Résumé du chapitre : Arthur reçoit Merlin et Elias pour une session de doléance un peu étrange.


== Le Désaccord ==

« Bon, Sire, là il faut trancher parce que c'est plus possible. »

Arthur soupira lourdement, se rasseyant au fond de son siège. Installant son coude sur l'accoudoir de son fauteuil, le roi de Bretagne récemment ré-institué porta deux doigts à sa tempe en prévention de la migraine massive qu'il sentait bouillonner juste sous la peau.

« Beau-père, vous me rappelez pourquoi j'ai rouvert les séances de doléances, vous serez gentil, marmonna-t-il avec mauvaise humeur.

- Alors, dans le détail je sais plus, mais ça devait être une connerie dans le style « que l'avis de tout le monde puisse se faire entendre » ou une autre naïveté du genre, fit Léodagan depuis son propre siège, à la droite d'Arthur.

- Je vous remercie. »

Le pire dans tout ça, c'était que le roi de Carmélide avait raison : c'était bien ce qui avait motivé Arthur à s'infliger de nouveau ces sessions souvent interminables de requêtes et autres règlements de disputes le plus souvent puériles. Que tout le monde soit entendu, des paysans aux chevaliers, sur un pied d'égalité. Après dix ans d'un règne de fer mené par un tyran inflexible, ça lui avait paru indispensable pour que les gens réapprennent à faire confiance au gouvernement en place.

Dans un premier temps, les séances de doléances avaient été menées une matinée par semaine, dans une grande tente laissée par les burgondes qui servait également de salle de réunion. L'intégrité de la structure principale de Kaamelott n'étant pas assurée, Arthur avait préféré ne pas prendre de risque ; et puis, le but de la manœuvre n'était pas d'intimider tout ce petit monde en s'installant dans une des pièces encore marquées du fer de Lancelot.

L'hiver approchant, et suite à un rapport assez positif des architectes, les doléances se virent délocalisées dans une petite pièce de l'aile Sud qui avait du servir habituellement au stockage du bois de chauffe. Niveau prestige, c'était pas top, mais au moins les courants d'air étaient réduits au minimum et il y avait assez de place pour installer de vrais sièges, avec du vrai rembourrage – parce que ça lui coûtait de l'admettre, mais Arthur n'était plus exactement un jeune perdreau de l'année et passer cinq heures d'affilées à écouter tout le spectre social du royaume se plaindre avec les fesses vissées sur un bloc de roche, ce n'était plus de son âge.

Le fauteuil à coussins, c'était déjà beaucoup plus dans ses cordes, et beaucoup plus clément pour son dos aussi. Marrant, cette facilité à reprendre quelques petites habitudes qu'on croyait oubliées depuis longtemps. Enfin certaines habitudes en tout cas, parce que pour d'autres…

« Si on vous fait chier, dites-le tout de suite, on est tous très occupés, » lança Merlin en croisant ses bras sur son torse, un regard agacé fixé sur ses deux interlocuteurs.

Arthur recentra son regard sur les deux enchanteurs – non, l'enchanteur et le druide, on lui avait assez répété comme ça – qui se tenaient debout à quelques pas devant lui. Il semblait bien loin, le Merlin d'antan qui se tenait raide comme un piquet à huîtres dans la salle du trône, les mains jointes à l'avant sur son habit tout blanc comme un enfant inquiet attendant la punition pour sa dernière bêtise en date. Car oui, il n'y avait pas eu à l'époque d'autre motif de convocation pour le druide sinon celui de se faire copieusement invectiver, ou encore de se voir contraint de participer à un duel pour défendre sa place. Avec quelques bonnes années de retard, Arthur réalisait qu'il ne s'était pas montré très tendre avec le vieux barbu, même s'il ne lui serait jamais venu à l'idée de le virer de Kaamelott pour de vrai.

Il lui devait pas mal de choses, après tout. Ne pas s'être fait égorger par le père Pendragon alors qu'il n'était même pas capable de tenir assis tout seul, pour commencer.

