Résumé du chapitre : le "fiston" d'Elias est ramené au château.


== Le Petit Nouveau ==

Elias avait mis une bonne partie de la nuit à décuver, et lorsqu'il s'était traîné avant l'aube en bas de l'escalier pour allumer un feu dans la cheminée du labo, il avait trouvé Merlin déjà installé à un établi, une tasse fumante de tisane à la main et un air un peu perdu sur le visage. Sans un mot, le druide avait rempli une seconde tasse de la décoction – à l'odeur, grande camomille et menthe poivrée, avec une touche de gingembre et de miel, parfait pour la gueule de bois – et l'avait déposée devant lui sur l'établi, au niveau d'un tabouret sur lequel Elias s'était laissé tomber sans se faire prier.

Les deux magiciens étaient encore là lorsque le soleil commença à percer l'horizon, laissant filtrer sa lumière par la grande fenêtre qui les avait honteusement trahis plus tôt dans la semaine. Ils n'avaient pas encore échangé un mot en ce début de journée, préférant se perdre dans leurs réflexions chacun de leur côté et endurer en silence leurs maux de tête respectifs. Un coude sur la table, le menton posé dans une main, Merlin observait les rayons du soleil levant colorer la cour en contrebas. Cette luminosité d'automne pourtant chatoyante était bien trop douloureuse à supporter pour Elias, qui tentait de la bloquer du mieux qu'il pouvait en enfouissant son visage dans ses bras croisés, avachi sur l'établi.

Ça ne volait pas haut niveau prestige, ce début de matinée, mais franchement après le déjeuner d'un autre monde qu'ils s'étaient farcis la veille, personne n'aurait eu quoi que ce soit à dire.

« Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? »

A cette question, Elias risqua un œil à l'extérieur de son cocon d'obscurité, bravant un instant la cruelle lumière ambiante. « J'en sais rien… vous voulez faire quoi, vous ?

- Je sais pas non plus… en vrai, rien n'a changé, c'est juste que maintenant… bah ils savent, quoi, et ici les nouvelles se répandent vite…

- Et… c'est quelque chose qui vous dérange ? » demanda doucement le sorcier, redoutant la réponse mais incapable de rester dans l'ignorance plus longtemps. Il espérait simplement que l'amertume qui lui empoisonnait la langue ne tâchait pas trop ses mots. « Que les autres sachent que vous et moi… ?

- Ah non, je m'en tape, répondit rapidement le druide. C'est juste qu'il y a plus de chance qu'on vienne nous casser les noix maintenant. Enfin surtout vous, moi j'étais déjà plus ou moins habitué mais votre image de terrible va prendre un sacré coup. Je sais pas pourquoi, les gens s'imaginent toujours qu'on est plus gentil et donc plus approchable quand on est en couple.

- Et c'est pas vrai, p'têtre ? demanda Elias avec un sourire soulagé de guignol, posant sa joue à plat sur son avant-bras pour mieux voir Merlin. Vous allez dire que j'suis pas tout gentil avec vous ? »

Le grand navet aux cheveux argentés leva les yeux au ciel mais esquissa un sourire indulgent. « Tout gentil, il faut peut-être pas exagérer, mais vous faites des efforts et c'est déjà ça.

- Je prends. Et concernant tous les glandus qui viendront nous les briser, croyez bien qu'ils tenteront pas le coup une seconde fois, je peux vous l'assurer.

- Oh ça, je vous crois sans problème. »

Ils échangèrent un rictus de connivence, et la lumière ambiante parut aussitôt moins pénible aux yeux d'Elias. Apprendre que le déjeuner de la veille n'avait aucun impact sur les liens qu'il s'échinait à tisser aidait beaucoup, il fallait être honnête.

Les deux magiciens se replongèrent dans le silence, cette fois-ci de façon beaucoup plus confortable, pour siroter le breuvage sucré qui leur réchauffait considérablement les entrailles. Les premières neiges tardaient à arriver – à noter qu'Elias ne s'en plaignait absolument pas – mais le fond de l'air portait déjà cette promesse piquante que l'hiver à leur porte serait aussi rude que ses prédécesseurs. La tasse brûlante dans ses paumes et la caresse du feu dans son dos encadraient agréablement le corps du sorcier, dont les paupières commençaient à tomber à mesure que son mal de tête s'allégeait. Peut-être qu'il pourrait remonter se reposer une heure ou deux, et peut-être qu'il pourrait convaincre Merlin de le suivre…

« Alors comme ça… votre père est démoniste ? »

Ouais, non. L'autre pébron avait décidé d'être chiant, c'était cuit pour la sieste à deux.

« Evidemment, vous alliez pas oublier ce passage-là, hein, grogna Elias en se frottant le visage.

- Aucune chance, confirma le druide, se penchant en avant sur l'établi avec l'air conspirateur d'une fouine en chasse. Alors ?

- Non mais là non, j'ai pas envie d'en parler, j'ai trop mal au crâne et j'ai autre chose à foutre surtout.

- Alleeeeez, insista Merlin avec le ton insupportable d'un enfant capricieux qui sait très bien que l'on essaie de lui cacher des gâteaux, et qui en veut un là, tout de suite. Vous pouvez me dire, non ? Vous parlez jamais de vous !

- Et ben ça va continuer encore un peu ! Je vous en parlerai un autre jour, vous pouvez arrêter de chouiner.

- Vous êtes nul. Moi qui croyais que vous faisiez des efforts…

- Mais qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? Que oui, mon père était un démoniste modèle grosse pointure, que c'est lui qui m'a enseigné la magie jusqu'au jour où il a misé trop gros et qu'il s'est fait carboniser ? Bah voilà, je vous l'ai dit, vous êtes content maintenant ? Vous allez me lâcher les noyaux ?! »

Tout le charme de ce début de journée s'était évaporé comme par enchantement avec les questions invasives de Merlin, et le coup de sang d'Elias qui en découlait avait ravivé son mal de crâne. Contrarié de devoir se justifier de si bon matin, le sorcier se leva de son tabouret avec la ferme intention de planter là le druide indiscret. Il n'avait pas fait un pas en direction de l'escalier qu'une main attrapa la sienne au-dessus de l'établi, le retenant en arrière, et il se tourna pour plonger ses yeux dans le regard penaud de son partenaire.

