Résumé du chapitre : Arthur et ses beaux-parents s'essaient à l'art du repas / interrogatoire.
== Les Invités ==
De mémoire d'enchanteur, en plus d'un siècle et demi, Elias ne pensait pas avoir jamais été invité à déjeuner avec un roi. Encore moins avec un roi et ses proches. Et définitivement jamais avec un roi, ses proches, et les genoux collés à ceux d'un druide de neuf cents piges.
Pour être honnête, il ne savait pas trop comment il en était arrivé là. La journée avait pourtant débuté normalement, avec une tasse fumante de lait de chèvre au miel et aux épices – sa dernière addiction en date, introduite par Merlin un matin où il gelait à pierre fendre – et un parchemin neuf pour rédiger la formule de leur toute nouvelle découverte. Il avait prévu de mettre au propre la douzaine de brouillons éparpillés sur les établis du labo dans leur quête de la potion du Sommeil Serein et d'attendre le druide pour qu'il y appose son nom. En premier, comme convenu à l'issue de la séance de doléance mouvementée de la veille.
Elias avait à peine posé sa plume sur le papier pour y gratter le premier S majuscule que la porte s'était ouverte sans ménagement sur un petit jeune, un genre d'écuyer ou de page qui ne devait pas avoir plus de douze ans, et dont l'apparition soudaine avait conduit le sorcier à rayer violemment son parchemin tout propre d'un grand trait biscornu.
Avant qu'Elias ne puisse mordre le gamin pour l'avoir fait saloper du matériel inutilement, le garçon avait balbutié que les deux enchanteurs de Kaamelott étaient attendus pour déjeuner avec le roi et qu'ils étaient priés – la phrase est pas d'moi, je fais que porter le message, pitié m'sieur me changez pas en limace ! – de faire un effort pour ressembler à autre chose que des hiboux mal peignés. Dans la même foulée, ne laissant pas le temps au sorcier d'intégrer pleinement les informations et, surtout, d'y réagir, le jeune s'était enfui à toutes jambes au risque de se vautrer dans les escaliers.
Elias était resté immobile un long moment à fixer la porte restée ouverte, sa plume tenue en l'air au-dessus de son parchemin bousillé. Un déjeuner avec le roi ? Et en quel honneur ? Le mystère de la situation l'avait plongé dans un profond état de spéculation, les raisons hypothétiques d'une telle convocation se succédant et s'échappant à un rythme galopant dans son esprit. A son retour au labo, les bras chargés de quelques bûches pour le feu, c'était ainsi que Merlin l'avait trouvé ; les yeux dans le vague et une plume à l'encre désormais toute séchée encore à la main.
Le druide n'avait pas eu plus d'idée quant à la raison derrière l'invitation de dernière minute à la table royale, mais il n'avait pas paru particulièrement inquiet. Il avait déjà eu de son côté l'occasion de déjeuner ou de dîner une paire de fois avec Arthur et en gardait un souvenir plutôt plaisant. Le roi de Logres était instruit et animé d'une sincère curiosité sur un large éventail de sujets ; s'il pouvait mettre de côté le poids de sa couronne pour la durée d'un repas, il se muait en un agréable partenaire de discussion. Peut-être qu'après les avoir vus en doléances la veille, Arthur s'était tout simplement enfin trouvé un intérêt pour la magie et son fonctionnement, et qu'il souhaitait en discuter de façon informelle avec ceux qui pourraient le renseigner au mieux.
« Ou alors il aura remarqué que vous êtes maigre comme un pied de chaise parce que vous persistez à sauter un repas sur deux et il vous a pris en pitié, » avait poursuivi Merlin, narquois, en esquivant avec aise le bouchon en liège de l'encrier lancé dans sa direction.
Elias s'était vengé en omettant de transmettre à son confrère la partie du message concernant le coup de peigne, si bien que le décalage dans l'accoutrement et l'état capillaire des deux magiciens une fois qu'ils furent assis à la table du roi jurait horriblement. En même temps, l'enchanteur ne pouvait pas entièrement être tenu pour responsable : quand on approche les neuf cents ans, on se doute qu'un petit coup de propre est un passage obligé avant de partager un repas avec un souverain. Un minimum de savoir-vivre, tout de même.
La dégaine du druide assis en bout de table, juste à sa droite, portait pourtant préjudice aux idées préconçues d'Elias.
« Et les feuilles dans les cheveux, c'est pour quoi faire ? lança Arthur depuis l'autre bout de la table, et donc directement face à Merlin. C'est au cas où l'assaisonnement est pas suffisant ?
- Je suis passé à côté d'une jeune chouette tombée du nid, il a fallu que je grimpe dans l'arbre pour l'y remettre, se justifia le fils de démon sans la moindre trace d'embarras. Je pouvais pas la laisser comme ça avec le froid qu'il fait, elle y serait restée. J'ai du embarquer quelques feuilles au passage, voilà, c'est pas dramatique.
- Dramatique certainement pas, par contre pourquoi vous êtes pas repassé par votre chambre pour vous remettre un coup de peigne ?
- Si j'avais fait ça, on aurait été en retard.
- On était déjà en retard, » marmonna Elias sans pouvoir s'en empêcher. La ponctualité, c'était une des choses les plus importantes au monde, la première barrière qui séparait les glandus des types sérieux – juste avant l'apparence physique. D'autant plus lorsque l'invitation provenait de son employeur.
« Oui, bon, ben on aurait été encore plus en retard. Et puis rien ne vous obligeait à m'attendre, vous connaissez le chemin de la salle à manger, vous auriez pu venir de votre côté.
