Il… enfin, elle, plutôt. Oui, elle, définitivement elle ! Pourquoi cet étrange doute ?
Elle rit de sa voix cristalline, insouciante. Tout n'était que beauté, ravissement ! Son corps était source de ravissement, de beauté, ainsi que les corps des autres, des autres jeunes filles sveltes et fraiches qui s'éclaboussaient autour d'elle. Son bref instant de… de quoi, déjà ? Elle ne s'en souvenait même plus. Ça n'avait aucune espèce d'importance. Tout ce qui comptait, c'était cette pureté, cette joie ! C'était le seul sens qu'on pouvait attribuer à la vie, les autres étaient fondamentalement absurdes.
Elle oublia aussitôt ces considérations philosophiques et se joignit aux autres. Toutes les jeunes filles, nues comme elles l'avaient toujours été, jouaient dans le petit bassin artificiel… quel étrange mot… Comme s'il ne venait pas d'elle. La jeune fille fronça légèrement les sourcils. Son amie l'appela :
« Viens ! Plongeons ! L'eau est si fraiche ! »
Laissant de côté ses états d'âme inhabituels, la jeune fille aux longs cheveux bruns rit une fois de plus et plongea sous la surface parfaitement transparente du liquide dans lequel elles baignaient toutes jusqu'à la taille. Le bassin était petit, peu profond : les yeux écarquillés sous l'eau, la jeune fille fit des bulles avec sa bouche tout en souriant à son amie, qui lui rendait son sourire. Bientôt, elles durent remonter à la surface pour respirer.
Quel bonheur de vivre ici ! Tous les bassins étaient parfaitement identiques, aussi loin que pouvait porter sa vue : les rebords et le fond bleus, arrondis, en forme de coquillages…
Qu'est-ce qu'était un coquillage ?
« Eh ! interpella-t-elle une de ses amies. Qu'est-ce qu'un coquillage ?
« Un quoi ? répliqua celle-ci en riant aux éclats, avant de se remettre à éclabousser sa voisine.
« On est dedans, je crois, dit gravement la jeune fille brune.
« Oh, peut-être. Viens, viens plutôt t'amuser avec nous ! »
La jeune fille se laissa détourner de sa question initiale sans importance. Une amie l'éclaboussa, et elle l'éclaboussa en retour, radieuse. Leur jeu se poursuivit pendant plusieurs minutes, durant lesquelles la jeune fille ne songea à rien d'autre qu'à l'eau, à ses amies, à la joie…
Elle se sentit fatiguée. Elle ne comprit pas pourquoi. Elle s'allongea simplement sur son dos, à la surface de l'eau, fit la planche, tandis que certaines de ses amies se reposaient, elles-aussi. Elle regarda vers le haut, gris avec des carrés. Proche, pourtant inaccessible. Pourquoi y avait-il ce plafond ?
Cette troisième pensée étrange la poussa à se remettre debout dans le bassin. Tant de mots étranges en une seule journée… Une quoi ? Quel sens cela avait-il ?
La jeune fille regarda à nouveau autour d'elle : des bassins partout autour, avec cette forme de coquillage, bleus, lisses, confortables… Des jeunes filles dans chacun d'entre eux. Elles jouaient. Elles étaient heureuses. Elle aussi, elle était heureuse.
Quelle était cette limite sombre, à l'horizon ? Oh, encore… Les bassins ne s'étalaient pas à perte de vue, il y avait un… un mur. Oui. Elle le voyait très bien. Pourquoi aucune jeune fille ne sortait de son bassin pour s'approcher de ce mur ?
