Nikita se sentit happé dans un tunnel inextricable – sensation qui ne dura qu'un instant – juste avant d'ouvrir les yeux. Il ne voyait rien : l'obscurité était totale.

Précautionneusement, il tâtonna les alentours et se rendit compte qu'il était allongé sur du parquet en bois, près d'un mur froid en briques. Tout doucement, il s'assit – se rendant alors compte pour la première fois de son état d'extrême faiblesse lorsque sa tête commença à tourner – et tourna la tête, espérant repérer une silhouette vêtue de blanc.

Il capta d'abord son regard argenté, presque phosphorescent. Elle se tenait debout, peut-être dans le cadre d'une porte, à quatre ou cinq mètres de lui. Avec difficulté, il se mit debout et s'appuya de tout son poids contre le mur pour éviter de tomber. Ses vêtements flottaient sur lui : il se souvint qu'il les avait agrandis avant son arrivée, pour pouvoir adopter l'apparence de Fred Weasley. En grimaçant, il tripota un moment la ceinture de son pantalon pour la rajuster à sa taille : il avait encore quelques lambeaux de dignité et ne tenait pas à les perdre en se défroquant involontairement ou en trébuchant sur le tissu de sa tenue qui trainait par terre.

Rendu ainsi « présentable », il releva la tête et s'approcha d'un pas claudicant de son hôte. Elle ne bougea pas d'un iota. Ils finirent par se faire face, séparés d'un mètre environ.

Jaronima détourna son regard au bout de quelques secondes et le leva vers le plafond ; aussitôt, celui-ci s'illumina d'une pâle lueur verdâtre, semblable à la lumière qui filtre sous les arbres d'une forêt ou sous la surface moirée d'un étang. Nikita put enfin voir la pièce dans laquelle ils se trouvaient : très pauvrement meublée, dotée seulement d'une grande armoire en bois de chêne, d'une table également en bois et d'une chaise, ainsi que dans un coin d'un coffre clouté de fer autour duquel était entreposée pléthore d'objets hétéroclites, des vieilleries poussiéreuses en apparence insignifiantes et un peu occultes : un petit chandelier en argent, une horloge qui ne marchait plus, une statuette très laide à l'effigie d'un genre de poulpe ailé, quelques tasses et théières éméchées, un poignard rouillé, une corneille empaillée, un vase crasseux suintant le tétanos à des kilomètres, une cloche de vache, quelques globes de verre, des flacons aux contenus douteux, un miroir brisé, un pot contenant une plante morte et décomposée depuis des décennies, quelques antiques grimoires rongés aux mites et un moulin à café – le tout entassé sur le coffre ou simplement par terre, en vrac, comme si leur propriétaire n'était pas parvenue à les faire rentrer dedans. L'adolescent s'étonna de ce manque flagrant de confort : Jaronima vivait sans doute ici depuis des siècles, pourquoi n'avait-elle pas réarrangé l'endroit de manière plus… accueillante ? D'accord, elle n'était que partiellement humaine et vivait la plupart du temps dans sa tête – ou dans celles des autres – mais là, sans même parler de décorations et autres fioritures… il n'y avait même pas un fauteuil, un canapé ou un lit ! On aurait dit qu'elle venait tout juste d'emménager !

Jaronima ne sembla même pas remarquer ses sourcils froncés de surprise et lui indiqua simplement d'un signe de tête de s'assoir sur la chaise, qu'elle avait fait léviter jusqu'à lui. Il obtempéra et balaya encore une fois la pièce du regard avant de reporter toute son attention sur elle.

« Très rares sont ceux ayant réussi à me berner, même l'espace d'un instant, commença-t-elle gravement. Trois personnes au total – dont toi. Trois uniques survivants, de tous ceux qui sont venus me voir trois fois pour me demander conseil. Heureusement pour vous, les humains, votre instinct de survie assez développé : rares sont aussi ceux qui ont osé revenir une troisième fois – comme tu l'as fait. Au total… je dirais, une centaine. La plupart ne reviennent jamais après m'avoir rencontrée une première fois : ils comprennent qu'ils n'ont aucune chance. »

Elle reprit son souffle. Nikita l'observait toujours, impassible, attentif.

« Tu es venu ici la première fois avec trois requêtes.

« Seulement deux, pour être exact…

« Non, trois, le corrigea-t-elle en levant son doigt devant son visage et en s'approchant de la fenêtre couverte d'un épais rideau noir, par laquelle elle jeta un coup d'œil absent comme si elle pouvait voir à travers le tissu. Ton premier souhait, c'était que je t'enseigne : les arts de l'esprit t'attiraient comme une flamme attire un phalène, tu voulais du meilleur maître en la matière. Cette première requête, j'y ai déjà répondu, indirectement : grâce à mes difficiles épreuves, tu as toi-même tout appris mieux que quiconque aurait pu te l'enseigner, et ce malgré le fait que tu ne semblais pas présenter la moindre prédisposition particulière à l'égard de cette forme complexe de magie. »

Nikita hocha la tête : la vieille sorcière avait résumé son cas en quelques phrases et son analyse était parfaitement juste.

