

Une douce vague de chaleur vint soudain lui caresser l'âme. Il se retourna lentement : le garçon blond était là… Il ne l'avait pas entendu venir. Il portait une tunique presque semblable à la sienne et semblait attendre quelque chose, restant à distance respectueuse de lui. Après quelques secondes d'observation, le blondinet ouvrit la bouche.

– Je peux venir ? demanda-t-il lentement en grec.

Aphrodite inclina la tête et le vit s'approcher lentement, s'asseyant sur un rocher proche du sien. Le Suédois se recula un peu, ne le quittant pas des yeux. L'apprenti de la Vierge s'assit en tailleur sans tourner le visage vers lui. Il sentait que son voisin s'était tendu.

– Merci.

– … De… De quoi ?

Il sourit.

– Parce que tu n'es pas parti.

Il lui parlait lentement, choisissant ses mots pour être bien compris. Il devinait qu'il ne devait pas très bien comprendre le grec encore. Aphrodite ne répondit rien, le regardant. Il n'était pas très à l'aise d'avoir quelqu'un si près de lui. D'autant plus cet enfant qu'il n'avait vu que deux fois, et qui, à chaque rencontre, était reparti aussi vite qu'il était apparu. Pourquoi venait-il lui parler aujourd'hui ?

– Je m'appelle Shaka, reprit l'Hindou pour ne pas laisser le silence s'installer. Et toi ?

– … Aphro.

– Juste " Aphro " ?

– …

Aphrodite, curieux, avait eu envie de jeter un œil dans le dictionnaire de Lucas. Et ce qu'il avait trouvé sur son prénom ne lui plaisait pas. Le nom d'une divinité de l'Amour, passe encore, mais quand c'était celui d'une femme, là, par contre… Il n'avait pas envie que Shaka se moque de lui. Il sentit le cosmos chaud et doux de l'Hindou revenir l'entourer timidement, comme pour le rassurer.

– …Tu vas rire si je te dis mon nom, lâcha-t-il à mi-voix.

Il n'aimait pas reconnaître ce genre de choses devant les autres, particulièrement devant un gamin qu'il ne connaissait pas et semblait plus fort que lui, beaucoup plus fort.

– Pourquoi ?

– Parce que c'est un nom pour fille…

S'il voulait l'humilier, il n'avait qu'à continuer. Mais pourquoi lui répondait-il aussi ? Etait-ce à cause de son cosmos caressant qui l'entourait ? Ne pas se laisser affaiblir surtout, par personne. Il serra sa rose entre ses doigts, fermant à moitié les yeux.

Shaka sentit son cosmos commencer à être contré par celui d'Aphrodite. Il ressentait de nouveau de l'inquiétude. Il ne fallait pas le laisser comme ça. C'était l'une des rares personnes au Sanctuaire à oser lui parler, il ne voulait pas que ça change. L'explication probable était qu'il ne le connaissait pas, et donc, ignorait les rumeurs courant sur son compte. Elles finiraient bien par lui parvenir, mais avant que cela ne se produise, il désirait faire de ce petit bonhomme aux cheveux bleus un ami, un véritable ami. Du moins, quelqu'un avec qui il pourrait parler.

– Je ne rirai pas.

Le Suédois s'aperçut que Shaka avait rappelé son cosmos, le laissant seul juge de sa réponse. N'était-ce pas une manœuvre habile au contraire ? Pour mieux tromper ? Il scruta son visage, mais ses yeux fermés et son masque impassible à présent ne lui apportaient aucun signe de traîtrise – ou de confiance.

– … C'est… Aphrodite. C'est mon nom.

Il vit un sourire discret apparaître sur les lèvres de Shaka et se braqua. La vague de douceur revint immédiatement autour de lui, mais cette fois, il sut dresser un mur contre elle. Son propre cosmos, inconsciemment, repoussa celui de Shaka.

– Je ne me moquais pas, Aphro, le rassura le blondinet devant sa résistance. Je le trouve très beau.

Le cosmos froid qui l'entourait à présent ne diminua pas, lui faisant perdre son sourire. Aphrodite ne le croyait pas et se taisait à présent, les yeux perdus sur les arènes. Il rappela une nouvelle fois son cosmos, résolu à ne pas inquiéter davantage son compagnon. L'aura de méfiance diminua mais ne disparut pas. Il était sur ses gardes. C'était exactement le résultat auquel n'aurait pas voulu aboutir Shaka. Visiblement, Aphrodite était décidé à ne plus lui adresser la parole pour l'instant. Il eut un petit soupir et se leva.

– Je pourrai revenir te parler ? demanda-t-il.

– …Je vais partir, ça ne sert à rien, murmura le Suédois sans bouger.

– Mais tu reviendras. On revient toujours.

Shaka regarda un instant Aphrodite, attendant une réponse ou un mouvement quelconque, mais il n'en obtint aucun. A peine son souffle s'était-il un peu accéléré. Faire ainsi appel à une partie de son cosmos le fatiguait visiblement, mais en contre-partie, celui-ci semblait de nouveau augmenter légèrement. Sa présence silencieuse l'inquiétait. Shaka inclina légèrement le buste puis prit congé, se dirigeant vers le grand escalier qui le mènerait au Temple de la Vierge.

Aphrodite le suivit un instant du coin de l'œil avant de se lever. Il retourna dans la maison dès que Shaka se fut suffisamment éloigné. Il n'avait plus envie d'être dehors.

– Je suis content que tu te sois libéré, Lucas.

– C'est plutôt ton maître qu'il faut remercier. Normalement, tu devrais être en train de t'entraîner, Saga.

– Bah, tu sais… Il dit que je fais beaucoup de progrès… Et puis, comme tu vas bientôt partir, il a dit qu'il pouvait bien me laisser une heure ou deux de répit.

C'était un petit mensonge, mais Saga le jugea suffisamment peu éloigné de la vérité pour être prononcé. Il avait bien dit à son maître qu'il voulait voir Lucas, mais celui-ci n'avait accepté que parce que son frère Kânon avait proposé un échange d'entraînement pour la journée. Il aurait une double dose dans les jours à venir, mais c'était un moindre mal pour pouvoir parler avec Lucas, que le jeune Grec appréciait beaucoup. Il avait laissé son armure à son frère. Simplement vêtu comme n'importe quel enfant de son âge, le jeune Chevalier des Gémeaux se sentait bien fragile face à Lucas. Le Temple des Gémeaux était calme et frais.

– Alors, tu voulais que je te parle d'Aphrodite, non ? Tu es bien curieux.

– C'est vrai… Mais tu sais, j'ai rencontré tous les autres apprentis pour les armures d'or… Je peux même m'entraîner avec eux, j'aime bien les connaître. Nous sommes frères d'armes après tout. Mais comme on ne voit jamais ton protégé…

– Aphrodite n'aime pas trop se mêler aux autres. Tu as déjà pu le constater lorsque je l'ai amené au Pope. Il… Il craint d'être approché. J'ai bon espoir de lui faire perdre cette habitude, mais il faut lui laisser du temps.

– Pourquoi a-t-il peur ?

– C'est lui que ça regarde, Saga, soupira Lucas.

Il n'avait aucune envie de raconter à Saga l'histoire du petit Suédois, dont il devinait sans trop de mal une bonne partie du déroulement. Aphrodite déciderait seul à qui il ferait ou non assez confiance pour s'ouvrir. Il ne devait pas faire ce choix pour lui.

– Pardon, je n'aurais pas dû te demander ça.

– Ce n'est pas grave.

– Et le Grand Pope, que pense-t-il de lui ?

– Avec un bon entraînement, il pense qu'il serait tout à fait apte pour être chevalier, comme toi et moi. L'armure des Poissons l'a désigné en tout cas.

– Les Poissons ? Cette… Cette saleté ?

Lucas inclina la tête en silence. Il comprenait le ressentiment de Saga. Lorsqu'il était arrivé au Sanctuaire 7 ans auparavant, à peu près au même âge qu'Aphrodite, le jeune garçon s'était lié d'amitié avec un apprenti qui était de 3 ans son aîné, Icare. Icare fournissait des efforts louables pour mériter une place de chevalier d'or, et on l'avait jugé digne de l'armure des Poissons. Elle semblait elle aussi encline à se laisser porter par lui… Mais le jour du test, elle l'avait tué. Saga restait persuadé depuis lors qu'elle avait elle-même encouragé les illusions d'Icare, simplement pour broyer une âme.

– Je sais ce que tu penses d'elle, Saga, reprit Lucas lorsqu'il constata que la flamme haineuse dans le regard de l'adolescent avait diminué. J'ai aussi peur qu'elle n'accepte pas Aphrodite, mais figure-toi que cette fois, il s'est passé quelque chose qui n'était pas arrivé depuis longtemps.

– Et quoi donc ?

– Elle a elle-même éveillé un bref instant le cosmos d'Aphrodite au niveau de celui d'un chevalier d'or. C'était… Je n'ai jamais vu ni senti ça auparavant, même pas lorsque tu as obtenu l'armure des Gémeaux. On aurait presque dit… qu'elle se présentait à lui, lui montrait la voie.

– C'est curieux en effet… Mais c'est une armure traître, tu le sais bien. Icare aussi disait qu'elle l'attirait…

– Saga… Je reste persuadé qu'il était trop tôt. Tu as raison quand tu dis qu'elle est traître. Seul un cosmos qui est capable de la dominer peut permettre de la revêtir. Icare… n'avait pas achevé suffisamment son entraînement. Et quels que soient nos regrets, à présent, cela est inutile d'y revenir.

Saga acquiesça.

– J'espère juste qu'il ne connaîtra pas le même sort… Lucas, tu sais ce que ça veut dire, n'est-ce pas ? Si les 12 Chevaliers d'Or sont réunis, ça veut dire que… la déesse Athéna ne tardera pas à renaître…

– Comment sais-tu ça ?