Le Merlin qui se tenait devant lui ce jour-là était bien différent. Oublié le costard d'enchanteur officiel bien propre sur lui, il avait été remplacé par une simple tunique grise et des braies marrons, le tout maintenu à la taille par une lanière de cuir tellement élimée qu'elle aurait pu être prélevée sur une selle usagée. La cape qui recouvrait les épaules du druide était composée de plusieurs fourrures de tailles et couleurs variables, rapiécées ensemble de façon si approximative qu'Arthur n'aurait pas été surpris d'apprendre que Merlin l'avait fait lui-même. Aucune tresse, aucun écusson doré ne venait tenir en respect la toison argentée quasi léonine qui régnait sans partage sur la tête et la mâchoire du demi-démon, et dans laquelle le roi aurait juré apercevoir une ou deux brindilles ainsi que ce qui ressemblait à une plume rayée.

Mais ce qui dénotait le plus, c'était le feu dans le regard de Merlin. Ce n'était plus la façade faussement assurée qui peinait à dissimuler l'incertitude et la crainte de décevoir. Non, ces yeux-ci étaient résolus, convoyant une solide intention d'être pris en compte, avec peut-être – si on s'amusait à lire entre les lignes – une petite menace sous-jacente de foutre le camp de la pièce sans se retourner dans le cas où on refuserait de le prendre au sérieux. Le druide avait prouvé qu'il en était capable, après tout, et il était bien conscient qu'Arthur le savait.

Au final, Merlin se payait même l'exploit de paraître plus menaçant qu'Elias, debout à ses côtés. Si l'enchanteur avait également l'air passablement agacé, au moins il était correctement accoutré et peigné, ce qui lui conférait un aspect moins sauvage que son confrère. Si Merlin était un lion en pétard, Elias tenait plutôt du chat domestique courroucé.

« Bon, excusez-moi tous les deux, céda Arthur sous le poids des deux regards bleus. La matinée a été longue, vous êtes les derniers et je commence à avoir faim, mais ce n'est pas une raison. Alors je vous écoute, qu'est-ce que je peux faire pour vous ?

- Vous pouvez commencer par faire entendre raison à ce machin-là, parce que moi, pas moyen que j'y arrive, siffla Elias en pointant un doigt accusateur en direction de Merlin.

- Ah vous allez pas commencer ! rétorqua le druide. On a dit qu'on parlait de façon objective et qu'on n'influençait pas !

- Vous avez dit ça, mon lapin, moi j'ai rien promis du tout alors je fais bien ce que je veux !

- Ah ben voilà, « je fais ce que je veux », question maturité vous êtes champion.

- Vous voulez vraiment qu'on se mette à parler maturité ? Parce que pas plus tard qu'hier-

- STOP ! »

Le cri d'Arthur, s'il n'aidait en rien sa migraine naissante, avait au moins eu comme effet d'interrompre les deux magiciens dans leur dispute et de recentrer leur attention vers lui.

« Alors, reprit-il à un niveau sonore plus acceptable pour une discussion cordiale, déjà permettez-moi de vous remercier. Ça a l'air de rien comme ça mais dans tout ce chaos ambiant, les travaux, les saxons, vous voir vous mettre sur la tronche comme à la belle époque est d'une familiarité hyper rassurante. Donc, au nom de ma santé mentale, merci.

- C'est vrai que ces derniers mois, faut admettre que vous aviez un comportement bizarre, renchérit Léodagan. Enfin, bizarre même pour vous deux, j'veux dire.

- Comment ça, bizarre ? demanda Merlin à Arthur, l'air éberlué.

- Bah, oui, on vous voyait rarement l'un sans l'autre, pas un mot de travers, vous avez bien bossé sur votre labo, non vraiment c'était bizarre. On vous aurait presque cru copains, c'est dire. Mais bon j'imagine que c'est comme tout, chassez le naturel hein…

- C'était qu'une question de temps avant que ça revienne comme avant, acquiesça Léodagan lorsque le roi de Bretagne chercha son approbation du regard. Bon pour le moment on s'en fout, mais quand on aura pleinement réinvesti les locaux, vous tâcherez moyen d'espacer les engueulades un minimum, c'est pas parce qu'on est rassurés que vous soyez redevenus normaux que ça nous enchante non plus. »

Les deux magiciens échangèrent un regard confus, mais chargé d'un petit quelque chose supplémentaire qu'Arthur avait du mal à identifier. De… l'appréhension ? En tout cas c'était ce que reflétait le visage d'Elias, tandis que celui de Merlin était plus réservé. Un message sembla passer entre les deux, et Arthur se rappela soudain que ces andouilles pouvaient lire dans les pensées et qu'il était fort probable qu'ils étaient en train de mener leur propre petite discussion dans leur coin.

