Résumé du chapitre : des vikings se sont mis en tête d'envahir la Bretagne.
== La Campagne ==
« Ils sont combien, à peu près ?
- Ben de là où on est, c'est pas facile à dire, en plus avec les arbres…
- Non mais j'entends bien, mais à votre avis, combien ?
- Cent soixante, peut-être plus… s'il y en a sous les tentes, je dirais deux cent douze. »
Arthur tourna la tête vers Perceval à sa droite tout en prenant soin de ne pas dépasser du haut de la colline, les yeux plissés par l'interrogation. « Ah d'accord, donc vous c'est soit une estimation à la louche, soit un chiffre hyper précis mais qui a rien à voir avec l'estimation de départ ?
- Vous me demandez mon avis, moi j'vous réponds !
- De toute façon ça sert à rien de discutailler deux plombes, intervint Léodagan d'un air désabusé depuis le côté gauche d'Arthur. La seule chose qui change, c'est de savoir s'ils sont deux ou trois fois plus nombreux que nos gars à nous, parce que selon ils vont les buter en deux ou trois fois moins de temps, voilà, c'est tout.
- Eh ben, merci beau-père, si un jour l'optimisme nous étouffe, on pensera bien à venir vous chercher. »
Merlin ne suivait que d'un œil les échanges à voix basse des trois hommes, son menton posé sur ses bras croisés. Cela devait bien faire dix minutes qu'ils étaient tous allongés à plat ventre par terre à se faire chatouiller les narines par les brins d'herbe, tâchant d'observer dans la plus grande discrétion les taillis en contrebas.
Les drakkars avaient été repérés par les tourelles de Carmélide quelques jours auparavant le long de la côte Est, à quelques encablures du mur d'Hadrien. La flotte viking n'avait pas débarqué sur les terres rocailleuses de Léodagan, préférant descendre à une allure qui ne pouvait être qualifiée que de nonchalante vers le Sud jusqu'à atteindre les larges plages de sable blanc où ils avaient jeté l'ancre sous les yeux paniqués de la nouvelle génération d'espions de Kaamelott. Les jeunes avaient donné l'alerte assez tôt pour qu'une troupe quitte la forteresse le lendemain de l'accostage et intercepte les guerriers vikings en chemin.
Ils étaient partis en catastrophe, trop peu nombreux et trop engourdis par l'année paisible qui venait de s'écouler, à tranquillement renouer des alliances et rebâtir un château qu'ils avaient eux-mêmes bousillé. Un jeune soldat était venu chercher Merlin et Elias directement dans leur labo, pendant leur casse-croûte du midi, en les sommant de se rendre dans les cinq minutes à la grande porte pour un départ en campagne. A peine le temps de changer de chausses et ils s'étaient retrouvés à cheval, la bouche encore pleine du pain et du fromage engloutis à la hâte en préparant leurs affaires.
Leur cohorte comptait seulement entre soixante et soixante-dix hommes, pour la plupart de jeunes bleus n'ayant pas encore terminé leur formation, ou peu s'en faut. Un maigre bataillon, comparé aux centaines de soldats qu'Arthur avait eu autrefois l'habitude de trimballer d'un bout à l'autre de l'île, mais les recrues se faisaient rares et le génocide perpétré par Lancelot sur les jeunes garçons bretons n'aidait pas. Il y aurait bien eu de l'aide à aller chercher du côté des saxons et de leur chef Horsa, mais ceux-là, le roi de Logres mettait un point d'honneur à les solliciter le moins possible. Alliés ou pas, il s'en méfiait comme de la peste, et ne les accueillait à Kaamelott qu'à contrecœur et à chaque fois pour le séjour le plus court possible.
Un des avantages indéniables d'un régiment restreint, toutefois, c'était sa vitesse de progression. Après quatre jours et demi de marche vers l'Est, les éclaireurs annoncèrent un soir que les vikings avaient monté leur campement pour la nuit dans un petit bois niché entre les collines, à une demi-lieue de là. La bataille se profilait pour le lendemain.
Arthur avait aussitôt ordonné l'arrêt des troupes et l'installation de leur propre camp de base. Puis, après avoir tendu son cheval à un écuyer, il avait attrapé ses enchanteurs, son beau-père et son chevalier gallois pour une petite mission de repérage furtive avant que le soleil ne baisse.
Enfin, furtive… si certains continuaient à s'envoyer des fions à voix haute, il ne serait bientôt plus nécessaire de se cacher dans les broussailles. Encore une chance que les vikings étaient trop confiants – ou trop cons – pour assigner des membres de leur groupe à la surveillance des environs.
« Je dis juste qu'en plus d'être plus nombreux que prévu, ils sont deux fois plus hauts et trois fois plus larges que le plus costaud de nos gaillards, et qu'on va se faire fumer, poursuivit Léodagan. Je vous apprends rien, tout de même ?
- Là, Sire, j'avoue, même moi j'avais compris, souffla Perceval.
- Non mais, très bien, mais qu'est-ce que vous voulez que je fasse ? rétorqua Arthur, agacé. Marche arrière, on rentre tous à Kaamelott et on se barricade derrière des remparts encore plus troués qu'une tranche de gruyère ? Ou non attendez, mieux, je descends voir les autres dingos à cornes et je leur demande gentiment s'ils peuvent décarrer leurs miches de l'île ?
- Euh, c'est vous qui voyez Sire, mais je suis pas sûr que ça marche…
- Mais évidemment que ça marcherait pas, andouille, c'était rhétorique !
- Ah mais… je croyais que c'était des vikings, moi ? Ils viennent d'où, si c'est des rétoïques ?