– La supposition. J'ai raison, hein ? La Guerre Sainte recommencera sous peu…

– Le Grand Pope n'est pas très loquace à ce sujet…

Il remarqua le léger tremblement qui agitait les bras de Saga et que l'adolescent tentait de dissimuler. Lucas oubliait presque que celui qu'il avait face à lui n'avait que 12 ans, malgré sa maturité. Il se leva et vint s'asseoir à côté de lui sur le canapé où le Gémeaux avait trouvé place.

– Saga, les dieux ne font pas preuve d'une exactitude parfaite, tu sais. Même si certains signes concourent, que la présence des douze Chevaliers d'Or est l'un d'eux, cela ne veut pas dire que demain, le conflit reprendra.

– Je sais, mais c'est plus fort que moi. Je… Je devrais pas avoir peur, mon maître me le répète sans arrêt mais…

– C'est normal d'avoir peur, Saga. Même si tu portes une armure, tu restes un enfant… S'il y a bel et bien une guerre qui se prépare, sois certain que nous y ferons face ensemble. Cette fois, il y aura plus que deux survivants, crois-moi.

Saga se serra timidement contre le Chevalier de Cassiopée. Son maître ne l'autorisait pas à faire ce genre de choses, mais Lucas ne le repoussait jamais. Il se détendit lorsqu'il sentit son bras entourer ses épaules. S'il aurait pu choisir un grand frère, il aurait désigné Lucas sans aucun doute… Il pensait parfois à lui révéler l'existence de Kânon, le lui présenter pour que lui aussi connaisse le bonheur de savoir que quelqu'un le comprenait, mais son maître disait que cela devait rester secret. Que ce serait leur meilleure protection à tous les deux, et leur meilleure arme.

– Je… Je devrais pas le dire… mais Aphrodite a de la chance de t'avoir pour maître, Lucas…

Lucas rit doucement.

– Dommage que lui ne le voie pas.

– …Combien de temps vas-tu quitter le Sanctuaire ?

– Je ne sais pas encore… Sans doute plusieurs mois. Tout dépendra des ordres du Pope et des progrès d'Aphrodite.

Saga ne répondit rien et se serra davantage contre Lucas. Il avait parfois besoin de laisser parler l'enfant en lui. Tout le monde le considérait comme un adulte et le traitait comme tel. Il aimait tellement se blottir contre quelqu'un pourtant. Son frère le laissait faire en râlant, bien qu'en fait, il adorait ça lui aussi, mais c'était différent d'un adulte. Les autres apprentis le craignaient parce qu'il était Chevalier d'Or, le Pope était inaccessible et les autres chevaliers ne montraient que froideur et rigueur. Les élans humains leur étaient étrangers et ils ne voulaient pas comprendre qu'il était parfois bon de les laisser s'exprimer. Le Gémeau voulait garder la chaleur et la gentillesse de Lucas avec lui, s'en imprégner durant sa longue absence.

Lucas lui, se souvenait toujours que de tous ceux assemblés le jour où Icare était mort, il était celui vers lequel était venu se consoler le jeune Saga éploré. Parce qu'il avait été le seul à montrer sa peine à ce moment-là, sans se soucier des regards de réprimande silencieuse de ses pairs.

Shaka contemplait les deux arbres s'élevant dans le jardin du Temple de la Vierge. Il avait toujours éprouvé une tendresse particulière pour eux et aimait s'asseoir sous eux lorsqu'il se sentait seul ou triste. Il n'arrivait pas à faire le vide dans son esprit comme le lui avait appris son maître. Peut-être les Twin Sals lui apporteraient-ils une réponse…

– Shaka ? Il va être l'heure de reprendre ton entraînement, déclara son maître en entrant dans le jardin.

– Maître… Je… Quelque chose me laisse perplexe…

– Quoi donc ? demanda Karu de la Vierge en s'approchant de son disciple.

Shaka se tourna vers lui.

– Maître, quelqu'un dont le cosmos est instinctivement froid et méfiant peut-il devenir chevalier d'Athéna ?

– Penses-tu à quelqu'un en particulier ?

– Je ne peux pas vous le dire, pardonnez-moi.

– Eh bien… Shaka, je dirais que cette personne, en tant que chevalier, serait dangereuse… mais que rien ne pourrait empêcher qu'elle ne soit une bonne protectrice de la déesse. Le cosmos de certains êtres peut apparaître froid sans pour autant être réellement dépourvu de bonté. C'est juste une facette de leur force qu'ils ignorent. Ils connaissent le pouvoir d'attaque du cosmos, mais non son potentiel de défense. Alors ils écartent systématiquement tout ce qui représente un danger.

– Alors, on peut les aider ?

– Bien sûr. Mais cela peut être délicat si cette personne qui t'intrigue ne veut pas être aidée, par peur ou par méconnaissance. Tu as déjà dû essayer, non ?

– Oui, mais maintenant, je crains qu'elle ne veuille plus me laisser faire… Elle a repoussé mon cosmos…

– Ne sois pas déçu, Shaka. Il arrive des moments où les gens n'ont pas envie d'être soutenus, mais simplement d'être seuls. Avant d'obtenir de l'aide des autres, de l'accepter, ils ont besoin de se comprendre eux-mêmes. Lorsqu'elle aura commencé ce travail, cette personne te laissera peut-être recommencer. Est-ce quelqu'un dont tu voudrais être l'ami ?

– … Oui…

Karu sourit. Il savait que Shaka était plus ou moins mis à l'écart au Sanctuaire, en raison de l'origine qu'on lui prêtait. Une origine pourtant bien réelle, et qu'il avait lui-même eu du mal à accepter lorsqu'on lui avait présenté le jeune Indien. Son cosmos bien plus puissant que la moyenne l'avait rapidement persuadé de la véracité des rumeurs. Il n'en démontrait rien pour ne pas le mettre plus mal à l'aise qu'il ne l'était. Aurait-il donc trouvé quelqu'un qui ne se souciait guère de cela ?

– Alors, laisse-moi te dire une chose, Shaka. L'amitié ne passe pas par le cosmos, mais par la parole et les gestes. Ce n'est pas avec le cosmos que l'on devient ami avec quelqu'un mais par ce que l'on fait pour ou avec lui. Sois simplement toi-même, pas un apprenti chevalier.

Shaka ouvrit ses yeux bleu pâle pour les fixer sur son maître, surpris du conseil qu'il venait de lui donner.

– C'est… tout ?

Ce n'est pas aussi facile quand on y met en pratique, Shaka, mais c'est la seule chose que je puisse te dire. Le cosmos ne fait pas tout.

Shaka y pensa toute la semaine qui suivit, sans trouver vraiment le courage d'essayer d'y appliquer. Il ne retourna pas voir Aphrodite jusqu'à son départ, car il avait peur que celui-ci, une nouvelle fois, ne le repousse avec son cosmos si froid, ou tout simplement, ne lui adresse plus la parole. Pourquoi voulait-il faire du petit Suédois son ami ? Pourquoi lui et pas un autre ? Il s'entendait bien avec Camus, l'apprenti du Verseau, ou encore Aiolia, celui du Lion, mais ce n'était pas des liens comparables à ceux qu'il avait envie de tisser avec Aphrodite. Etait-ce parce que l'enfant avait l'air aussi seul et perdu que lui ? Ou parce que dans ses yeux brillait une flamme si particulière quand il regardait les gens ? Le jour où ils étaient sur ces rochers surplombant les arènes, il avait bien senti qu'Aphrodite avait envie de s'approcher, de découvrir ce monde étranger pour lui, mais que quelque chose l'en empêchait.

Il y pensait encore lorsqu'il regarda de loin Aphrodite et Lucas s'éloigner vers ce qui serait leur lieu de vie durant longtemps. Et à sa surprise, il vit Aphrodite se retourner vers lui un bref instant. Shaka envoya inconsciemment une légère onde de son cosmos vers lui. Aphrodite ne la repoussa pas, le fixant de son regard azur, avant de rejoindre Lucas. Shaka esquissa un sourire heureux. Il attendrait avec impatience son retour.

(…)

Pourquoi m'aime-t-on quand je suis parti ?

Retourné à temps pour bénir l'enfant…

Comment pourrais-je jamais le ressentir de nouveau ?

Me donnerait-on une chance de revenir ?

Nightwish – Bless the Child


Il s'arrêta un instant de marcher, contemplant d'un œil éteint l'endroit où il allait passer les prochains mois. La bise soufflait fort, soulevant de légers nuages de poudreuse arrachée au sol, à perte de vue ; où qu'il put jeter le regard, il ne voyait que du blanc. Une mer de glace et de neige, dont l'océan venait dévorer une partie plus loin sur sa gauche. Au milieu de ce champ désolé et sans vie, une petite cabane se dressait, seule, perdue. Elle ressemblait à celle où vivait Lucas au Sanctuaire, mais paraissait plus solide, plus cossue, pour affronter les rigueurs du climat.

Aphrodite avait peu de connaissances sur le monde extérieur. Il n'avait jamais été à l'école, ses parents – son père en particulier – ayant préféré faire eux-mêmes son éducation, l'école la plus proche étant trop éloignée de la maison familiale. Sa mère, sa maîtresse en chef, lui avait appris les lettres et les chiffres non sans difficulté, mais avant qu'elle n'ait pu le faire progresser dans d'autres domaines, Svend était arrivé, et avec lui, les coups et une vie de forçat. L'école et la possibilité d'y aller un jour en avaient été aussitôt oubliées. Comment aurait-il pu expliquer les marques qu'il portait à longueur de journée ? Svend lui avait si bien fait rentrer dans la tête que leurs entraînements étaient des choses secrètes, qui ne devaient être connues que d'eux… Il frissonna, replongeant son regard sur la plaine alentour. Tant de blanc, contrastant avec la nuit longue et froide du Groenland hivernal… Que cela ressemblait à la Suède… Il ne manquait que des arbres décharnés pour que l'illusion soit parfaite. Non, ce n'était pas ce pays, cette cage, c'en était un autre… Il ferma les yeux de toutes ses forces. Pourquoi tous les pays du monde se ressemblaient-ils tant lorsqu'on oubliait leur nom ? Il sentit soudain une main dans son dos et sursauta.

