Chapitre 16 – Crises de colère

Les journées de Mikasa se déroulaient dans la plus grande des normalités : repas, corvées, entraînement collectifs, douche. Elle réussissait même à participer - à petite dose - aux conversations de ses camarades. Cependant, c'est avec le couvre-feu qu'arrivait le moment que Mikasa attendait de plus en plus. Dès lors que tout le monde avait regagné ses quartiers, elle se faufilait jusqu'aux appartements du Caporal pour y passer la nuit. Elle avait d'ailleurs ramené une chemise de nuit qu'elle dissimulait dans un tiroir pour que personne ne l'aperçoive.
Le Caporal était constamment occupé par son travail ou par un livre et ils n'échangeaient que très peu de mots pendant leurs soirées. Néanmoins, la jeune femme commençait à se sentir réellement à l'aise dans cet espace et ses nuits étaient enfin calmes et revigorantes.

Un soir, elle prit l'initiative de préparer du thé et s'installa sur la chaise en face de son supérieur pour le boire. Celui-ci releva la tête et fixa longuement la jeune femme en silence. Elle finit par lui adresser un léger sourire et il se contenta de la remercier pour le thé avant de se pencher à nouveau sur ses dossiers. Il écrivait des lignes et des lignes en grommelant. Cela faisait rire Mikasa intérieurement : il est vraiment TOUJOURS en train de râler celui-là !

La brune finit sa tasse et partit se changer dans la salle de bain immaculée. Lorsqu'elle se glissa sous les draps, elle osa poser à son supérieur la question qui résonnait dans son crâne depuis des jours :

- Monsieur, je vous suis infiniment reconnaissante mais... pourquoi vous faites tout cela pour moi ?

Livaï arrêta alors d'écrire et posa son regard sur la soldate tout en soupirant.

- J'me pose la même question depuis que je t'ai trouvé dans la salle d'entraînement et que je t'ai proposé de t'aider plutôt que de te botter l'cul.

Elle arqua un sourcil en penchant la tête sur le côté, suggérant qu'elle attendait de plus amples explications.

- Je me l'explique pas, quand j't'ai vu allongée comme une clocharde sur le sol, y'a un truc qui s'est passé. J'ai...

Il cherchait ses mots, voulant exprimer le plus simplement possible le sentiment qui grandissait en lui jour après jour :

- Je sais que t'es forte et que tu sais te démerder toute seule, c'est d'ailleurs quelque chose que j'admire chez toi. Pourtant, j'ai le sentiment qu'il faut que j'te protège, que t'as besoin de moi. J'peux pas m'en empêcher, j'ai la conviction que sans moi tu vas t'écrouler.

Mikasa n'en revenait pas, après des jours de quasi silence, rompu uniquement par quelques banalités sans goût, il avait à nouveau fait preuve d'une totale honnêteté envers elle. Par ailleurs, elle était complètement chamboulée par ce qu'elle venait d'entendre. Elle se releva en position assise sur le bord du lit et passa la main dans ses cheveux, cherchant comment répondre à ses propos. Elle remarqua Livaï détourner les yeux, probablement gêné d'avoir exposé ainsi ses pensées.

- Ça fait beaucoup à encaisser, je sais...

- Ne vous méprenez pas monsieur, je suis flattée, sincèrement. Vous êtes le soldat le plus fort et le plus impressionnant que je connaisse et vous dite que vous m'admirez, ce n'est pas rien !

Elle marqua une légère pose et se mit à triturer nerveusement ses doigts. Elle baissa la tête avant d'enchaîner :

- Pour le reste, je sais ce que vous ressentez. Cette voix qui résonne dans la tête, qui nous dit que l'autre personne ne peut pas survivre sans vous, qu'il faut que vous soyez là pour tout gérer. Je sais qu'elle n'est pas cohérente et qu'elle ne se tait absolument jamais !...

- Jäger ?

- Toujours.

- Et tu fais comment pour supporter ça ?

- Je voue tout mon temps à le protéger. J'assume depuis des années un rôle de mère, de professeure, d'infirmière et même parfois de gardienne de prison... Et quand je ne le peux pas le faire je m'effondre et passe à deux doigts de mourir d'hypothermie.

Le Caporal se redressa et braqua la tête vers elle, scrutant son visage qui suggérait qu'elle était en train de plaisanter.

- Blague pas la d'ssus, Ackerman ! rétorqua-t-il sur un ton virulent.