« Pardon, j'me doutais pas, dit-il avec douceur, ses doigts agrippés à ceux d'Elias. J'aurais pas du insister, partez pas… S'il vous plaît ? »

Il avait l'air tellement chagriné, tellement sincère dans sa gêne ce grand salsifis encore décoiffé de sa nuit que l'enchanteur du Nord soupira, vaincu, avant de se rasseoir de mauvaise grâce. « Franchement, vous parlez d'une façon de commencer la journée, grommela-t-il en permettant aux doigts de Merlin de s'entremêler aux siens, leurs deux mains reposant sur la table. Que vous ayez soif de potins, je conçois, mais vous auriez pu avoir la décence de pas me choisir pour cible.

- Qui d'autre je pourrais avoir comme cible ? demanda le fils de démon en traçant machinalement des cercles dans la paume d'Elias avec son pouce.

- Mais je sais pas, débrouillez-vous ! Je vous rappelle que quand on se côtoie comme vous et moi, un des intérêts principaux c'est pas de se juger l'un l'autre, c'est de pouvoir juger les autres ensemble. Vous auriez pu, je sais pas… tenez, vous auriez pu me demander si je trouvais que la reine avait pris du poids ces derniers temps, par exemple.

- Pourquoi je vous demanderais ça ?

- C'est juste un exemple comme ça, c'est du potin, c'est vous que ça intéresse, pas moi !

- Non je veux dire, pourquoi je vous demanderais ça, vu que c'est vrai ?

- Ah, vous aussi vous trouvez ?

- Mais j'ai rien à trouver : la reine a pris pas mal de poids ces dernières semaines, c'est un fait. Et je vais vous dire, c'est pas prêt de s'arrêter tout de suite. »

Elias pencha la tête sur le côté, intrigué par le ton énigmatique et goguenard de son compagnon. Celui qu'il employait lorsqu'il savait quelque chose que le sorcier ignorait – très rarement, donc. « Et on peut savoir d'où vous tenez cette certitude ? Quoi, elle est malade la reine ?

- Oh oui elle est malade, terriblement malade même, annonça Merlin d'une manière bien trop réjouie pour coller aux mots qu'il avait choisi d'utiliser. Le genre de maladie qui dure à peu près neuf mois et qui s'arrête d'un coup, après. »

Les sourcils d'Elias grimpèrent si haut qu'ils auraient pu disparaître sous sa tiare, s'il avait pris la peine de la mettre avant de quitter sa chambre. « Mais non ?

- Oh que si.

- Ben ça alors, si je m'attendais... ah mais c'est pour ça qu'elle venait au labo aussi souvent ces derniers temps, et qu'elle voulait voir que vous ! Je croyais qu'elle m'aimait juste pas. » Guenièvre avait du se douter que qu'Elias était une bille dans le domaine du soin – suivi de grossesse bien évidemment inclus – et elle n'avait pas vraiment tort. « Attendez… pourquoi vous m'en parlez que maintenant ? Ça doit faire des semaines que je la trouve à poireauter ici sur un fauteuil, la reine.

- Bah, j'avais dit à Arthur que je garderais ça pour moi, mais hier notre bon roi a pas franchement respecté les règles, fit le druide avec un haussement d'épaule désinvolte. Il a bousillé notre petit secret, alors je lui pète le sien, voilà c'est pas bien compliqué. »

Le petit sourire revanchard qui tira le coin des lèvres de Merlin extorqua à Elias un rire discret mais amusé. Il se nota de ne jamais se mettre en porte-à-faux avec ce fils de démon-ci et sa philosophie du « œil pour œil, dent pour dent », il risquerait d'y laisser des plumes.

« L'héritier en route… bah mon pinson, j'ai hâte de voir la tronche de papy et mamie quand ils apprendront la nouvelle, siffla Elias. Mamie se sera pas entraînée à faire des tartes et des confitures toutes ces années pour rien.

- Et le trône de Logres a une chance de pas rester vide quand Arthur abdiquera, mais vous avez raison, les tartes et les confitures c'est plus important que l'unification d'une terre sacrée. » Merlin secoua la tête, moqueur, mais il serra un peu plus fort la main d'Elias qu'il tenait toujours. « Puisqu'on est sur le sujet, vous m'en parlez un peu, de votre fils caché à vous ?

- Mon fils caché ? Non mais ça va pas mieux, vous croyez vraiment que… ah oui, non mais d'accord, mon « fils » caché, oui. » Elias se massa la tempe de sa main libre alors que des bribes de souvenirs lui revenaient de leur conversation de la veille. « Désolé ça veut pas rentrer, ça. Avec l'attaque du château et tout le boulot qu'on a eu ces derniers mois, je l'avais complètement oublié, celui-là.

- Charmant, heureusement que c'est pas un vrai gamin, il y aurait matière à s'inquiéter…

- Ça t'a perturbé ça, hein ? lança le sorcier avec un rictus narquois. Que ce soit un vrai gamin, conçu à l'ancienne et tout et tout ? La tronche que tu tirais, on aurait dit que quelqu'un avait pissé sur tes plants de betteraves. »

En réexaminant la scène avec le recul conféré par plusieurs heures, Elias se surprit à apprécier l'expression indignée, quasiment territoriale qui avait maquillé le visage de son compagnon lorsque Léodagan avait évoqué son « fiston » de Carmélide. Il ne s'était jamais considéré comme appartenant à qui que ce soit – ni employeur, ni amourette de passage – car l'idée même de se retrouver enchaîné à quelqu'un, même de façon figurée, le répugnait au plus haut point. Mais avec Merlin… avec lui c'était différent. Moins révoltant. Nettement plus acceptable.

