« On s'est pris trois heures de retenue pendant trois semaines !

« Neuf heures de notre vie, gâchées...

« ...réduites à néant...

« ...écrabouillées en bouillie...

« ...un peu comme ce champignon... Nikita, t'étais censé le découper délicatement, pas en faire du pâté pour Niffleur !

« Oh, pardon ! J'avais l'esprit ailleurs ! Pardon, petit champignon...

« Bordel, on va encore se taper un D... »

Les trois lascars étaient en cours de potions, le lendemain. Nikita n'avait presque pas dormi de la nuit, trop occupé à dévorer le nouveau livre dont il avait fait – illégalement – l'acquisition. Le professeur Rogue avait depuis longtemps abandonné l'idée d'enseigner quoi que ce soit au Serpentard réfractaire, et préférait contourner la paillasse occupée par les Weasley et lui pour ne pas déprimer en constatant le désastre. Étrangement, il ne faisait presque aucune remarque sarcastique à Nikita : il avait pressenti les prédispositions de l'étudiant étranger vis-à-vis de la Legilimancie et ne souhaitait en aucun cas aborder le sujet avec lui. Nikita lui aussi se doutait de la nature de maître Occlumens du professeur, et bien que sa curiosité naturelle le poussât à croiser son regard pour tenter d'y déceler une confirmation, il respectait son attitude distante et sa volonté de rester évasif, si bien qu'il n'avait en réalité aucune idée du niveau de Rogue en matière d'arts de manipulation mentale.

Les jumeaux passèrent la journée à le questionner au sujet de ce qu'il avait appris dans le livre volé, mais il resta volontairement flou. Il venait tout juste d'aborder la théorie : il fallait d'abord qu'il la comprenne pleinement, avant de commencer à s'attaquer à la pratique. L'approche de Crane-LeClair – l'auteur du livre – sur le sujet était assez déroutante : il n'avait pas l'air de considérer les illusions comme de simples ruses, des trucs de manipulateurs, mais voyait en elles des entités à part entière, brodées dans le tissu même de la magie. Pour lui, le temps et l'espace étaient deux dimensions presque interchangeables : on pouvait « tisser » aussi bien en des points distincts de l'espace qu'en des points distants du temps. L'important, c'était de ressentir par toute son âme les vibrations qu'émettait la trame complexe que formait la magie – sa propre expression dans la préface de l'ouvrage. À partir de là, on pouvait modeler le monde des sensations à ses souhaits.

Jusque-là, Nikita était surtout versé dans les illusions d'optique, qui consistaient à créer une sorte d'enveloppe en trois dimensions sur les parois de laquelle se reflétait l'image qu'il souhaitait faire voir aux gens. Il savait, dans une certaine mais moindre mesure, créer des illusions de toucher et de son, mais chacune de ses illusions se brisait dès lors qu'un autre sens était utilisé par ses observateurs : lorsque quelqu'un voulait toucher les illusions concernant la vue, elles se morcelaient, lorsque quelqu'un essayait de voir une illusion de toucher ou de son, elle disparaissait, soit dans une sensation, soit dans un bruit de miroir qui se brise. Crane-LeClair proposait une approche radicalement différente, consistant à mêler toutes les sensations d'un coup – quitte à manquer de réalisme sur certains détails – pour faire ainsi tenir l'illusion même lorsque quelqu'un essayait d'interagir avec. Évidemment, cette méthode demandait bien davantage de concentration et produisait des illusions beaucoup plus éphémères – mais l'idée séduisit Nikita presque immédiatement.