– Aphrodite, c'est moi.

Il se fixa sur le visage de Lucas et se calma, le reconnaissant. Celui-ci lui rabattit sa capuche sur la tête.

– Viens, ne reste pas sans bouger.

Il repartit vers la maison, suivi de près par un Aphrodite plongé dans ses pensées. Il laissait ses yeux courir sur la neige. C'était si ressemblant… La même nuit, le même vent, la même odeur de glace piquante, le même air qui brûlait la gorge. Il regrettait déjà la Grèce.

Ils arrivèrent à la maisonnette et Lucas en referma la porte avec un certain bonheur. Il vivait depuis longtemps au Sanctuaire et avait un peu fini par oublier que les pays nordiques pouvaient être si glaciaux. Il les avait quittés il y avait si longtemps… Il se dépêcha d'allumer le groupe électrogène dans la cave, puis décida d'hâter un peu l'effet du chauffage en allumant la cheminée, pendant qu'Aphrodite se défaisait de son manteau. Le gamin secoua ses courts cheveux d'une main distraite et commença à détailler la pièce où ils se trouvaient. Un salon assez spartiate, comportant seulement le nécessaire en meubles – une table, quelques chaises, un tapis et deux ou trois petites dessertes.

– Aphrodite, va mettre tes affaires dans une des chambres. Tu peux prendre celle que tu veux, décréta Lucas en agençant les bûches dans l'âtre.

Sans un mot, il obéit, les deux mains cramponnées à son léger sac de voyage. Il entra dans la première chambre qui se présenta à lui, la plus petite. Il posa ses affaires sur le lit recouvert d'épaisses couvertures et fit un rapide tour de la pièce. A nouveau, il n'y avait que du matériel indispensable, et seule la fenêtre lui inspira de l'intérêt. On pouvait voir l'océan au loin et la vue s'en trouvait embellie. Il aurait pu rester à le contempler des heures. Au Sanctuaire, il aurait aimé aller admirer la mer, mais de la maisonnette de Lucas, elle n'était pas visible. Il aurait fallu qu'il descende jusqu'aux arènes… Il s'était contenté de l'écouter et de se rappeler du jour où il avait vu le Grand Pope. De son palais, on pouvait voir la nappe bleutée qui s'étendait loin, très loin. Il soupira et posa la main sur la vitre.

Lucas se félicita mentalement quand il vit la généreuse flamme surgir de son mélange de bois et de papier. Il retira son manteau et le suspendit près de la porte d'entrée, frôlant au passage le rosier. Il y jeta un œil intrigué. Comment une telle plante pouvait être si dangereuse ? Il avait peut-être fait une erreur en autorisant Aphrodite à l'apporter. Certes, elle était réellement importante pour lui, elle constituait son soutien moral pour idiot que cela put paraître, mais s'il en devenait trop dépendant, ce ne serait pas bon non plus. En la regardant, il avait l'impression de contempler un piranha que l'on aurait confié à un enfant. Si on lui avait dit qu'un jour, il se méfierait comme de la peste d'un rosier…

Il sentit un regard sur lui et se tourna vers les chambres. Aphrodite le regardait faire en silence, les yeux inquiets et intrigués. Il n'osait pas lui demander ce qu'il faisait, mais son regard parlait pour lui. Le Chevalier de Cassiopée lui sourit gentiment.

– Tu veux la mettre dans ta chambre, c'est ça ?

– … Oui… S'il te plaît.

– C'est d'accord.

L'enfant ne put empêcher un léger sourire de se former sur son visage alors qu'il venait chercher son bien. Lucas se releva. Ce timide sourire… Comme il aimerait le revoir encore. Quand il souriait, Aphrodite perdait cette froideur inquiétante qu'il entretenait habituellement comme une barrière contre le monde extérieur, l'enfant qu'il était transparaissait. Il le regarda disparaître dans la chambre, le pot de la plante précautionneusement serré contre lui. Arriverait-il vraiment à couper le lien entre le Suédois et sa rose ? Il en doutait. C'était plus que de l'attachement. Les yeux d'Aphrodite avaient une lueur particulière lorsqu'ils se posaient sur elle, et ses gestes devenaient doux et aimants. L'en priver actuellement, ce serait le pousser à se replier, cela était plus que certain. Aphrodite se servait de sa plante comme d'une passerelle avec le monde extérieur, un lien entre lui et les autres. A la fois une défense et un aimant. Elle lui donnait confiance. Inutile placebo ? Peut-être, mais pour l'instant, c'était tout ce qu'il avait. Ses sentiments trahis une première fois, la méfiance le dominait à présent. Pour ne plus avoir mal, éviter ce qui cause la douleur. L'entraînement n'allait guère lui plaire. Pourtant, c'était là son destin, qu'il l'accepte ou non. S'il n'apprenait pas à le maîtriser, son cosmos serait un véritable danger. Aucun apprenti n'aimait cette partie de la vie d'un Saint. Mais elle était déterminante. Surtout ici. Saga avait raison. L'armure des Poissons se repaissait de sang depuis la mort de son maître. Et séduire ses proies lui était coutumier…


– Eh ! Tu peux pas faire attention ? râla-t-il en se relevant.

Saga ouvrit un œil en se frottant la tête, tâchant de voir si la voix avait un corps... Et si le corps en question était ou non d'un gabarit impressionnant.

– Par-pardon, je vous avais pas vu...

– Dis tout de suite que je suis invisible !

Pas une réponse d'adulte ça... Il leva un œil intrigué sur la voix. Le corps qui l'accompagnait pouvait se résumer à une longue chevelure dorée, derrière laquelle, en se forçant un peu, on distinguait des bras, des jambes et un buste... pas très développés. En tout cas, à peine plus que ceux de Saga. La tignasse le toisait de ses yeux bruns.

– Ben, tu as perdu ta langue ?

– Non-non...

– Alors reste pas couché par terre, si ton maître te voit comme ça, ça va barder pour toi...fit le gamin en l'aidant à se relever.

Il était plus grand que lui mais Saga ne se sentait guère impressionné. Son vis-à-vis ressemblait beaucoup à une fille...

– Tu courais où comme ça ?

– Euh... nulle part...

Il baissa les yeux. Il n'aimait pas mentir, mais il n'avait guère le choix. Il avait hâte que l'autre le laisse repartir.

– Vraiment ? Pourtant, t'étais bien pressé quand tu m'es rentré dedans...

– Je... euh... J'aime bien courir c'est tout. Même mon maître dit que je tiens pas assez en place.

Saga afficha son plus beau sourire de sale gosse. Il savait qu'il avait sûrement l'air idiot, mais il ne pouvait pas perdre plus de temps. Il était attendu et pour rien au monde, il n'aurait manqué son rendez-vous. L'autre gamin afficha une petite moue. Il n'avait pas l'air de mordre à l'hameçon.

– Mouais... Tu as quel âge ?

– 5 ans. Je viens d'arriver...

– Ben alors, tu devrais pas énerver ton maître, tu vas le supporter encore longtemps.

– Ben, Maître Loky est gentil...

– Loky ! LE Loky ? Le Chevalier d'Or des Gémeaux ?

Saga le regarda avec des yeux ronds. Depuis quand prononcer le nom de son maître avait ce genre d'effet chez les gens ? Il faudrait qu'il fasse attention la prochaine fois...

– Ben... oui... Pourquoi tu as l'air... euh... bizarre ? hésita-t-il tout de même à demander.

Allez savoir, c'était peut-être contagieux...

– Pour rien ! Je suis content, c'est tout ! T'es le premier apprenti pour une armure d'or que je rencontre au Sanctuaire, je me sens moins seul !

– Toi aussi ? C'est laquelle ?

– Celle des Poissons...

L'autre s'éclaircit soudain la voix, se redressa et tendit une main vers Saga comme un adulte. L'effet était un peu comique du point de vue du gamin aux cheveux bleus, mais le blondinet semblait trouver cela du dernier chic.

– Je me présente donc. Icare, futur Chevalier d'Or des Poissons.

– ...Saga, apprenti des Gémeaux... murmura le Grec en lui serrant la main mollement.

Il ne savait pas trop sur quel pied danser avec ce curieux personnage. Le caractère des gens était peut-être influencé par leur armure... Maître Loky avait un jour dit que l'armure des Poissons était folle.

– Tu me plais bien Saga, tu as l'air sympa. Ça te dirait qu'on se revoie en dehors des entraînements ? J'aime bien discuter avec les gens, mais ici, les adultes ou les autres apprentis...

– C'est vrai... Pourquoi pas... Mais là, je dois y aller...

Le temps passait et Saga n'avait plus beaucoup de pause devant lui pour aller le voir. Maître Loky avait accepté de le laisser partir parce que Saga devenait souvent agité s'ils ne se voyaient pas. Surtout que là, il avait quelque chose de très important à lui dire.

– Si tu le dis... Je vais pas te retenir plus alors... Au revoir Saga, à une prochaine.

– Au revoir.

Saga se remit à courir, dévalant les marches du Grand Escalier. Toutes ses pensées se tournaient déjà vers son frère qui l'attendait à l'entrée du Sanctuaire. Kânon serait content de savoir que Maître Loky et le Grand Pope avaient accepté qu'il le rejoigne au Sanctuaire. Il n'avait pas fait attention à l'air soucieux qu'avait eu Loky des Gémeaux lorsque le Pope avait donné son accord.