- Rhé-to-rique, bon Dieu !
- Si vous continuez à gueuler comme ça, on va bientôt plus avoir besoin de se poser la question de ce qu'on doit faire, vu qu'ils vont tous nous tomber sur le râble, » chuchota une voix exaspérée depuis la gauche de Léodagan.
Merlin cacha un sourire dans son avant-bras, ses yeux rivés sur la progression d'une grosse fourmi noire le long d'une brindille. Il n'appréciait pas trop de se faire trimballer à droite et à gauche, le Fourbe. Les départs en campagne au pied levé ça n'était pas du tout à son goût, à Môssieur Elias le maniaque qui aimait prévoir les choses deux ans à l'avance. Pas plus que se faire attraper à peine descendu de son cheval, les jambes encore raides d'une journée de voyage ininterrompu, pour se frapper une approche furtive de trente minutes et se planquer dans des buissons épineux.
L'enchanteur du Nord était légèrement énervé, et ça se sentait dans sa voix – pour qui savait entendre l'avertissement, bien sûr.
« Comment ça, nous tomber sur le râble ? demanda Léodagan en tournant la tête vers Elias, sourcils froncés. On est pas cachés par magie, ou je sais pas quoi ? C'est quoi que vous nous avez fait, tout à l'heure, vos jérémiades là ?
- Un charme de dissimulation.
- Eh ben ? C'est pas suffisant, ça ?
- C'est une petite illusion, un coup de pouce point de vue discrétion quoi, mais c'est pas prévu pour que vous puissiez vous mettre à danser et chanter sur la colline, non plus, grommela Elias de dessous son buisson.
- Ah ben bien, fantastique la magie, on croit qu'on nous voit pas mais en fait non, c'est du flan et il faut faire gaffe quand même, ironisa le Sanguinaire en levant les yeux au ciel. Pratique !
- Euh non mais là, il marque un point, Elias, accorda Arthur en se redressant sur un coude pour faire face au sorcier. Sans aller jusqu'à danser sur la colline, je croyais qu'avec votre truc, on craignait plus ou moins rien…
- Si vous vouliez vraiment qu'on craigne rien, c'est un sort d'invisibilité qu'il aurait fallu que je fasse. Seulement vous m'excuserez, forcer cinq organismes vivants à changer leur façon naturelle de réfléchir la lumière pour les rendre invisible, ça se bricole pas en cinq minutes avec les mains dans les poches ! siffla Elias, les branches de son bosquet frémissant à la cadence de ses mots agités. Je suis pas venu équipé pour ! Alors la dissimulation, c'est ce que j'avais de disponible là tout de suite.
- Au bout d'un moment, vous allez comprendre que la magie ça s'improvise pas comme un gratin de courgettes ? renchérit Merlin, légèrement irrité par les remarques faites à son compagnon qui avait fait de son mieux étant donné les circonstances.
- Oui ho, la barbe hein, ça va bien maintenant tous les deux ! grogna Arthur, son regard naviguant d'un magicien à l'autre. Je suis censé le savoir, moi, comment ça marche tout votre fourbi ? Je dis juste que je pensais qu'on était plus ou moins invisibles, maintenant c'est pas le cas, voilà, on passe à autre chose !
- D'autant qu'on a plus pressant comme problème, rappela Léodagan en désignant du menton la petite horde viking en contrebas.
- Hé ben vous, tiens ? fit le roi en recentrant son attention sur Elias. Vous pouvez pas nous rendre invisibles, mais vous auriez pas une combine pour les deux cents zigotos d'en bas ?
- Deux cent douze, corrigea Perceval. Mais c'est seulement si j'ai bien vu tous ceux qui sont dans les tentes…
- Oui, non mais d'accord, mais on s'en fout, ça change rien…
- Il faudrait que je réfléchisse deux minutes au terrain, considéra l'enchanteur. A ce que j'ai amené, à ce que je peux trouver dans les environs. Comme on est venus nous cueillir en catastrophe sans nous donner trop de détails, j'ai pris un peu de tout mais sans trop savoir ce dont on aurait besoin. »
C'était probablement la manière la plus élégante de décrire l'empressement avec lequel Elias avait balancé fioles et boîtes dans une large besace, sans discernement aucun et à grands renforts de jurons.
« Bon, et vous, pendant que votre copain réfléchit ? demanda Arthur et se tournant cette fois-ci vers Merlin. Vous auriez pas un truc à tenter ? Vous pourriez pas, je sais pas, parler aux loups pour qu'ils attaquent les vikings ?
- Les loups, ils sont tous remontés plus au Nord à cause de la chaleur, il y en a plus par ici, dit le druide tout en empilant machinalement des petits cailloux. De toute manière le loup c'est têtu, ils auraient été foutus de pas m'écouter, donc bon…
- D'accord, pas les loups, mais autre chose alors ? Des ours ?
- Vous rigolez, ce bois-là il est trop petit pour y planquer des ours. Je suis sûr qu'il y a même pas de sanglier.
- Il vous reste peut-être les lapins, désespérez pas, railla Léodagan.
- Pour mémoire, je suis ici en qualité de guérisseur, pas d'interprète animalier, riposta Merlin. Et je ne vois pas en quoi c'est ma faute si les vikings se sont installés là et pas ailleurs.
- C'est marrant cette petite forêt, toute ronde comme un gâteau, remarqua Perceval. C'est de là que ça vient, la tarte forestière ?
- … de quoi ?