« Bien, dit-il un peu plus fort que prévu, au cas où les deux ahuris étaient réellement en train de papoter tranquillement entre eux alors qu'ils se tenaient à dix pas de leur roi. Donc, comme je disais, merci pour votre prévisibilité. Ensuite, et c'est surtout ça qui nous intéresse : qu'est-ce qui vous amène ? Parce que de mon côté, je veux bien essayer de raisonner qui vous voulez, mais là il va me falloir un peu plus de détails. »

Merlin et Elias se regardèrent de nouveau, hésitants. « Vous voulez expliquer, ou je le fais ? demanda l'enchanteur du Nord.

- Allez-y, allez-y, fit le druide avec un geste de main vers Arthur. C'est plus logique comme ça, de toute manière.

- Ah s'il vous plaît, hein… » Elias prit une inspiration et tourna son regard vers les deux représentants du gouvernement. « Donc voilà, comme vous le savez, ça fait un petit moment qu'on a terminé de remettre en service le laboratoire de Kaamelott et qu'il est fonctionnel.

- Les laboratoires, inséra le roi de Carmélide. De ce que j'ai compris il y en a un second à l'extérieur maintenant. Enfin c'est ma femme qui m'a dit ça, alors ça vaut ce que ça vaut.

- Oui. Non, mais en fait c'est pas un second labo, c'est plus une extension extérieure du labo, mais c'est toujours le même ensemble, c'est pas… » Elias jeta un coup d'œil en biais à Merlin, dont la seule aide se résuma à un haussement d'épaule. « Bref, c'est plus compliqué que ça, mais ce qui compte c'est que ce soit fonctionnel.

- Vous faites bien de le préciser, parce que quand on passe devant votre « extension extérieure » on a plutôt l'impression qu'une tornade s'est invitée dans une foire de l'artisanat. »

L'air indigné de Merlin – et le sourire mesquin à peine dissimulé d'Elias – renseignèrent immédiatement Arthur sur la personne responsable de l'organisation de ladite extension. « Si c'est pour se prendre ce genre de réflexion, ça m'étonne pas que personne y vienne, à vos sessions de doléances pourries !

- Ça va, du calme, c'était pour blaguer, c'est tout.

- Pour blaguer, pour blaguer, marmonna Léodagan. Si c'est vraiment le bordel sans nom que ma femme m'a décrit, cette cour était plus utile du temps où elle centralisait le crottin de tous les chevaux du bled.

- Ah merde, ça va bien maintenant !

- Bref, appuya lourdement Elias en rattrapant par la manche Merlin qui avait commencé à se tourner pour partir, comme le labo est fonctionnel, de notre côté, on s'est mis à bosser un peu pour pallier aux besoins du quotidien. Les petits accidents de chantier, les petits coups de fouet style potion de vivacité, ce genre de choses. Et puis des gens sont venus nous voir avec des demandes un peu plus particulières.

- Me dites pas que vous vous êtes remis à faire des potions de virilité ou je sais pas quoi d'autre pour le plumard, parce que c'est pas vraiment la priorité du moment, fit Arthur en plissant les yeux, méfiant.

- Mais non, rho, tout de suite…

- Des potions pour le plumard ? répéta Merlin, estomaqué. Parce que vous faisiez ça, vous ?

- A une époque ici je faisais quasiment que ça, oui. Pourquoi, vous voulez que je vous en fasse une ? »

La plaisanterie d'Elias retomba comme un soufflé raté lorsque le druide le foudroya du regard, et l'air amusé du sorcier se mua prestement en une grimace gênée. Arthur ne savait pas ce qui était le plus étrange : l'agressivité nue dans les yeux de Merlin ou le malaise dans ceux d'Elias. Quelque chose sortait clairement de l'ordinaire ; oui mais quoi ?