Bien sûr, l'ouvrage ne manquait pas de traiter d'une composante essentielle de l'art des illusions – à savoir, la psychologie de ceux à qui elles étaient destinées, ce qui était sans doute la raison pour laquelle il avait été placé dans la Réserve, parmi des livres jugés dangereux. L'auteur abordait la question de manière très directe, détachée, presque froide et cynique, présentant de manière claire et précise toutes les techniques de manipulation qui existaient, même certaines purement moldues. Nikita en connaissait déjà beaucoup – la plupart du temps, il s'en servait d'instinct, uniquement guidé par l'intuition – mais fut néanmoins très satisfait de cette classification rationnelle donnée par Crane-LeClair. L'auteur précisait également les risques encourus après surexposition aux illusions : troubles émotionnels, possibles hallucinations, insomnies, épilepsie... L'esprit des gens ainsi abusés finissait parfois par perdre ses repères – chose assez compréhensible – et la combinaison de tous ces symptômes pouvait conduire jusqu'à la folie. Mais les spectateurs n'étaient pas les seules personnes à risques, les lanceurs d'illusions étaient tout aussi vulnérables : le tout, c'était de ne pas user tous les jours de ses talents et d'effectuer des exercices de relaxation et d'introspection après chaque session intense pour vérifier son propre état mental, pour se raccrocher à la réalité et demeurer lucide. De ce côté-là, Nikita estima s'en sortir plutôt bien : il avait l'habitude de ce genre de pratique et sa santé émotionnelle et relationnelle était très stable. Il avait une assez bonne conscience de ses limites et savait quand il tirait le bouchon trop loin, dans quelles situations il devait demander de l'aide àses proches.

En ce qui concernait les illusions « à retardement » – comme celle du Lutin-Pétard de chez Zonko – l'auteur proposait plusieurs formules, modulables au besoin. Elles se rapprochaient en réalité de sortilèges de métamorphose, avec la petite différence qu'elles n'avaient aucune réalité tangible puisqu'elles étaient produites à partir de « rien » – à partir de magie spirituelle pure – tandis que la métamorphose requérait l'usage d'objets préexistants dont la structure était simplement modifiée. Nikita s'étonna en constatant que les sorts en question ne présentaient pas de difficultés d'application particulières – le plus dur était l'ensorcellement du réceptacle de l'illusion, qui devait la déclencher au bon moment. Étonnamment, ces réceptacles étaient réutilisables : le Russe tenta l'expérience avec le pétard de chez Zonko, dont il avait récupéré l'emballage par le biais de Martin Bole, qui avait assisté à la scène et le lui avait rapporté ensuite à sa demande – et constata à sa plus grande satisfaction qu'il était parvenu à refaire un nouveau pétard, libérant cette fois-ci un simple as de pique et non un lutin lorsqu'on l'ouvrait. Ce fut néanmoins une belle réussite, qu'il se hâta de partager avec ses commanditaires – les jumeaux.

Quelques semaines s'écoulèrent encore sans qu'il n'arrive rien de notable – hormis que les B.U.S.E. persévéraient dans leur lente mais sûre approche sur le calendrier. Nikita parvint enfin à maitriser les techniques d'illusions à retardement et les enseigna avec enthousiasme aux jumeaux, qui les apprirent étonnamment vite pour des cancres notoires. Bientôt, ils pouvaient tous les deux enchanter des pétards, qui libéraient alors de petites salamandres vicieuses qui tentaient d'agresser toutes les personnes alentours. Percy Weasley, le préfet-en-chef, en confisqua immédiatement une grande quantité, mais maintenant que ses petits frères connaissaient les secrets de leur fabrication, le stock potentiel de pétards perturbateurs était intarissable. Les deux farceurs étaient si motivés par leur nouvelle occupation qu'ils finirent presque par surpasser leur maître, Nikita, sur son propre terrain de prédilection. Ils avaient une imagination et un humour sans limites, ce qui leur permettait d'être toujours aussi innovants et drôles dans leurs conceptions destinées à faire rire ou à agacer les autres élèves. Bientôt, des pétards de toutes sortes circulaient sur le trafic noir interne du campus scolaire, au plus grand désespoir de tous les professeurs.