- On nous a invités ensemble, on arrive ensemble, ça me paraît le plus correct. Après c'est sûr que s'il faut attendre après les guignols qui ramassent des poussins...
- Rho, mais laissez-le un peu tranquille, vous tous ! soupira la reine Guenièvre depuis son siège à la droite d'Arthur. On vous a à peine attendus cinq minutes, les plats étaient même pas servis et en plus c'était pour une bonne action, alors.
- Une bonne action ? s'étonna le roi de Bretagne avec un regard en coin à son épouse. Vous avez fait la paix avec les oiseaux, vous ?
- Ben, pas vraiment... mais là c'est un bébé oiseau alors c'est un peu triste, tout de même. »
Elias leva les yeux au ciel devant le hochement de tête reconnaissant de Merlin à Guenièvre. Si l'autre zinzin avait l'appui de la première dame, c'était peine perdue, même s'il ne remporterait aucun autre suffrage autour de la tablée qui s'était révélée plus conséquente que ce à quoi le sorcier s'était préparé.
Qu'Arthur soit présent, c'était attendu, vu qu'il était à l'origine de l'invitation. Sans être une évidence, la présence de Guenièvre n'était en rien une surprise : l'attitude du roi envers son épouse avait considérablement changé depuis la reconquête de Kaamelott, c'était flagrant, même pour Elias qui n'était pas l'animal le plus social du royaume. Il n'était pas rare de voir le couple royal faire le tour des remparts, bras dessus bras dessous, ou encore de les croiser dans les jardins adossés au même arbre avec un livre ou un cercle de couture dans les mains. S'il n'était pas particulièrement bouleversé – à l'instar du croquant standard – par l'épopée romantique des deux époux qui semblaient tomber amoureux l'un de l'autre après presque trois décennies de mariage, Elias pouvait au moins respecter leur détermination à aller de l'avant.
Question relation amoureuse tumultueuse, il se défendait un peu.
Non, la vraie carte inattendue, c'était le second duo royal dans la pièce. Léodagan et Séli étaient assis à la gauche d'Arthur, en face de Guenièvre. A la gauche de la reine de Carmélide s'étalait un espace vide pouvant accueillir un convive supplémentaire, faisant écho à la distance qu'Elias avait mis entre Guenièvre et lui. Le sorcier était déjà bien assez en dehors de sa zone de confort, il n'allait pas en plus se mettre au coude-à-coude avec la reine ; il était bien plus à l'aise vers le bout de la table, avec Merlin. Même si le druide semblait encore un peu vexé des brimades concernant son manque d'intérêt pour la ponctualité, à en juger par son refus de lever le nez du contenu de son assiette.
« Bon allez, passons, fit Arthur en piochant un bout de pain dans la corbeille à sa portée. C'est pas bien grave, d'autant que si je vous ai invités tous les deux c'est plutôt pour vous féliciter, alors on va pas commencer en plombant l'ambiance.
- Nous féliciter ? répéta Elias sans comprendre. Pour quoi ?
- Un petit peu pour tout, à vrai dire : votre nouveau labo tout neuf, votre implication dans l'aide à la reconstruction, votre nouvelle potion d'hier, énuméra Arthur. Ça fait presque un an maintenant que vous bossez sur les lieux et ça mérite un peu de reconnaissance de temps en temps, c'est tout.
- Sans compter que jusqu'à présent vous vous êtes pas encore égorgés l'un l'autre, rien que ça, ça se fête, » ajouta Léodagan en se resservant une coupe de vin.
Les mots semblaient assez sincères, mais l'œil exercé d'Elias ne manqua pas le furtif regard en coin échangé entre gendre et beaux-parents. Le sorcier eut la désagréable impression qu'une autre raison moins avouable était responsable de leur présence autour de cette table ; il n'avait jamais apprécié cette impression amère que l'on se foutait de lui juste devant son nez, celle-là même qui était en train de lui picoter la nuque alors qu'un minuscule sourire en coin déformait les lèvres de Léodagan.
Sans surprise, Merlin ne semblait pas avoir remarqué les discrets échanges entre le roi et ses beaux-parents ; le druide avait levé la tête pour adresser à Arthur un sourire réjoui. « Bah c'est bien gentil ! En plus ça fait un moment qu'on a pas eu l'occasion de parler un peu.
- On s'est vus hier en doléances, quand même, remarqua Elias d'une voix un peu absente, son attention focalisée sur les petits signes qui pourraient trahir les véritables intentions du roi concernant ce déjeuner impromptu.
- Je voulais dire parler d'autre chose que de boulot, prendre un peu le temps, voilà. Excusez-le, Sire, il fait un peu bourru comme ça mais il sort tellement pas du labo ces jours-ci qu'il se transforme en homme des cavernes. » Le genou du druide poussa doucement celui d'Elias sous la table, comme pour mimer une tape amicale. « Faites pas attention.
- Vous par contre, vous allez faire attention à ce que vous dites, j'vous assure, grogna l'enchanteur suite à cette remarque calomnieuse balancée juste devant son employeur. Sinon le plat de salade pourrait très bien se retrouver dans votre tronche. »
Merlin ne répliqua pas, préférant conserver un sourire goguenard. Le druide savait pertinemment que le plat de salade n'irait nulle part, même s'ils n'avaient pas eu de public ; Elias ne l'avait jamais réellement blessé avant, ce n'était pas maintenant qu'ils s'essayaient à une relation plus intime qu'il allait commencer.
« Non mais vous allez pas vous engueuler, râla Arthur. On commence à peine l'entrée.