- Mais si, vous savez, le genre de tourte avec la crème et les champis dedans. Même qu'on peut la faire flamber, enfin j'crois, en tout cas Karadoc il fait comme ça.
- Oui… non mais ça vient pas de là, le nom, soupira Arthur en se frottant le visage avec lassitude.
- Ah mais c'est ça ! proclama Léodagan à un niveau sonore qui allait sans doute provoquer des remontées acides chez Elias. Flamber ! Faut tous les faire cramer ces cons ! »
De dépit, le roi de Bretagne laissa son front retomber contre le sol herbeux avec un schplop mou, ses longues mèches de jais trouvant un chemin entre les pissenlits et les anémones roses. « Ah ben ça faisait longtemps ça aussi, tiens, se lamenta-t-il. Au bout d'un moment, vous savez faire autre chose que cramer des gens ?
- Non mais écoutez avant de faire votre bêcheuse ! » Léodagan rampa maladroitement de côté pour se rapprocher de son gendre, sa pénible progression épiée par le regard acéré d'Elias. L'avertissement dans les yeux pâles du sorcier était clair : il ne garantissait aucunement la sécurité du groupe en cas de mouvement trop brusque qui serait repéré par l'ennemi. « Là, regardez. Si on arrive à foutre le feu sur tout le pourtour du bois, avec les pentes autour ils vont se retrouver piégés au milieu ces glandus ! Il y aura plus qu'à attendre que le feu avance et les crame tous.
- Si c'est comme les scorpions, ils se seront suicidés avant d'être brûlés, mais ça peut marcher aussi, opina Perceval avec un hochement de tête sérieux. Dans tous les cas, on gagne, Sire.
- Ouais, il faut admettre que ça pourrait marcher, concéda Arthur, son menton à plat sur l'herbe et ses yeux examinant de nouveau les taillis qui abritaient leurs derniers emmerdeurs en date. Même si c'est un peu vicelard…
- Parce que débarquer à deux cents sans prévenir pour nous latter la tronche, c'est pas vicelard ?
- Ah ben, dit comme ça, c'est sûr… Bon, ben on peut tenter ça. Elias, vous pensez que vous arriveriez à mettre le feu au bois entier ? s'enquit le roi.
- J'ai jamais fait si grand, mais oui, ce serait du domaine du possib-
- Non mais vous êtes pas sérieux ?! »
Lorsque les quatre paires d'yeux se retournèrent vers lui si vivement que leurs propriétaires respectifs ne devaient pas être passés loin du coup du lapin, Merlin se rendit compte qu'il avait peut-être parlé un peu fort. S'il pouvait être navré du volume, il ne regrettait en revanche rien du ton sec qu'il avait employé.
« Quoi, qu'est-ce qui vous arrive, d'un coup ? souffla Arthur.
- Me dites pas que vous pensez vraiment cramer tout le bosquet ?
- Qu'est-ce que ça peut foutre, ça, si ça nous débarrasse en une fois de tous les mecs d'en face ?
- « Qu'est-ce que ça peut foutre » ? Mais dans ce bois, y a des arbres qui ont trois fois votre âge, alors un peu de respect déjà ! Et ensuite, vous comptez vraiment sacrifier des milliers de vies animales et priver les survivants de leur habitat pour deux cents malheureux péquenauds ? »
La simple perspective était suffisante pour soulever le cœur du druide. Parfois il se demandait s'il était réellement le seul à avoir la moindre considération pour les formes de vie autres que celles qui avaient une utilité bien évidente dans le fonctionnement du gouvernement et qui, semblait-il, méritaient de ce fait de se faire piétiner sans pitié.
Aucun membre de leur petit groupe n'avait du remarquer la disposition particulière du bois, niché au frais entre deux collines dont les pentes devaient servir de déversoir à chaque pluie, permettant le maintien de petites mares malgré la hausse des températures printanières. Personne d'autre que lui n'avait du se réjouir à la vue des nuées d'insectes voletant entre les étendues d'eau stagnante et des passereaux qui leur donnaient la chasse dans un ballet expert. La terre, les plantes, la légère brise… absolument tout portait la promesse du renouveau, la fraîcheur d'une vie nouvelle au sortir de l'hiver. Il n'était pas nécessaire d'être druide pour y être sensible.
« Les deux cents péquenauds, si on trouve pas moyen de les arrêter avant, ils vont nous mettre la trempe de nos vingt ans, riposta Léodagan. Si quelqu'un doit passer ad patres – vous m'excuserez bien – je préfèrerais que ce soit vos quelques lapins aujourd'hui plutôt que nous et nos soixante mecs demain.
- Mais je comprends pas, il est où le problème ? fit Arthur avec la mine contrite qu'il utilisait habituellement lorsqu'on lui annonçait les délais de prise en charge et les tarifs des architectes se présentant à Kaamelott. Quoi, il est sacré ce bois, c'est ça qui vous chagrine ?
- Sacré, sacré, pourquoi il faut forcément que quelque chose soit magique ou béni des Dieux pour qu'on lui prête de l'attention ? Ce bois, il est sacré au même titre que toutes les terres de Logres sont sacrées, oui, mais c'est pas la question. Vous voyez la tâche sombre toute plate, dans le grand arbre tout à droite ? C'est un nid de pygargue à queue blanche, c'est très rare d'en voir, surtout aussi loin à l'intérieur des terres. La quantité d'abeilles sauvages qui nous bourdonne autour me laisse penser qu'il doit y avoir pas mal de colonies dans les environs, des colonies qui dépendent beaucoup de toutes les fleurs autour du bois. Et je vois des traces, en bas dans la boue, qui suggèrent que-
- Bon, on n'est pas en promenade zoologique, si ? interrompit Arthur, impatient. Je croyais que vous n'étiez pas là en qualité d'interprète animalier.