Mikasa haussa les épaules avec une moue enfantine, ce qui fit bondir le Caporal hors de son siège. Il s'avança à vive allure vers elle et plaça ses deux mains sur le lit de part et d'autre de la jeune femme. Il planta son regard brulant dans le sien.

- J'ai eu cette même voix dans la tête pendant des années, j'ai tout fait pour suivre ce qu'elle me dictait et Isabelle est quand même morte sans que j'puisse rien faire pour empêcher ça ! Alors écoute-moi bien Ackerman, j'ai pas l'intention de laisser l'histoire se répéter, c'est clair ?!

Elle s'était reculée jusque contre le mur mais Livaï s'était rapproché au fur et à mesure, ne laissant aucune échappatoire à la jeune femme. Elle était terrifiée par le visage furieux qui se tenait à quelques centimètres du sien, mais les paroles que cette bouche aux dents crispées avait prononcé pénétraient peu à peu en elle.

Sans savoir pourquoi elle le faisait, elle leva la main droite et la posa délicatement sur la joue du Caporal. Les traits de celui-ci se figèrent et ils restèrent un instant à se regarder en silence.

- Je suis désolée d'avoir faillit mourir monsieur, j'essaierai de ne pas recommencer.

- Tss... T'as plutôt intérêt...

Il tourna les talons et retourna à son bureau tandis que Mikasa se rallongea. Elle mit un certain temps à trouver le sommeil, ses yeux restaient à fixer le mur devant elle et ses oreilles ne perdaient aucun bruit émit par le frottement de la plume du Caporal sur ses feuilles. Elle guettait le moment où il se lèverait et viendrait la rejoindre, mais il ne vint pas.

Le soir suivant, Mikasa pu constater à peine entrée que le Caporal était de mauvaise humeur. Il n'avait même pas levé la tête pour la saluer. Elle se dirigea vers le meuble, prépara du thé et vint s'asseoir en face de lui, sans chercher à lui adresser un mot. Elle jetait des coups d'œil aux dossiers ouverts : des rapports sur les soldats. Elle le laissa grommeler seul quelques minutes mais finit par tenter sa chance :

- Quelque chose ne va pas, monsieur ?

Il leva des yeux incendiaires, tout prêt à déverser sa rage sur elle mais, voyant son visage détendu et souriant, se ravisa :

- Ces putain d'recrues, ils sont bons à rien ! Je sais pas pourquoi Hansi veut à tout prix que je m'occupe de leur entraînement en salle.

- Sûrement, parce que - bien que vous nous aboyer dessus plus qu'autre chose - vous êtes un excellent instructeur.

Il afficha une mine déconcertée.

- J'aboies ? prononça-t-il en exagérant le mot.

- Ne faites pas l'innocent, vous n'êtes pas du genre à faire dans la politesse et la délicatesse. Vous ne pouvez pas le nier.

- Et c'est pour ça que tu m'détestes ?

Elle eu un mouvement de recul, surprise par cette accusation sortie de nul part.

- J-je, je ne vous déteste pas !... Ou... Plus...

- Mouais, tu me portes pas tellement dans ton cœur non plus... J'ai bien vu la tête que t'as faite quand je t'ai annoncé qu'on partait en forêt tous les deux...

- Ecoutez Caporal, il y a quelques années maintenant vous avez passé à tabac mon frère avec une violence inouïe.

- "Violence inouïe", t'exagères...

- Vous lui avez arraché une dent ! Alors oui, j'ai passé beaucoup temps à planifier comment j'allais mettre fin à vos jours - ou au minimum à votre carrière.

- J'me souviens. Quand t'as intégré le bataillon, je t'ai entendu jurer que tu m'le ferais payer. C'est peut-être la principale raison pour laquelle j't'ai fait confiance. Bon, et le fait que t'étais la meilleure de ta promo !

- Oh... Je ne savais pas que vous m'aviez entendu... M'enfin, tout ça c'est du passé, j'ai découvert une autre facette de votre personnalité et... elle hésita, cherchant ses mots.

- Et quoi donc ? demanda-t-il en levant un sourcil interrogateur.

- Et je ne vous déteste plus.

Elle n'en dit pas plus car elle-même ne savait pas ce qu'elle ressentait. Elle ne détestait plus son supérieur, c'était vrai, mais comment qualifier ce qu'il se passait dans sa tête tous les soirs lorsqu'il la rejoignait sous les draps et passait son bras autour d'elle ? Cette sensation que rien ne pourrait lui arriver temps qu'il serait à ses côtés ?
Il était encore trop tôt pour le définir et il semblait qu'une partie d'elle n'avait pas envie de se poser plus de questions à ce sujet que nécessaire. Une fois n'est pas coutume, elle préférait profiter de l'instant présent sans chercher à absolument tout contrôler de celui-ci.