- Pour une fois que c'est pas moi qui lance les hostilités, opina Léodagan.
- C'est vrai que c'était trop beau, un repas dans le calme, ajouta Séli. On aurait été en droit de penser que votre collaboration pacifique s'étendait également à la salle à manger.
- Mais c'est peut-être la salle à manger, le problème, dit Guenièvre avec un air songeur. Peu importe qui s'assied autour de la table, ça finit toujours par gueuler. Ça en devient préoccupant, tout de même. »
« Non mais quand on dit « pluie de calamités », bon j'entends, ça donne pas envie… mais en vrai, ça se traduit par quoi ?
- Oh bah ça peut être plein de choses, ça dépend de ce qui est recherché, expliqua Elias avec un geste vague de la main qui ne tenait pas sa coupe. Je peux vous faire une pluie acide, par exemple… ou un orage magnétique, ça en impose pas mal aussi. Ou sinon plus vicelard, générer des hallucinations collectives ou une manipulation mentale du même genre. Ça fait longtemps que j'ai plus fait, ça.
- Peut-être par manque de cerveaux en assez bon état pour que ça marche, » railla Séli, arrachant un rire aboyé au sorcier qui manqua de s'étouffer avec sa gorgée de vin.
Il n'était pas dégueulasse, ce picrate. On était loin des cuvées romaines, certes, mais on était aussi à des lieues de l'infâme vinasse burgonde qui lui avait tordu les boyaux à plus d'une occasion. Elias n'en avait pas bu plus de trois coupes bien remplies, pour le moment ; pourtant il sentait déjà la chaude caresse de l'alcool courir le long de sa nuque et réchauffer le creux de son estomac, chassant paresseusement la gêne qui avait marqué le début de ce repas.
Oh, il voyait toujours très bien Arthur, Léodagan et Séli – qui insistaient à tour de rôle pour remplir sa coupe et celle de Merlin, mais qui étaient de leur côté drôlement modérés sur la boisson – échanger des œillades de connivence. Seulement maintenant, il s'en foutait un peu.
Les joues rosies et les petits hoquets irréguliers de Merlin étaient bien plus amusants.
« Ah ouais, siffla le roi de Carmélide. Et ouvrir des portes dimensionnelles, invoquer des démons, tout ça ?
- Je connais la théorie, mais je pratique pas trop, grimaça Elias. Démonisme, nécromancie, tout ça si on s'y prend mal c'est un coup à devoir payer la facture avec une partie de son âme, et ça m'intéresse pas des masses, merci bien. Si c'est pour se retrouver à moitié moisi sur pattes dans dix ans je vois pas bien l'intérêt.
- Parce qu'on peut y laisser son âme ? demanda Merlin avec une naïveté déconcertante étant donné l'identité de son paternel.
- Si on fait des pactes qu'il faudrait pas, c'est même très probable, ouais.
- Mais… vous connaissez des gens à qui c'est arrivé ?
- A part mon père, non, mais c'est sûrement pas le seul démoniste qui- »
Elias s'interrompit mais bien trop tard, sa langue ayant imprudemment devancé sa cervelle engourdie. Il n'était pas dégueulasse, ce picrate ; par contre, qu'est-ce qu'il était traître.
« Votre père est démoniste ? fit Merlin, brisant le court silence expectatif qui s'était drapé sur la tablée.
« Sinon ! Qu'est-ce que je voulais dire ? Ah oui ! Sire ! » Elias leva sa coupe et se tourna vers le roi de Bretagne, affichant son plus beau sourire factice pour chasser la boule qui lui nouait le fond de l'estomac. Le meilleur moyen pour esquiver un sujet sensible, c'était encore de l'ignorer complètement. Technique ancestrale. « Je voudrais vous remercier pour cette invitation à déjeuner, c'est très aimable à vous.
- Vous pensez, balaya Arthur avec un hochement de tête complaisant. Ça me fait plaisir. »
Si le monarque avait mordu à l'hameçon avec une facilité affligeante – qui servait probablement ses propres desseins personnels – Elias aurait du anticiper que Merlin ne laisserait pas aussi docilement filer le sujet. La pression de la main du druide sur sa jambe, emprisonnant son genou, était une promesse muette que la question serait de nouveau abordée à un moment plus propice.
Elias fit de son mieux pour retenir une grimace. Il n'avait presque jamais parlé de son père à qui que ce soit, il avait même passé les quelques dernières années sans penser au bonhomme, et c'était très bien comme ça. Peut-être que s'il faisait boire Merlin à outrance, la grande asperge oublierait l'entièreté du repas, sujet fâcheux compris.
Fort de cette nouvelle décision, le sorcier se saisit du pichet de vin et servit généreusement le druide, faisant la sourde oreille aux protestations comme quoi il ne serait plus bon à rien pour le restant de l'après-midi s'il buvait davantage. Elias se mordit la langue pour ne pas siffler qu'il serait inutile de toutes les manières ; certaines vieilles habitudes avaient la dent dure, même si la plupart des commentaires qu'il adressait à Merlin depuis des mois avaient le goût de la plaisanterie, en lieu et place du mordant d'antan.
« Vous vous êtes sacrément amélioré question manières de table, vous, commenta Léodagan alors qu'Elias reposait le pichet au centre de la table. Vous remerciez les gens qui vous invitent, poliment et tout. C'est marrant, pendant toutes ces années en Carmélide vous avez jamais dit merci une seule fois, j'crois.