– Très bien, Aphrodite, nous allons commencer les choses sérieuses.

Le gamin lui adressa un regard d'abord curieux, qui se mua rapidement en méfiance prudente. La veille, ils étaient arrivés trop tard pour que le Chevalier de Cassiopée puisse débuter l'entraînement. La nuit était bien trop froide, en l'état actuel des choses, Aphrodite aurait eu du mal à la supporter. Aussi s'était-il contenté de l'envoyer se coucher. Il l'avait réveillé de bonne heure ce matin, pour lui faire suivre son cours quotidien de grec. A présent, venait l'heure de son premier entraînement. Le vent était en partie retombé, et la température s'en trouvait plus supportable.

– Aphrodite, dis-moi, as-tu déjà utilisé ton cosmos ?

Il connaissait la réponse, mais il désirait savoir si le gamin avait ou non eu conscience de le faire. Ce serait un élément pour savoir comment l'entraîner correctement.

– … Je… Je crois… Mais je ne me souviens plus très bien, souffla-t-il doucement en réponse.

Il jaugeait Lucas de ses yeux turquoise, cherchant à deviner ses intentions. Déjà un réflexe de combattant, ne put s'empêcher de penser le chevalier.

– D'accord. Tu as compris il y a longtemps que tu avais cette force en toi ?

Aphrodite inclina doucement la tête. Mais que voulait donc Lucas avec ses questions ? Il ne savait pas trop, et décida d'ailleurs qu'il préférait ne pas le savoir. Si cela pouvait retarder l'entraînement…

– Et as-tu essayé de le contrôler ?

Nouveau hochement de tête. Ce serait peut-être moins ardu qu'il ne le pensait au premier abord. Au Sanctuaire, les entraînements pouvaient être plus longs et difficiles que d'habitude parce que les disciples n'avaient pas toujours conscience d'avoir le cosmos en eux, de pouvoir y faire appel et de le maîtriser. Lui-même avait mis plusieurs mois à comprendre cette notion et à savoir à peu près correctement déployer son aura. Mais si Aphrodite avait déjà acquis ces quelques bases, il y avait déjà un pas de fait dans la bonne direction. Restait à savoir jusqu'où le gosse savait aller… du moins consciemment.

– J'aimerais que tu me montres ce que tu sais faire.

Aphrodite lui lança un regard interrogatif. Le Suédois ne parlait pas beaucoup, mais ses yeux trahissaient ses émotions.

– Tu as bien entendu. Montre-moi ce que tu arrives à faire avec ton cosmos, si tu arrives à l'appeler, et jusqu'à quel niveau. Ça me servira à mieux t'entraîner.

Aphrodite se relaxa inconsciemment. Lucas avait dénoté depuis un certain temps cette tendance chez lui : il restait tendu jusqu'à ce qu'il sache le but d'une question ou d'un geste. Une fois acquis cette réponse, le gamin devenait un peu plus coopératif, moins méfiant. Il se rassurait, ce qui permettait de graduellement obtenir de lui des efforts de communication. Il avait besoin qu'on le rassure en permanence.

Aphrodite hésita un instant. Que voulait voir exactement le Chevalier de Cassiopée ? Ce qu'il pouvait réellement faire, ou ce qu'il attendait qu'il sache faire ? Et en quoi cela serait-il utile ? Il aurait vite la réponse, mais rester dans ce flou ne lui plaisait pas. Lucas continuait à le regarder, l'encourageant du regard à se lancer. Après tout, qu'avait-il à perdre ? De toute manière, l'entraînement reviendrait au même… Et puis…

Règle numéro 6 : Ne jamais désobéir au plus fort

Désobéir provoque la douleur. Toujours plus de douleur. La douleur, c'est la défaite. La défaite sent le sang. Ne pas désobéir, jamais. Les fauves les plus doux en apparence sont ceux qui cachent le plus de férocité.

Aphrodite fit quelques pas, prit de solides appuis dans la neige et tendit une main en avant. Il ferma les yeux, tâchant de se rappeler… Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas fait appel à l'aura jaune… à son cosmos… Comment faisait-il déjà ? Se concentrer, faire le vide en soi… Visualiser l'aura.. Elle était un fluide, un serpent qui grandissait en lui, venait doucement longer ses flancs, ramper jusqu'à son bras, jusqu'à sa main, chaude, si chaude, si apaisante et rassurante… Sa respiration s'accéléra, ses muscles se contractèrent. Il sentait ses cheveux caresser ses joues… Le froid devenait plus supportable… Combattre ce froid…

Il ouvrit les yeux : l'aura était tout autour de lui, faible mais présente. Il arrivait à la maintenir à ce niveau, malgré son cœur qui cognait fort dans sa poitrine. C'était l'héritage des coups de Svend… Svend… La douleur… Le cosmos qui entourait l'enfant devint un peu plus lumineux, à la surprise de Lucas. Svend…Son cœur commençait à lui faire mal. Il était tout concentré sur cet unique mot.

– Aphrodite, c'est bon, arrête, l'appela doucement Lucas.

Ne plus y penser. Le gamin aux cheveux turquoise jeta un regard à Lucas et se relaxa complètement, essayant de reprendre une respiration normale et de calmer son cœur. Le chevalier semblait satisfait de sa petite démonstration. Pourtant, il sentait que sans ce mal de cœur… il pourrait pousser le cosmos encore plus…

– C'est bien, Aphrodite, reprit Lucas. Tu sais déjà faire appel au cosmos, ce qui reste à faire à présent, c'est t'apprendre à le maîtriser. C'est déjà un pas en avant.

– Ça va… faire mal ? s'inquiéta Aphrodite.

– … Ça ne sera pas facile. Tu as mal au cœur, n'est-ce pas ?

– … Oui…

– C'est parce que tu n'arrives à pas à correctement t'en servir. Tu bandes trop tes forces.

– Mais… si je ne le fais pas… je n'arrive pas à…le faire apparaître.

Lucas sourit. La curiosité reprenait le dessus, cela lui manquait. Aphrodite voulait apprendre. Il avait craint un instant que le contraire se produise ; que, traumatisé par sa précédente expérience, il refuse toute forme d'entraînement si cela représentait de la douleur… Mais non, le Suédois voulait savoir. Excellente chose.

– La première chose que tu dois comprendre, c'est que le cosmos ne vient pas de tes muscles, Aphrodite. Peu importe ta force musculaire ou ta capacité à les contracter au maximum, le cosmos ne fluctuera pas selon ce principe.

– Pourtant… il vient du corps… hésita à noter Aphrodite.

– Mais ton corps est fait d'autre chose que de muscles. Il n'y a pas seulement ce que tu vois qui le compose. C'est difficile de concevoir cela à ton âge, je le sais, mais imagine qu'il y a en toi un nuage d'énergie… On ne le sent pas en temps normal, mais il est là, en permanence. Le cosmos. Cette énergie est indépendante de ton corps, même s'il dort en toi.

– Comment on l'appelle alors ?

– Par la volonté. Les sentiments. N'imagines-tu pas quand tu puises au fond de toi pour le faire émerger, que tu veux le faire ? Si tu n'as pas cette envie, tu ne pourras jamais user du cosmos… à loisir…

Lucas ferma alors les yeux brièvement en ouvrant la main. Presque immédiatement, son cosmos blanc l'entoura et vint calmement se concentrer au-dessus de ses doigts ouverts. Aphrodite regardait, fasciné… Le visage du chevalier restait serein, paisible, il ne témoignait d'aucun effort… Et pourtant, ce cosmos qu'il parvenait à déployer… Aphrodite s'approcha doucement. Il en sentait la chaleur, au plus profond de lui. Plus il se concentrait, plus cela devenait clair… De la douceur émanait de cette lumière…et allait en lui avec prudence, sans qu'il puisse l'en empêcher. Elle était semblable à celle qu'il avait perçue dans son coma… Le Chevalier de Cassiopée ressentait-il la même chose à son contact ? Lucas ouvrit les yeux.

– Tu comprends maintenant ? Je n'ai pas besoin de forcer pour stimuler mon cosmos, simplement d'en avoir le désir… Toute autre méthode de le faire est une erreur, et une fatigue inutile. Le cosmos est de l'eau…

Il s'amusa à faire varier la luminosité de son cosmos, sous les yeux ébahis d'Aphrodite. Cela avait l'air si facile pour lui, si… évident.

– … De l'eau facilement manipulable… Il est de l'eau, et tu en es le récipient temporaire…Il s'adapte à toi et tes désirs, il peut être calme et tempétueux… Mais plus tu le pousses en avant de force, et plus le récipient se fragilisera, Aphrodite. Et parfois, il peut casser.

Il referma la main, dispersant le cosmos qui s'y était formé. Aphrodite leva les yeux vers lui.

– Casser ? On peut… en mourir ?

L'inquiétude dominait sa voix mais Lucas ne put s'empêcher de penser qu'il y avait un autre sentiment, plus diffus, masqué… Ce n'était pas la première fois qu'il avait cette impression diffuse avec Aphrodite.

– Dans des cas rares et extrêmes… oui. Si on pousse le cosmos à son maximum, qu'on dépasse les limites, le corps ne peut résister. Le cosmos est une énergie incommensurable, c'est la première chose à en retenir. Mais avant de le concentrer à ce point, il y a une grande marge de manœuvre, surtout... avec les Chevaliers d'Or.

– Mais si le Grand Pope… s'est trompé ? Je… peut-être que…

– Aphrodite…Fais-moi confiance… Il n'y a aucune erreur.

Aphrodite regarda vers l'océan. Un jour, serait-il obligé de faire appel à un si haut niveau son cosmos ? Jusqu'à en… mourir… C'était peut-être le moyen de rejoindre sa sœur… Une énergie incommensurable… Il devrait tout faire pour la comprendre et la maîtriser. Lucas savait comment faire. Lucas était la Force. Il leva de nouveau les yeux sur lui.