« Mon amie ! rit une jeune fille près de son oreille. Viens jouer ! Nous allons plonger sous l'eau, faire des bulles, puis nous éclabousser… puis nous nous reposerons ! »
La jeune fille aux longs cheveux bruns se détourna presque à contrecœur de ses songeries, mais sourit à ses amies et acquiesça. Elles jouèrent. Elles plongèrent sous la surface envoutante. Elles ressortirent la tête de l'eau, pouffant de rire. Elles firent onduler la surface avec leurs mains, observèrent les reflets que cela formait. L'eau était pure, elles aussi. Elles étaient comme l'eau, elles faisaient partie de ce bassin. Elles devaient jouer.
Malgré toute cette joie, la jeune fille brune se sentait mal à l'aise. Il y avait un mot, encore un de ces mots étranges… une de ces significations qui n'avaient rien à voir avec la vie, avec la joie, avec le bonheur ! Comment pouvait-elle y penser ?
L'autre être, un homme, passa à côté de leur bassin et sourit en les regardant. Ils marchaient ainsi entre les bassins, c'était leur but, leur rôle, leur joie, leur sens de la vie. La jeune fille lui sourit en retour. Il était fort, grand, musclé, pas aussi beau qu'elle et que ses amies. Il faisait partie de ce bonheur, de cette joie, bien qu'il ne jouât pas avec elles.
Les jeunes filles s'éclaboussèrent en riant. De l'eau sortit du bassin. Les jeunes filles rirent, plongèrent sous la surface, regardèrent avec fascination leurs beaux cheveux onduler. L'une remplit sa bouche d'eau et en aspergea ses voisines. Elles gloussèrent. Elles jouèrent.
La jeune fille brune s'était jointe à elles avec bonheur, mais un nouveau détail venait tout gâcher : lorsqu'une de ses amies en éclaboussa une autre, de l'eau sortit du bassin. La jeune fille ne comprit pas pourquoi cela l'intriguait tant. Lorsque les autres jeunes filles se reposèrent, elle regarda le sol que l'eau avait mouillé. Il était sec. C'était étrange. Pour voir, la jeune fille prit de l'eau dans la paume de ses mains et la laissa couler sur le sol, à côté du bassin. Elle y fit une flaque. Pour une raison inconnue, elle réitéra l'expérience une fois, deux fois, trois fois…. Une bonne vingtaine de fois. Le sol était mouillé.
Elle songea : ses amies et elles, ainsi que toutes les autres jeunes filles des bassins voisins, passaient leur temps à s'éclabousser, à faire des vagues à la surface de l'eau. L'eau sortait parfois du bassin. Pourquoi leur bassin était-il toujours plein ?
La jeune fille regarda à nouveau la flaque qu'elle avait faite sur le sol : celle-ci n'était plus là.
« Qu'est-ce que tu fais ? demanda une de ses amies en se collant contre elle. Tu n'as pas l'air heureuse… Viens jouer ! »
La jeune fille brune soupira et repartit jouer avec ses amies. C'était sans doute normal. Le monde était beau, ravissant ! Son seul sens, c'était le bonheur. Ses questions étaient absurdes.
Un autre homme passa, aussi grand et musclé que le précédent. Il vit qu'elles jouaient et continua sa route.
La jeune fille fut à nouveau épuisée et commença à se remémorer ses observations. Ses souvenirs étaient brumeux, nébuleux… Il y avait toujours ce mur, au fond…
Ses amies se reposaient. Elle recommença à faire sortir intentionnellement de l'eau du bassin, pensive… si l'eau pouvait sortir sans que cela n'ait de conséquences sur leur bonheur, pourquoi ne le pourrait-elle pas aussi ? Il fallait qu'elle aille voir ce mur…
La jeune fille brune passa une jambe hors du bassin, puis s'aida de ses bras pour sortir l'autre. Elle se mit debout sur le sol, sans eau… Son corps mouilla le sol, à cause des gouttes sur sa peau. C'était une sensation inédite…
Un pas après l'autre, elle se déplaça comme le faisaient les hommes, en contournant les bassins. Les jeunes filles jouaient toujours, insouciantes. Rien ne perturbait leur bonheur. Certaines l'appelaient, lui faisaient signe de venir jouer. Elle les ignora.
