Trois mois plus tard…
« Fred… Fred… Fred, ne m'abandonne pas... ! Par pitié… »
Le visage de son frère demeura inerte, les yeux grands ouverts, un dernier sourire inscrit sur les lèvres. Il n'avait rien senti.
Des larmes coulèrent de ses yeux, se déversèrent dans un torrent noir sur le corps sans vie, l'ensevelirent dans l'oubli…
« Non… NON ! »
Haletant, réveillé par son propre hurlement, Nikita Lebedev se dressa sur son lit, la peau trempée de sueur.
Il mit un instant avant d'ancrer correctement son esprit dans le présent, avant de se remémorer l'endroit dans lequel il se trouvait : balayant méthodiquement la pièce du regard, il sentit son pouls et sa respiration ralentir et essuya l'humidité qui perlait sur son front et ses tempes. Sa chambre – enfin, pas vraiment la sienne – eut un effet apaisant sur ses pensées troublées : les murs inexistants sur les côtés – remplacés par une simple membrane magique répulsive vis-à-vis des nuisibles – laissaient voir la végétation luxuriante du jardin ; le plafond et quelques colonnes qui le soutenaient étaient fabriqués dans un bois sombre, reposant ; la pièce, très peu meublée, comportait, en plus du lit double au ras du sol, une grande armoire ouverte d'où dépassait toute une panoplie d'objets, magiques ou non, un récipient en pierre claire posé sur un genre de pupitre ouvragé au centre de la pièce et une bibliothèque pleine à craquer dans un coin. Quelques objets de décoration étaient disposés çà et là : un large tableau représentant ce qui ressemblait à une ancienne divinité masquée par quelques nuages, des statuettes de bronze et d'argent d'animaux divers, une immense structure complexe de toile et de cordelettes accrochée au plafond et aux colonnes porteuses et qui pendait à moins de deux mètres du sol…
Cet environnement si étrange et pourtant familier depuis plusieurs semaines le rassura inconsciemment. Son souffle redevint normal ; précautionneusement, il se rallongea…
« Qu'est-ce qui se passe ? » chuchota alors une voix féminine en portugais.
Tel une patte de félin, le long bras à la peau mate d'Eztli s'enroula autour de son torse pour venir appuyer sa main contre son cœur. Nikita tourna les yeux vers le visage à moitié ensommeillé de sa compagne – qui le fixa en retour de sous ses longs cils noirs envoutants.
« Rien, souffla-t-il tout aussi bas dans la même langue. J'ai seulement fait… un rêve. »
La femme à côté de lui se souleva à demi en s'appuyant sur son coude, soudain éveillée et les sens en alerte. Elle avait des cheveux noirs, lisses et brillants, qui lui descendaient jusqu'à la poitrine, un visage fin, doté d'une peau luisante et sombre ; un nez en pointe qui lui donnait un petit air rusé et espiègle de fée ; des yeux noirs en amande, constamment voilés par ses cils tombants, ce qui lui conférait un regard follement mystérieux et attirant. Ses lèvres pulpeuses dissimulaient une rangée de dents blanches, acérées et pointues – comme un prédateur – qui rendaient ses sourires à la fois charmeurs et carnassiers. Actuellement, elle n'était vêtue que de la fine dentelle noire d'un long débardeur qui cachait à peine les courbes élancées de son corps.
Nikita ne put empêcher son cœur de battre la chamade en la découvrant ainsi, baignée de la semi-pénombre d'une nuit de pleine lune.
Elle fronça les sourcils, toujours plongée dans son regard : elle n'était pas une Legilimens, mais savait déchiffrer ses expressions avec une précision qui le stupéfiait toujours. Et elle savait qu'il mentait en ce moment même.
« Tu ne devrais rien me cacher, murmura-t-elle d'une voix ronronnante. Je sais que les rêves ne te font rien, d'habitude – que tu les maitrises. Que se passe-t-il ? »
Il ferma les yeux, fatigué, et serra les lèvres tout en se détournant un peu d'elle. Il n'avait pas envie d'en parler… mais savait pertinemment que ça le soulagerait, qu'Eztli pourrait l'aider. C'était une personne incroyable : si forte, si débrouillarde, si calme et rationnelle même dans les situations les plus éprouvantes ! Il admirait chez elle toutes ces qualités qui lui faisaient défaut – lui qui était grande gueule, inconstant, maladroit, facilement distrait ou perturbé par des événements futiles…
« Eztli, je… tu te souviens du soir où je t'ai raconté la vérité sur moi ? Sur le fait que ce corps… n'est pas vraiment le mien ? »
Lentement, elle opina, impassible, attendant la suite. Le souffle un peu tremblant, il reprit :
« Mon… mon vrai corps mourra bientôt – si ce n'est pas déjà fait. Je… j'ignore ce qui se passera ensuite… »
Ses yeux marrons s'embuèrent de larmes.
« Eztli, ça me fait peur…
« Chut, chut, ne t'en fais pas, souffla-t-elle à son oreille tout en caressant ses longs cheveux roux – il les avait laissés pousser librement et les portait habituellement attachés en un soigneux catogan. Tu l'as dit toi-même : l'échange d'âmes a été parfait. Il ne t'arrivera rien. Essaye de t'endormir et de ne plus y penser… »
Sa voix était calme, mélodieuse, apaisante – contrastant avec son habituel caractère impitoyable de Chasseuse de Créatures. Malgré lui, il se détendit.
« Tu as sans doute raison, soupira-t-il. Je suis désolé de t'avoir réveillée…
« Ce n'est pas grave, mon renard. N'oublie pas : je suis là pour toi. Et je te protègerai. »
Un sourire de gratitude naquit sur ses lèvres et il colla son visage au creux du cou de sa bien-aimée – qui ouvrit les bras pour l'accueillir dans son étreinte, tendrement amusée par son réflexe enfantin.
« Merci, ma belle tigresse », fit-il dans un souffle.