Lucas y lut simplement : Apprends-moi s'il te plaît. A nouveau, il ne put s'empêcher de percevoir quelque chose d'autre… Mais tellement diffus qu'il ne sut pas mettre un nom dessus.


Je suis un monstre

Je garde la porte

Pour que personne ne rentre

Jusqu'au lendemain matin

Ensuite je fais semblant de rien

J'ai envie d'assassiner quelqu'un

Mais je n'y arriverai jamais

Car il y a toujours quelqu'un

Dans le couloir

Et je ne veux pas que l'on voit mon visage

Michel, 12 ans ( L'art-thérapie – Jean-Pierre Klein )

Un silence si profond…

Je flotte…

Un calme tant recherché…

Non… Je dérive…

Il faisait chaud…

Comme dans le sein d'une mère…

Il ouvrit doucement les yeux. La chaleur disparut.

Pourquoi fait-il si froid…?

Le voile noir se leva au bout de quelques instants autour de lui. Il se trouvait sur une esplanade pavée de marbre, au-dessus de laquelle s'élevait une gigantesque statue tenant un bouclier. Ses yeux avaient du mal à s'accommoder… Tout devenait flou par instant…

Quel est cet endroit ? Qui… est cette femme ?

Sur le côté gauche de la statue, contemplant sa main vide levée paume vers le ciel, une jeune fille semblait attendre. Il ne voyait pas son visage. Mais il aimait voir ses longs cheveux mauves caresser son dos. Il s'approcha doucement, redoutant de faire le moindre bruit. Il n'y avait que le silence.

Comment s'appelle-t-elle ? Que fait-elle ici ?

Il s'arrêta à ses côtés et put voir son visage. Ses yeux bleus étaient nimbés de larmes.

Pourquoi pleures-tu ?

Aucun son ne sortit de sa gorge. Il aurait tant aimé pouvoir sécher ses larmes. Un sifflement métallique le fit se retourner soudain, tranchant brutalement le silence.

Douze urnes d'or venaient d'apparaître, sagement alignées. Il tourna le visage vers la femme. Elle tenait à présent un sceptre étrange dans sa main droite, qui irradiait une lumière chaleureuse. Le sifflement mua en tintement agréable. Il ferma un instant les yeux et quand il les rouvrit, la femme faisait face aux urnes, qui s'illuminaient doucement à la même cadence que le sceptre.

C'est beau… Je voudrais toucher ce sceptre…

Il leva la tête. Il était devant la femme, mais elle semblait ne pas le voir. Il tendit la main.

Je voudrais le toucher… juste un instant… Juste pour en caresser la patine douce…

Un courant d'air froid le traversa quand sa main se referma dessus. La femme s'évanouit dans la noirceur, et seules restèrent visibles les urnes d'or. Les douze armures. Il avait si froid… Le tintement se mua soudain en bruit sourd et douloureux.

Elles… souffrent…? Les armures d'or ?… Pour qui pleurent-elles ?

La troisième urne perdit son éclat, bientôt suivie par la quatrième, la neuvième, la dixième et la douzième. La cinquième scintillait faiblement. L'ombre se rapprocha de lui. Elle l'engloutissait.

Saga réveille-toi !

Il hurla en se redressant, se cognant à son frère.

– Saga, du calme, c'est moi ! fit une voix en le secouant.

Cette voix… Il lui fallut quelques instants pour sortir tout à fait de son songe et la reconnaître.

– Kânon ?

– A qui t'attendais-tu ? Le Père Noël ?

Saga avait du mal à calmer son souffle affolé et resta blotti contre son jumeau. Kânon s'adoucit.

– C'est encore ce rêve ?

– Oui… Il est tellement bizarre… Tu crois que je devrais en parler à Maître Loky ?

– Saga, tu vas pas l'embêter avec ces petites histoires ridicules. Ce n'est qu'un rêve, c'est tout. Tu te fais trop de souci.

– Mais…

– Y'a pas de "mais". Allez, tu vas te recoucher et te rendormir, sinon, tu vas être crevé demain pour t'entraîner.

Kânon le poussa doucement à s'allonger et remonta les couvertures sur ses épaules. Saga se laissa faire sans dire mot, perdu dans ses pensées. Son jumeau avait tort… Pour que ce songe soit si insistant, c'était qu'il signifiait quelque chose…

– … Je vais rester avec toi cette nuit… murmura Kânon d'un air faussement mécontent.

Saga sourit et attendit qu'il le rejoigne sous les couvertures pour se blottir contre lui. Il ne faisait jamais de cauchemars quand son frère était près de lui.

– Ne me confonds pas avec une peluche non plus…prévint le gamin sans quitter son air ennuyé.

– Je sais… "Il y a des limites à ma générosité", c'est ça que tu allais dire ? Ne mens pas, je sais que tu aimes bien quand on est ensemble.

– Pff… Bon allez, dors, au lieu de dire n'importe quoi.

Saga obéit sagement mais ne trouva le sommeil que quand il commença à sentir la main de son frère qui lui caressait tendrement les cheveux.


L'entraînement se poursuivit, Aphrodite acquérant rapidement une certaine résistance au rude climat du Groenland. Lucas lui avait d'abord enseigné les méthodes de combat au corps à corps classiques, pour développer sa musculature et lui apprendre la maîtrise de soi. Le jeune Suédois avait eu du mal à comprendre les différents principes de ces arts primordiaux. Ne pas attaquer pour blesser, mais pour se défendre. User de la force de l'adversaire contre lui. Devoir s'approcher de lui pour porter des coups précis, afin d'économiser son énergie. Etre imprévisible. Mais il y avait pris goût et avait fourni des efforts louables pour être à la hauteur de ce que Lucas attendait de lui. Il appréciait les entraînements. Bien que durs, ils étaient un moment d'exutoire apaisant. Il avait appris à réfréner son cosmos quand il sentait la colère battre dans ses veines. Cela n'avait pas été facile. Lorsque Lucas avait commencé à répondre à ses coups, cessant progressivement de retenir sa force à mesure qu'augmentait celle de son apprenti, Aphrodite avait parfois perdu son contrôle, le projetant violemment contre son agresseur. Heureusement pour lui, Lucas était rapide et, s'y attendant, était parvenu à éviter des blessures sérieuses.

A présent, le Suédois parvenait à s'empêcher de décharger son aura dorée, au prix de grands et douloureux efforts, pour ne se servir que de ses poings et pieds. Lucas lui enseignait de nouvelles techniques, de nouvelles astuces de combat tous les jours, l'aidant à se servir de ses faiblesses physiques comme de points forts. Il n'était pas autant musclé que d'autres, il était même fluet pour un enfant de son âge, mais cela lui permettait d'être très rapide de nature, et cette aptitude lui assurerait un sérieux avantage contre des adversaires plus puissants, mais plus lents, ou décontenancés par cette tornade aux cheveux azurés qui ne restait jamais bien longtemps en place. De plus, les coups de Svend et ses entraînements dans la forêt glacée avaient eu un effet bénéfique sur l'enfant : il était incroyablement leste. Lucas avait rarement connu être si glissant, capable de se libérer rapidement de n'importe quelle prise ou d'effectuer un enchaînement de coups fort acrobatique sans même se déséquilibrer. Aussi glissant qu'une anguille. C'était une excellente comparaison.

Mais Aphrodite redoutait toujours d'avoir à s'approcher de son adversaire, même s'il s'agissait de Lucas. Pour gagner sa confiance et le rassurer, le Chevalier de Cassiopée avait instauré un rythme journalier, qu'ils suivaient tous deux scrupuleusement. Réveil à 5 heures, puis leçons de grec pour que le petit puisse s'exprimer sans mal dans la langue du Sanctuaire. Venait ensuite des alternances de deux heures d'entraînement, pour une demi-heure de pause, seulement coupées par l'heure du repas. La journée s'achevait à 21 heures. Le rythme était difficile, mais Aphrodite y avait gagné en assurance, s'y adaptant sans trop de mal. Là où son père s'était évertué à briser le train-train quotidien pour le déstabiliser, Lucas avait entrepris au contraire de lui assurer un emploi du temps rigide, pour que le petit sache toujours à quoi s'attendre par avance. Cela avait aussi été une manière de le dissuader progressivement d'user de son cosmos comme arme pour régler les problèmes nouveaux auxquels il était confronté. S'il était ennuyeux, le programme fixé évitait les situations de crise ou de tension que représentaient les imprévus pour le Suédois. Il y avait gagné également une plus grande concentration lors des entraînements, surtout à partir du moment où il avait compris que ceux pratiqués par son maître n'avaient pas le même but que ceux de Svend. Là où l'un voulait le détruire sous couvert de le renforcer, l'autre n'avait pour objectif que de lui permettre de survivre et de remplir sa mission.

Pourtant, en dépit des progrès de son protégé, Lucas n'avait pas l'esprit tranquille. L'impression que quelque chose lui échappait dans l'attitude d'Aphrodite ne le quittait jamais. Il y avait une lueur dans ses yeux dont il ne saisissait pas le sens… Quelque chose que le petit protégeait avidement. Son cosmos devenait froid et dur lorsque celui de Lucas essayait de comprendre ce que cela pouvait être, le repoussant sans mal. Puis, il redevenait chaud et la lueur disparaissait pour un temps. Aphrodite semblait ne pas y prêter attention, aussi décida-t-il de simplement garder un œil sur le phénomène et de s'en inquiéter si celui-ci se mettait à gagner en importance.

Au bout de quelques mois, une fois les techniques de combat bien apprises et presque correctement ré-utilisées par son disciple, Lucas décida de passer au stade supérieur en lui inculquant le contrôle du cosmos. Celui-ci ne devait être qu'un soutien aux coups, pas leur essence même. Un principe qu'Aphrodite parvint à saisir assez rapidement, tâchant de s'appliquer pour suivre les recommandations de son maître. Il parvenait peu à peu à stimuler son aura sans pour autant s'essouffler ou se blesser le cœur, en faisant fluctuer l'intensité, la chaleur ou la froideur, la puissance. Il aimait beaucoup cela.

