Une jeune fille aux longs cheveux bruns se réveilla dans un bassin. Elle ressentit le bonheur, le calme, la joie de vivre. Ses amies l'entouraient, jouaient avec elle. Elle joua aussi, heureuse, insouciante. Amnésique.
Puis vinrent les doutes. Les interrogations. Mis à part la joie, tous les autres sens qu'on pouvait tenter donner à la vie étaient fondamentalement absurdes : pourtant, elle pressentit quelque chose, quelque chose de fondamentalement absurde mais qui parasita ses pensées, ne la laissant plus en paix. Son intuition lui hurlait quelque chose. Elle décida de la suivre.
Elle sortit de son bassin, traversa la grande salle en courant, se fit rejeter une fois, deux fois ; persévéra, atteignit les premiers escaliers, puis les deuxièmes. Une éternité s'écoula, et la jeune fille courait toujours, traversait des salles, était poussée dans des bassins. Descendait des escaliers. Elle eut des songes étranges, se persuada qu'une porte de métal renfermait toute la connaissance, son but, son sens de vivre. Elle souffrit, souvent en silence, parfois en pleurs. Elle demeura déterminée, jusqu'au bout.
Enfin, après des éternités écoulées, après une infinité de rejets, la jeune fille aux cheveux bruns atteignit la porte, toucha la poignée. Des hommes se précipitaient vers elle. Elle était sur le point de l'entre-ouvrir, mais ils la plaquèrent violemment et la ramenèrent au tout premier étage, là où elle s'était réveillée.
Mais cette fois, par la force de sa volonté, elle conserva ses souvenirs, et ce fut douloureux. La souffrance fut encore décuplée lorsqu'elle découvrit qu'elle en était à sa dixième tentative et qu'à chaque fois, elle avait atteint la porte. Elle se demanda pourquoi cette fois-ci, elle se rappelait tout ; mais la rage, la colère, le sentiment d'injustice et une soif inassouvissable de connaissances s'emparèrent d'elle, et elle courut.
Malgré sa mémoire désormais intacte, le chemin ne fut pas plus simple. De nouvelles éternités burinèrent son âme malheureuse et de nouvelles souffrances creusèrent dans sa conscience. Mais une lueur au fond d'elle demeura saine : les yeux luisants d'une folie meurtrie et meurtrière, elle se fraya un chemin sans broncher à travers les neuf étages.
Enfin, la porte fut atteinte. Enfin, la poignée fut pressée. Les hommes couraient vers elle tels un essaim, mais elle avait trop d'avance désormais. Elle n'était plus qu'une loque. S'ils la rattrapaient et la remettaient dans son bassin, elle s'y noierait volontairement.
La porte pivota sur ses gonds et la jeune fille aux longs cheveux bruns s'y précipita, juste au moment où l'un des hommes allait la saisir.
Il n'y avait aucune lumière à l'intérieur, seulement un écriteau :
« Il fallait monter les escaliers »
La jeune fille sentit sa vue se brouiller et tomba dans les pommes.
Une jeune fille brune et amnésique s'éveilla dans un bassin. Elle regarda ses amies jouer, fut heureuse avec elles mais…
Mais…
Mais…
Qu'y avait-il derrière ce plafond ? Il fallait qu'elle monte, il fallait absolument qu'elle monte voir…
Comme hypnotisée, à peine consciente de ce qu'elle faisait, la jeune fille sortit du bassin et marcha lentement dans une direction aléatoire. S'il y avait un plafond, il y avait nécessairement au moins deux murs pour le soutenir. L'image s'afficha très nettement dans sa tête : oui, un plafond, surtout de cette superficie, devait être soutenu par des murs. Pourquoi cet homme se dirigeait-il vers elle ?
Poussant un petit cri de surprise, la jeune fille fut soulevée et jetée dans un bassin. Elle mit quelques instants à reprendre ses esprits : cet homme ne souhaitait pas qu'elle sorte… pourquoi ?
Elle sortit à nouveau du bassin et courut pour rattraper l'homme, qui lui tournait désormais le dos :
« Pourquoi ne puis-je pas sortir et marcher, comme toi, autour des bassins ? » lui demanda-t-elle.
L'homme secoua la tête et lui sourit gentiment.
« Tu ne serais pas heureuse, crois-moi sur parole. Regarde toutes ces jeunes filles dans les bassins : elles s'amusent, elles jouent… Ne voudrais-tu pas les rejoindre et partager leur joie ? »
La jeune fille réfléchit un moment.