Un peu titubante, elle traversa la salle et atteignit enfin le mur… il était gris, comme le plafond. Il était… il y avait quelque chose, un peu plus loin, le long de ce mur… ça luisait d'un éclat métallique, c'était une forme qu'elle n'avait jamais vue ailleurs…
Un ESCALIER.
Soudain, il y eut un rugissement derrière elle. Elle se retourna : un homme courait vers elle. Elle demeura immobile.
Il s'arrêta juste devant elle et posa ses deux mains sur ses épaules.
« Que fais-tu ? demanda-t-il. Tu n'es pas heureuse, ici…
« Si, mentit-elle. Je suis très heureuse ! Je veux aller sur cet esca… »
Mais l'homme la bâillonna de sa main, avant de l'attraper par la taille, la passer par-dessus son épaule et la porter jusqu'au bassin la plus proche, dans lequel il la jeta.
« Tu dois être heureuse, affirma-t-il. Il n'y a rien au bout de cet escalier. Tu peux me croire. Va jouer, maintenant. »
Et il tourna les talons, s'attendant à ce qu'elle se remette à batifoler avec ses amies. Mais c'était bien mal la connaitre : elle le suivit des yeux et vit qu'il descendit l'escalier.
Dès lors, elle ne joua plus avec ses amies et sembla ne plus être heureuse.
Elle attendit. Longtemps. Elle vit un autre homme passer, qui lui lança un regard étrange. Elle l'ignora, mais le regarda prendre les escaliers avec avidité. Lui-aussi, descendait.
Les hommes étaient peu nombreux. Avec un peu de chance, elle allait réussir cette fois…
Sortant à nouveau du bassin, la jeune fille aux longs cheveux bruns lança un coup d'œil en arrière et se précipita vers l'escalier. Les marches étaient en métal. Elle posa le pied sur la première d'entre elles, attendant qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire.
Rien ne se produisit.
Elle y mit son deuxième pied, puis posa le premier sur la marche suivante. Le métal était froid. Il lui glaçait le sang. Ce n'était pas heureux, ni beau. Pourtant, elle continua, mue par un instinct qu'elle ne parvenait pas à déchiffrer avec précision.
Elle arriva à mi-chemin de l'escalier, quand elle vit, sur le côté, un rectangle blanc avec quelque chose d'écrit dessus. Elle s'approcha pour mieux voir. Elle ne savait pas lire…
« Il y a plus d'hommes en-dessous »
Elle recula d'un pas, terrorisée : c'était comme si une voix avait parlé directement dans sa tête ! Elle commença à pleurer, doucement… soudain, elle entendit du bruit au-dessus d'elle – un bruit de pas – et se reprit aussitôt.
Elle devait descendre.
L'escalier s'arrêta quelques marches plus bas. Elle remit les pieds sur un sol normal, gris, terne. Elle regarda autour d'elle : de nouveau des bassins, des jeunes filles, à perte de vue…
Pourtant, elle le vit presque tout de suite : un mur, un mur, là-bas, au fond ! Identique à celui qu'elle avait aperçu la première fois ! S'exclamant de joie, elle se mit à courir vers l'objectif tant convoité…
Soudain, un homme apparut comme de nulle part. Non, pas un : deux hommes. Forts, musclés, et surtout rapides.
Elle n'avait aucune chance de leur échapper. Ils la rattrapèrent sans peine, se saisirent d'elle malgré ses protestations et la balancèrent dans le bassin le plus proche, avant de repartir tout naturellement.
La jeune fille sentait un sentiment nouveau naître au fond de sa poitrine : c'était INJUSTE ! Elle voulait seulement descendre les escaliers, son absence ne dérangeait personne – si ça avait été le cas, ils l'auraient ramenée à son bassin d'origine ! Elle poussa un cri qui fit sursauter toutes ses voisines et, voyant qu'aucun autre homme ne rôdait plus dans les parages, elle bondit hors du bassin et se remit à courir vers le mur du fond.