En digne Serpentard et contrairement aux jumeaux, Nikita ne se fit jamais prendre, ni sermonner : en fait, il ne participait pas directement à la diffusion des pétards dans l'école, intervenant seulement dans la conception et l'innovation des réceptacles – une opération délicate et fastidieuse que les Weasley lui reléguaient avec soulagement. D'une manière générale, il semblait chercher à s'écarter de plus en plus du premier plan de la scène, passant de plus en plus de temps à la bibliothèque en compagnie de Quentin Hazelwood, son ami de Serdaigle qui se destinait à la recherche, dans le Parc avec quelques Poufsouffles qui aimaient discuter botanique, ou parfois avec Luna Lovegood – bien que peu de personnes soient au courant de leurs entrevues. Il demeurait néanmoins chaleureux et amical, toujours très enthousiaste lors des matchs de Quidditch amicaux qui s'organisaient à peu près toutes les deux semaines.

Malgré une bonne humeur générale ambiante, une vague d'inquiétude était brusquement montée lorsque le criminel Sirius Black avait refait parler de lui : selon les rumeurs, il aurait tenté d'agresser Ronald Weasley dans son dortoir, ce qui n'avait pas manqué d'affoler de nombreux parents d'élèves mis au courant par les lettres de leurs enfants. Le professeur Dumbledore avait cependant refusé de renvoyer les étudiants chez eux, prétextant que les mesures de protection instauréesà Poudlard empêcheraient l'évadé d'Azkaban de faire du mal à la moindre personne – une assertion raisonnablement remise en doute par de nombreux Serpentards et Serdaigles, mais également par quelques Poufsouffles sceptiques et même des Gryffondors, au vu des événements récents. Des blagues de mauvais goût sur la sénilité du directeur – dont les sources exactes ne furent jamais identifiées avec précision mais qui semblaient toutes liées de près ou de loin à Adrian Pucey et Nikita Lebedev – commencèrent à circuler, d'abord chez les cinquièmes années de Serpentard puis parmi tous les autres niveaux et toutes les autres Maisons.

Une bouffée libératrice atteignit enfin les poumons de tous les élèves lorsque vint le jour de la sortie à Pré-au-Lard. Tous étaient un peu à cran face à la gestion bancale de leur établissement et avaient besoin de se détendre. Les jumeaux en particulier étaient très impatients de cette visite : ils avaient besoin de refaire leur stock d'articles de chez Zonko, pour pouvoir les étudier et voir comment les innover pour se les approprier ensuite. Nikita les laissa partir devant, accompagnés de Lee Jordan, et préféra rester en compagnie de Martin Bole, Amber Volakis, Keanan McTyrel, Owen Miller et Zoe Rottle – tous des Serpentards de son cycle. D'un pas calme, ils se dirigèrent en discutant sereinement vers l'auberge des Trois Balais, où ils commandèrent de la Bièraubeurre à une table un peu à l'écart.

La conversation, au départ banale, centrée sur les cours et les enseignants, finit naturellement par se porter sur Sirius Black : plus précisément, sur la méthode qu'aurait utilisée chaque membre du groupe pour tenter de l'arrêter.

« Moi, commenta Martin, si jamais je me retrouvais face à Black, je ferais en sorte qu'il me poursuive – en gardant mes distances bien sûr – jusqu'à la Forêt Interdite. Il y a plein de créatures très dangereuses là-bas, des Croups, des Chaporouges, des Chartiers, des Kelpies, la communauté des Centaures, sans doute aussi des Vampires et des Spectres... paraît même qu'il y a une Acromentule géante, et beaucoup de gens disent qu'on entend pas mal de Loups-Garous ces derniers temps... et tout ça sans compter les Détraqueurs !

« Ouais, bien sûr... et comment tu comptes y survivre toi, hein ? se moqua Zoe. En plus, Black est un sorcier de haut niveau, il a réussi à s'échapper d'Azkaban, c'est pas quelques bestioles qui risquent de l'effrayer...