« Non… non, je ne crois pas, répondit-elle. Elles sont heureuses, mais c'est ennuyant. Je veux découvrir ce qu'il y a au-dessus du plafond… »
L'homme secoua la tête.
« Je ne peux pas me permettre de te laisser gâcher ta vie ainsi, dit-il. Crois-moi, je sais que c'est mauvais pour toi… ce serait aussi mauvais que s'il y avait des hommes dans les bassins. Tu comprends ? Le monde ne serait pas heureux, le monde se porterait mal. Alors, pour ton propre bien… »
Il tendit les bras vers elle comme pour lui proposer de la porter jusqu'à un bassin, mais elle recula d'un pas. L'homme soupira, comprenant qu'il allait devoir s'y prendre par la force, et s'apprêta à lui sauter dessus… quand la jeune fille fit volte-face et se mit à détaler à toutes jambes.
Ses pas la conduisirent à un point duquel elle put apercevoir un mur, au loin. Elle émit un petit cri de triomphe… mais cela ameuta un autre homme, qui se lança alors à sa poursuite.
Ils ne mirent pas longtemps à la rattraper. Les deux hommes fondirent sur elle comme sur une proie, et la jetèrent dans un bassin. Elle s'y laissa flotter mollement pendant un moment, les yeux rivés sur le plafond, ignorant les autres jeunes filles qui s'éclaboussaient bruyamment.
L'un des hommes, celui à qui elle avait parlé, ne s'éloigna pas beaucoup de son nouveau bassin, la surveillant de loin. Elle lui tira la langue, l'air mauvais, mais il n'eut aucune réaction. Voyant que sa situation n'évoluerait pas, la jeune fille décida de sortir à nouveau, malgré sa présence.
D'un bond, il fut sur elle. Mais cette fois-ci, elle se baissa et, sans savoir ce que pouvait signifier ce geste, lui infligea un violent coup de pied dans l'entrejambe.
L'homme gémit de douleur et tomba à genoux. La jeune fille lui administra un autre coup de pied, dans le torse cette fois-ci, et cela le fit basculer dans le bassin le plus proche.
« Je suis désolée de voir que tu n'es pas heureux dans ta situation actuelle », se moqua-t-elle en le voyant sautiller sur place en tenant la zone douloureuse.
Mais elle ne s'attarda pas davantage devant son bassin et reprit sa course vers le mur.
Elle tomba très vite sur une cage d'escalier : sans hésiter, elle s'y engouffra et monta les marches quatre par quatre.
À sa plus grande frustration, elle se retrouva coincée par une porte au bout. D'un geste sec, elle l'ouvrit, pour s'apercevoir qu'au-dessus de « son » plafond, un autre étage exactement similaire au sien s'étendait à perte de vue.
Déterminée, elle s'avança rageusement parmi les bassins. Elle ignorait complètement l'origine de sa colère, mais ne tenta pas de la faire taire. Bientôt, voyant qu'un homme se précipitait vers elle, elle s'arrêta, étira ses muscles et brandit ses poings d'un air menaçant.
« Tu vas aussi tenter de me jeter dans un bassin ? » le nargua-t-elle.
L'homme ne répondit pas, mais fit un signe de tête à deux de ses semblables, plus loin. Ils arrivèrent en quelques secondes.
La jeune fille les contempla avec dédain pendant quelques minutes.
« Vous êtes moins musclés que vos collègues d'en bas », commenta-t-elle.
Cela sembla les vexer au plus haut point. Ils s'approchèrent d'elle d'un pas assuré et tendirent leurs bras…
Mais au même moment, la jeune fille plongea brusquement vers le sol, s'y allongea à plat ventre et d'un mouvement vif, frappa de toutes ses forces leurs chevilles.
Ils perdirent tous les trois l'équilibre et l'un tomba même dans un bassin. La jeune fille profita de leur désorientation pour se jeter rageusement sur l'un d'entre eux et lui enfoncer ses doigts dans les yeux.
L'harmonie du monde fut souillée par du sang.
Le dernier homme, terrorisé, recula d'un pas, sans s'apercevoir qu'il se tenait sur le rebord d'un bassin. Il s'étala de tout son long entre des jeunes filles horrifiées.
La jeune fille aux cheveux bruns retira ses doigts avec dégoût des orbites à présent vides de l'homme, mort. Elle était dotée d'une force inexplicable. À l'avenir, inutile qu'elle mutile ainsi ses agresseurs.