- Bref, ce que je veux dire, c'est que vous pouvez pas détruire tout ça juste pour vous débarrasser de quelques types ! rouspéta le druide, désemparé de ne voir apparaître aucune lueur de compassion dans les yeux de ses compagnons. Ça regorge de vie dans ce bois, et autour aussi ! En plus c'est le printemps, il doit y avoir des jeunes partout, et vous, vous voulez y mettre le feu ?
- Entre quelques bébés écureuils et la moitié de mes troupes actuelles, vous m'en voyez désolé, mais le choix est vite fait… »
Il n'y avait pas d'arrogance, pas de moquerie dans le ton d'Arthur, qui ne semblait prendre aucun plaisir à prendre cette décision. Le souverain voyait tout ceci à travers le filtre de la nécessité et de l'objectivité militaire – qui, indubitablement, faisait défaut à Merlin – que son éducation de chef de guerre lui avait gravé dans le crâne. Ce n'était pas du côté de Léodagan qu'il fallait chercher du soutien, ni même auprès de Perceval qui semblait avoir adopté l'idée du fumoir à vikings. Peut-être qu'en implorant un peu Elias du regard…
Mais le sorcier ne lui prêtait pas la moindre attention : les yeux dans le vague, calculateur, le plus jeune magicien réfléchissait sans doute déjà à son angle d'attaque. Merlin baissa la tête et les épaules, vaincu. Le roi avait parlé et ses ordres ne sauraient être ignorés…
« Si vous le voulez bien, murmura Elias, j'aimerais essayer quelque chose avant le coup du feu de joie.
- « Quelque chose », c'est-à-dire ? s'enquit Arthur, intrigué.
- Compliqué à expliquer. Pas facile à mettre en œuvre.
- Bah ça valait le coup de demander, c'est tout de suite plus clair. Et ça a des chances de marcher, votre système ? Parce que je veux pas vous mentir, mais on a pas trop le droit à l'erreur sur ce coup-ci.
- Plutôt, oui. Mais il va falloir que je revienne une fois la nuit tombée, et tout seul. »
« Tout seul », ça voulait apparemment dire vraiment seul, et donc sans Merlin.
Une fois le soleil disparu derrière l'horizon, Elias n'avait rien voulu entendre. Il avait balayé d'un revers de main le plaidoyer du druide qui l'avait suivi jusqu'à la sortie du camp, levant les yeux au ciel face aux arguments qui lui étaient énumérés.
« Vous inquiétez pas, j'en ai que pour deux ou trois heures, je serai pas blessé, et pour les besoins de la manœuvre il faut vraiment que je sois seul, avait-il dit, un masque sombre bien en place sur son visage fermé. De toute façon, faites-moi confiance, vous n'avez pas envie de voir ça. »
Il était resté très mystérieux sur la nature exacte de son stratagème, le Fourbe, mais son expression lugubre laissait largement sous-entendre qu'elle ne respirait pas la joie de vivre.
« D'accord, avait cédé Merlin pour ne pas contrarier son compagnon au moment de se séparer. Mais tu joues pas les cadors tout seul contre deux cents, sinon je t'assure que tu vas le regretter. »
Alors Elias avait souri, bref rayon de lumière perçant à travers le lourd voile de sa détermination. Dans l'obscurité confortable de la soirée, il s'était rapproché pour encadrer le visage de Merlin de ses mains et déposer sur ses lèvres l'ombre d'un baiser, à peine plus qu'un frôlement, mais inexplicablement plus intime et chargée de sens que certaines embrassades fougueuses qu'ils avaient déjà eu l'occasion de partager.
« Il ne m'arrivera rien, avait-il promis, l'écho de son sourire arrogant d'autrefois lui triturant le coin de la bouche.
- Y a intérêt, » avait grommelé Merlin avant de le regarder s'éloigner et disparaître dans la pénombre.
Il y avait certainement mieux, comme dernier mot d'encouragement à un être aimé, mais l'éloquence n'avait jamais été le fort du druide. Même s'il se rendait à présent compte qu'un « Bonne chance » ou encore un « Fais attention à toi » ne lui aurait pas coûté trop cher et aurait pu aisément remplacer sa phrase finale aux allures de menace. Ah, pouvoir changer le cours du temps…
« Vous mangez pas ? »
Merlin releva le nez de sa contemplation muette de leur pitance de ce soir : du bœuf séché, du saucisson, un genre de fromage orange à pâte dure et un mélange de noix et de fruits secs. Leur départ précipité n'avait pas laissé aux cuisines le loisir de préparer des provisions bien élaborées.
Assis en cercle autour d'un des petits feux de camp qu'Arthur avait autorisés, ses compagnons pour la soirée étaient en train de le dévisager. Si Léodagan semblait simplement être à la recherche d'un endroit où porter son regard pendant qu'il mâchait, Perceval et Bohort avaient pour leur part un air sincèrement préoccupé.
Merlin se rappela qu'on lui avait posé une question et secoua la tête. « Pas trop faim.
- Vous devriez faire un effort pour manger un bout, conseilla Léodagan en se coupant une nouvelle tranche dans la miche de pain qu'ils se partageaient depuis le début de la soirée. Si votre pote se foire et qu'on finit par devoir aller à la cogne demain, vu les loustics d'en face vous aurez un peu plus que des bosses sur la tête à réparer, c'est moi qui vous le dis. »
Les reflets chatoyants des flammes ne parvinrent pas à masquer le blanchissement soudain de Bohort à l'évocation de la bataille potentielle. « Mais… notre bon roi a dit plus tôt qu'il n'y avait pas lieu de s'inquiéter outre mesure, tenta le chevalier de Gaunes.