« T'as une meilleure proposition toi, peut-être ? s'enquit Martin, un peu vexé.

« Bien sûr : diviser par deux le solde des Aurors et de tous les chasseurs de prime qui ont ramené leurs fesses pour squatter les alentours de Poudlard jusqu'à ce qu'ils aient chopé Black, pour qu'ils fassent enfin leur boulot correctement, et leur promettre une plus grosse prime pour sa capture...

« Ha ha, c'est sûr que c'est nettement mieux ! la nargua son camarade.

« Je ne pense pas qu'ils soient de mauvaise volonté, haussa Nikita les épaules. Black est sans doute un sorcier très habile et rusé...

« Vous savez quoi ? intervint Amber Volakis. J'ai appris par ma mère – qui était à Poudlard à cette époque-là – que Sirius Black avait été à Gryffondor !

« Tiens, surprenant ! Un Gryffondor qui tourne mal ! On n'a pas l'habitude de ça, de la part des chouchous du vieux schnock ! ironisa Owen Miller.

« C'est la première fois que j'entends parler d'un Gryffondor rusé et habile, ricana Zoe.

« Tu connais mal les Weasley alors : pas plus tard que la semaine dernière, ils m'ont eu comme un bleu avec une de leurs farces, se plaignit Keanan McTyrell en passant la main dans ses cheveux blonds bouclés. J'ai dû m'enfermer dans un placard à balais pour fuir un de leurs... monstres sorti d'un pétard...

« Ça, tu le dois plus à Lebedev ici présent qu'aux Weasley, marmonna Owen en sirotant une gorgée de Bièraubeurre et en repoussant négligemment une mèche de ses longs cheveux pour éviter qu'elle ne trempe dans la boisson. C'est lui qui leur a enseigné tous ses tours de passe-passe...

« Pour ma défense, ils m'ont menacé ! tenta hypocritement Nikita de se justifier. C'est de vrais mafieux, ces rouquins ! Je n'ai pas eu le choix, j'ai été obligé de collaborer... !

« Foutaises, cracha Zoe. On sait tous qu'eux et toi, vous êtes copains comme cochons depuis longtemps...

« Oui, bon, d'accord, j'avoue, personne n'est parfait !

« Bon, pour en revenir à Black, interrompit Martin la conversation en cours.

« Ouais c'est vrai, approuva Zoe. Comment tu t'y prendrais toi, Amber ? »

La jeune fille aux longs cheveux platine et aux yeux aussi verts et étincelants que les émeraudes ceignant l'emblème de Serpentard, réfléchit quelques instants en tortillant négligemment une de ses mèches ondulées.

« Je pense que j'essayerais de l'affronter de manière plus directe : d'abord, je le ferais sortir de son trou à rat en le provoquant – en diffusant par exemple des fausses informations sur sa vie privée ou en le traitant de lâche, les Gryffondors détestent ça – puis j'organiserais un duel, en cachette pour le rassurer, en ayant en réalité caché d'autres Aurors tout autour.

« Tu penses que Black serait suffisamment stupide pour tomber dans le panneau ? s'enquit Zoe, dubitative.

« Franchement... je ne sais pas. En tous cas, il agit de manière irréfléchie et impulsive, vu ce qu'il a fait au portrait de la Grosse Truie et au rejeton Weasley...

« C'est la Grosse Dame, pas la Grosse Truie, la corrigea Keanan.

« Bof, c'est pareil. Elle est moche et chante comme un porc qu'on égorge. Les Gryffondors n'ont aucun goût artistique.

« C'est vrai qu'il agit de manière qui peut paraître imprudente, intervint Nikita, songeur. Pourtant, pas si imprudente que ça, vu qu'il ne s'est jamais fait prendre...