Le druide souffla par le nez et relâcha la main d'Elias pour croiser ses bras sur son torse. « Ma tronche, ma tronche, bah oui ! Faut me comprendre aussi ! L'idée qu'une femme normalement constituée te laisserait lui mettre les pattes dessus comme ça, c'est affligeant !

- J'sais bien ! Même les vieux hiboux de druide tout dépeignés j'arrive pas à les convaincre, alors une bonne femme, tu penses bien !

- Me « convaincre » ? Ce qu'il faut pas entendre ! Vu comment tu recules à chaque fois que je te touche, on peut pas vraiment dire que tu essaies de me convaincre de quoi que ce soit !

- Moi je recule ? Moi je recule ?

- Bah oui, toujours à faire attention, à regarder autour, « pas ici, pas maintenant », il faut forcément attendre les coins de couloir ou la tombée de la nuit ! Et quand enfin Môssieur Elias daigne prendre dix minutes pour s'occuper un peu de mon cas, il y va à reculons !

- Non mais c'est une plaisanterie, alors ! s'indigna l'enchanteur du Nord, étouffé par l'injustice de ces accusations. Je veux bien admettre que je fais des efforts question discrétion, parce que t'en es incapable, mais pour tout le reste c'est n'importe quoi ! »

Merlin le fixait d'un regard sceptique, clairement sur la défensive. « Ah, n'importe quoi, vraiment ? Alors comment ça se fait que c'est toujours moi qui te rejoins dans ta chambre ? Que tous nos contacts physiques - d'une rareté désolante, au passage - c'est moi qui dois les initier ? Il en dit quoi, de ça, Môssieur mauvaise foi légendaire ? »

Le ton mordant mais un peu blessé sur les bords laissait entendre que la diatribe du druide ne sortait pas de nulle part, et qu'il avait déjà réfléchi à la question auparavant. Muselant son instinct qui lui hurlait de balancer une remarque cinglante et de se tirer, comme il l'aurait fait à une époque, Elias prit deux minutes pour analyser ce qu'il venait d'entendre.

« Je crois que je vois ce que tu veux dire, commença-t-il lentement, son cerveau turbinant en même temps qu'il prononçait les mots. Et c'est vrai que j'ai pas été très… offensif, on va dire, point de vue physique.

- Ha !

- Laisse-moi finir, crétin ! grogna Elias, excédé d'être interrompu. Si j'ai pas insisté plus que ça, c'était parce que je voulais te laisser le temps et l'espace qu'il te fallait ! Je me suis dit… bah, je me disais qu'il y avait tellement de choses qui t'avaient été imposées ces dernières années, Arthur, les souterrains… je voulais que ça, que nous, ça évolue au rythme que tu voulais, pour changer. »

Il avait terminé son explication d'une voix plus calme qu'il ne l'avait commencée, observant les épaules de Merlin s'affaisser alors que la tension les quittait. Le visage barbu perdit également de son aspect crispé, mais une lueur dubitative persistait dans le fond de ses yeux.

« C'est vrai ça, ou c'est des chars ? demanda le druide avec le ton las de celui qui veut la caresse, mais qui s'attend à une baffe. Non parce que si c'est vrai, ça veut dire que ça fait des mois que je m'assieds sur des activités plutôt plaisantes parce que t'es trop poli, et il va me falloir une petite minute pour m'en remettre, quand même.

- Putain, faut vraiment qu'on parle plus souvent, ça devient débile, râla Elias en enfouissant de nouveau son visage dans ses bras croisés sur l'établi. On aurait pu continuer comme ça longtemps, à prendre des pincettes comme des cons…

- Du coup, ça te dirait… enfin j'veux dire, je sais que t'as du boulot aujourd'hui, mais… ce soir, éventuellement ?

- Ah mais sans problème, mon petit père ! Sans problème.

- C'est pas très classe, demandé comme ça, mais bon…

- On emmerde la classe. J'vais te dire, je suis déjà en place sur l'établi, tu fais ce que tu veux.

- Oh ben là non, quand même ! fit Merlin, scandalisé. Là c'est moi qui peux pas ! Non, n'importe qui peut entrer, je suis peut-être pas paranoïaque question discrétion comme certains mais je donne pas non plus dans l'exhibitionnisme ! Et puis j'ai plus ton âge aussi ! Si je m'amuse à faire ça, j'aurai mal au dos pendant deux semaines, alors merci bien.

- C'était pour déconner, ça va, mollo sur les aigus ! Ce soir c'est très bien. »

Plus que bien, même, c'était inespéré. La seule pensée qu'ils se cherchaient l'un l'autre depuis des semaines, des mois peut-être, sans oser dépasser une certaine ligne comme deux ados gauches et doutant de l'intérêt de l'autre... ça mettait Elias dans une rage folle. Folle, mais de très courte durée : le programme de la soirée était assez attractif pour le brosser dans le sens du poil et étouffer tout accès de colère dans l'œuf.

Tellement attractif, en réalité, qu'Elias était à deux doigts – pour peut-être la première fois de son existence – d'envoyer bouler toutes ses responsabilités de la journée pour ne pas avoir à patienter les quelques heures qui le séparaient de sa nouvelle addition favorite : un lit, un druide et tout le temps du monde.

« On parlait de quoi, avant de se rendre compte qu'on avait un malentendu à rectifier au plus vite ? ronchonna le sorcier, dégoûté de constater que son ton était plus plaintif qu'assuré.

- Le fiston à quatre pattes, aida Merlin.