« Ton deuxième souhait, continua-t-elle, concernait le mal qui te ronge depuis ta naissance. À cela je ne puis malheureusement remédier, bien que j'aie au moins pu le diagnostiquer avec précision. Mon hypothèse a été raffermie durant ces quatre derniers jours durant lesquels je t'ai observé : tu présentes le cas très rare mais malheureusement existant des sorciers de Sang-Mêlé qui peuvent produire et manipuler des flux de magie, mais dont l'organisme est identique à celui d'un Moldu. Cette énergie t'abîme et te ronge petit à petit. Ton seul moyen d'atténuer ces effets serait de t'isoler complètement du monde magique et de renoncer à tes dons…

« Chose que je refuse de faire, je vous l'ai déjà dit la dernière fois, soupira tristement Nikita en hochant résolument la tête.

« Je le sais bien, Nikita Nilitch, je le sais bien…

« Et donc… ? Quelle est mon espérance de vie ?

« Tu désires vraiment le savoir ? »

Nikita réfléchit un moment et finit par secouer la tête.

« Non… non. Je tiens à profiter des années qu'il me reste, pas les compter avec angoisse.

« Je respecte ton choix.

« Et… et en ce qui concerne mon troisième souhait ? Vous aviez parlé d'un troisième, bien que je ne m'en souvienne pas… »

Jaronima ne répondit d'abord rien mais continua à fixer son regard sur le rideau. Elle finit enfin par se retourner et braquer son regard lumineux sur l'adolescent.

« Tu le sauras en temps voulu. Alors, soit tu reviendras me voir une ultime fois, soit tu trouveras la solution en toi-même. »

Sur ces paroles intrigantes, elle s'approcha de lui et lui tendit sa main ridée, maigre et en apparence fragile.

« À présent, il faut que tu retrouves les siens. Ton corps est affaibli, ton esprit perturbé. J'ai déjà appelé quelqu'un… »

Elle se tourna légèrement vers la porte d'entrée et une fraction de seconde plus tard, celle-ci s'ouvrit, laissant place à une silhouette un peu enrobée, maugréant des insultes à mi-voix :

« Qu'est-ce que c'est encore que ces histoires… franchement, me trimballer jusqu'ici… qu'est-ce qu'ils me veulent, ces maudits sorciers… je savais bien que je n'aurais jamais dû écouter ce type… »

Soudain, le nouveau-venu – un homme d'une quarantaine d'années, de stature solide bien qu'un peu court sur pattes, doté d'une paire de lunettes rectangulaires sur lesquelles se collaient quelques mèches couleur poivre trempées de sueur et vêtu d'un costume moldu marron de bonne facture – aperçut Nikita, assis dans la pièce adjacente au couloir dans lequel il venait de pénétrer. Il se tut et ses yeux s'écarquillèrent de stupeur et de soulagement ; puis il se jeta sans un mot vers le jeune garçon et le serra dans ses bras.

« Mon fils…, murmura-t-il au bout de quelques secondes, au cours desquelles de grosses larmes avaient commencé à couler le long de ses joues. Où est-ce que tu étais passé pendant tout ce temps… ? Suzy m'a contacté, on était tous morts d'inquiétude… »

Nikita le laissa faire sans l'interrompre, mais son regard était vide. Il avait sommeil, il s'efforçait de son mieux pour ne pas s'endormir.

« Niki, reprit son père en desserrant son étau et en regardant l'adolescent droit dans les yeux, ses mains appuyées sur ses épaules. Écoute Niki… j'ignore ce qui a bien pu se passer pour que tu aies affaire à cette… femme… » (il adressa un regard furieux à Jaronima, qui était demeurée immobile) « mais il n'est plus question que tu refasses un coup pareil ! Plus jamais, tu comprends ?! On a dû avertir les autorités, ils se sont lancés à ta recherche, on croyait que tu avais été enlevé… Où est-ce que tu étais bon sang, tout ce temps ?!

« Ici, murmura Nikita dans un souffle.

« Mais… mais tu trembles ! s'étonna son père en l'examinant. Et tu as l'air malade, tu es tout maigre ! Qu'est-ce que… ? »

Il tenta de lire une explication dans le regard de Jaronima, mais celle-ci restait stoïque, les yeux perdus dans le vague. Il se tourna à nouveau vers son fils :

« Viens avec moi maintenant, partons d'ici… Madame, vous allez avoir des ennuis, je puis vous l'assurer ! »

La vieille dame se contenta de ricaner cyniquement ; cela suffit au père de Nikita pour saisir son fils par le bras, le soulever à demi pour l'aider à marcher et quitter la sinistre maison d'un pas vif, effrayé.

