Chapitre 5 – Thé au jasmin
Les journées de Mikasa étaient toujours aussi taciturnes, mais elles lui paraissaient un peu plus supportable ces temps-ci. Les séances d'entrainements nocturnes avec le Caporal-chef Livaï la revigoraient. Elle se sentait de plus en plus forte et en confiance, elle avait même repris un peu d'appétit, ce qui décevait son amie Sasha qui avait pris l'habitude de manger ses plateaux repas. Elle avait encore beaucoup de chemin à parcourir, car le peu de nourriture et de sommeil qu'elle s'offrait ne compensait pas l'effort intense qu'elle fournissait.
En journée, elle ne parvenait toujours pas à passer du temps avec les autres, elle préférait largement la solitude. Elle n'était pas encore prête à affronter les regards, les murmures, les questions et la pitié de ses camarades. Elle sortait quand même de temps à autres, pour rejoindre Sasha aux écuries - on lui avait à nouveau attribué cette corvée - ou pour arpenter la forêt d'entrainement à côté du Quartier général. Elle avait découvert que cela était très vivifiant de se promener entre les arbres pendant des heures, alors il lui arrivait de plus en plus souvent de se faufiler hors du château pour s'y rendre. Elle y était à l'abris des regards, l'air était frais et cet environnement où tous les arbres se ressemblaient lui donnait l'impression d'être perdue dans un décor sans fin, ce qui finalement lui plaisait plutôt.
Une fois encore, Mikasa attendait son supérieur au milieu du tapis. Elle s'était échauffée et, comme celui-ci tardait à arriver, avait commencé à faire quelques exercices de cardio.
Cependant, lorsqu'il arriva, elle pu constater qu'il portait un plateau sur lequel étaient disposées une théière fumante ainsi que deux tasses.
Devant le regard interrogateur de la jeune soldate, le Caporal expliqua sur un ton sec :
- J'ai pas la tête au combat ce soir.
Mikasa n'insista pas, comprenant que son supérieur n'avait pas l'intention de s'étendre sur le sujet. Elle s'assit donc en tailleur en face de lui et le regarda tandis qui souleva le couvercle de la théière afin de vérifier si son contenu était suffisamment infusé. Il se pencha légèrement en avant et huma les vapeurs qui s'en dégageaient. Mikasa était perplexe face à cette scène qui paraissait trop... banale. Le résultat devait convenir au Caporal car il s'attela à remplir les tasses. Sans un mot, il en souleva une et la tendit à Mikasa. Elle la prit délicatement entre ses mains et l'entoura de ses doigts. Le contact de la chaleur était plutôt agréable mais trop intense pour boire immédiatement.
Après être restés un temps tout deux muets et le regard plongé dans le liquide chaud, Mikasa osa briser le silence :
- Vous avez eu une journée difficile, Caporal ?
- Tss... Une poignée plutôt.
Il avala une gorgée en fermant les yeux pour l'apprécier pleinement. Il avait ajouté à ses feuilles de thé noir habituelles quelques fleurs de jasmin séchées. Il s'était imaginé que la soldate apprécierait sûrement plus la boisson ainsi.
- Je... Enfin... Si vous en avez envie, vous pouvez m'en parler, prononça-t-elle timidement.
- Parce que t'as envie d'me parler de tes problèmes toi ? rétorqua-t-il en soulevant un sourcil.
- Touchée.
Elle se demandait pourquoi il était venu s'il n'avait pas envie de parler. Il aurait pu boire son thé confortablement installé dans son bureau, en solitaire. Pourquoi choisir l'austérité et le froid de la salle d'entrainement ? Il ne la regardait même pas, ses yeux restaient accrochés à sa tasse de thé.
Elle ouvrit la bouche à quelques reprises, cherchant un sujet de conversation pour passer le temps, mais elle se ravisa. Elle eu soudainement peur de lui taper sur le système avec ses questions et préféra donc apprécier la boisson et la compagnie silencieuse du Caporal plutôt que de gâcher l'instant. Après tout, ce n'était pas détestable. Il restèrent donc ainsi, face à face, sans parler ni se regarder. Elle posait de temps à autre le regard sur lui pour essayer de comprendre la raison de sa venue ici, il avait l'air complètement ailleurs, soucieux. Ce qui en soi ne changeait pas beaucoup de son air habituel, mais quand même, il y avait dans son regard et sa mine fermée une subtile différence.
- Tu as terminé ? demanda le Caporal en tendant la main vers Mikasa.
Elle acquiesça d'un hochement de tête et déposa sa tasse dans la main de son supérieur. Il déposa alors les deux tasses sur son plateau, se releva d'un mouvement fluide, tourna les talons et se dirigea vers la sortie sous les yeux de la brune, perplexe. Juste avant de franchir la porte, il marqua une pause et déclara en se retournant légèrement vers elle mais sans pour autant lever les yeux :
- Merci Ackerman, j'avais besoin d'ça.
Puis il sortit, sans laisser le temps à la soldate de trouver quoi que ce soit à répondre. Elle soupira, ne comprenant pas ce qu'elle avait bien pu faire pour mériter un remerciement de la part du Caporal. La soirée et particulièrement cette dernière phrase lui paraissaient irréelles. Quoi qu'il en soit, il était tard à présent et ses paupières étaient lourdes. Elle piétina jusqu'à son petit coin, remonta sa couverture de fortune sur son corps et s'endormit rapidement.