Son parcours se poursuivit ainsi à travers tout l'étage : lorsqu'elle croisait un homme, elle l'assommait d'un coup de poing et le jetait dans un bassin. Elle n'avait aucune idée de ce qu'elle faisait, mais cela lui semblait être la meilleure attitude à adopter. Plus elle se persuadait de sa force, plus elle en avait.
Bientôt, elle atteignit un nouveau mur et un nouvel escalier. D'un pas presque paisible, elle escalada les marches et tomba une nouvelle fois sur une porte. Elle l'ouvrit.
Un nouvel étage. Elle le parcourut sans encombre. Plus elle progressait, plus elle se questionnait elle-même : pourquoi était-elle là ? Comment y était-elle arrivée ? Elle connaissait des mots qu'elle n'était pas censée connaitre, puisque les autres jeunes filles ne les employaient jamais, elle leur avait demandé… comment s'étaient-ils retrouvés dans sa tête ?
L'étage d'après fut tout aussi monotone que les précédents, bien qu'il y eût un peu plus d'hommes. Tout en les écartant machinalement, la jeune fille brune réfléchissait : ce lieu, ces étages… cela ne lui était pas du tout familier, alors qu'elle y avait passé toute sa vie. Mais… l'avait-elle vraiment fait ?
Elle essaya d'encourager des jeunes filles à sortir de leurs bassins, sans succès. Elle tenta de négocier la paix avec les hommes, sans succès non plus. C'était très étrange : pourquoi était-elle… la SEULE ? Elle ne pouvait pas qu'être un constituant naturel de ce milieu, ni une anomalie sinon il y en aurait eu d'autres… Peut-être n'était-elle pas d'ici ? D'où, alors ? D'au-dessus du plafond ?
Qu'y avait-il d'ailleurs de si particulier à ce plafond, pourquoi l'obsédait-il autant ? Elle sentait qu'elle devait monter, toujours, encore… mais que découvrirait-elle là-haut ? La connaissance ?
Quelques étages défilèrent sous ses yeux, mais elle n'y prêtait presque plus attention, ne savait même pas combien elle en avait parcouru. Le temps s'écoulait avec la légèreté d'une plume. Il lui semblait qu'elle n'avait quitté son premier bassin qu'un instant auparavant.
Elle réfléchissait toujours.
Qui était-elle ? Qu'était-elle ? Ce corps… c'était à peine si elle le ressentait comme sien propre. Ses pensées lui semblaient brumeuses, nébuleuses, comme si on lui en cachait les fondations.
Elle atteignait justement un nouvel escalier, donnant sur une nouvelle porte, lorsqu'elle se stoppa soudain.
Non, il n'y avait aucun but à ce qu'elle faisait actuellement. Cela n'avait aucun sens de marcher ainsi, pas plus que de batifoler insouciamment dans un bassin. Elle n'était pas à la recherche de quelque chose, d'un endroit… que recherchait-elle, alors ?
Elle s'était assise sur les premières marches de l'escalier, cogitant intensément. Il lui semblait que la réponse était sur le bout de ses lèvres, mais…
Peut-être s'était-elle trompée, peut-être aurait-elle dû descendre…
Laissant la cage d'escalier derrière elle, elle repartit en sens inverse.
La descente fut longue et fastidieuse, plus fastidieuse que la montée : les hommes étaient de plus en plus nombreux en bas, et même avec sa force physique exacerbée, elle s'était retrouvée deux ou trois fois jetée dans un bassin. Elle descendit d'innombrables étages, toujours songeuse, et atteignit la dernière porte, celle de l'étage le plus bas.
« Il fallait monter les escaliers »
Elle regarda l'inscription pendant plusieurs minutes, avant de hausser les épaules et de dire à voix haute :
« Il n'y a rien en haut. Au moins, ici, il y a quelque chose. Mais cela ne me satisfait guère… »
Elle frappa du pied contre le sol. Tout l'étage trembla. Elle leva le nez en l'air : un plafond.
Il fallait qu'elle en finisse. De nouveau, elle frappa du pied, plus fort cette fois-ci. Toute la gigantesque structure d'innombrables étages empilés sembla ébranlée, et les murs se fissurèrent.
Elle frappa du pied une troisième fois et cette fois-ci, ponctua son coup d'un cri :
« JE SAIS QUE TOUT CECI NE PEUT PAS ÊTRE RÉEL ! QUI QUE VOUS SOYEZ, CESSEZ DE JOUER AVEC MON ESPRIT ! »
Une fissure sur son côté gauche laissa alors filtrer une violente lumière blanche, qui enveloppa peu à peu la jeune fille aux longs cheveux bruns et la fit se dissoudre.