- Ah oui, lui. Par où commencer... » Elias se redressa sur son tabouret, pensant très fort aux hivers glacés de Carmélide et aux tartes à l'oignon immondes de Séli pour faire diminuer l'excitation qui avait commencé à lui embraser les reins. Ça marchait plutôt pas mal. « On avait cinq ou six chiens, chez Léodagan, pour garder les bêtes ou pour chasser. Un jour, un loup s'est invité au milieu des moutons ; ça arrivait plutôt souvent, en plein hiver, faut admettre. Sauf que là, la bestiole a quand même fait fort : avant de se choper une jeune brebis pour la traîner dans les bois, il a du remarquer qu'une des chiennes de la meute était en plein milieu de ses chaleurs et il s'est attardé un petit quart d'heure de plus, si vous voyez ce que je veux dire.

- Et ben, manque pas de souffle le bonhomme, siffla Merlin. Et après ?

- Enfin bref, pour la faire courte, on s'est retrouvés avec une bassine de chiots deux mois plus tard. Quatre ou cinq, je sais plus. Au lieu de les buter, comme Léodagan voulait le faire au début, ils ont été éduqués comme les autres chiens du château, demi-loup ou pas. Ça marchait plutôt bien, sauf pour un d'entre eux. Un petit mâle turbulent qu'écoutait rien du tout et qui n'en faisait qu'à sa tête. Il pouvait pas être près des bêtes parce qu'avec ses oreilles droites de loup, il faisait peur au troupeau. Il pouvait pas partir chasser parce qu'il a jamais ramené aucun gibier, il bouffait tout ce que les autres chiens attrapaient. Il pouvait même pas garder le château, pour ça il aurait fallu qu'il se concentre plus de deux minutes. Bref, un vrai boulet, il était bon qu'à perturber les autres clébards. En plus il mordait, des fois.

- Ouais, le sort s'acharne quoi, acquiesça le druide.

- On peut dire ça. Au final il a tellement usé ceux qui ont voulu le dresser qu'ils ont fini par abandonner. Ils allaient lui mettre un coup de hache dans la tronche pour s'en débarrasser quand je me suis dit que j'allais tenter le coup.

- D'un coup, comme ça ?

- D'un coup, comme ça. Déjà, parce que j'avais rien d'autre à foutre et que j'aime pas bien le gâchis, et ensuite j'avoue qu'il m'a fait un peu de peine ce pauvre clebs. Il m'a rappelé un autre débile qui sait rien faire de ses dix doigts, alors forcément, j'étais influencé...

- Hé, protesta Merlin. Doucement sur les fions, sinon ce soir je peux aussi décider que j'ai mieux à faire en forêt, et vous vous débrouillez tout seul.

- C'est ça, oui, visez la menace, je suis terrorisé. Je peux finir mon histoire, oui ? Bon. Au début, c'est sûr, j'ai regretté : impossible de faire comprendre quoi que ce soit à la bestiole, un vrai calvaire. Il m'énervait, ça l'énervait, il m'a niaqué les mains une bonne douzaine de fois je crois. Mais bon, comme j'avais rien de mieux à faire, je me suis accroché et ça a fini par payer. Oh j'en ai pas fait un élément utile pour la vie du château, hein, je suis magicien pas faiseur de miracles. Mais bon, faut avouer, c'est pas un compagnon désagréable, enfin quand il est là et qu'il se barre pas des semaines dans les bois faire je sais pas quoi.

- C'est le sang de loup ça. La vie sauvage, les grand espaces, ça l'attire c'est normal. C'est pour ça que vous disiez que c'était compliqué, hier ?

- Bah oui, parce que c'est mon chien vu que je me suis fait chier à l'éduquer contre l'avis de tout le monde, et en même temps il est pas du tout à moi, vu qu'il fait un peu ce qu'il veut, quand il veut. Il a l'air autant à l'aise vautré sur mes pieds devant la cheminée que promenant dans la colline sous la neige battante, je sais pas ce qui se passe dans sa tête.

- Décidément vous faites jamais rien comme tout le monde, fit Merlin en secouant la tête. Même pour un bête chien, il faut donner dans le sensationnel. Et il a un nom, votre champion ?

- Vous allez vous foutre de ma gueule, mais... il s'appelle Mogriave. »


« Vous pensez qu'il va me reconnaître ? Un an, c'est long.

- Les loups, ça compte parmi les animaux les plus intelligents du monde. Il vous aura pas oublié, faites-moi confiance.

- Si ça se trouve, il a même pas voulu suivre la caravane et on attend pour rien.

- Si ça se trouve. Mais j'aurais tendance à dire que c'est pas le cas.

- Et on peut savoir d'où vous nous pondez ça ?

- Communion avec les éléments, intuition cosmique. Pouvez pas comprendre.

- Ah ben ça vient sûrement de là, alors. »

Avec un roulement d'yeux tellement exagéré qu'il aurait pu en tomber à la renverse, Elias passa son poids d'une jambe à l'autre et reprit sa position initiale, appuyé contre le mur d'enceinte de Kaamelott.

La caravane en provenance de Carmélide avait été repérée par les postes de surveillance, et son arrivée annoncée par deux cavaliers éclaireurs environ deux heures auparavant. Elias avait prévu d'attendre bien au chaud dans le laboratoire que les carrioles arrivent, en terminant de hacher le lot de racines de conifère fraîches ramassées la veille – il faisait tellement de potions de Guérison des Plaies pour les inconscients qui œuvraient à la reconstruction de la forteresse qu'il aurait tôt fait de saccager tout le patrimoine forestier de la région. Mais comme bien souvent, Merlin s'en était mêlé et lui avait quasiment arraché le couteau des mains pour le traîner jusqu'à la grande porte. Où ils étaient présentement en train d'attendre comme deux glands sous une légère averse de neige humide que la caravane veuille bien se montrer.