« C'était quoi alors, ces demandes particulières ? demanda Léodagan, sans doute impatient d'en terminer pour enfin pouvoir aller casser la croûte.

- Ben, pas mal de gens sont venus nous voir parce que, comment dire… » Elias sembla chercher ses mots un moment, encore un peu décontenancé par sa blague ratée, avant de se reprendre. « Il y en a beaucoup qui ont souffert sous le règne de l'autre dingo, à différents niveaux et par différent procédés, et pour la plupart ils se sentent encore un peu… hantés, par ce qu'ils ont pu subir.

- Un genre de retombée post-traumatique, si vous voulez, » ajouta Merlin.

L'information n'avait rien de surprenant, ni de nouveau. Arthur était bien placé pour savoir que certains souvenirs avaient tendance à coller à la peau, et que plus ils étaient désagréables, plus il était difficile de s'en débarrasser. Pour la plupart, ils se creusaient une place à coups de griffes dans un coin du cœur, et ne s'en allaient jamais. On apprenait seulement à vivre – ou survivre – avec.

« Admettons, répondit le roi de Bretagne en réprimant un sinistre frisson. Et alors ?

- Pendant la journée, ces gens-là s'occupent l'esprit avec la reconstruction, poursuivit Elias. C'est plutôt le soir qu'ils viennent faire un tour au labo, lorsque l'activité retombe et qu'ils se mettent à cogiter. Du coup, on leur donne une potion de sommeil pour qu'ils puissent se reposer.

- Sauf que la potion de sommeil ça fait dormir, mais ça ne garantit pas la qualité du sommeil, rajouta Merlin. Par exemple les cauchemars, la potion ne les éloigne pas, et les gens se réveillent le matin aussi crevés et tourmentés que s'ils ne l'avaient pas prise.

- Une franche réussite, vos compotes, grogna Léodagan.

- Soigner l'esprit humain, c'est pas aussi facile que d'aller acheter des œufs au marché pour se faire une omelette aux champignons, figurez-vous, rétorqua Elias avec une pointe acérée d'irritation. Les plaies, les fractures, tout ce qui est mécanique ça n'a rien à voir avec ce qui peut se détraquer là-haut dans le citron. Je crois que j'ai pas besoin de forcer beaucoup pour vous convaincre tous les deux que la dépression, c'est une belle saloperie qui a tendance à s'enraciner une fois qu'elle a posé ses miches à un endroit qui lui plaît bien, et que c'est extrêmement difficile de s'en débarrasser. »

Non, il n'avait pas besoin de pousser beaucoup en effet. Arthur échangea un regard en coin avec son beau-père, qui s'était significativement assombri au cours de la tirade d'Elias. Sous ses airs d'ours bourru que rien n'atteint, Léodagan avait certainement souffert à sa manière, confiné dans l'indignité d'un château entièrement démilitarisé et impuissant devant la mise à sac de son pays. Arthur n'avait pas eu l'intégralité de l'histoire, Elias en savait certainement bien plus que lui, mais il se planifia mentalement une petite entrevue avec ses beaux-parents pour en discuter.

« Donc, voilà, nous de notre côté on a planché sur la question, poursuivit Elias d'une voix plus mesurée devant les deux souverains silencieux. Avec les moyens du bord il fallait pas s'attendre à des miracles, hein, mais après pas mal de boulot on a réussi à sortir un truc pas trop moche.

- Une idée de génie vous voulez dire, oui, souffla Merlin en sortant de sa poche une petite fiole oblongue d'un geste théâtral. Et voilà ! »

L'étroit réceptacle tenait dans la paume de sa main, et était empli d'une substance rouge vermeil un peu épaisse qui avait tendance à s'accrocher aux parois de sa prison de verre.

« Et voilà quoi ? demanda Arthur. Vu d'ici, ça pourrait être du jus de tomate concentré votre truc.

- C'est pas du jus de tomate ! se renfrogna Merlin. C'est une potion de sommeil qu'on a modifié pour induire un repos sans rêve, et donc sans cauchemar. Et toc ! On dit plus rien maintenant, hein ?