- On mangeait ensemble tous les jours, ça avait rien d'exceptionnel déjà, contra le sorcier. Et puis ce qu'on bouffait – si on peut appeler ça de la bouffe, hein – j'y avais contribué à un moment ou à un autre, en y passant soit du temps, soit du pognon. Alors vous m'excuserez…
- Tous les jours, pendant dix piges ? Manger avec ces deux-là ? dit Arthur avec une moue impressionnée. Bah mon vieux, vous avez bien du courage, déjà moi deux fois par semaine c'est jouer avec mes limites… »
Le tonnerre d'invectives qui aurait du s'échapper du couple de Carmélide ne survint pas. Séli n'interrompit même pas son décorticage de fèves, tournant simplement la tête pour lancer en même temps que son époux un regard noir d'avertissement au roi de Logres. Mari et femme avaient du boire assez de rouquin eux aussi pour laisser glisser certaines piques. C'était soit ça, soit ça avait quelque chose à voir avec la mission louche qui semblait unir les souverains ce midi-là.
« Bon, mettons pour le côté remerciement, reprit Léodagan en ramenant son attention sur l'enchanteur. Mais passer les plats, remplir les coupes, servir les autres à leur place, tout ça venez pas me dire que c'est pas nouveau !
- Enfin, servir les autres, c'est surtout un autre que vous servez pas mal depuis le début du repas, fit remarquer Séli avec un regard appuyé. Notre bon Merlin n'a pas eu à tendre le bras une seule fois depuis qu'il a posé ses miches sur sa chaise, c'est à se demander… »
Dans un réflexe maladroit, Elias échangea un regard interloqué avec le druide en question. Avait-il réellement… Maintenant qu'il y réfléchissait un peu, il se rappelait en effet de plusieurs passage de plats, remplissage de coupe et de façon générale une surveillance inconsciente de l'état de l'assiette de Merlin. Cette attention allait être difficile à expliquer à des gens qui les prenaient, au mieux, pour des collaborateurs qui arrivaient tout juste à mettre leur inimité de côté pour bosser ensemble. Et le tout sans dévoiler l'exacte étendue de la relation qu'ils entretenaient dans l'intimité toute relative de leur laboratoire.
Ce n'était pas qu'Elias éprouvait une quelconque honte, non, mais la vie lui avait appris à être prudent quant à la diffusion de certaines informations. Par exemple, que l'autorité en place soit mise au courant qu'il bécotait l'enchanteur officiel du royaume de façon régulière, c'était assez haut sur la liste des trucs imprudents. Surtout qu'Elias se rendait compte qu'il n'avait aucune idée de la position de ce gouvernement-ci concernant les relations... sortant un peu du cadre tout droit et tout joli de cette débile de morale. Oh, le roi Arthur n'était pas un despote, le sorcier ne pensait pas risquer de finir au bout d'une corde comme d'autres pauvres bougres qu'il avait pu croiser dans des territoires plus cruels et plus arriérés ; mais tout de même, un peu de précaution ne pouvait pas faire de mal.
D'autant qu'il ne savait pas non plus si Merlin souhaitait révéler ce genre de chose à son petit protégé chasseur de Graal.
« Bah il est en bout de table, il peut rien atteindre, se défendit Elias le plus innocemment possible. Il m'aurait demandé de toute manière, autant s'en occuper avant.
- Moi aussi je suis en bout de table, pourtant je me débrouille, contra Arthur avec un haussement d'épaules. C'est pas non plus la mort.
- Mais vous me dites, si vous voulez quelque chose je peux vous le passer hein, offrit Guenièvre. Il faut pas hésiter !
- Oui, non mais d'accord, mais je vais pas vous déranger dès que je veux un bout de pain, si ? Je tends la main, je le prends, voilà.
- Oh moi, c'était juste pour vous rendre service, vous faites comme vous voulez, » fit la reine avec un geste désinvolte de la main.
Arthur attrapa cette même main au vol pour l'attirer à son visage. « Non mais c'est gentil, je dis pas le contraire, et j'apprécie l'attention. Mais je vais pas perturber votre repas toutes les cinq minutes parce que je suis trop flemmard pour tendre la main, ça va bien maintenant. »
L'air un peu contrit de Guenièvre fondit en un petit sourire enjoué lorsque le roi porta la main qu'il tenait en otage à ses lèvres, y pressant un baiser aussi tendre que la lueur qui brillait dans ses yeux. Elias détourna les yeux, faisant mine de trouver le contenu de son assiette intéressant au plus haut point tout en étouffant la pointe de jalousie qui lui picotait la poitrine. C'était la faute de personne d'autre que lui s'il était incapable d'une telle aisance, d'une telle spontanéité lorsqu'il s'agissait d'exprimer ses sentiments.
Une nouvelle pression sur son genou, et il tourna les yeux, rencontrant le regard curieux de son compagnon. L'étincelle de bienveillance qui s'y reflétait rassura Elias et lui arracha un sourire furtif. Il n'était pas trop mal tombé avec cet abruti de druide et son étonnante perspicacité, au final.
« De toute façon on parle pas de vous, on parle de ceux-là ! fit Léodagan en désignant les deux magiciens du doigt. Habituellement ils peuvent pas se piffer, et là y en a un qui passe tous les plats de la table à l'autre !
- Je lui ai pas tout passé non plus, faut pas exagérer, riposta Elias, agacé. Il s'est servi tout seul aussi.
- Ben j'aimerais bien savoir de quoi ! Depuis tout à l'heure, que ça dure : le vin, le pain, les patates, le poulet...
- J'ai pas pu lui passer le poulet, il en mange pas.
- Ah bon ? Et en quel honneur ?
- En l'honneur que je mange pas les oiseaux, c'est tout, répondit Merlin.