OooO

« … et c'est comme ça que je l'ai trouvé ! conclut la grosse voix portante du Moldu.

« C'est vraiment… Nil, sans toi, on n'aurait pas su quoi faire ! se lamenta une voix féminine un peu enrouée.

« Je suis son père après tout, c'est naturel…

« Un bien piètre père, résonna une autre voix féminine, plus aiguë et hautaine que la précédente. À l'image de sa mère, remarque… »

Nikita ouvrit enfin les yeux sur le plafond vert pastel rassurant de sa chambre. La discussion entre ses tantes et son père se déroulait dans la pièce voisine, mais ses sens étaient comme exacerbés par la migraine qui ne le quittait plus depuis qu'il s'était réveillé des quatre jours d'horreur dans l'esprit de Jaronima. On l'avait ramené à la maison, lavé, nourri et probablement porté jusqu'à son lit, car il ne se souvenait plus d'avoir fait le trajet. Physiquement, il se sentait toujours très faible – mais il avait déjà grandement récupéré. Sa situation n'était plus critique.

Précautionneusement, il se leva, attendit que sa tête cesse de tourner et boitilla jusqu'à la porte en s'appuyant sur les différents meubles sur son chemin. Il se sentait complètement affamé – ce qui était très bon signe – et comptait bien y remédier au plus vite.

Lorsqu'il pénétra dans le salon privé, toutes les voix se turent d'un coup et trois paires de yeux se braquèrent sur lui : ceux, noirs comme du charbon et éplorés, de sa tante Suzy ; ceux, noisette et cernés, de sa tante Adélaïde ; et enfin ceux, bleus, semblables aux siens bien que plus sombres, de son père, Nil Jane.

« Bonjour, lança-t-il dans le silence qui s'était soudain installé. J'ai faim… est-ce qu'il reste quelque chose pour le petit-déjeuner ? »

Il y eut un instant de flottement, avant que Suzy ne se lève avec empressement et commence à s'activer nerveusement :

« Oui, oui, bien sûr ! s'exclama-t-elle d'un ton faussement apaisé. Je vais prévenir Sonya tout de suite ! »

Et elle sortit précipitamment de la pièce pour aller dans la cuisine.

Les deux adultes restants dévisagèrent Nikita attentivement après qu'il eut pris place sur un fauteuil près d'une table. Personne n'avait encore reçu d'explications satisfaisantes de sa part – bien qu'Adélaïde se doutât de ce qu'il avait accompli – et ils tenaient tous les deux à ce qu'il leur narre sa fugue sans omettre de détails.

Nikita fit mine de ne pas s'en apercevoir et ferma paisiblement les yeux en s'enfonçant dans le fauteuil moelleux : aaah, que cela faisait du bien d'avoir affronté l'un des plus puissants maitres Legilimens du monde et en être ressorti indemne ! Enfin… relativement indemne, mais il fallait bien s'y attendre. Quelque part, il se délectait même de l'incompréhension de son père à son égard : ce petit Moldu replet ne pourrait jamais saisir la nature de ses motivations et aurait donc toujours une longueur de retard sur lui. Que c'était agréable, cette sensation de… domination !

Quelques minutes s'écoulèrent ainsi – gênantes pour les deux adultes, jouissives pour l'adolescent – avant qu'un bruit de vaisselle qui s'entrechoque doucement ne se fasse entendre derrière la porte, qui s'ouvrit sur Suzy, portant un plateau contenant un copieux petit-déjeuner. Elle le posa devant Nikita, qui l'attaqua goulûment : tous le regardèrent sans rien dire pendant qu'il festoyait.

Ce ne fut que lorsqu'il eut fini de manger que la première question fusa, en provenance de sa tante Adélaïde :

« Nikita, il faut qu'on parle. »

Le jeune garçon ne répondit pas tout de suite, un peu assommé par la digestion. Il braqua seulement son regard sur la femme mince de haute stature, la mine sévère sous ses longs cheveux châtains ondulés cascadant librement jusqu'à sa taille serrée dans une robe sorcière vieux-jeu couleur vert bouteille. Ses lèvres étroites et sèches barraient son visage carré dans une expression neutre, mais son impatience était tangible de loin.

Nikita répliqua enfin, au bout de quelques secondes, d'une voix trainante :

« Tante, je sais très bien que tu le sais, alors dis-le toi-même…

« Qu'elle dise quoi ? » souffla Nil, mais personne ne lui prêta attention.