Le Caporal-chef Livaï avait passé le reste de la nuit à tenter de travailler, en vain. Il ne pouvait rester concentré bien longtemps tant les souvenirs de son amie Isabelle lui revenaient en pleine face. Ils avaient tant vécu ensemble. Il ne pouvait s'empêcher de faire le rapprochement entre elle et Mikasa Ackerman, alors que les deux jeunes femmes étaient pourtant très différentes. Isabelle était une femme joviale, sociale, pleine d'enthousiasme alors que Mikasa était très silencieuse et semblait n'avoir en tout et pour tout que deux centres d'intérêts : Eren et massacrer des titans. Cependant, elles se rejoignaient sur un point : il les appréciait - bien que ça lui coûtait de l'admettre.
Exténué, la journée suivante du "soldat le plus fort du monde" fut marquée par l'exaspération. Tout le mettait en rogne : le brouhaha au réfectoire, le manque d'efficacité des recrues, la saleté qu'il voyait partout, et l'absence d'Ackerman. Pour finir, ce qui l'énervait le plus, c'était ce dernier point. Non pas l'absence de la soldate en soi, mais le fait que ça le dérangeait plus que de raison. Pourquoi avait-elle ainsi pénétré son esprit, et surtout pourquoi n'arrivait-il pas à l'en déloger ?
Arrête de penser à cette gamine, putain ! T'es con ou quoi ? Concentre-toi bordel !
Il avait accumulé trop de travail en retard, c'est pourquoi il préféra ne pas se présenter à la séance d'entrainement avec la jeune brune. Elle pouvait bien se passer de lui pour une soirée, et vice-versa. Après tout, il ne lui devait rien.
Mikasa s'était échauffée et avait bien avancé dans les exercices de renforcement musculaire. Cependant, ne voyant pas arriver son supérieur, elle commença à s'inquiéter. S'était-il passé quelque chose au Quartier général qu'elle ignorait ? Cela était peu probable, Sasha ou Armin lui en aurait parlé. Les dirigeants du bataillon avaient-ils enfin eu un signe de vie de la part d'Eren ? Étaient-ils partis en toute discrétion pour le continent afin de le ramener ici ?
Ou était-ce autre chose ? Le Caporal avait-il conclu qu'elle était un cas désespéré et ne souhaitait plus perdre son temps à l'entrainer ? Ou peut-être que leur tête-à-tête de la veille n'avait pas été si anodin, peut-être que finalement le Caporal avait regretté ce moment ?
Toutes ses hypothèses commençaient à faire tourner la tête de la soldate, elle hésita un moment puis décida finalement d'aller chercher des réponses par elle-même. Elle quitta la salle d'entrainement après avoir vérifié que le couloir était désert et marcha d'un pas vif vers le bureau du Caporal.
Devant la porte, la lumière qui s'en échappait lui indiqua que son supérieur n'était pas couché, mais elle fut soudainement prise d'hésitation. Était-ce une bonne idée de lui rendre visite à cette heure-ci ? S'il n'était pas seul, sa présence ici à une heure pareille paraîtrait vraiment suspecte. Et puis, s'il n'était pas venu, c'était qu'il avait sans doute une bonne raison. Elle secoua la tête pour chasser ses doutes et frappa.
- Qui est-ce ?
- Mikasa Ackerman, Caporal.
Le silence régna quelques secondes, le soldat ne s'attendait pas vraiment à ça mais n'était pour autant pas surpris.
- Je... je peux entrer monsieur ?
- Qu'est-ce que tu m'veux ?
Mikasa ouvrit la porte et commença à avancer, mais fut coupée dans son élan.
- J'me souviens pas t'avoir dit d'entrer, gamine.
- Je... j'avais cru que...
- Et bah tu crois mal ! Qu'est-ce que tu fous là ?
- Vous ne veniez pas, ça m'inquiétais, alors je voulais savoir pourquoi.
- Tss... C'que je fais de mes soirées ne te regarde pas Ackerman. Et j'suis ni ton coach, ni ton psy, ni ton ami. Si t'as besoin d'aide, va la chercher ailleurs.
La soldate brune était choquée de ce qu'elle venait d'entendre, tant et si bien qu'elle ouvrit la bouche pour répondre mais rien ne vint. Le ton du Caporal était si froid, si acerbe. Il n'avait même pas levé les yeux de ses dossiers, il ne voulait manifestement pas du tout avoir à faire à elle.
Déstabilisée et déçue, elle amorça un demi-tour vers la sortie, les yeux rivés vers le sol. Elle savait qu'il était inutile d'insister, mais ce fut plus fort qu'elle. Avant de sortir, elle demanda timidement :
- Est... Est-ce que j'ai fait quelque chose de mal, Caporal ?
Elle l'entendit claquer sa langue, signe de son agacement.
- Tss... Fous le camps d'ici avant que je n'devienne méchant.
Elle obtempéra, ne souhaitant pas se faire sanctionner. Toutefois, elle sentit sa gorge se serrer et ses yeux la piquer alors qu'elle s'éloignait. Pour une raison qu'elle ne parvenait pas à déterminer, elle était profondément blessée.
Sans même s'en apercevoir, ses pas l'avaient menée jusqu'à l'extérieur et, non sans avoir conscience qu'elle risquait gros, elle se hissa par dessus la grille du château et partit en direction de la forêt. Elle y pénétra, guidée uniquement par sa rancœur, marcha de longues minutes à vive allure et, lorsqu'elle sentit que ses jambes ne pouvaient plus la porter, elle s'installa sur le sol et ne put retenir une vague de larmes avant de s'endormir.