Elias n'était pas à l'aise avec les retrouvailles, surtout celles qui se déroulaient en public. Au-delà du fait qu'il n'était pas très enclin à montrer de l'affection de façon générale, il ne supportait pas les attentes maladives des témoins qui s'imaginaient que si on en faisait pas des caisses, c'était qu'on était pas si heureux que ça de retrouver l'autre d'en face. Comme s'il fallait forcément hurler et se donner de grandes tapes dans le dos pour pleinement apprécier de revoir quelqu'un absent depuis longtemps…

En plus, dans ce cas précis, il ne s'agissait même pas d'un être humain, mais d'un animal versatile qui avait très bien pu complètement retourner à l'état sauvage depuis la dernière fois qu'Elias l'avait vu. Non pas que le sorcier ne serait pas content de le revoir, non ; mais il avait toujours observé une certaine retenue dans son attachement à ce chien-loup, attendant tout en le redoutant le jour où la bête ne reviendrait pas de ses expéditions de plusieurs semaines. Et comme Elias ne sortait jamais du château de Carmélide, il n'aurait jamais su si c'était une meute de vrais loups ou une flèche qui aurait scellé le destin de son protégé velu. La perspective n'était déjà pas très engageante pour le bonhomme standard, alors pour Elias qui avait toujours noué des liens à reculons…

Il n'était même pas sûr de ce qu'il ressentirait une fois la caravane arrivée à Kaamelott. Si le chien était là, est-ce que ce serait vraiment pour le mieux ? Et dans le cas où il ne serait pas là, est-ce qu'Elias serait vraiment déçu ?

A en juger par le druide qui trépignait presque dans la mince couche de neige, debout à ses côtés, certains n'avaient pas ce genre de problème en tête.

« Vous allez vous calmer, oui ? grogna l'enchanteur, agacé. Si c'est l'envie de pisser qui vous démange, allez-y et foutez-moi la paix.

- Je suis peut-être un peu impatient, bon, j'ai le droit non ? C'est quand même pas rien !

- C'est un chien, y a pas de quoi se rouler par terre.

- C'est votre chien, un animal dont vous vous êtes occupé depuis qu'il était petit, et je regrette mais connaissant votre douceur habituelle j'ai quand même hâte de voir le résultat. Il a quel âge, déjà ?

- Cinq ou six ans, à peu près, estima Elias, se plaquant un peu plus contre le mur pour éviter les quelques flocons qui tombaient en diagonale et mouillaient ses cheveux. Et ne vous emballez pas trop : comme j'ai dit, il y a des chances qu'il soit resté en Carmélide.

- Et moi je vous dis qu'il sera là, j'en mets ma main au feu.

- C'est ça le drame de votre vie, vous êtes toujours beaucoup trop optimiste ! C'est pour ça que vous êtes constamment déçu par tout et tout le monde. Sans rire, il faudrait que vous commenciez un peu à-

- Ils sont là ! »

Elias tourna la tête pour suivre du regard la direction pointée par le doigt enthousiaste du druide. En effet, on pouvait apercevoir au Nord, entre les flocons, les oreilles de quelques chevaux et les toits de trois carrioles sombres qui se détachaient du sommet d'une colline. Nul besoin d'avoir un visuel sur les armoiries frappées sur les flancs du convoi pour savoir qu'il s'agissait de deux vipères rouges emmêlées dans un ballet mortel : la Carmélide revenait du pays.

Ils progressaient lentement, les bruits de leur passage étouffés par la neige qui s'accumulait au sol. Les chevaux étaient certainement fourbus du voyage, leurs lourds sabots peinant à s'arracher du mélange boueux qu'était devenu le chemin. Avec le recul, ça n'avait pas été une si bonne idée que ça d'utiliser les pavés de la route pour colmater les fissures des remparts. A court terme, ça dépannait, mais ça générait d'autres problèmes plus pénibles maintenant que l'hiver s'installait.

Lorsque le convoi ne fut qu'à une cinquantaine de pas de la grande porte – et qu'Elias décida que, tout compte fait, il espérait que Merlin avait pour une fois raison – la portière du convoi de tête s'ouvrit violemment. Un beuglement d'ours qui ne pouvait appartenir qu'à Léodagan résonna, trucidant l'ambiance paisible d'un élégant « Non mais vous êtes complètement con, ma parole ! » avant qu'une forme sombre et manifestement quadrupède ne bondisse à l'extérieur.

Contre toute attente, le cœur d'Elias sauta un battement. Ils avaient réussi, ils l'avaient ramené.

Le chien n'avait pas changé, fidèle au dernier souvenir que le sorcier gardait de lui, quelques jours avant l'arrivée des burgondes au château de Carmélide. Haut sur pattes, sa fourrure épaisse mêlant avec harmonie le fauve et le noir, Mogriave avait collé sa truffe au sol mouillé aussitôt qu'il l'avait touché. Ses oreilles dressées oscillaient, percevant les sons des alentours, alors que sa queue battait paresseusement l'air à mesure qu'il fouillait la boue.

Pour un œil inexercé et voilé par le mince rideau de neige, il s'agissait d'un loup au pelage un peu atypique. Mais il aurait suffi de s'approcher pour remarquer la taille trop réduite, le museau trop carré, les yeux trop dociles.

Elias se surprit à sourire. Il était le premier étonné du constat, mais cet abruti lui avait bel et bien manqué.

« Merde, mais il est trop beau ! »

L'exclamation de Merlin, en plus de sortir l'enchanteur de ses pensées, attira l'attention du canidé qui releva la tête dans leur direction. Après un bref – très bref – instant d'immobilité expectative, Mogriave se mit à galoper ventre à terre vers la porte de la forteresse, dépassant avec aisance le convoi non sans arracher quelques hennissements affolés aux chevaux.

« Euh… c'est vers nous qu'il arrive, là ? s'inquiéta Merlin.

- Ah ben après avoir gueulé comme ça, c'est vers nous qu'il arrive, oui !

- Mais… il va vite quand même !

- Nan mais vous inquiétez pas, il va rien nous f- putain ! »

Un instant Elias regardait le visage inquiet du druide, et celui d'après il ne pouvait voir que l'étendue grise du ciel chargé de nuages. Le choc du sol contre son dos déroba tout l'air de sa poitrine, et celui à l'arrière de sa tête fit voleter des mouches devant ses yeux. Instinctivement, ses bras se levèrent, tentant sans succès de se défaire des larges pattes boueuses qui le maintenaient cloué au sol et de la langue baveuse qui lui labourait tout le visage.