« Ça, c'est sans doute parce que les fameuses « protections » de Poudlard sont parfaitement inefficaces, fit remarquer Owen qui continuait à siroter son verre, le regard dans le vague.

« Vu le type qui les gère, pas étonnant, nota Martin avec un ricanement sardonique.

« Ne sous-estimez quand même pas le vieux schnock, les raisonna Nikita. Il est sacrément puissant ce vieux bougre, s'il l'avait voulu il n'y aurait plus eu de Sirius Black depuis des mois... »

Les cinq autres retinrent leur souffle.

« Tu... tu penses qu'il le fait exprès ? s'étonna naïvement Keanan.

« Quel intérêt peut-il avoir à ça ? fronça Amber les sourcils.

« J'en sais rien... nous maintenir dans la peur permanente pour mieux nous contrôler, nous empêcher de nous éloigner du château à cause des Détraqueurs ou simplement étudier les réactions de Black tout en l'empêchant discrètement d'agir de manière malveillante... la liste pourrait être longue.

« On dirait une théorie du complot bien capilotractée, ton histoire, ricana Owen, sceptique.

« Sans doute, haussa Nikita les épaules. Sans doute bien... »

Un silence un peu gênant s'était abattu sur leur table. Keanan décida de le briser en questionnant avec un enthousiasme exagéré :

« Et toi, Nikita ? Tu t'y prendrais comment pour coincer Black ? »

Nikita ouvrit la bouche pour répondre mais avant qu'il n'ait pu prononcer un mot, une brusque exclamation de femme dotée d'un fort accent slave résonna derrière son dos :

« Aaah, Niki ! Te voilà ! Ça fait des heures que je te cherche un peu partout dans c'merdier ! »

Le Russe blêmit quelque peu – impossible à dire si de peur ou de colère – avant de fermer les yeux, exaspéré, et d'enfouir son visage dans ses mains sous les regards plus qu'étonnés de ses amis.

Une femme de taille moyenne – voire plutôt petite – s'approcha de leur table d'une démarche presque virile et porta un grand coup amical dans le dos de Nikita, qui marmonna un « aïe » sans conviction. Ses cheveux bruns en bataille étaient négligemment retenus par un bandana, ses pommettes saillantes étaient fortement colorées par le froid extérieur et elle portait un long manteau gris rembourré de fourrure sur lequel était épinglé un badge : on pouvait y lire « Chasseur de Prime certifié par le Ministère », suivi d'une signature de Cornelius Fudge.

« давайте говорить по-русски », parla enfin Nikita au bout de quelques secondes.

La femme répondit quelque chose que les autres ne comprirent pas davantage, et ils semblèrent tous les deux entamer une discussion animée : la femme avait l'air faussement joyeuse au début, avant de devenir presque implorante, tandis que Nikita conservait une attitude neutre, presque froide, que ses amis ne lui connaissaient pas. Leurs attitudes s'opposaient aussi distinctement que les tons respectifs de leurs voix : l'inconnue avait une gestuelle très marquée, presque exubérante, alors que Nikita était avare de tout mouvement superflu, les bras croisés sur la poitrine et fuyant le regard pourtant insistant de son interlocutrice.

Il finit par dire quelques mots d'une voix sèche, ce qui coupa la chasseuse de prime dans son élan : elle cligna des yeux, ouvrit et referma la bouche, avant d'afficher une expression si douloureuse que les Serpentards en eurent presque pitié, puis tourna les talons et s'en alla d'un pas un peu hésitant. Après que la porte de l'auberge se fut refermée derrière elle, Nikita poussa un long soupir las et lapa une grande gorgée de Bièraubeurre : il avait l'air de ne même plus se rendre compte de la présence de ses camarades de classe autour de lui.

Amber Volakis lui laissa quelques secondes de répit avant de s'enquérir, les yeux plissés en deux fentes perçantes :

« Alors, c'était qui ? Ta tante, une lointaine cousine... ? »

Tous les autres lui adressèrent un regard surpris : Amber se contenta de hausser les épaules :

« Quoi, je suis la seule à avoir remarqué leur air de famille ?