- Euh… ben là, je dois avouer… mais ça marche vraiment ?

- Un peu que ça marche, vous pensez bien qu'on aurait pas pris rendez-vous avec vous pour vous présenter un machin à moitié fini, si ? » railla Elias, offensé.

Ce qu'ils pouvaient être susceptibles, ces magiciens…

Susceptibles, mais efficaces, lorsqu'ils avaient décidé de joindre leurs forces pour créer quelque chose de vraiment utile – et pas un galet moisi qui transforme la viande de chèvre en eau douce.

« Comment vous avez fait pour savoir que ça marche ? s'enquit Léodagan avec un air pour une fois sincèrement curieux.

- C'te question, on l'a testé bien sûr, vous croyez quoi ? persifla Merlin.

- Vous l'avez testé ? Et sur qui ?

- Je vois pas en quoi c'est important, mais sur moi, fit Elias en levant un sourcil interrogateur.

- Sur vous ? Mais pourquoi ?

- Bah, la plupart des enchanteurs testent leurs inventions sur eux-mêmes, du moment que c'est pas des trucs destinés à blesser. Y a rien de choquant à ça.

- Non mais ça d'accord, mais pourquoi seulement vous en particulier ? Vous êtes deux, non ?

- Oui, mais… euh, ben… c'était plutôt moi parce que…

- Ah mais foutez-lui la paix ! interrompit Merlin alors qu'Elias trébuchait sur ses propres explications. Lui ou moi, qu'est-ce qu'on s'en fout au bout d'un moment ? Il en fallait un qui teste, et l'autre qui surveille en cas de réaction inattendue, on est tombés d'accord comme ça et c'est marre, lâchez-nous les bottes ! »

Elle était un peu excessive, cette réaction. Si Arthur ne connaissait pas mieux les deux loustics et leur inimité partagée, il aurait presque pu prendre la riposte du druide comme un réflexe de protection envers son plus jeune confrère. Presque.

« Dites, on est peut-être pas obligés de gueuler, si ? se défendit le roi de Bretagne. Je vous signale qu'on vous écoute expliquer vos machins depuis trois plombes et demie et qu'on a toujours pas compris en quoi vous avez un problème qui nécessite qu'on se paie le plaisir de voir vos têtes en séance de doléance !

- C'est vrai que de tout ce qu'on a entendu jusqu'à maintenant, prise de bec mise à part, vous donnez l'impression de bien vous en sortir cette fois, question collaboration, renchérit Léodagan. D'où la question : qu'est-ce que vous venez foutre ici ?

- Mais vous arrêtez pas de faire des remarques, on peut à peine en placer une ! ronchonna Merlin. Evidemment que ça traîne !

- Alors allez à l'essentiel et qu'on reste pas encore ici deux heures !

- Bon, de toute manière c'est pas bien compliqué, on va la faire courte, trancha Elias alors que le druide ouvrait la bouche pour une nouvelle salve de protestations. On aurait du faire ça depuis le début, d'ailleurs. Donc, Sire, voilà le topo en deux mots : on a inventé une nouvelle potion, on doit la déclarer aux autorités compétentes et-

- -celui-là refuse de mettre son nom sur le papier ! » finirent les deux magiciens en chœur, chacun répliquant parfaitement le doigt accusateur de l'autre mais dans une direction opposée.

Arthur se vit contraint d'observer quelques instants de silence, le temps que l'information soit correctement décortiquée par son cerveau. Le duo d'hurluberlus… ne se battait pas vraiment ? Du moins, pas par méchanceté.

« Attendez, attendez, que je comprenne bien… vous venez me voir, pour que je décide lequel de vous deux doit s'attribuer le crédit de votre récente découverte.

- Tout juste, acquiesça Elias.

- Et vous n'arrivez pas vous mettre d'accord parce que vous pensez tous les deux… que l'autre a plus de mérite que vous ?

- En gros, voilà, concéda Merlin.

- … et ben mes cousins, celle-là, je dois avouer que je m'y attendais pas vraiment… beau-père ?