« Stop, stop, ça suffit ! cria-t-il lorsqu'il eut repris possession de sa voix. Stop, arrête corniaud, c'est dégueulasse ! Assis ! Assis j'ai dit ! »

Il aurait pu gueuler dans le nid d'un hibou, ça n'aurait pas mieux fonctionné. Le chien continuait ses assauts dégoulinants sans prêter la moindre attention à ses protestations, sa queue battant l'air furieusement. S'il lui arrivait de descendre du torse du sorcier, c'était seulement pour lui tourner autour avant d'y sauter de nouveau, trouvant un nouvel angle d'attaque pour lécher copieusement chaque pouce de peau visible.

« Mais c'est pas possible d'être con comme ça ! Assis ! Merde, Merlin, restez pas planté là comme un cèpe, faites quelque chose !

- Je suis déjà en train de faire quelque chose ! ricana le druide penché en avant, les mains sur les cuisses. Je profite du spectacle !

- Ooooh vous, attendez un peu que je me sorte de là, j'vais vous fumer votre tête ça va pas traîner ! » Posant ses deux mains à plat sur le poitrail du chien, Elias poussa de toutes ses forces et parvint à faire reculer l'animal et son haleine de bouc moisi suffisamment longtemps pour pouvoir s'asseoir. « Voilà ! Recule, recule sac à puces ! Il m'a salopé des pieds à la tête, ce con !

- Il est content de vous voir, c'est tout ! Vous qui pensiez qu'il vous reconnaîtrait même pas, ça doit vous faire au moins un peu plaisir, non ? demanda Merlin, rieur, en tendant finalement une main pour aider Elias à se remettre sur pieds. C'est pas si souvent que quelqu'un est tellement heureux de vous voir qu'il se jette sur vous pour vous couvrir de baisers.

- Non, j'vous le fais pas dire, ça n'arrive même jamais ! rétorqua le sorcier avec mordant, essuyant du mieux qu'il pouvait les paquets de boue qui s'accrochaient à son manteau et ses cheveux. Non mais regardez-moi c'travail ! Il va falloir que je le lave encore ! Je venais à peine d'enlever toute la résine de pin d'hier, je vais pas passer ma vie avec les mains dans l'eau savonneuse, à la fin ! Mogriave, non ! »

Le chien s'était ramassé sur ses pattes postérieures, prêt à sauter de nouveau, mais l'ordre ferme l'interrompit en plein élan. Il se contenta de fixer Elias, pantelant, sa queue battant si fort que tout son arrière-train oscillait de droite à gauche. Une petite partie de l'enchanteur devait l'admettre, c'était quand même drôlement gratifiant de se sentir aussi important pour un autre être vivant, aussi sale soit-il.

« C'est bien, acquiesça-t-il devant la baisse d'excitation salvatrice de Mogriave, tendant une main pour lui gratter l'arrière des oreilles. C'est bien, doucement. Sage.

- Mais c'est qu'il vous écoute un peu, en plus ! fit Merlin en s'approchant, paume tendue vers l'avant pour permettre au chien de la renifler curieusement. Et bonjour, ravi de te rencontrer ! T'as fait bon voyage ?

- Je vais vous dire, moi, s'il a fait bon voyage ! »

Tout juste descendu de carriole, les jambes encore chancelantes d'une station assise prolongée, Léodagan s'était aventuré vers leur petit groupe. Même masqué à moitié par la capuche de son manteau de fourrure, le visage crispé du souverain de Carmélide ne donnait pas du tout envie de rire.

« Des jours et des jours qu'il nous râpe les noyaux, votre corniaud ! rouspéta le Sanguinaire. Et que je chougne, et que je regarde dehors, et que je gueule ! Même le laisser sortir pour pisser c'était l'enfer, on lui a mis une corde au cou pour pas qu'il se fasse la malle ou qu'il foute la frousse aux chevaux, on a failli y laisser des doigts ! En plus il daube, c'est une infection sur pattes, votre bazar ! Ah non mais maintenant c'est bon, il est là, vous vous démerdez ! J'fais pas garde d'enfants !

- Essayez de pas trop perdre la main non plus, vous pourriez vous y mettre dans quelques temps, répondit Merlin sans décrocher les yeux de Mogriave qui s'appliquait à lui sentir les pieds et le bas de son manteau gris.

- Vous êtes bouché à la cire ou quoi ? gronda Léodagan alors que Séli s'extirpait à son tour de la carriole pour venir le rejoindre, sûrement intriguée par le bruit. J'vous dis que maintenant c'est votre problème, ce clébard, je veux pas l'avoir dans les pattes !

- Ah mais je parlais pas du chien, moi.

- Quoi ? Qu'est-ce que c'est que ce baratin ? demanda Séli en lieu et place d'une salutation, son regard s'attardant sur Merlin avant de transpercer Elias. Vous pouvez nous expliquer ce qu'il est en train de nous chanter, votre glandu à barbiche ?

- Rien, c'est rien de bien important, prétendit le Fourbe. Mais si vous mangez avec votre fille et votre gendre ce soir, un conseil amical : arrivez en premier, et asseyez-vous bien. »

Le regard à la fois méfiant et intrigué des époux amusa grandement Elias. Il aurait voulu être une mouche dans la salle à manger royale pour être témoin du moment où les futurs grands-parents poseraient les yeux sur ce qui n'était pas présent avant leur départ trois mois auparavant, et qui ne saurait désormais être dissimulé par aucune robe bouffante.

Ceci étant dit, cela faisait longtemps qu'il ne s'était pas transformé en corbeau, un petit entraînement ne serait pas de trop. Juste histoire de ne pas perdre la main.


« Ah non, désolé les copains, ça va pas être possible. »

A peine passé le seuil de sa chambre, la vision qui accueillit Elias le poussa à froncer les sourcils et croiser les bras sur son torse.