- Et comment ça se fait qu'il est au courant, l'autre aimable ? s'enquit Séli. C'est quand même pas commun.
- Je suis au courant parce qu'il s'avère que j'ai quelques notions de druidisme et que y a certains animaux pour certains druides qui sont hors limites point de vue alimentaire, grogna Elias, désormais franchement irrité par les remarques de ses compagnons de tablée. C'est monnaie courante de questionner les faits et gestes de tout le monde quand on bouffe avec vous ?
- Ça va, on peut causer, non ? dit Arthur, tentant de calmer un jeu qui s'était aventuré beaucoup trop loin. Mettez-vous à notre place, on a pas l'habitude de vous voir vous faire des politesses alors forcément, on se demande à quoi c'est dû... »
Là encore, un petit regard de connivence avec le roi et la reine de Carmélide. Ça puait, mais ça puait cette affaire, Elias en venait presque à regretter d'avoir accepté l'invitation à déjeuner. La bouffe était bonne, et le pinard plus que tolérable, mais ça n'en valait pas trop la peine s'il fallait se farcir les bizarreries des souverains.
« Mais c'est dû à rien du tout, après dix ans on en a marre de se mettre constamment sur la tronche, voilà, intervint Merlin. Vous devriez être content au lieu de chercher une embrouille là-dedans.
- Mouais, si vous le dites... bon allez, envoyez vos coupettes les champions, ça va pas se boire tout seul ! »
Il devait être magique, ce pichet de vin. A chaque fois qu'on le pensait vide, il se retrouvait de nouveau plein à ras bord en quelques minutes ; il y avait forcément de la magie impliquée. Ça, ou des larbins venaient en déposer d'autres à intervalles réguliers, mais Elias trouvait l'idée du pichet enchanté plus amusante.
En réalité, il avait commencé à trouver beaucoup de choses amusantes à compter de sa sixième coupe de pinard. L'une d'entre elles était bien entendu son voisin de table : probablement autant affecté par l'alcool que son confrère, Merlin avait presque complètement baissé sa garde et riait facilement aux remarques d'Arthur et de Léodagan sur sa maîtrise limitée de la magie « utile » – quand bien même elles picotaient un peu.
Non, en fait « amusant » ce n'était pas vraiment le mot qui venait à l'esprit d'Elias en regardant le druide. Merlin avait retroussé ses manches à un moment du repas, révélant ses avant-bras aux muscles noueux sculptés par des années de travaux manuels souterrains. Ceci associé au teint rosé de ses joues et à la sincère plénitude qui brillait dans ses yeux bleus faisait bouillir dans le sang d'Elias certains élans auxquels il ne pouvait pas se permettre de céder en public, alcool ou pas alcool.
Alors le sorcier avait trouvé des moyens détournés d'assouvir ces impulsions sans pour autant se griller aux yeux de leur compagnie. Le tranchant de sa main effleurant celle du druide en saisissant sa coupe, un pied glissé entre les siens, une caresse sur le côté de la cuisse déguisée en rajustement de serviette... Merlin semblait assez réceptif à ces attentions dérobées, jouant le jeu avec un sourire mutin – quoique quelque peu aviné – qui laissait entendre qu'Elias ne perdait rien pour attendre et qu'il se vengerait au moment où ils se retrouveraient seuls.
La perspective même de cette « vengeance » emplissait la poitrine de l'enchanteur du Nord d'une chaleur qui n'avait rien à voir avec la quantité de picrate qu'il s'était enfilée. S'ils s'étaient bien rapprochés sur les quelques mois qui avaient suivis leurs retrouvailles, le duo de magiciens n'avait pas encore regagné le niveau d'intimité dont ils jouissaient à une certaine époque. Entre la reconstruction de Kaamelott, les missions de cartographie commanditées par Arthur et l'éventail de réunions druidiques auxquelles Merlin se sentait obligé de participer – sensément pour redonner confiance à la communauté, mais Elias était persuadé que le druide avait juste envie de battre la campagne au grand air après des années d'enfermement – ils n'avaient passé ensemble qu'une poignée de nuits chaque mois, et pas toutes dans la même chambre, du reste.
Elias ne pouvait pas blâmer Merlin de vouloir prendre des précautions quant à la progression de leur relation. Il n'avait pas été un compagnon facile à vivre avant leur séparation, et même s'il faisait désormais des efforts, il était bien incapable de changer sa nature profonde. Le druide souhaitait prendre son temps, et Elias allait le lui laisser ; la patience, bien qu'il ne puisse certainement pas égaler celle d'un tocard de neuf cents ans, c'était quelque chose qu'il maîtrisait d'ordinaire plutôt bien.
Enfin ça ne voulait pas dire qu'il n'y avait pas des moments où il aspirait à un peu plus que quelques heures de sommeil avec ses bras autour du demi-démon et des baisers fiévreux échangés sporadiquement dans la tranquillité toute relative de leur laboratoire. D'autant que Merlin lui avait très clairement expliqué la veille qu'il n'avait pas besoin de potion de virilité, que toute la mécanique marchait parfaitement, merci bien...
Si Elias jouait ses cartes comme il fallait, peut-être qu'il pourrait en juger par lui-même assez vite.
« Ho, Elias ? Vous écoutez pas, en fait ? »
Le sorcier chassa à contrecœur les agréables pensées qui avaient colonisé son esprit embrumé pour tourner la tête vers l'origine de la voix.
« Pardon, vous disiez ? força-t-il de son ton d'acteur le plus convaincant, essayant de masquer au maximum ses niveaux d'ébriété et d'ébullition.