- Il a dit ça pour rassurer les petits et que la moitié déserte pas pendant la nuit, mais il est pas cartomancienne, votre roi de Bretagne. On se fera une meilleure idée quand le copain de celui-là, » Léodagan désigna Merlin de son couteau, « sera revenu au campement, mais pour le moment rien n'est fait.
- Ce qui serait bien, ce serait qu'il arrive à bousiller deux tiers des ennemis, intervint Perceval en chipant dans le plat trois tranches de saucisson. Si on part du principe qu'ils sont deux cent douze – on va arrondir à deux cent dix, pour simplifier – et qu'Elias arrive à en fumer cent quarante, ça nous en fait que soixante-dix pour demain donc un rapport d'environ un pour un, et ça c'est beaucoup plus équilibré.
- Euh, ouais, concéda un Léodagan hébété sans parvenir à dissimuler son étonnement face au calcul correct du chevalier gallois. Enfin le mieux, ce serait qu'il arrive à tous les buter, comme ça c'est encore plus simplifié.
- Ah ouais ! Mortel ! Du coup, on se retrouverait avec un rapport de un pour… » Perceval marqua une pause, sa cervelle turbinant si vite que ça en devenait presque audible – et inquiétant. « Non mais je crois qu'on peut pas calculer quand y a plus d'ennemi en face.
- Tout de même, plus de deux cents de ces sauvages contre un seul enchanteur, soupira Bohort en déplaçant dans sa paume les quelques cerneaux de noix qu'il avait piochés dans un bol. Je me demande si notre brave Elias n'a pas entrepris une mission trop dangereuse, en dépit de ses formidables compétences.
- Vous avez raison, soyez pas trop rassurant non plus, ça fait ringard, » ironisa le Sanguinaire.
Merlin ne manqua rien du regard intrigué de Bohort, ni l'éclair de compréhension dans les yeux du seigneur de Gaunes lorsque Léodagan désigna peu discrètement le druide du menton.
Il devait transpirer l'inquiétude, c'était d'une évidence éclatante si un bourrin tel que Léodagan l'avait remarqué. Depuis le départ d'Elias, quelque chose comme deux heures auparavant, il n'avait pas pu se résoudre à penser à autre chose qu'à ce cinglé de mage tapis dans les broussailles à quelques pas d'une horde d'envahisseurs. Il n'avait même pas expliqué ce qu'il avait en tête comme plan, le petit teigneux, à part un ou deux avertissements énigmatiques de ne surtout pas approcher du campement ennemi à moins de cent pas. Ça ne pouvait pas être plus destructeur que de cramer le bois tout entier, son idée, il y avait au moins quelque réconfort à tirer de ce constat.
Cependant, maintenant que la vie d'Elias avait été jetée dans la balance, Merlin se trouvait réduit à implorer silencieusement les Dieux que son sorcier lui revienne, peu importe par quelle technique d'élimination de vikings il fallait en passer. L'hypocrisie de la situation ne lui échappait pas, mais à mesure que le temps défilait sans que la paire d'yeux bleu-gris qu'il avait pris l'habitude de chercher du regard à peine entré au labo ne fasse son retour, la détresse du druide prenait de l'ampleur.
Comment se passerait la prochaine vraie bataille rangée, où ils occuperaient des postes diamétralement opposés ? Merlin serait-il autant paralysé par la crainte, incapable de détourner la vue de l'entrée de son infirmerie de campagne dans l'attente maladive d'y voir arriver un Elias amoché ? Il n'avait pas encore réellement pris la peine d'y songer, et l'idée lui laissait un goût amer sur la langue.
Quelques instants d'un silence inconfortable passèrent suite à la dernière intervention de Léodagan, leur faisant parvenir les bruits de la vie du camp. La plus grande partie de la troupe était jeune, inexpérimentée, et pour certains cette campagne constituait leur première sortie sur le terrain. Ils ne savaient pas bien à quoi s'attendre et cela se ressentait nettement dans le calme ambiant et la réticence à se faire remarquer. Les soldats s'étaient divisés en petits groupes, en fonction des affinités, discutant à voix basse près des tentes ou autour des quelques autres feux qui parsemaient le campement.
Des chuchotements et le cliquetis irrégulier de pans d'armure glissant les uns contre les autres. Le hennissement isolé d'un des chevaux, le craquement des bûches se consumant lentement. Rien d'assez marqué pour distraire l'esprit de Merlin de son obsession.
Quand soudain, vers l'Est, une lointaine clameur s'éleva.
Les quatre hommes étaient sur pieds en une demi-seconde, et si Bohort se rapprocha sensiblement de Merlin et Léodagan, il n'y avait sur son visage qu'une fraction de son épouvante d'antan.
« Qu'est-ce que c'est ? souffla-t-il.
- Des cris de bêtes ? proposa Léodagan, son couteau à fromage tenu devant lui plus par instinct que par réelle nécessité.
- Aucune bête ne crie comme ça, murmura Merlin, les yeux fixés sur un horizon qu'il ne pouvait discerner clairement. Ça, c'est humain, comme hurlement. »
La plainte venait de loin, ne parvenant à leurs oreilles qu'à la faveur du calme olympien qui régnait sur la région et de la légère brise. Cependant il n'y avait pas besoin de réfléchir longtemps pour deviner qu'un certain campement viking se trouvait au point d'origine des braillements diffus.