« Oh... c'est donc une de tes fameuses tantes ? s'étonna Owen. Tu m'avais dit que tu vivais avec elles...

« Non non, vous faites fausse route, les contredit Nikita. Effectivement, c'est une personne de ma famille... mais pas ma tante. C'est ma mère. »

Martin, Keanan et Zoe poussèrent une exclamation éberluée, et même l'impassible Owen ouvrit rond ses yeux. Amber, quant à elle, entrouvrit la bouche de stupéfaction sans s'en apercevoir.

« A... alors... c'est... ah bah d'accord..., bafouilla Martin. Bah, çà alors ! Qui s'y serait attendu ?

« Pas moi, c'est clair, fit Zoe d'une voix blanche.

« Mais... mais elle est chasseuse...

« Chasseuse de prime, oui, en effet, confirma impatiemment Nikita. Elle est là uniquement pour le fric, vous faites pas d'illusions...

« Je comprends parfaitement ses motivations ! tenta Zoe de détendre l'atmosphère, mais Nikita n'esquissa même pas un sourire.

« Et...euh... qu'est-ce qu'elle te voulait ? » demanda timidement Keanan.

Lebedev soupira une deuxième fois, encore plus longuement. Le sujet de conversation lui était désagréable, mais il savait qu'il devait des explications à ses amis.

« Elle m'a dit que la situation est de plus en plus dangereuse, non seulement à cause de Black qui rôde, mais aussi des Détraqueurs lancés à sa recherche : ça fait des mois qu'ils n'ont pas « mangé » correctement, ils se montrent de plus en plus agressifs vis-à-vis de tous les humains qu'ils croisent... Elle voulait que j'accepte qu'elle monte la garde dans notre Salle Commune pour mieux pouvoir nous protéger... »

Les cinq Serpentards en furent interloqués.

« Et... qu'est-ce que t'as répondu ? s'enquit Owen.

« Je lui ai dit non, bien évidemment – de toutes manières, ce n'est sûrement pas moi qui prend ce genre de décisions ! Et je suis certain que Dumbledore refusera également sa demande quand elle ira lui poser la question...

« Elle... elle a l'air d'avoir un sacré caractère, ta maman, commenta maladroitement Martin pour meubler l'instant de gêne.

« Hmm... si on changeait de sujet, maintenant ? supplia presque le Russe.

« Oh... oui oui, bien sûr ! s'exclama Amber en simulant un enthousiasme décontracté. Il paraît qu'il y a de nouvelles confiseries chez Honeydukes, si on y passait après ?

« Oui, très bonne idée ! »

Le reste de l'après-midi se déroula sans anicroches, mais les Serpentards conservèrent en mémoire cette étrange scène àl'auberge des Trois Balais.

Le soir venu, alors qu'ils étaient seuls dans leur dortoir – Adrian étant parti s'entrainer avec son équipe pour le prochain match de Quidditch – Owen Miller n'y tint plus et vint s'assoir en face de Nikita, vautré sur son lit avec un livre à la main.

« Tu n'es pas obligé d'en parler si t'en as pas envie, commença-t-il d'une voix assez mal assurée. Mais sache que je te comprends : ma propre mère... a commis des actes dont j'ai affreusement honte. Et mon père a été trop lâche pour chercher à l'arrêter... Elle a par la suite prétendu qu'elle était soumise à l'Imperium, ça lui a évité Azkaban... mais je n'ai jamais cru en sa version. Elle a voulu qu'on se réconcilie il y a deux ans, mais je lui ai claqué la porte au nez et suis parti vivre définitivement avec mon père. Et... et elle a essayé de me recontacter, depuis, mais je ne lui ai jamais répondu... alors c'est juste pour te dire... que si jamais tu avais besoin d'en parler, je te comprendrais... Je l'ai vu dans tes yeux, tout àl'heure, quand tu l'as regardée : ce mélange de déception et de colère... Sache que tu n'es pas le seul... »

Le garçon, d'ordinaire si imperturbable, se tordait à présent les mains, yeux fixés sur ses chaussures. Jamais auparavant il ne s'était ainsi confié...