Il perdait peu à peu l'habitude d'emporter une rose avec lui lorsqu'il s'éloignait du rosier, mais en contre-partie, il l'enserrait d'amour dès qu'il le retrouvait, lui transmettant son cosmos. Il s'émerveillait de voir les effets qu'il produisait sur son amie. Plus de vie, plus de fleurs, plus éclatante. Le cosmos la soutenait. Lucas lui avait expliqué qu'il avait apparemment une aptitude particulière : celle de pouvoir transmettre sa force de manière permanente aux plantes. Il était capable de l'emmagasiner en elles facilement, et de la faire varier à distance, comme il s'en aperçut en testant ses capacités. Pour l'instant, ni lui ni Lucas ne savaient que faire de cette capacité, mais il ne faisait que peu de doutes qu'il y avait avantage à en tirer.

Ils passèrent un an au Groenland, avant de revenir pour quelques temps au Sanctuaire. C'était une chose d'apprendre à Aphrodite son rôle de gardien, c'en était une autre de lui apprendre la vie en communauté. Isolé au bout du monde comme il l'était, leur lieu d'entraînement ne permettait pas l'apprentissage de cela. Et il fallait que le Suédois s'approprie les lieux où il vivrait jusqu'au restant de ses jours – du moins, c'était ce qu'espérait Lucas. Le cosmos de l'enfant augmentait certes, mais il était encore loin de lui permettre de prétendre dominer l'armure d'or des Poissons. Ils quittèrent donc pour un temps leur retraite, dès qu'ils réceptionnèrent l'avis favorable du Grand Pope pour leur retour.


L'homme se promenait lentement le long de la plage bordant le Sanctuaire, profitant du calme de la nuit pour se ressourcer. Il se laissait bercer par le son des vagues s'écrasant sur le rivage, du sable sous ses pieds, de sa lourde toge glissant doucement au sol. La nuit était le seul instant où il se sentait totalement serein, délié de ses obligations… Où il se sentait lui-même. De par le passé – un passé si lointain –, il avait souvent arpenté cette côte avec les autres Chevaliers d'Or, ses compagnons, ses amis. Les souvenirs s'effilochaient à présent… Tant de temps avait coulé, depuis la dernière bataille livrée par Athéna, où seuls deux chevaliers s'étaient relevés… Tant de temps qui, au vu des présages actuels, ne paraissait qu'un souffle…

Il s'arrêta et fit face à la mer. Il s'assura qu'il était seul avant de retirer un bref instant son masque. La brise marine jouait avec ses longs cheveux et il la savoura en fermant ses yeux améthyste clair. Comme c'était une douce caresse sur son visage…

Il perçut brusquement une sensation étrange s'immiscer dans son esprit, froide, forte. De la peur. Venue de l'extérieur. Il reconnut sans mal le cosmos faible qui l'accompagnait. Une seule personne au Sanctuaire savait se lier ainsi avec lui, même dans son sommeil. En hâte, il remit son masque et se dirigea vers les douze maisons.

Douze armures d'or… qui pleurent… Je les vois… Elles scintillent comme des étoiles…

Il ne lui fallut que quelques minutes pour rejoindre le premier des Temples, celui dont émanait cette peur, doublée d'incompréhension. Ce n'était pas la première fois que le Pope ressentait cela. Il connaissait bien cet endroit et se dirigea sans attendre jusqu'à la chambre. Il en poussa doucement la porte.

Comme des étoiles sur le point de mourir…Qui est-ce qui se tient devant elles ? Avec ce sceptre ? Pourquoi je n'arrive pas à m'approcher ?…

Il dormait encore, mais son souffle rapide confirmait ce que chuchotait son cosmos : il était en plein cauchemar. Le Pope s'assit sur le bord du lit et entreprit de le réveiller en lui secouant doucement les épaules, l'appelant par son nom.

Qui est cet homme aux cheveux argentés ?… Pourquoi fait-il pleurer les armures ?…Il y a tellement de mal en lui…! Il va m'engloutir aussi…

Qui m'appelle…?

Il commença à percevoir la douce voix à travers son sommeil et ce qui l'entourait se mit à disparaître, fondant comme de la neige au soleil. Puis lui vint la sensation des mains chaudes sur ses bras. Il se tira totalement du sommeil et se retrouva face à un visage masqué penché sur lui.

– Mû, ça va aller… Ce n'était qu'un rêve, lui souffla-t-il doucement, essuyant du revers de la main les quelques larmes qui coulaient de ses yeux.

– M… Maître… C'était… encore lui…murmura-t-il en se redressant.

Ses cheveux mauves lui tombèrent dans les yeux, et il les repoussa d'une main distraite, encore perdu dans les souvenirs étranges de son songe. Le Pope soupira mentalement. Son apprenti avait commencé à faire un rêve insistant quelques semaines plus tôt, et d'après ce qu'il lui en avait dit, ce n'était pas un bon présage… Il s'aperçut que Mû continuait à pleurer nerveusement, même s'il essayait de se calmer. Doucement, il le prit dans ses bras pour le rassurer.

Mû se blottit contre lui. Il avait besoin de sentir de l'affection pour chasser la désagréable sensation qu'il avait ressentie plus tôt… Il contempla un instant une mèche des cheveux de son maître qui s'était égarée près de son visage. Argentée, brillant sous la lumière de la Lune. Son maître et cet homme… pouvaient-ils être la même personne ?…

– Mû, qu'y a-t-il ? demanda le Pope en sentant l'enfant frissonner. Qu'as-tu vu cette fois-ci ?

– … Il y avait les armures… et devant, un… un homme… avec un sceptre doré… Et les armures… pleurent… Elles pleurent à cause de lui… Elles ont mal… Mais lui… Il… Maître Sion, lui, il est heureux… Il est heureux de faire mal…

Pour que Mû l'appelle par son nom alors qu'il savait cela interdit, c'était qu'il était vraiment perturbé. Le Pope resserra son étreinte, lui frottant le dos.

– Cet homme, l'as-tu déjà vu, Mû ?

– Non… Je… Je ne vois que son dos mais… Il a… les mêmes cheveux que vous…

La dernière remarque n'était qu'un souffle. Mû redoutait de mettre le Pope en colère. Il ne dit rien, encourageant le gamin à continuer.

– Maître… Cet homme… Il… Dans son cœur…

– Oui, Mû ? Continue, n'aie pas peur.

L'enfant chercha un instant les mots les plus justes pour exprimer sa pensée.

– Dans son cœur, il n'y a que du mal. Il n'y a rien d'autre. Il me fait peur…

– Mû, je suis là. Je te protégerai de lui. S'il apparaît, nous nous déferons de lui. Calme-toi à présent…

Mû inclina doucement la tête en restant blotti entre les bras chauds du Pope. Il en profitait autant qu'il pouvait ; dans la journée, l'homme ne s'autorisait que rarement à se laisser aller à de telles démonstrations de tendresse. Il devait protéger le Sanctuaire et veiller sur tous les chevaliers et apprentis y vivant, il avait un très haut rang. Mû comprenait cela, même si de tels instants avec son maître était ce qu'il attendait le plus dans une journée. Le Pope ne semblait pas décidé à le lâcher et il commença à somnoler, retournant peu à peu à un sommeil plus réparateur.

Le maître du Sanctuaire, lui, réfléchissait, caressant le dos du jeune Tibétain endormi contre lui. Ce rêve, bien qu'il ne l'avait pas dit à son apprenti pour ne pas l'inquiéter davantage, était très probablement prémonitoire. Il y avait trop de détails que le jeune garçon de 5 ans savait alors qu'il n'aurait pas dû les connaître. A mesure que le rêve revenait, toujours plus précis, il avait pu lui décrire de façon détaillée les douze armures d'or sorties de leurs urnes, alors que seul lui, Sion du bélier, avait eu l'occasion de les voir en 243 ans. Il lui avait aussi parlé des éclats dorés qui les parcouraient, comme si elles brillaient, avant de spontanément déclarer qu'elles pleuraient… Sion avait déjà assisté à ce phénomène, peu avant ainsi que pendant la guerre sainte. Les armures brillaient lorsque les chevaliers qui les portaient se faisaient tuer. Un éclat froid qui n'avait rien de comparable. Une lumière qui serrait le cœur quand on la voyait. Et ce soir, il y avait eu cet homme paré d'un sceptre doré… De toute évidence, cet être était dangereux, il serait cause de malheur pour les armures d'or, ou plutôt leurs possesseurs… Des apprentis pour la plupart… Il passa mentalement en revue les candidats. La plupart n'avaient que 5 ans, et même ceux qui avaient déjà gagné leurs armures, Saga des Gémeaux et Aioros du Sagittaire, devaient poursuivre leur entraînement afin de devenir plus forts. Si un adversaire capable de dominer les douze armures d'or se présentait maintenant, il pourrait sans trop de mal les vaincre. Il faudrait être plus méfiant, plus vigilant. Et prévenir les maîtres d'être plus attentifs à ce qui leur semblerait étrange vis-à-vis de leurs apprentis.

L'ennemi viendrait de l'extérieur. Aucun être résidant au Sanctuaire ne pouvait correspondre à celui dont avait parlé Mû, celui dont le cœur n'était que mal.


Le gamin à la longue chevelure dorée attendait, assis sur une pierre. Son regard se perdait vers l'horizon, suivant le long escalier du Sanctuaire et s'arrêtant au niveau où devait se trouver la plus haute des Douze Maisons, celle des Poissons. A moins que ce ne fut sur le Palais du Pope. Il ne savait pas vraiment d'où provenait ce son étrange qu'il entendait parfois… Comme un tintement de harpe, doux, léger et fluide, presque semblable à un souffle… à un murmure…

– Icare !