« Ma main à couper qu'il a tout fait cramer et que dans cinq minutes, ça sent le graillon, ricana Léodagan.
- On verrait l'incendie de là où on est, ou au moins la fumée, fit Merlin. Là on voit rien du tout.
- Peut-être qu'il a mis un genre de grosse cloche magique dessus, comme un fumoir à jambon, suggéra Perceval en haussant les épaules. C'est peut-être pour ça qu'on voit pas la fumée.
- Et comment vous expliquez que l'on entende les cris, si tel est le cas ? demanda Bohort.
- Ah ouais, pas bête… non ben je sais pas, alors.
- Je vais aller voir, » déclara le druide.
Il esquissa un pas en avant, pour être aussitôt intercepté par Léodagan.
« Vous êtes pas fou, non ? Il a dit de pas approcher !
- Je m'en fous, je vais voir.
- Merlin, bon sang ! Pour une fois, suivez les instructions sans nous casser les noix ! tempêta le Sanguinaire en empoignant l'avant-bras de Merlin pour l'empêcher de s'enfuir. C'est dingue, cette histoire ! Vous allez nulle part, je vous dis !
- Lâchez-moi, bon sang, j'y vais et c'est tout !
- Contre-proposition : vous vous asseyez sans bouger ou je vous colle une beigne !
- Seigneur Léodagan, notre bon Merlin est simplement inquiet, ça me semble compréhensible au vu des circonstances, avança Bohort, paumes en avant, pour calmer le jeu.
- Et vous, si vous voulez pas en manger une par ricochet, vous feriez mieux de la boucler ! Bon, vous maintenant. » De sa main libre, Léodagan se saisit du col du druide pour le forcer à se retourner vers lui. « Vous allez finir par faire ce qu'on vous dit ou il faut que je me fâche ? Si vous allez là-bas alors que l'autre zigoto a expressément demandé à ce que personne ne vienne, vous allez tout faire capoter, et croyez-moi que si à cause de ça je me fais buter avant d'avoir pu voir mon petit-fils ou ma petite-fille, je trouverai moyen de revenir hanter votre cul dans ce monde comme le suivant ! Est-ce qu'il a compris ou il lui faut une paire de taquets pour aider à digérer ?! »
Le roi de Carmélide avait terminé sa diatribe à un débit et un niveau sonore suffisants pour alerter la petite trentaine de soldats qui dînait non loin – et faire sortir quelques têtes supplémentaires des tentes environnantes.
Le premier réflexe de Merlin lui rugissait de monter d'un cran, préférablement en hurlant des invectives à la tronche de Léodagan. Mais une pensée stoppa nette sa course avant même qu'elle ne commence, étouffant sa rage et foulant au pied son indignation face au ton paternaliste qu'avait osé employer un homme qu'il précédait de plus de huit cents ans.
Pour la première fois, il faisait la pleine expérience de l'angoisse d'une campagne militaire. Celle où on avait peur, pour soi bien sûr, mais également pour les autres, ceux qui nous étaient le plus proche. En dépit de sa longue existence, Merlin n'avait jamais eu aussi peur de perdre quelqu'un au cours d'une bataille. Oh bien sûr, il y avait Arthur, mais la main du gamin était guidée par la volonté divine, son destin déjà tout tracé, il n'y avait pas lieu de s'inquiéter pour lui. Elias, en revanche, c'était une autre histoire… Une histoire que tous ceux qui laissaient derrière eux conjoints et enfants pour partir se battre connaissaient bien, de même que les personnes laissées en arrière.
Derrière sa façade détachée, Séli redoutait-elle de son côté le jour où les troupes rentreraient de campagne sans son mari ? Guenièvre se retournait-elle d'un bout à l'autre du lit, ses rêves empoisonnés par la crainte que son enfant puisse être privé d'un père avant même d'avoir vu le jour ?
Ce rappel à l'humilité assomma Merlin, dont le bras et le torse s'affaissèrent dans la poigne de Léodagan. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas été novice dans un domaine, et il fallait que ce soit celui-ci.
Ayant probablement senti le changement d'humeur du druide, le roi de Carmélide adoucit graduellement sa prise jusqu'à la relâcher complètement. Non sans une tape bourrue – mais indubitablement amicale – dans le dos et un coin de sourire de commisération.
« Allez, venez par là, on va s'en jeter un en attendant que le petit prodige rentre au bercail. J'ai ramené mon pinard perso, on va se l'ouvrir. On lance les paris sur le nombre de connards qu'il a déglingués ? »
Les beuglements au loin n'avaient pas duré longtemps, une dizaine de minutes tout au plus. Mais il avait tout de même fallu attendre une bonne heure avant de voir une ombre à forme humaine tituber à l'abord du campement.
« Ah, le champion ! » annonça Léodagan en regardant par-dessus l'épaule de Merlin.
Le druide se leva avec précipitation, sa partie de cartes jetées aux oubliettes en même temps que son adversaire gallois et son « Hé mais c'est pas juste, j'étais en train de gagner ! » bougon.
Avant que quiconque ne puisse se hisser debout, Merlin avait déjà atteint Elias et saisi les épaules du plus jeune pour l'observer à la faible lueur des flammes. Ce qu'il vit ne lui plut qu'à moitié.