Nikita le scrutait d'un regard à la fois étonné et profondément ému. Voyant que son camarade ne semblait pas prêt àreprendre la parole, il intervint d'une voix douce :

« Sache que je me sens extrêmement honoré de la confiance que tu m'accordes, Owen. J'ignore ce qui s'est passé entre ta mère et toi, mais je conçois tout à fait que cela a dû être très douloureux pour toi, sans doute bien plus que ça ne l'est pour moi... Je te retourne la proposition que tu viens de me faire : si jamais le besoin t'en prend, je serai une oreille attentive pour toi et j'essayerai de te soutenir du mieux que je peux. En... en ce qui me concerne, personnellement, l'histoire est certainement bien moins dramatique que tu ne l'imagines : ma mère est simplement une adulte irresponsable, qui préfère errer en quête d'argent en traquant des individus recherchés plutôt que d'élever ses enfants, abandonnés aux quatre coins du monde... Elle n'a jamais été mariée à mon père, ils ont seulement eu une liaison alors qu'il était venu en Russie pour faire affaire – c'était un genre de petit magouilleur à l'époque, originaire d'Angleterre mais mal vu par les autorités un peu partout en Europe si tu vois ce que je veux dire... Aucun d'entre eux ne pouvait s'occuper de moi, alors ils m'ont laissé à la charge de ma tante Adelaïde – la grande sœur de ma mère, Marja Lebedevova – qui, par un concours de circonstances, a un jour croisé la sœur de mon père, Suzy, une sorcière Née-Moldue, qui lui a immédiatement beaucoup plu. Les deux, s'entendant à merveille, ont alors décidé de m'élever conjointement. »

Il se tut un instant pour reprendre son souffle. Owen buvait ses paroles, scotché sur place face à ce soudain épanchement.

« Ma mère n'a jamais vraiment essayé de reprendre contact avec moi avant mes dix ans, lorsque j'ai été officiellement déclaré sorcier. Je n'avais pas tout compris à l'époque, mais je pressentais déjà qu'elle allait repartir, sitôt avoir passé une journée inoubliable avec moi dans un parc... J'avais déjà pu voir mon père auparavant, en de très rares occasions – j'avais mis du temps avant de saisir qui il était, mes tantes avaient été très réticentes à me le révéler. Puis je suis allé à Durmstrang, la suite tu la connais... Marja Lebedevova s'enquiert annuellement de ma santé – j'ignore pourquoi elle fait autant de zèle, cette année. »

Il dut s'interrompre car sa gorge était nouée. Bouleversé, son colocataire le regardait droit dans les yeux. Ils attendirent quelques secondes ; Owen finit par rompre le silence, la voix un peu rauque :

« Ma mère... a couché avec des employés du Ministère de la magie pour les espionner pour le compte de Tu-Sais-Qui... Elle était très belle, avec ses longs cheveux blond vénitien qu'elle avait le pouvoir de faire onduler magiquement – j'ignore comment, en tout cas ça charmait presque immédiatement les hommes. Ils étaient tous à ses pieds. Mon... père... a supporté tout ça sans rien dire. J'ai longtemps cru qu'il était triste, mais non : il s'en foutait, complètement. Ma mère couchait avec n'importe quel vieux pervers du Magenmagot pour leur voler des documents confidentiels puis les donner àdes Mangemorts – qui en profitaient certainement aussi – ça ne lui faisait ni chaud ni froid. Je vis actuellement avec lui, mais je dois parfois me retenir quand l'envie me prend... de le frapper avec une hache, pour lui faire payer sa lâcheté... pour lui faire comprendre... ce que je ressens face à ça... ce que j'ai ressenti à huit ans quand j'ai compris que ma mère...était une trainée... »

C'était au tour de Nikita d'être complètement dérouté, incapable de savoir comment réagir. Il s'était douté que le passéd'Owen n'avait pas dû être facile – son apparente neutralité qui cachait en réalité un cœur bouillonnant, prêt à exploser àtout moment – mais de là à envisager un tel traumatisme...