- Ah mais non, cherchez pas, je suis autant sur le cul que vous ! »

Franchement, il y avait de quoi ! Que ces deux oiseaux-là tirent chacun la couette à lui pour savoir qui allait s'attribuer la paternité du projet, c'était attendu, quasiment prévisible même. Mais qu'ils refusent l'un comme l'autre de récolter les lauriers et, pire, qu'ils se disputent pour que l'autre le fasse, c'était du domaine du surréalisme.

C'était tellement ubuesque, en réalité, que les mots rencontraient les pires difficultés du monde pour sortir de la bouche d'Arthur.

« Euh… ouais… ouais, ouais, ouais, je sais pas bien quoi vous dire moi, pour le coup, hésita le roi de Logres. J'ai pas… enfin, je veux dire, je connais assez mal la procédure pour ce genre de cas…

- Non mais de toute manière, y a pas à tergiverser pendant cent vingt ans, annonça Merlin, ses bras de nouveau croisés sur sa poitrine mettant la fiole de la discorde hors de vue. La recette de base, c'est la sienne. Les risques de la phase de test, c'est lui qui les a pris. Alors vous lui dites de mettre son nom sur le projet et c'est tout, sujet clôt, on remballe !

- Alors on peut influencer maintenant, c'est autorisé ? Parfait ! lança Elias. Sire, c'est lui qui a eu l'idée théorique et qui a tenté plusieurs dosages, toute la phase d'ajustement c'est lui qui se l'est tapée, des jours et des jours de trifouillage pour trouver les quantités justes-

- Mais c'est vous qui avez eu l'idée pour la poudre d'os de cheval ! Sans ça, on était marrons, ça prenait pas !

- Et remplacer les ergots de jars par un bouillon de moelle de corbeau ? C'est moi qui ai eu l'idée aussi, p'têtre ?

- Non, mais en attendant c'est vous qui vous êtes frappé le décorticage de trente carcasses de corbeaux pour avoir assez de moelle et c'est aussi vous qui êtes resté à alimenter le feu sous le bouillon toute la nuit dehors pour avoir l'influence de la pleine lune ! Même que vous vous êtes traîné une laryngite pendant des jours, après ça !

- Une laryngite, tout de suite ! J'ai coulé un peu du nez, c'est tout, alors que de votre côté vous avez failli perdre un doigt quand-

- STOP ! hurla de nouveau Arthur, exaspéré. Je vais vous dire, je sais pas si je préférais pas quand vous vous quichiez ouvertement la gueule finalement, c'était plus honnête ! Je vous promets, vous entendre vous complimenter l'un l'autre en vous criant dessus, c'est vraiment déstabilisant !

- Déstabilisant, vous dites comme ça vous ? grogna Léodagan. Moi j'aurais dit flippant, moi. Regardez-les, ils sont tout ébouriffés, on dirait qu'ils vont se sauter à la gorge mais non, en fait ils sont en train de se faire des ronds de jambe ! Si on les laisse faire, dans cinq minutes ils se cognent dessus en se roulant des galoches ! »

Cette dernière remarque expédia les deux magiciens dans un silence complet, les figeant sur place aussi efficacement que si le roi de Carmélide leur avait mis à chacun une bonne tarte dans le museau. De nouveau, l'appréhension se lisait dans leurs regards, qui ne se croisaient pourtant pas ; et Arthur rêvait peut-être, mais il y avait sur les joues barbues des deux ahuris quelques traces rouges qui n'avaient suspicieusement rien à voir avec leur emportement de plus tôt.

De plus en plus étrange, cette session de doléance…

« Bon, bien, reprit le jeune Pendragon pour mettre fin au malaise de ses deux collaborateurs. Je comprends votre problème. Mais – et je vais peut-être dire une grosse connerie, attention – qu'est-ce qui vous empêche de mettre vos deux noms sur cette potion ? »

L'enchanteur et le druide se regardèrent enfin, et cette fois-ci ils avaient l'air plutôt interloqués par la réponse de leur souverain.

« Attention, encore une fois, j'y connais rien du tout, c'est une vraie question.

- Bah… disons que c'est pas explicitement interdit, commença Merlin.

- Mais ça se fait pas trop, compléta Elias. C'est même plutôt carrément atypique.