L'enchanteur n'avait pas l'air blessé au sens strict du terme, même si pas mal de sang lui barbouillait le visage. Une partie semblait provenir de son nez et l'autre de ses oreilles, s'agglutinant dans sa moustache et sa barbe en petits paquets à moitié coagulés qu'Elias avait manifestement tenté d'essuyer avec ses manches ; sans trop y parvenir, s'il fallait en juger par le rouge qu'il s'était étalé de partout. Le constat n'était déjà pas bien réjouissant, mais le détail le plus déroutant résidait dans les yeux rougis – presque hantés – du sorcier et les lignes claires striant le bordel écarlate qu'étaient devenues ses joues. Des sillons, désormais secs, creusés par des larmes à travers les traces de sang.
« Tout va bien ? demanda Merlin, visant la voix professionnelle du guérisseur mais n'obtenant que le ton fissuré de l'amant anxieux.
- J'ai connu mieux, déclara Elias avec un sourire las mais vivant, bien vivant. J'vais pas mentir, j'étais bien content d'apercevoir les lumières du campement.
- Et les vikings ? s'enquit Léodagan avec la délicatesse d'un sanglier dans une échoppe de vitraux.
- Rho mais on s'en tape, de vos vikings ! grogna le druide. Laissez-lui le temps de respirer, il est revenu depuis même pas deux minutes et vous lui sautez dessus comme un vautour sur une carcasse !
- Bah excusez-moi de m'intéresser aux choses vraiment importantes !
- Qu'est-ce que c'est censé vouloir dire, ça ?!
- Nan mais laissez, Merlin, ça va, intervint Elias en tapotant l'avant-bras de son compagnon pour l'apaiser, avant de faire face à Léodagan. Vous pouvez dormir tranquille, personne ne nous attaquera, ni ce soir ni demain. Je vais faire un petit compte-rendu au roi là avant de me coucher mais vous inquiétez pas, la menace est entièrement écartée.
- Ah ouais, pas mal, siffla le Sanguinaire avant qu'un sourire un brin carnassier ne lui titille les lèvres. Et… on peut avoir des détails ?
- Redemandez-moi demain. Là, franchement, si je suis pas dans mon pajot dans quinze minutes, je m'écroule. »
Sans ajouter un autre mot, Elias quitta leur petit groupe pour se diriger d'un pas déterminé quoiqu'un chouya chancelant vers la tente de commandement. S'il n'avait pas pris le soin de serrer la main de Merlin dans la sienne, dissimulant le geste rassurant dans les replis de leurs capes de voyage, le druide serait très inquiet.
Ayant perdu le dénominateur commun qui les liait – à savoir, l'attente prégnante du retour de l'enchanteur – le petit comité d'accueil se sépara, le cœur un peu plus léger, pour rejoindre leurs différents couchages pour la nuit.
Merlin retourna à la tente qu'il partageait avec Elias et, une fois les battants de toile refermés derrière lui, s'autorisa un soupir tremblant de soulagement. Il se frotta le visage à deux mains pour en évacuer la fatigue qui l'avait saisi à la fin de l'attente interminable ; il avait quelques bricoles à préparer et ne pouvait pas se permettre de piquer du nez pour le moment.
Deux couchettes étaient flanquées dans un coin, séparées par le coffret en bois qui avait servi à les transporter ainsi que la structure de la tente. Merlin rit sous cape ; quiconque les avait installées ne connaissait a priori pas le statut de leur relation, ou croyait naïvement que le druide allait accepter de passer la nuit à plus d'un pouce d'écart de son compagnon. Même pas en rêve.
Il traîna le coffret sur le côté et rapprocha les lits de camp jusqu'à ce qu'ils soient bord à bord. Le cadre en bois qui surplombait la toile tendue ne permettait pas une véritable fusion, mais au moins ils seraient à portée de main l'un de l'autre, et cela serait satisfaisant.
Elias fit son entrée dans la tente une vingtaine de minutes plus tard, alors que Merlin rajustait les couvertures sur les couchettes. Il avait manifestement fait un détour par une bassine d'eau car aucune trace de sang n'était visible ; sa mine épuisée et ses cernes d'un autre monde, en revanche, aucun coup de flotte aussi frais soit-il n'aurait su en venir à bout.
Errant sur toute la longueur de la tente, l'enchanteur se laissa tomber à plat ventre sur un des lits avec l'élégance d'une bouse de vache, tirant à la structure des grincements de protestation.
« Hé, doucement, c'est pas vraiment prévu pour ! avertit Merlin. Vous allez vous retrouver à coucher par terre, à faire ça.
- M'en fous, marmonna l'autre couillon, sa voix étouffée par l'oreiller de fortune que le druide avait fabriqué avec un tapis de selle. Mal aux pieds.
- Oui ben doucement quand même. »
Machinalement, sans même vraiment s'en rendre compte, Merlin prit place sur la couchette adjacente pour défaire les bottes qu'Elias n'avait pas pris la peine d'ôter. Elles tombèrent au sol une après l'autre, libérant les pieds meurtris mentionnés précédemment. Leur propriétaire lâcha un soupir d'aise suivi d'un « Merci » à peine audible, gigotant les orteils libérés de leur confinement de cuir.
« Vous avez fini par tout cramer ? demanda lentement le fils de démon tout en poussant et tirant le poids de l'enchanteur pour le délivrer de son lourd manteau.
- Non, indiqua Elias en se laissant docilement déshabiller, levant les bras pour aider à faire passer les manches. J'ai pas touché la forêt, vos bébés mulots vont très bien. Enfin c'est possible que certains se soient fait piétiner par les vikings, hein, je contrôle pas tout non plus… aouch !