Merlin s'était installé sur son lit, vêtu d'une simple tunique blanche et ses cheveux déjà tressés pour la nuit. En soi, l'image était loin d'être désagréable, pas plus qu'elle n'était extraordinaire : après leur petite discussion quelques semaines auparavant, retrouver le druide dans son lit était même devenu un évènement assez régulier.

Non, ce qui ennuyait Elias, c'était plutôt l'addition poilue à leur habituel duo nocturne.

« Quoi, qu'est-ce qu'il y a ? demanda Merlin, sans aucune trace d'embarras, en caressant la tête de Mogriave posée sur sa poitrine.

- Ce qu'il y a ? Oh, c'est pas bien compliqué : vous avez fait monter le chien sur le lit, et c'est non, voilà ce qu'il y a.

- Qu'est-ce qui vous gêne ? Si c'est la boue, je lui ai nettoyé les pattes pendant que vous preniez un bain.

- Mais la boue c'est qu'une partie du problème ! Il sent mauvais, il va laisser des poils partout sur les couvertures, c'est absolument pas propre ! Non, il décarre de là, fissa !

- Pas propre, ah la bonne blague ! s'exclama Merlin en continuant à glisser ses doigts dans le pelage épais de Mogriave, faisant tomber sur les draps des paquets de poils qu'Elias ne pouvait pas regarder sans frissonner de dégoût. Vous apprendrez, Môssieur le grand maniaque, que j'ai passé dix ans à dormir coincé entre Karadoc, qui pétait dans son sommeil et qui faisait sécher des fromages sous son oreiller, et Perceval qui me rotait dans l'oreille et qui bavait sur mon épaule. Alors sincèrement, un chien, j'en ai plus ou moins rien à foutre. »

Elias se pinça l'arête du nez, comptant en druidique dans sa tête pour se calmer. L'heure était bien trop tardive pour se mettre à hurler sur son compagnon, mais il ne comptait pas fléchir pour autant. « De toute façon il n'y a pas besoin de discutailler cinquante ans : c'est ma chambre, c'est mon lit, c'est moi qui décide. Et je décide qu'il se tire !

- Mais il est fatigué du voyage ! contra cette courge de druide en passant ses bras autour du cou de Mogriave, que le ton de la conversation commençait à inquiéter à en juger par ses oreilles plaquées en arrière et ses yeux fuyants. Et c'est un nouvel endroit pour lui, il est pas rassuré ! Il a peur, il a froid, il veut dormir avec vous, vous pouvez quand même faire un effort juste pour cette nuit non ?

- Alors d'une : avec ce clébard-là, c'est jamais « juste pour une fois », si vous cédez, vous êtes marron pour toujours, faites-moi confiance. Et ensuite, d'où vous me sortez ces conneries de peur et de froid ?

- C'est ce qu'il m'a dit !

- Mais qui vous l'a dit ?

- Bah, le loup ! Enfin, le chien, quoi !

- Mais qu'est-ce que vous me bavez encore… Ah non mais c'est vrai, j'avais oublié, druide… » Elias avait toujours eu le plus grand mal à se souvenir que la plupart de ces barbus mâchouilleurs de lichen pouvaient converser avec certaines bestioles, et que Merlin était plutôt bon pour tout ce qui était carnivores à quatre pattes. Voilà c'était surtout ça qu'il avait du mal à retenir : Merlin, plutôt bon à quelque chose. « Ben il vous ment, c'est tout ! Il a trouvé un couillon qui lui passe tous ses caprices, il en profite, pas fou l'animal!

- Tous ses caprices, faut peut-être pas exagérer ! On lui a même pas préparé un coin pour lui, il va pas coucher à même le sol de la chambre, si ?

- Non, en effet, vu qu'il va dormir à même le sol du labo en bas ! Et si vous continuez à la ramener, c'est dehors qu'il va roupiller ! »

Merlin écarquilla ses grands yeux bleus et, affichant son plus beau masque de nonne scandalisée, s'agrippa au chien comme si Elias avait suggéré de l'écorcher pour s'en faire un manteau de fourrure. « T'es pas fou, non ?! Il neige ! Tu vas quand même pas le mettre dehors, le pauvre !

- Pour mémoire, je tiens à rappeler que cet animal est connu pour se barrer en autonomie des semaines durant – et de son propre chef – dans la campagne de Carmélide où il neige, il pleut, il vente et tout ça de façon bien plus violente qu'ici au Sud ! Alors je vais peut-être pas le foutre dehors la première nuit, d'accord. Mais je vois pas ce qu'il y a de choquant à le faire dormir en bas, au sec, avec encore du feu dans la cheminée et l'écuelle pleine de bouffe de tout à l'heure dans le bide !

- Pffff, t'es vraiment pas souple, critiqua Merlin avec mépris.

- Et t'es le pire des laxistes, à nous deux on tient une bonne moyenne ! Bon sang heureusement, mais heureusement que t'as pas d'enfants ! Y a qu'à voir la belle influence que t'as eu sur le fils Pendragon, bravo l'éducation à la Merlin, champion ! On commence tranquille, et à la fin on laisse le gamin renier son épouse, abandonner une quête sacrée et foutre le camp de son royaume en s'attirant la colère des dieux au passage ! »

Sous le coup de la fatigue et de l'énervement, Elias avait laissé les mots sortir sans vraiment les contrôler et sans trop reprendre son souffle non plus. Arrivé en bout de phrase, il s'interrompit pour prendre une inspiration salvatrice ; ces trois secondes lui permirent d'analyser pleinement ce qu'il venait de dire – non, plutôt de balancer – à son compagnon et de réaliser qu'il venait peut-être, probablement, très certainement de faire une grosse boulette.

L'expression blessée de Merlin, figée par la surprise et l'amertume, termina de confirmer cette hypothèse.