- Oui, enfin, vous admettrez que vous avez rien de typique, vous deux. Du coup, un peu plus, un peu moins, ça m'étonnerait que ça choque qui que ce soit. Vous croyez pas ? »

A nouveau, les deux jeux de regards bleutés se croisèrent, chargés de questionnement et donnant l'impression encourageante de considérer sérieusement la suggestion. Arthur était soulagé de constater que les protestations auxquelles il s'était attendu en réponse à sa proposition ne fusaient pas. Il y avait donc peut-être une chance de terminer cette entrevue dans le futur proche ; le plus tôt serait le mieux, il avait promis à son épouse qu'il déjeunerait avec elle, et il était déjà bien trop en retard pour espérer s'en tirer sans un petit remontage de bretelles.

Le roi dévisagea lourdement ses deux magiciens, tentant de leur intimer par le regard qu'il était dans leur meilleur intérêt d'accepter le compromis proposé et d'en rester là.

« Moi dans l'idée, ça me conviendrait, dit enfin Elias après leur épisode de consultation muette qui avait semblé durer deux siècles.

- Pareil, fit simplement Merlin.

- Bon ! Et bien voilà qui est très bien. Sur ce, messieurs, beau-père, avec votre permission-

- Par contre on a toujours un problème, poursuivit le druide alors qu'Arthur avait commencé à se lever de son siège pour prendre la poudre d'escampette.

- De quoi ? Mais quoi encore !?

- Quel nom on met en premier sur le papier ?

- Ah non mais ça suffit, maintenant ! »


Lorsque les deux zinzins se décidèrent enfin à quitter la salle, Arthur était bien trop en retard pour oser espérer autre chose qu'un repas froid dégusté sous le regard tout aussi glacial d'une épouse furibonde. Si elle n'était pas déjà partie vaquer à d'autres occupations, bien entendu.

« Moi qui croyais pas entendre quelque chose de plus loufoque ce matin que Bohort et son idée de goûter dans la forêt, me voilà bien, commenta Léodagan. S'ils continuent à ce rythme, tous ces glandus, il va m'en falloir des pleines caisses de leur potion de Sommeil Secret, là.

- Sommeil Serein, » corrigea machinalement Arthur en laissant traîner ses yeux sur les deux magiciens qui avaient désormais atteint la porte de la pièce pour en sortir. Songeur, il observa la façon dont Merlin tira la porte à lui et s'effaça pour laisser passer Elias, le plus jeune le gratifiant d'un hochement de tête obligé au passage. L'ultime geste visible du druide avant que la porte ne se referme – une main venant se poser entre les omoplates du sorcier, non pas pour le pousser, mais pour accompagner leur avancée – acheva de consolider les convictions du roi de Bretagne. « Dites, beau-père, vous seriez libre demain midi après votre inspection de l'aile Ouest pour un déjeuner avec moi et nos deux inventeurs ?

- Quoi ? Mais vous les avez pas assez vus ce matin, il faut se les farcir au déjeuner maintenant aussi ? protesta Léodagan. Vous êtes marteau !

- Non mais là, j'ai un ou deux trucs à vérifier, rapport à nos bons enchanteurs qui ne nous disent pas forcément tout sur leur soudaine entente cordiale…

- Et pour ceux qui n'ont pas suivi, vous pouvez faire plus clair ?

- Autrement dit : j'ai de fortes raisons de croire que ces deux-là sont au moins en train de se tourner autour, si ce n'est plus. » L'air estomaqué de Léodagan était hautement comique, surtout associé à ses coups d'œil stupéfaits entre son roi et la porte par laquelle les magiciens avaient disparu. « Voilà. Seulement comme j'imagine qu'ils ne nous l'avoueront jamais – timides comme ils sont – ça vous dit qu'on les cuisine un peu demain midi, histoire d'être sûrs ? »

L'expression de Léodagan ne resta pas hébétée longtemps ; la perspective d'une petite séance d'interrogatoire – aussi inoffensive soit-elle, en l'occurrence – suffit à faire éclore tout doucement un sourire carnassier sur les lèvres du Sanguinaire pour faire écho au rictus espiègle du roi de Bretagne.

« Je peux inviter ma femme ?

- Avec plaisir. »