Une deuxième fois, sa tentative échoua : un homme, sortant tout juste d'une cage d'escalier tout à fait similaire à celle de l'étage supérieur, la poussa simplement dans un bassin. C'était frustrant, mais elle ne désespéra pas, puisqu'elle avait presque atteint son but. Une fois qu'elle fut sûre de ne voir aucun homme à l'horizon, elle se précipita de nouveau vers l'escalier qu'elle dévala comme une demeurée – notant au passage la présence d'une inscription identique à celle de la dernière fois.
L'étage d'en-dessous était encore une fois pareil, mais il y avait plus d'hommes. Leur présence ralentit considérablement la jeune fille brune. Alors qu'elle était environ au milieu de son parcours, elle se sentit soudain terriblement fatiguée. Sans prêter la moindre attention à ses « amies » qui jouaient insouciamment, elle se cala confortablement contre le rebord du bassin et ferma les yeux.
Elle fit un rêve : elle avait descendu tous les étages, évité tous les hommes. Au bout de son chemin, il y avait une porte en métal. Elle l'ouvrit. Une grande lumière blanche l'aveugla…
La jeune fille se réveilla en sursaut : la CONNAISSANCE. Voilà ce qu'il y avait au bout du chemin. Elle ne savait pas ce que c'était, mais elle la convoitait ardemment.
Vérifiant qu'il n'y avait aucun homme à portée d'elle, elle émergea de l'eau et courut avec détermination vers le mur du fond. Quatre hommes la poursuivirent, la plaquèrent, la jetèrent dans un bassin. Mais ça n'avait aucune espèce d'importance. Ses yeux luisaient d'une flamme nouvelle…
Sa route continua ainsi, lentement, difficilement. Malgré toute sa combattivité des premières heures, il arriva que la jeune fille s'arrête d'elle-même, se demandant « À quoi bon ? ». Son périple était long et fastidieux, et peut-être même vain. Pourtant, malgré ces instants de faiblesse, elle persévéra.
Chaque cage d'escaliers comportait la même pancarte : « Il y a plus d'hommes en-dessous ». La jeune fille avait compté les cages d'escaliers. Elle en était arrivée à sept.
Puis, après une traversée terriblement difficile du septième pallier – tous les trois mètres, elle se faisait impitoyablement jeter dans un bassin – elle atteignit enfin le huitième escalier, dans lequel elle s'engouffra sans hésiter (il lui était déjà arrivé qu'un homme la surprenne alors qu'elle était en train de descendre, et qu'il la ramène alors à l'étage d'au-dessus).
La traditionnelle pancarte y était cloutée, mais… mais cette fois-ci, il y avait écrit :
« Il y a plus d'hommes dessous. Dernier étage. »
Le cœur de la jeune fille marqua un temps d'arrêt : elle touchait au but ! Glissant presque sur les dernières marches, elle courut, à une vitesse phénoménale.
Les hommes musclés l'attrapèrent, lui coupèrent la respiration, la balancèrent dans un bassin. Il y en avait plein, presque un à côté de chaque bassin. La jeune fille ne se laissa pas plomber le moral, elle courut, courut… se fit à nouveau plaquer. Recommença. Son calvaire dura une éternité.
Enfin, presque à bout de forces, elle atteignit la porte de métal, toucha la poignée…
Cinq hommes l'agrippèrent par le cou, les bras, les épaules. Depuis longtemps, ils ne lui avaient rien dit malgré toutes ses tentatives ; pourtant, cette fois, l'un deux murmura à son oreille :
« Ça ne te rend pas heureuse. Tu dois vivre dans la joie, l'insouciance. Tu dois oublier cette porte. On te ramène chez toi. »
La jeune fille hurla, se débattit puis perdit connaissance et oublia. Oublia tout.