Il sursauta et se retourna.

– Saga, t'es en retard ! Loky t'en fait baver, hein ?

– C'est pas grave, comme ça, je deviendrai fort et je pourrai protéger Athéna.

Icare lui sourit gentiment. Il connaissait le jeune Grec depuis à peine deux mois, mais il s'étonnait toujours de le voir constamment avec le sourire aux lèvres. A croire que ses parents lui avaient collé la bouche dans cette position. Saga reprit un instant son souffle avant de le rejoindre sur le rocher où s'était établi le blondinet.

– Et toi, tu ne t'entraînes pas aujourd'hui ? demanda-t-il doucement.

– Mon maître s'est absenté pour la journée, alors j'en profite pour me détendre un peu.

– Pourtant, c'est important de le faire…

– Saga, tu es trop sérieux ! Ce n'est pas parce que je souffle une journée que je réduis à néant mon travail…

– Maître Loky dit que l'entraînement, on ne peut se permettre de le réduire que lorsqu'on a son armure…

– Tout ce qui sort de sa bouche n'est pas parole d'Evangile.

– Je trouve qu'il a raison.

– Quand tu vivras au Sanctuaire depuis 4 ans, on en reparlera, mon petit.

Il s'allongea sur la pierre chaude, les bras croisés derrière la nuque.

– L'entraînement, c'est important pour être un bon chevalier. Mais il n'y a pas que ça. Si tu apprends seulement à donner des coups, tu deviens une machine à tuer. Il ne faut pas perdre de vue ce qu'on doit défendre. Notre motivation. En ne vivant qu'entre les arènes et la maison de ton maître, que vois-tu donc de ce qui fait la beauté du monde, hein ?

Saga lui adressa un regard d'incompréhension. Icare sourit plus franchement.

– Tu t'es déjà baladé sur la plage ? Ou dans les environs du Sanctuaire ? Tu t'es déjà arrêté cinq minutes de bouger pour simplement contempler ce qui t'entoure ? Ou admirer les étoiles le soir ?

– Non… Jamais… admit le gamin qui se sentait, soudain, coupable d'une faute impardonnable.

– Eh bien, Saga, tu devrais le faire. Au moins une fois. Pour ne pas oublier qu'un chevalier, c'est pas juste une armure et des muscles. C'est aussi un cœur et des pensées. Si tu oublies cela, si tu ne penses pas au monde que tu dois protéger, à ses beautés, aux gens qui y vivent… Tu ne seras jamais un Saint digne de ce nom. Du moins, c'est ce que je pense.

Saga ne dit rien, méditant ces mots. Ainsi concentré, Icare le trouvait plus âgé et presque attendrissant. Ils avaient pris l'habitude de se retrouver peu avant le repas de midi ainsi que le soir lorsque leurs entraînements le leur permettaient. Ils discutaient de choses et d'autres. Ou plutôt, Icare parlait et Saga écoutait. Le Grec n'était guère loquace. Les yeux un peu dans le vide, il aimait plus écouter ce qu'on lui disait que participer à la conversation, et ne répondait que rarement aux questions personnelles qu'on lui posait. D'ailleurs, Icare n'avait jamais pu oublier l'éclat de tristesse qui avait nimbé son regard un bref instant, le jour où il lui avait demandé s'il avait des frères et sœurs. Le sujet était douloureux, il l'avait immédiatement compris. Saga n'avait pas répondu. Il ne l'avait jamais fait et Icare s'était abstenu d'insister.

Il écouta un moment le silence puis se redressa, restant appuyé nonchalamment sur ses mains.

– Au fait Saga, que faisais-tu hier près du Palais du Pope ?

– Quoi ? Quand est-ce que tu m'as vu ?

– Hier après-midi… Tu avais l'air de chercher quelque chose, mais je n'ai pas eu le temps de te faire signe…

Saga fouilla dans ses souvenirs. La veille, Loky des Gémeaux l'avait entraîné toute la journée, il n'avait donc pas pu… Il réalisa soudain et écarquilla les yeux. Kânon ! Vite, trouver quelque chose de crédible… ou son inconscient de frère serait démasqué. Icare attendait sa réponse.

– Euh… Je… J'essayais de voir le nouveau ! répondit-il un peu précipitamment.

– Aioros ? Il est pas arrivé hier soir ?

Merci Kânon, merci de m'attirer des ennuis ! maudit intérieurement Saga.

– Ben… si, mais je le savais pas… Enfin, je l'ai vite su après, mais j'ai quand même cherché pendant quelques minutes…

– On t'a jamais dit que tu es trop curieux ? Si le Pope ou ses gardes t'avaient surpris, ça t'aurait coûté de t'être trouvé là !

Merci de me le rappeler surtout, maugréa le gamin aux cheveux bleus. Au cas où j'oublierais…

– Je sais, je recommencerai pas. Finalement, je l'ai vu ce matin… Il est sympa.

– Tu sais pour quelle armure il s'entraîne ?

– Je crois que c'est celle du … euh comment il a dit…? Le… Saga… Sagi… Sagi-truc…

– Le Sagittaire… Un autre candidat pour une armure d'or, ça pullule en ce moment. A croire que les étoiles se réveillent toutes en même temps.

– Voui…

Au moins, Icare n'avait pas l'envie de s'appesantir sur l'incident du Palais du Pope. Saga soupira mentalement de soulagement, tout en se promettant de bien faire la morale à son frère. Ils savaient pourtant bien tous les deux que Kânon ne devait pas se montrer. C'était pour leur bien, Maître Loky et le Pope le leur avaient assez répété… Et Saga voulait protéger son jumeau. Plus que tout.

Icare mit soudain une main sur son ventre.

– Je ne sais pas toi, mais je commence à avoir faim… On va au réfectoire ensemble ?

– D'accord.

Saga se laissa glisser le long du rocher. Icare se releva. Les échos d'un doux son de harpe lui parvinrent, lointains mais bien présents. Il tourna la tête dans leur direction. Ils se renforcèrent, le berçant presque. La musique était si tendre, si apaisante, presque envoûtante. Il aurait pu passer sa journée à l'écouter.

– Dis, Icare, tu crois qu'il y aura du…

Saga releva le nez quand il se rendit compte que le garçonnet regardait en direction des douze Temples.

– Icare ?

– Est-ce que tu l'entends, Saga ? murmura-t-il.

– Non, quoi ? Qu'est-ce que je devrais entendre ?

– Le chant de ton armure… Moi, j'entends celle des Poissons qui chante… et elle a une très belle voix…

Saga ne dit rien. Parfois, il trouvait qu'Icare disait des choses bien étranges. Les armures… pouvaient-elles vraiment parler avec les gens ? Il demanderait à son maître…


Après avoir fini son repas et aidé Lucas à débarrasser, Aphrodite était ressorti dehors pour attendre. L'attendre. Cela faisait quelques jours qu'il était revenu du Grand Nord et curieusement, il ressentait comme une absence depuis qu'il s'était aperçu qu'il n'était pas encore rentré… Heureusement, il n'avait été question que de quelques jours de décalage. Pourquoi éprouvait-il le besoin de le revoir, après un an de séparation ? Il n'avait pas la réponse, et c'était pour la trouver qu'il désirait le revoir. La solitude ne lui déplaisait pas, bien au contraire. Il aimait être seul, pour s'occuper de sa rose. Pour s'entraîner aussi. Ne pas ouvrir la bouche de la journée ne le dérangeait guère, pourtant…

Depuis son retour, il repensait aux quelques mots qu'il avait échangés avec le blondinet, à sa manie de lancer vers lui son cosmos si chaud et doux. Pourquoi avait-il fait ça ? Pour l'amadouer ? Il n'en était plus si sûr, puisqu'il n'avait réussi en fin de compte qu'à le rendre encore plus méfiant. Lucas lui avait également conseillé de se faire des amis au Sanctuaire. Aphrodite n'en avait guère l'envie, mais cela apparaissait comme une sorte de nécessité impérieuse. Peut-être était-ce une partie de l'entraînement ? Ne pas désobéir à son maître… La simple idée de devoir aller vers d'autres personnes le répugnait encore, alors le plus simple, c'était d'avoir déjà un ami au préalable, qu'il pourrait retrouver. Une manière de concilier leurs points de vue respectifs sur la question, tout en fournissant un minimum d'efforts. Et pour l'instant, le seul qui remplissait une part de sa définition de l'amitié – ou qui était susceptible de le faire aux yeux de Lucas – était Shaka.

Il avait timidement lancé une part de son cosmos près du Temple de la Vierge pour s'assurer que le blondinet était bel et bien revenu ; une fois rassuré sur ce point, le gamin aux cheveux turquoise s'était simplement assis sur le bas des marches devançant le bâtiment. Il savait que Shaka avait dû ressentir sa présence lorsqu'il avait sondé les lieux, il n'y avait plus qu'à attendre qu'il décide de se montrer.

Shaka avait perçu quelque chose de froid et intimidé le frôler alors qu'il discutait avec Aiolia, l'apprenti du Lion. Cela avait ressemblé à un cosmos, un cosmos qu'il connaissait pour s'y être déjà frotté de par le passé. Curieux qu'il vienne à sa rencontre après l'avoir repoussé… Curieux comportement, mais inscrit dans la logique sans raisonnement qui animait le Suédois. Il ne fit pas attention pendant quelques instants à ce que lui disait le Grec à ses côtés, perdant le fil de la conversation et s'attirant un regard perplexe. Il n'y prêta pas garde et se contenta d'entraîner son camarade vers l'entrée du sixième Temple. Si Aphrodite venait spontanément à sa rencontre, il ne devait pas le faire attendre trop longtemps, sous peine de voir s'envoler cet oiseau qui paraissait être devenu docile. Ils atteignirent rapidement le seuil de la Maison.