Adélaïde étrécit ses yeux mais demeura impassible :

« Que tu aies affronté cette vieille Créature putride une troisième fois en risquant ta vie ne devrait pas te rendre aussi arrogant, siffla-t-elle d'un ton rogue. Si on ne s'était pas autant inquiétés pour toi… tu n'imagines même pas la correction que tu te serais prise ! »

Ce n'étaient que de vaines menaces, Nikita le savait très bien : jamais aucun membre de son entourage n'avait porté la main sur lui, sans doute à cause de sa maladie génétique. Ils avaient tous trop peur de le briser, de lui faire du mal involontairement – et bien qu'il leur en fût sincèrement reconnaissant, il avait su en tirer profit en de bien nombreuses reprises ! Mais Adélaïde était réellement furieuse contre lui et il la comprenait : il ne s'était pas attendu à ce que sa visite chez Jaronima s'éternise autant…

« Adé, ne sois pas aussi dure avec lui, il est sûrement encore souffrant, murmura Suzy à l'oreille de sa compagne.

« Comment veux-tu qu'il retienne la leçon ?! s'emporta Adélaïde. Si on ne lui dit rien, il recommencera et finira par se tuer un jour !

« Au cas où vous ne seriez pas au courant, je suis là, vous pouvez vous adresser directement à moi, intervint nonchalamment l'adolescent.

« Tais-toi, jeune homme ! ordonna Adélaïde. Ce que tu as fait est extrêmement grave, tu peux être sûr que tu auras une punition… !

« Enfin… il ne va plus recommencer, tu le sais bien, la tempéra Suzy.

« J'estime que je devrais avoir mon mot à…, commença Nil.

« LA FERME, NIL ! le coupèrent les deux femmes en cœur.

« C'est une discussion entre adultes responsables, ici ! gronda Adélaïde.

« Tu n'es pas son tuteur légal, renchérit Suzy. C'est à nous de prendre une décision ! »

Nil marmonna quelque chose dans le sens « c'est moi qui l'ai ramené en le trimballant à travers tout le quartier », mais tout le monde l'ignora royalement.

« J'estime qu'il a payé le prix de ses erreurs, continua Suzy d'un ton convaincant. Regarde-le, tu vois bien qu'il ne recommencera plus !

« Suzy… notre neveu est un Occlumens… arrête d'essayer de deviner ce qu'il mijote dans sa stupide petite tête… »

Le sourire innocent que Nikita leur avait adressé disparut aussitôt, remplacé par une expression quelque peu maussade. Cela ne suffit pas pour que Suzy abandonne sa défense :

« Bon, d'accord, il nous a désobéi… mais après tout, il a quinze ans maintenant, il est grand ! À son âge, les garçons font bien pire comme bêtises…

« Et c'est une raison pour les y encourager ?!

« Puisque vous n'avez visiblement pas besoin de moi dans votre discussion…, commença Nikita en se redressant de son fauteuil.

« Non, toi tu restes ici ! » le stoppèrent ses tantes.

Morose, l'adolescent se rassit, bras croisés sur la poitrine.

« Bien, dit Adélaïde. Je propose de confisquer à Nikita tous ses livres sauf ses livres de devoirs et lui interdire l'accès à la bibliothèque pour le reste des vacances… tu en dis quoi, Su ?

« Excellente idée ! applaudit l'interrogée sous le regard paniqué de son neveu. Ce n'est pas une punition trop sévère et au moins comme ça, il passera un peu plus de temps avec nous !

« Attendez… vous ne parlez pas sérieusement, là…, bafouilla Nikita.

« Bien sûr que si ! trancha joyeusement Adélaïde. C'est bien ta curiosité qui t'a poussé à aller voir cette vieille mégère qui a failli te laisser mourir, alors je pense que cette sanction est bien adaptée ! »

Rien n'aurait pu dévaster le pauvre Nikita davantage : sans ses livres… contraint de passer du temps avec ses tantes… comment allait-il survivre ?! Il voulait retourner combattre l'inconscient de Jaronima, maintenant !

« Trêve de débats maintenant, clama Adelaïde en se tournant complètement vers son neveu. Est-ce que tu te sens mieux depuis hier ?

« Ou…oui, beaucoup mieux… »

Il était toujours sous le choc de la privation de livres.

Adélaïde se leva de son siège et marcha vers lui. Lorsqu'il leva les yeux vers elle sans comprendre ce qu'elle voulait, elle écarta ses bras avec bienveillance et des larmes perlèrent dans les coins de ses yeux.

« Viens ici que je t'embrasse… j'ai eu tellement peur, tu ne peux même pas imaginer… »

Et, sans attendre l'approbation du malheureux, elle le serra fort dans ses bras, bientôt remplacée par Suzy qui tenait aussi à son câlin de retrouvailles.