- Je vous demandais si votre petit labo perso en Carmélide vous manquait pas trop, répéta un Léodagan un peu crispé.
- Vous voulez dire le cagibi où je préparais le désherbant et la mixture pour repousser les limaces ? Le prenez pas mal mais non ça va, je le regrette pas trop.
- On peut dire que c'est pas la gratitude qui vous étouffe, marmonna Séli en se coupant un bout de fromage orangé.
- Vous allez me faire croire que ce placard à balais battu par les courants d'air était d'une importance capitale pour le bon fonctionnement du château ? » Elias laissa échapper un bref souffle d'air moqueur par le nez. « En ce cas, je vous remercie pour le terrible sacrifice que vous avez consenti à faire toutes ces années et je vous rends les locaux, moisissures comprises, c'est cadeau ça me fait plaisir. De toute façon j'ai tout fait rapatrier, y a plus rien à moi qui soit encore là-bas.
- Ah ben tiens, en parlant de trucs à vous encore là-bas, on va repartir en Carmélide à la fin de la semaine pour y régler deux ou trois trucs concernant le contrôle des frontières, annonça Léodagan. Vous voulez qu'on vous ramène votre fiston, ou pas ? »
Elias fronça les sourcils, luttant contre la barre qui lui ceignait le front et lui alourdissait l'esprit pour comprendre les propos du Sanguinaire. « Mon fiston ? répéta-t-il bêtement.
- C'est qui votre « fiston » ? s'enquit Merlin d'un ton bien moins léger que précédemment, retirant au grand dam d'Elias la main qui était en train de lui masser le genou droit.
- Ben là je vois vraiment pas... Ah mais si ! Ah mais d'accord, mon fiston, ouais je situe maintenant. Je l'avais complètement oublié celui-là. » Elias prit quelques instants pour réfléchir avant de donner une réponse. « Bah écoutez, s'il veut bien suivre la caravane pourquoi pas, mais y a des chances qu'il veuille pas. J'veux bien que vous tentiez le coup, mais si ça marche pas, tant pis.
- C'est qui votre « fiston » ? demanda de nouveau Merlin, un cran au-dessus question rudesse.
- Non mais c'est pas c'que vous croyez, fit précipitamment Elias, conscient malgré son état d'ivresse bien avancé qu'il allait devoir expliquer, et vite, avant que ça ne dégénère. C'est pas un vrai fils, c'est mon chien. Enfin, c'est un chien, quoi. C'est pas une personne. Voilà. »
A cette annonce, l'attitude méfiante et renfrognée de Merlin se mua en étonnement. « Vous... vous avez un chien ?
- Ouais, c'est... c'est compliqué, je vous expliquerai, mais oui en quelque sorte.
- Ah bon... ah bah si c'est que ça...
- Comment ça, « si c'est que ça » ? pépia Arthur depuis l'autre bout de la table. En plus de dix ans que vous vous êtes pas vus, il aurait très bien pu se trouver une bonne femme et avoir quelques gamins, je vois pas ce qui choque. C'est interdit dans votre branche, de faire des gosses ? Comme les curetons ? »
Merlin haussa une épaule et baissa les yeux, faisant machinalement tourner le fond de vin qu'il avait dans sa coupe. « Non, non... c'est pas interdit, » marmonna-t-il, clairement bougon.
La réaction limite boudeuse du druide déclencha un nouvel échange de regards enjoués parmi les autres participants du repas, et Elias s'en serait formalisé s'il n'avait pas été aussi intoxiqué. Au lieu de ça, il était simplement soulagé d'avoir esquivé le gros parpaing lancé dans sa direction par l'utilisation du mot « fiston ». Comme si sa charmante personnalité lui permettait d'emballer les dames au point de lui donner une descendance, non mais il était pas stupide l'autre guignol de se mettre en boule comme ça, à la fin…
« Bon bah on tâchera de vous le ramener, j'espère qu'il est pas malade en carriole parce qu'il y a quand même quelques jours de voyage, fit Séli avec un sourire qui n'aurait pu qu'être qualifié de machiavélique. Où est-ce que vous allez le faire coucher, ici ? Avec vous dans votre lit ?
- Vous êtes marteau, j'ai jamais fait ça, je vois pas pourquoi je commencerais ! Non et puis en plus ça dépend pas que de moi, ça...
- Ah tiens ? Et ça dépend de qui d'autre, sans indiscrétion ? »
Elias aurait pu s'arracher les dents de dépit et les jeter par la fenêtre. Ils avaient tous juré de le faire tourner dingo, c'était à se demander s'ils ne s'étaient pas tous mis d'accord en amont pour poser les questions les plus emmerdantes possibles !
Oh putain.
Un éclair de réalisation perça la cervelle avinée d'Elias. Ils s'étaient mis d'accord en amont. C'était forcément ça. Ils avaient du flairer un truc et ils s'étaient lancés sur la piste comme des chiens de chasse à la poursuite de deux petits renards qui n'avaient pas su se montrer assez discrets. Ça expliquait tout, de l'étincelle espiègle dans les yeux du roi Arthur aux rictus un peu prédateurs de Léodagan. Si seulement Elias s'en était rendu compte plus tôt, avant que l'alcool ne brouille sa répartie et ne l'empêche de trouver une réponse correcte.
Il était cuit. Ils étaient cuits.
« Bah, euh... ça dépend aussi de... euh...