– Tiens, c'est qui celui-là ? Tu le connais ? demanda Aiolia en remarquant la chevelure bleutée assise quelques mètres plus loin.

– C'est l'apprenti des Poissons. Je l'ai déjà rencontré.

– Il a l'air… bizarre…

Shaka acquiesça mentalement. Il percevait clairement Aphrodite assis en silence, les yeux perdus sur la rose rouge sang qu'il tenait à la main. Et toujours entouré de son aura froide, bien que faible. Visiblement, son entraînement portait ses fruits… Il contrôlait son cosmos, pour s'en faire une sorte de carapace psychique. Il sentit Aiolia frissonner à côté de lui.

– Bon, je vais te laisser, tu veux sûrement lui dire bonjour, Shaka… s'excusa-t-il sans grande conviction.

– Nous nous verrons plus tard.

Aiolia jeta un dernier regard à Shaka puis descendit vers la cinquième Maison, passant à côté d'Aphrodite. Il sentit immédiatement son aura se refroidir, percevant presque ses muscles se tendre sous la peau blanche. Il fit un écart sans le vouloir. Aphrodite ne bougea pas, contemplant la fleur qu'il tenait. A croire qu'il ne le voyait pas… Les yeux d'Aiolia étaient comme happés par l'ovale fin de ce visage doux. Peut-être s'était-il trompé…Maintenant qu'il voyait sa face, le Grec ne sut pas trop dire s'il avait à faire à une fillette ou à un garçon. Il demanderait à Shaka lorsqu'il le reverrait, poser la question directement au gosse aurait pu le vexer.

Aphrodite sentit avec un certain soulagement le regard pesant de ce gamin inconnu s'éloigner pour enfin disparaître. Tout focalisé sur Shaka qu'il l'avait été, il n'avait pas prêté attention à la présence des bribes d'un second cosmos à ses côtés. Shaka serait certainement fâché du départ de son compagnon.

– Bonjour, Aphrodite. Je peux m'asseoir ?

– Ces marches sont devant ton futur Temple, non ?

– Tu parles mieux le Grec à ce que je vois, sourit Shaka en s'asseyant à quelque distance du Suédois.

– On apprend vite.

Shaka avait tenu une distance sécuritaire entre eux, mais Aphrodite éprouva le besoin de la sécuriser davantage en se décalant légèrement. Il leva les yeux sur son camarade.

– Tu as coupé tes cheveux, remarqua-t-il.

– Comme tu peux le voir. Dans mon pays, ils auraient plutôt voulu que je les tonde mais… je n'ai pas voulu.

– Ils… t'ont demandé ton avis ?

– Oui… Qu'y a-t-il d'étrange ?

Aphrodite ne répondit pas. Lucas n'ayant pas évoqué le problème, il avait naturellement laissé sa propre chevelure suivre sa croissance naturelle. Il aurait bien voulu voir ce curieux pays où les gens demandaient aux enfants leur avis sur la question. Il aurait pu leur demander d'aller chercher Svend pour lui apprendre à le faire.

– Aphro, c'est pour me parler de ça que tu as fait l'effort de venir ?

– Non. Je sais pas pourquoi je suis venu.

– Je suis content quand même que tu sois là. Je pensais… que tu ne voudrais plus me parler après la dernière fois. Je ne m'étais pas moqué, tu sais. Vraiment.

– Je sais.

Aphrodite ne désirait pas s'étendre sur le sujet. Shaka décida de l'imiter. Autant laisser désormais ce petit accrochage derrière eux. Le Suédois voulait être ami ou du moins, discuter ? Il n'y voyait pas d'inconvénient.

– Ton entraînement se passe bien ? s'enquit-il après un moment de silence.

– C'était étrange et dur au début… Mais ça va mieux maintenant.

– Lucas est un bon professeur.

– Sans doute.

– …Tu es perplexe. Pourquoi ?

– Je ne comprends pas tout ce qu'il fait. Il… fait des trucs bizarres.

– De quel genre ?

– Il a marqué les fêtes du calendrier… et mon anniversaire.

Aphrodite semblait profondément pensif devant un comportement pourtant normal et évident aux yeux de Shaka.

– Tu ne le fêtais pas avant ?

– Non.

– Pourquoi ?

– …

– Excuse-moi pour cette question.

– Shaka, les gens peuvent-ils être… trop… trop "gentils" ?

– Ils ne le sont jamais assez, Aphro. Les gens sont trop souvent cruels ou agressifs. La gentillesse n'est jamais un défaut. On ne peut pas avoir "trop" de bonté.

Mais on peut ne pas en avoir assez, ajouta en pensée le jeune Suédois. Jusqu'à présent, il avait toujours connu deux faces de l'Humanité. La lâcheté d'un côté, faite de silence et de mièvrerie ; la colère de l'autre, faite de douleur et de brutalité. Mais ces deux côtés formaient un tout unique, un seul visage auquel il s'était habitué. A présent, un élément perturbateur était apparu : la gentillesse, faite de douceur et de distance. Cela enrayait toute la belle mécanique qu'il avait découverte sur le fonctionnement humain. La gentillesse ressemblait tant à un masque cachant la colère… Elle était si proche de la prudente lâcheté… Pouvait-on vraiment y croire ? Shaka le faisait visiblement. Mais Shaka n'avait peut-être connu que ce visage-là…

– Lucas ne cherche pas à te piéger, déclara soudain Shaka au brusque silence dont il pensait connaître la raison.

– C'est ce qu'il dit.

– Tu ne le crois pas ?

– C'est ses actes qui parleront.

– Et à moi, me fais-tu confiance ?

– … Je ne sais pas encore.

– Pourtant, c'est toi qui es venu cette fois.

– Ce n'est pas pour autant que je reviendrai une prochaine fois.

– Je sais. Mais j'ai espoir.

– Shaka… Pourquoi étais-tu venu me parler ? Je ne comprends pas.

– Tu avais l'air seul. Perdu. Comme moi.

– C'était seulement pour ça ?

– A deux, on est moins seuls. Et j'avais envie de te connaître.

– …

Aphrodite parut réfléchir un instant, faisant doucement tourner la rose entre ses doigts fins.

– Mais… je ne suis pas seul. Elle est toujours avec moi.

– "Elle" ?

Shaka posa les yeux sur la fleur en mouvement, suivit du regard le jeu du soleil sur les pétales de soie. Puis il remarqua l'expression de douceur qui se dégageait d'Aphrodite.

– La rose ? C'est elle dont tu parles ? Tu as toujours une rose dans tes mains…

– C'est mon amie. Je ne suis pas seul, Shaka. Même si j'en ai l'air.

Shaka ne fit pas de remarque. Aphrodite, apprenti des Poissons, possédait un lien fort avec les roses. Il le sentait. Peut-être que cela s'étendait même aux plantes en général. Il ne voyait pas cette fleur comme une chose sans âme, mais comme une personne. Une personne qui le rendait différent de ce qu'il était avec les humains. C'était fascinant. Il se demanda s'il parviendrait à prendre la même importance aux yeux du jeune Suédois. Challenge intéressant. Il voulait le réussir.

Aphrodite regardait les pétales rouges, caressant du bout du doigt une épine acérée. Il aimait que Shaka ne dise rien, se tienne simplement là, à côté de lui. C'était reposant et agréable.

Tout d'un coup, dans le silence qui s'était installé… il lui sembla entendre quelque chose. C'était lointain mais gagnait en force petit à petit, au fur et à mesure qu'il cherchait à savoir ce que c'était. Cela paraissait être des notes de musique ou un souffle… Le son était cristallin, limpide. Il n'avait jamais rien entendu de tel. On aurait dit une source d'eau vive devenue musique. Aphrodite se redressa et chercha du regard la direction d'où provenait le drôle de son si agréable. Il se retourna finalement. Le son devint plus fort mais encore distendu, comme étouffé. Ça venait du Palais du Pope, il en eut la certitude. Ça l'appelait.

– Aphrodite ? Aphrodite, tu m'entends ? Qu'est-ce qu'il y a ?

– Tu n'entends pas ?

– Entendre quoi ? demanda Shaka en tendant l'oreille, essayant de distinguer ce qui avait retenu son attention.

Le son épuré se fit plus faible de nouveau avant de s'étouffer complètement comme une braise. Aphrodite ne savait pas ce que c'était, mais c'était magnifique. Il aurait aimé l'entendre de nouveau.

– Ça devait être… un oiseau, c'est tout… balbutia-t-il vaguement.

– … Sans doute…

Shaka restait fixé sur Aphrodite, qui détournait peu à peu le regard des Temples pour le reporter de nouveau sur la rose. Quelque chose le troublait. Et ce n'était pas un oiseau. Il n'avait pas entendu ce son étrange qui l'avait perturbé, mais il avait nettement perçu cette… vibration qui s'était syntonisée avec le cosmos d'Aphrodite un instant, se mêlant à lui, se fondant dans son énergie. Proche et lointaine à la fois. Il ignorait ce que c'était, mais une image lui vint spontanément à l'esprit.

Vâsuki.(1)

Un serpent. Un long serpent doré. Qui s'enroulait autour de sa proie.

( A suivre… )


Notes

(1) : Vâsuki : Dans la mythologie indienne, Vâsuki ( ou Ananta-Shesha ) est un gigantesque serpent qui, enroulé autour d'une montagne, servit aux dieux à baratter l'océan primordial pour en extraire la boisson divine, le soma.


Notes d'Isa : J'ai dû couper en plusieurs parties le chapitre 2 (et le 3 qui viendra plus tard), car sinon je dépassais très largement le poids maximal. Les flashbacks peuvent embrouiller mais ils vont revenir assez souvent à partir de là, ça demande un petit exercice mental, gomen nasai