Owen avait déjà l'air de regretter ses paroles et faisait mine de se lever, les yeux fixés sur le sol, la mine misérable : précipitamment, Nikita se pencha vers lui pour lui faire signe d'une main de se rassoir et se redressa lui-même sur sa couchette pour qu'ils se retrouvent face à face. Les yeux plongés dans son regard sombre, voilés d'une épaisse couche de glace, il tenta de déchiffrer en lui la réponse : à savoir, ce qu'il voulait entendre, à présent.

« Je... désolé, je n'aurais jamais dû te déranger, commença Owen à bafouiller en détournant les yeux.

« Non, non, non, absolument pas ! le retint le Russe. Écoute, tu avais besoin que ça sorte, c'est parfaitement compréhensible. Ça a dû énormément te tourmenter, toutes ces années, seul face à tes émotions, tes souvenirs... Tu t'es persuadé que personne ne pouvait te venir en aide : sache que c'est faux. Écoute-moi bien, Owen : tu n'es pas seul. Tu n'as pas à te cacher. Tu peux te confier à tes amis proches, à ceux que tu aimes... Certains auront peut-être des réactions maladroites, ne te rebute pas pour autant : si tu comptes réellement pour eux, ils essayeront de t'aider. Ce qu'a fait ta mère... est certainement impardonnable, je mentirais si j'essayais de te convaincre du contraire. Tes sentiments à son encontre sont justifiés : tout comme ma mère, elle t'a laissé tomber au profit de son plaisir immédiat. C'est une égoïste, sans doute pas prête pour élever un enfant. En ce qui concerne ton père... je ne le connais pas, bien sûr, je suis peut-être complètement à côté de la plaque... mais je ne pense pas qu'il puisse s'« en foutre » comme tu dis, à moins qu'il ne soit un légume : je pense que vous devriez parler à cœur ouvert, toi et lui. La prochaine fois que tu le verras seul à seul, essaye – si tu t'en sens capable – d'amorcer la discussion de manière abrupte, en allant directement au cœur du sujet, sans tergiversations superflues qui pourraient provoquer chez lui un repli stratégique ou de la colère. Il faut à tout prix le pousser à te dire ce qu'il pense et ressent réellement, ça vous aidera peut-être à vous réconcilier – ou ça brisera définitivement les ponts. Au moins, la situation sera claire. Je sais que je manque cruellement de tact en te disant ça ainsi, mais je veux que tu aies au moins ces conseils en tête, je suis persuadé qu'ils pourraient t'aider à l'avenir. Et puis... je sais aussi que prendre des pincettes avec toi te serait terriblement désagréable, tu préfères la franchise. Alors... voilà tout ce que j'en pense. »

Owen ne bougea pas d'un poil durant tout ce monologue effréné et demeura encore quelques instants sans esquisser le moindre mouvement, l'esprit trouble, bouillonnant. Il s'était pourtant détendu, lentement, paisiblement. Sans comprendre pourquoi, il avait l'air de se sentir mieux...

Remerciant son voisin de dortoir d'un unique hochement de tête, il s'éloigna pour rejoindre son lit, pensif. Nikita attendit quelques minutes de plus, pour voir s'il n'allait pas lui poser des questions ou émettre des contestations ; constatant qu'il n'en était rien, il laissa naître un faible sourire sur ses lèvres et se rallongea enfin avant de fermer les yeux.