- Moi ça me gêne pas s'il dort avec nous, glissa Merlin avec un petit hoquet, plus détendu maintenant qu'il savait que son compagnon ne lui avait pas fait d'enfant dans le dos. J'aime bien les chiens. Surtout les gros. »
Les trois têtes qui se tendirent en avant aux mots du druide confirmèrent les pires craintes d'Elias – et lui indiqua également que Dame Guenièvre n'était probablement pas dans le coup, étant donné qu'elle n'avait pas levé le nez de sa tartine de fromage de chèvre. Bien entendu, Merlin n'avait pas flairé le traquenard et s'était précipité dans la gueule des chasseurs avec sa naïveté habituelle.
« Qu'est-ce que vous entendez par « avec nous » ? demanda Arthur qui ne tentait même plus de dissimuler sa curiosité avide derrière le voile de fausse politesse qui avait marqué le reste du repas.
- Ben, avec nous, dans la chambre quoi-
- Pas dans la mienne, rattrapa Elias lorsque sa langue engluée voulut bien lui obéir. Vous faites ce que vous voulez dans votre chambre à vous, mon petit vieux, mais aucun chien n'approche mon lit. Et je vous souhaite bien du courage : il pue, il a sûrement des puces et je serais pas étonné qu'il ronfle. Remarquez, c'est aussi ce que je dirais de vous si on me demandait, alors vous irez peut-être bien ensemble. »
Voilà, ça c'était pas trop mal, se rabattre sur les fions pour maintenir la façade à laquelle les souverains étaient habitués. Simple, efficace, et à la portée de son esprit ralenti par la boisson. En plus il laissait entendre qu'ils avaient chacun leur chambre pour dérouter les traqueurs. Bon, cette partie était vraie, par contre ; Merlin avait souhaité qu'ils aient chacun leur coin à eux pour dormir, encore une fois dans l'optique de ne pas brûler les étapes point de vue rapprochement. Même s'il arrivait au druide de trouver quelquefois le chemin de la chambre d'Elias à des heures indues et de se glisser à pattes de velours dans ses draps, sans rencontrer trop de protestations...
Vu la mine maussade du fils de démon, ce n'était pas la peine de compter là-dessus cette nuit. Un prix conséquent à payer, mais au moins le gendre et les beaux-parents semblaient déstabilisés, voire un peu déçus.
Fort de ses nouvelles convictions, Elias se mit à réfléchir à toute allure à un moyen discret de s'esquiver, d'une part pour se soustraire aux questions inquisitrices mais également pour expliquer ses suspicions à Merlin dans un lieu sans public. Il avait presque formulé les grandes lignes d'un plan à peu près potable – quelque chose à base de mensonge aromatisé d'exagération, une fausse urgence au labo requérant leur attention immédiate – lorsque la porte de la salle à manger s'ouvrit d'un grand coup sec.
« Chuis en retard, excusez ! »
Son annonce sonore faite, Perceval s'avança prestement dans la pièce pour venir s'asseoir sans grâce aucune entre Séli et Merlin, dans l'espace encore dénué de convive. Il attrapa l'assiette vide qui avait auparavant accueilli quelques pommes de terre et y empila charcuterie et fromage sans perdre de temps.
D'abord réduit au silence par l'apparition surprise, Arthur se reprit bien vite. « Ah ben tout de même, c'est pas dommage ! Quand je vous invite à déjeuner, c'est possible que vous vous pointiez avant qu'on arrive au dessert ?
- Je sais ! Mais j'ai pas pu faire autrement, on a qu'une vieille mule à la taverne et ce gros faisan de Karadoc a pas voulu me la prêter pour que je vienne ! Soi-disant que comme on est tous les deux chefs de clan, il aurait du être invité aussi ou j'sais pas quoi, du coup il fait la gueule. J'ai du tailler la route à pied et c'est deux fois plus long. » Perceval fit une pause dans son explication et son remplissage d'écuelle avec ce qui restait sur la table lorsque son regard tomba sur Elias et Merlin. « Bah, vous êtes là vous deux ?
- Il faut croire, fit Elias, passablement agacé par l'air surpris du chevalier gallois et irrité d'avoir été interrompu dans son plan de fuite. Pourquoi, nos têtes vous reviennent pas ?
- Non non, moi je m'en fiche. Mais comme hier soir je suis passé devant votre labo avant de rentrer à la taverne, et que vous étiez en train de vous bastonner, je pensais pas vous trouver en train de manger ensemble tranquillement aujourd'hui, c'est tout.
- De nous ? Bastonner ? répéta Merlin sans comprendre.
- Ben, oui, vous étiez en pleine filoche quoi, précisa Perceval comme si c'était la signification du mot qui posait problème au druide cartographe.
- Vous avez sûrement mal vu, Seigneur Perceval, dit la reine Guenièvre. Avant votre arrivée, nous discutions justement du fait que Merlin et Elias ne s'étaient pas disputés depuis des lustres. Vous faites sûrement erreur.
- Je suis quand même pas fou. » Perceval désigna Merlin de la pointe de son couteau. « Celui-ci avait plaqué l'autre contre le mur et ils avaient leurs têtes collées ensemble, j'ai pas pu entendre ce qui se disait mais ça avait l'air sérieux. Ils étaient tout décoiffés, tout débraillés, venez pas me dire que c'était pas une bagarre, je sais ce que j'ai vu quand même.
- Je le savais, putain ! » Jetant toute notion de précaution par la fenêtre, Elias se retourna vivement vers Merlin, accusateur. « Je te l'avais dit, que j'avais vu quelqu'un par la fenêtre ! Y a pas d'angle mort possible vu la taille qu'elle fait !
- Mais personne ne vient jamais nous voir à cette heure-là ! se défendit le druide. Y avait aucun risque !