« Ah c'est comme ça ? » dit le druide d'une voix dangereusement calme. D'un mouvement décidé, il pivota pour poser ses pieds au sol et se leva du lit, attrapant la cape grise qu'il avait jetée sur une chaise dans un coin de la pièce et s'en drapant les épaules. « Viens, Mogriave, on s'en va. Faut savoir repérer quand on veut pas de nous quelque part.

« Hé, tu vas où comme ça ? demanda plus posément Elias alors que le chien, dans une démonstration d'obéissance presque écœurante, sautait du lit pour coller aux talons de Merlin.

- Où j'veux, tant que c'est pas ici. Si c'est pour entendre certaines remarques à la con, je préfère encore partir, souffla le fils de démon en ouvrant la porte de la chambre.

- Tu vas pas aller dehors quand même ? Ho, Merlin ? Arrête tes conneries, il fait nuit et il neige…

- Tiens, tout d'un coup la nuit, la neige, c'est préoccupant ? C'est marrant, ça semblait pas vous angoisser plus que ça y a même pas cinq minutes, quand vous parliez de mettre votre chien dehors !

- Merlin…

- Non mais c'est bon, vous bilez pas pour nous, on a besoin de personne ! On se débrouille ! De votre côté, vous avez qu'à tranquillement rester ici, avec votre lit tout beau, tout propre, et tout vide aussi ! »

La porte se referma dans un claquement assourdissant, égalant presque le volume sonore du druide et résonnant jusque dans les os d'Elias.

Bon… il avait merdé, et bien proprement, aucun doute là-dessus. L'enchanteur caressa un instant l'idée de courir à la poursuite de son nigaud de partenaire pour le raisonner, mais il le connaissait assez bien pour savoir qu'à ce stade, il ne serait au mieux pas écouté et qu'il risquait – dans le pire des cas – une bonne claque dans le museau. C'était d'ailleurs étonnant qu'il n'en ait pas reçu une, après ce qu'il avait dit…

Avec un soupir las, Elias s'assit sur le bord du lit et se débarrassa de ses chausses. Mieux valait laisser la nuit à l'autre pignouf pour se calmer, il serait bien plus réceptif à ses explications au matin.


Cela faisait bien longtemps qu'Elias n'avait pas passé une nuit aussi pourrave. Les draps froids, le bruit du vent contre la façade, la position dans le lit qui devenait inconfortable au bout de cinq minutes, absolument tout s'était ligué contre lui pour l'empêcher de fermer l'œil. Sans compter sa cervelle qui refusait obstinément de se mettre au repos et qui ruminait en boucle la conversation de la veille.

Epuisé, exaspéré, mais vaincu, le sorcier repoussa les couvertures pour se lever. Le soleil filtrait déjà à travers les interstices des volets fermés, il n'y avait aucune raison valable de rester au lit pour ne pas y dormir et gâcher ainsi de précieuses heures de travail. Une poignée de minutes suffit à Elias pour s'habiller, se repeigner et enfiler ses bottes. Quelques secondes supplémentaires et les volets étaient ouverts, le lit refait et la porte ouverte pour permettre au sorcier d'affronter la journée qui s'annonçait déjà harassante.

Il y avait encore tout un tas de racines de pin à terminer de couper et à séparer en quantités égales dans des bocaux. Il était probablement temps aussi de faire un tour des pattes de corbeaux, pépins de courge et autre denrées périssables pour balancer ce qui commençait à être un peu trop moisi. Point de vue tâche quotidienne, c'est sûr, il y avait plus intéressant, mais il fallait bien que quelqu'un s'y colle histoire que certains débiles évitent de faire sauter le labo en contaminant une potion. Par exemple.

En parlant de certains débiles…

L'enchanteur marqua une pause dans le couloir, ses yeux attirés par la porte de la chambre de Merlin. Le druide ne l'utilisait plus que rarement, préférant l'orientation Sud des quartiers d'Elias lorsqu'il n'était pas sur la route ou à bricoler sa cabane dans les bois. Néanmoins, se pourrait-il…

A pas de loup, le Fourbe s'approcha et ouvrit la porte le plus discrètement possible, tournant la grosse poignée de fer avec un niveau de délicatesse habituellement réservé à l'extraction de nerf de rat. Le lourd panneau de bois pivota dans un grincement aigu qui lui arracha une grimace et il s'empressa de jeter un coup d'œil à l'intérieur de la pièce.

Dans le mille.

Merlin était pelotonné dans son lit, les couvertures remontées jusqu'aux yeux dans un effort de bloquer le froid ambiant. Blotti à ses côtés, roulé dans une boule tout aussi serrée que le druide, Mogriave profitait pleinement d'une bonne moitié du pajot. Les deux larrons avaient l'audace de ronfler paisiblement, comme pour faire un pied de nez à l'horrible nuit d'Elias.

Passé l'agacement initial – son refus de faire dormir le chien sur un lit avait tout de même été ignoré de façon éhontée, pardon de le constater – le sorcier se força à un peu d'indulgence devant la sérénité de la scène. S'il n'avait pas été aussi obstinément buté, il se serait peut-être même glissé sous les draps dans le mince espace derrière Merlin pour venir compléter le tableau. Dommage.

« Oh ceux-là, ils vont être insupportables, » murmura-t-il dans un soupir, mais il permit à un demi-sourire affectueux d'étirer ses lèvres.

Le plus silencieusement du monde, Elias recula hors de la chambre, replaçant la porte contre son dormant. Il avait quelques excuses à préparer, un domaine où il était loin d'exceller, et il se figurait qu'aller chiper aux cuisines de quoi préparer le petit déjeuner jouerait en sa faveur. Il pourrait bien bricoler quelque chose à base de pain, de lait de chèvre chaud et de ce genre de gelée de myrtilles que Merlin aimait particulièrement.

Et quitte à passer aux cuisines, il en profiterait pour voir s'il n'y avait pas d'autres restes de viande de la veille. Pour éviter le gâchis, bien sûr, ce serait juste dommage que ça se perde.