Le Caporal ne chercha pas à interroger davantage la jeune femme et se remit à la tâche, ce qui convenait parfaitement à Mikasa. Elle alla s'installer en tailleur sur le lit, dos au mur, et entreprit de feuilleter un livre qu'elle avait amené avec elle. Elle entendait son supérieur soupirer ou lâcher des jurons tout en rédigeant ses rapports.

Au bout d'un certain temps, Livaï se redressa sur sa chaise et posa son attention sur la soldate :

- Qu'est-ce que tu lis ?

- Euh, rien. Rien d'important, répondit-elle en serrant le livre contre sa poitrine.

Le Caporal arqua un sourcil, trouvant l'attitude de la jeune femme étrange. Il se leva et fit quelques pas dans sa direction.

- Tu avais pourtant l'air captivé. De quoi ça parle ?

- C-C'est à Armin.

- Ça répond pas à ma question, rétorqua-t-il en se rapprochant encore un peu. Montre-moi ça.

Comme Mikasa ne bougea pas, le Caporal vint lui prendre le livre des mains. Il l'ouvrit et écarquilla des yeux :

- Un atlas ? Qu'est-ce que tu fous avec ce truc ?

Mikasa essaya de reprendre son livre mais n'y parvint pas. Elle se rassit sur le lit tout en baissant le regard.

- Je... Je suis juste curieuse, c'est tout.

- Ackerman, te fous pas d'ma gueule ! Qu'est c'que t'as en tête ?

Elle hésita, sachant pertinemment que sa réponse ne plairait pas à son supérieur. Cependant, elle ne trouvait aucun mensonge crédible à lui servir. Honteuse, elle répondit :

- J'étudie.

- Tu étudies ?

- Comment aller sauver Eren.

Le Caporal jeta le livre au sol et se précipita sur la soldate, saisissant son poignet gauche fermement tout en l'obligeant à relever la tête de sa deuxième main.

- T'es pas sérieuse là putain ?! Toi aussi tu veux te barrer sans rien dire et nous foutre dans la merde ?!

Son visage était écarlate, ses yeux des poignards transperçant la jeune femme de part en part.

- J'en peux plus de le savoir là-bas, il faut que...

- T'es PAS un putain de héro, MIKASA ! Ce qu'il faut c'est qu'tu foutes pas ta vie en danger en partant tête baissée en territoire ennemi !

- Je peux...

- TU PEUX RIEN DU TOUT ! hurla-t-il en serrant ses doigts sur les joues de la soldate. Putain mais t'as rien appris ou quoi ?! C'est pas en te jetant dans la gueule du loup que tu vas sauver ce crétin d'Jäger ! Dans l'armée on fait pas n'importe quoi et surtout on agit pas seul, c'est clair ? Si y'a une hiérarchie c'est pas pour faire joli, putain !

Le visage de Mikasa était tordu par la prise du Caporal qui lui faisait vraiment mal, mais elle réussit à passer outre afin de répondre tant bien que mal :

- Et il font quoi mes supérieurs pour sauver mon frère ?!

Elle avait les larmes aux yeux, tant de désespoir que de colère. Livaï lâcha le visage de la femme mais pas son poignet. Inconsciemment, il craignait qu'elle ne cherche à s'échapper avant la fin de cette conversation s'il ne l'immobilisait pas.

- Je vois rien du tout ! Aucun plan, aucune tentative, rien !

- C'est pas parce qu'on vous tient pas au courant qu'on fait rien. Tu crois vraiment qu'on est prêts à se passer de notre plus gros avantage ? Bien sur qu'on bosse sur un plan, mais ça prend du temps ces trucs là, bordel. Il suffit pas de regarder une carte pour savoir comment agir !

- J'ai le droit de savoir, le Bataillon d'exploration à le droit de savoir. Eren fait partie des nôtres, on devrait pouvoir participer à l'élaboration de son plan de sauvetage.

- Putain Mikasa, le monde tourne pas autour de toi. Vous serez tenu au courant quand on estimera que vous pouvez être tenu au courant. En attendant tu calmes tes ardeurs de gamine inconsciente et tu fais confiance à tes supérieurs.

Elle planta ses yeux dans ceux du soldat :

- A vous donc, je dois vous faire confiance.

- C'est ça. C'est trop te d'mander ?

- Je vais faire de mon mieux, monsieur, répondit-elle sur un ton las.