- La preuve que si, gros malin ! Tu m'écouteras, maintenant, quand je dirai quelque chose ?
- Oh ben oui, allons-y ! Môssieur Elias a toujours raison, Môssieur Elias sait tout mieux que tout le monde, c'est Môssieur Elias qui décide quand on peut s'embrasser ! Et ben tu sais quoi, je vais te dire... euh... »
Merlin laissa la fin de sa phrase en suspens, se rendant compte en même temps que son confrère qu'ils venaient, peut-être – très probablement – de faire une grosse boulette. Ses yeux bleus écarquillés étaient ancrés dans ceux tout aussi paniqués qu'Elias, le voile brumeux de l'alcool chassé par la réalisation de ce qu'il venait de dire. Le sorcier lui-même éprouvait la plus grande difficulté à se détacher du regard affolé du druide, mais il ne pouvait pas passer le reste de sa vie à tourner le dos à ses employeurs ; alors après avoir avalé sa salive autour de la boule qui s'était formée dans sa gorge, Elias se décida à se retourner pour affronter le reste de la tablée.
« Je, euh, commença-t-il maladroitement, une main tendue en geste d'apaisement. Je peux tout expliquer...
- Oh mais vous bilez pas, vous en avez expliqué assez ! tonna triomphalement Séli.
- Je l'avais dit ou je l'avais pas dit, qu'il nous fallait Perceval ? fit Arthur à Léodagan en se rasseyant dans son siège, l'air satisfait.
- Ah non mais là, j'étais pas convaincu au départ mais faut bien admettre... on piétine depuis deux heures, lui il débarque, et bam ! Il plie l'affaire en trente secondes. C'est écœurant.
- Mais quelle affaire ? s'enquit Guenièvre, rendue confuse par les échanges autour d'elle.
- Comment ça, « quelle affaire » ? reprit le roi. Vous aviez pas compris qu'on essaie depuis le début du repas de faire cracher à ces deux-là qu'ils se font les yeux doux ?
- Ah non, j'avais pas compris... oui bon, ben ça va hein, s'offusqua Guenièvre quand son époux et son père levèrent les yeux au ciel avec exaspération. Vous croyez que vous êtes mieux, peut-être ? Vous venez à peine de vous apercevoir qu'ils sont plus proches que de simples collègues de travail, alors franchement, je ne vois pas pourquoi vous faites les malins !
- Parce que vous vous en êtes aperçu avant, peut-être ?
- Mais parfaitement, mon cher ami ! C'était l'évidence même, il suffisait d'ouvrir les yeux ! Si vous m'aviez demandé ça vous aurait évité tous ces efforts inutiles.
- Vous saviez, vous aussi ? demanda Léodagan en se tournant vers Séli, sa mine trahie faisant écho à celle de son gendre.
- Bien sûr que je savais, il faut être sacrément aveugle pour louper les yeux de merlan frit qu'ils se font dès qu'ils s'éloignent à plus de vingt pas l'un de l'autre ! railla son épouse. Remarquez que ça change pas la fin de l'histoire : vous avez perdu, aboulez le pognon ! On avait dit cinquante pièces d'or, il me semble.
- Non mais vous manquez pas de souffle ! Déjà de une, on avait dit vingt, et ensuite vous croyez que je me promène avec ?
- Vous vous promenez pas avec, peut-être ?
- Si ! grogna Léodagan en envoyant une petite bourse de cuir directement dans l'assiette vide de sa femme, mauvais joueur. N'empêche que j'aime pas bien vos insinuations ! »
Elias avait passé les cinq dernières minutes à faire rebondir ses yeux d'un intervenant à l'autre, suivant la joute verbale comme on suit les flèches d'un tournoi d'archerie. Incapable de parler, incapable presque de respirer, tant la situation lui paraissait surréaliste. Ces enfoirés-là, sous le couvert d'une perfide invitation à déjeuner, étaient bien en train d'enquêter sur Merlin et lui ! Certains étaient même tellement sûrs de leur coup qu'ils avaient placé des paris !
Et pendant que tout ce petit monde s'amusait bien à leurs dépens, ils se faisaient du pied et s'effleuraient les doigts sous la table avec la plus grande précaution. Elias s'était rarement senti aussi con ; et en même temps… en même temps malgré l'agitation suscitée par leurs aveux involontaires, personne ne semblait s'insurger ou les regarder de travers.
« Euh, j'ai pas tout compris, se risqua Merlin, ses yeux naviguant d'une personne à l'autre avec un air plus paumé que lorsqu'on lui demandait un sort de métamorphose. Que… qu'est-ce qu'il se passe, là ?
- Rien, lui assura Arthur sans se défaire de son sourire amical. Rien, rien, rien. Bon, ça va sans dire, on est tous très contents pour vous deux, en plus si ça peut permettre de ralentir sur les engueulades, moi je suis ravi. Carrément sur le cul, parce que j'ai rien vu venir, mais ravi. Vous ferez juste gaffe si on reçoit un jour un répurgateur ou un autre de ces inquisiteurs chrétiens à la noix, ils sont pas très souples sur le sujet et j'aimerais pas devoir aller vous récupérer sur un bûcher.
- Ou en séance de torture publique, ajouta Léodagan. Non parce que c'est festif et habituellement je suis assez client, mais c'est vrai que quand c'est quelqu'un qu'on connait, ça fait pas pareil. »
Elias et Merlin échangèrent un regard sidéré. Ils allaient devoir comparer leurs souvenirs après avoir décuvé, juste histoire d'être sûrs que tout le déjeuner s'était bien déroulé comme ils en avaient l'impression.