- Désolé. » Merlin déposa la tiare d'étain du sorcier – au demeurant bien plus moche que son ancienne couronne de cuivre perdue dans l'incendie du labo – et les quelques cheveux qu'il avait arrachés au passage sur le coffret en bois. « Mais comment vous avez fait pour vous débarrasser de tous les mecs, du coup ? Vous pouvez vous mettre sur le dos ? »
Elias émit un bruit guttural ennuyé mais s'exécuta mollement, levant même les hanches pour permettre au druide de défaire et glisser plus facilement sa ceinture hors des boucles de ses braies. « Les vikings, c'est un peuple assez superstitieux. Des Dieux, des monstres, des croyances, ils en ont des pleines cagettes ces couillons-là, bien plus que nous. Je me suis dit que si j'arrivais à leur faire croire que l'île était maudite ou hantée – mais quelque chose de sévère, hein – il y avait moyen de les renvoyer à la maison la queue entre les jambes. Ça fait assez longtemps que j'ai pas fait ça, mais je suis parti sur une illusion grand modèle, style hallucination collective voyez, pour faire croire à ces blaireaux que des genres de monstres fantomatiques les attaquaient.
- Euh oui, là tout de suite c'est nettement plus complexe que de simplement leur foutre le feu…
- Vous vouliez garder la forêt intacte ou pas ? Faudrait savoir !
- Mais si, mais si ! Moi j'suis ravi ! C'est juste que… ben quand vous êtes rentré, vous aviez l'air d'y avoir laissé des plumes quoi, et ça par contre ça me plaît moyennement…
- J'avoue que j'ai un peu perdu l'habitude, alors ça m'a pas mal drainé. » Elias accepta facilement la couverture que Merlin drapa sur lui, recroquevillant ses pieds dénudés pour qu'ils soient bien protégés de la fraîcheur de la nuit. « C'est un peu comme la psychokinésie, faut rentrer dans la tête des loustics d'en face. Sauf qu'au lieu de simplement potasser les pensées comme un livre, il faut les tripatouiller un peu, c'est comme ça que l'illusion prend forme. Et faire ça en même temps pour deux centaines de bonhommes, ça m'a fait légèrement surchauffer le citron, il se peut que quelques vaisseaux aient pété. Sans compter que, bon… pour que la tromperie tienne la route, c'est beaucoup plus efficace de piocher dans ses propres peurs et mauvais souvenirs, ça rend le truc plus vrai. Après, c'est pas des plus agréable, faut admettre... »
Peut-être qu'un jour, Merlin cesserait d'être émerveillé par la facilité avec laquelle Elias acceptait sa présence, son écoute, son aide. Quelque années auparavant, il aurait été risible d'envisager que le sorcier voie en lui autre chose qu'un balourd de collaborateur doté de deux mains gauches et d'une tête à claque. Mais aujourd'hui, Elias laissait ces mêmes mains le dévêtir pour la nuit, et cette même tête se pencher vers lui pour déposer un baiser sur ses cheveux. Il prenait en compte l'avis du druide, et se confiait à lui sans y être forcé – car il s'agissait bien d'une confession à peine voilée, une signification donnée aux traces de larmes sur ses joues au moment de son retour.
Oui, peut-être qu'un jour Merlin trouverait tout ceci banal. Mais pas ce soir.
« Vous voulez manger un bout avant de dormir ? demanda-t-il doucement en caressant le front de l'enchanteur, à genoux à côté de la couchette. Je peux aller chercher deux bricoles à grignoter.
- Non, merci, je suis tellement crevé que je risquerais de m'étouffer en avalant.
- Elias, qu'est-ce qu'on a dit sur le sautage de repas ?
- Ça va, je vais survivre, je mangerai deux fois plus demain matin, voilà tout.
- Oh ben oui, deux petits bouts de pain tout rachitiques au lieu d'un, vous êtes sûr que c'est bien raisonnable un festin pareil ?
- Merde. Oh, et attendez, quoi d'autre ? Ah oui : merde. »
Merlin pouffa par le nez et pressa un nouveau baiser contre la tempe de son couillon de prédilection. Sous les marmonnements indéchiffrables d'Elias, le druide contourna les lits de camp pour se débarrasser de sa propre couche extérieure de vêtements et de ses chausses. Bien vite, il se glissa à ses côtés, gigotant un peu pour permettre au plus jeune de venir contre son flanc, la tête posée sur son torse. Il arrangea sommairement leurs couvertures pour leur former un cocon douillet, petite bulle de tranquillité et de chaleur au milieu de l'activité – bien que diablement réduite – du campement militaire. Le rebord en bois du lit s'enfonçait dans son omoplate de façon assez inconfortable, mais c'était un tribut qu'il était prêt à payer un moment pour pouvoir glisser ses doigts dans les cheveux sombres de son compagnon.
Elias s'était pelotonné contre ses côtes, rendu souple et malléable par la fatigue extrême qui devait lui cingler les os. Les murmures rocailleux qui résonnaient dans le fond de sa gorge en réponse aux caresses du druide dans ses cheveux avaient tout du ronronnement bienheureux. On l'aurait volontiers confondu avec un chat engourdi par une longue journée de chasse, venant quémander quelque attention auprès de son humain préféré en se vautrant, alangui, sur son plumard.
« C'est gentil, ce que tu as fait, » souffla Merlin parmi les boucles brunes qui avaient conservé l'odeur des bosquets de fleurs sauvages où le sorcier avait du se planquer.
Elias inclina la tête pour l'observer d'un œil mi-clos, épuisé mais intrigué. « Aux vikings ? Je crois pas, non.
- Mais non, d'épargner la forêt. Le roi t'avait plus ou moins ordonné de tout faire cramer. T'étais pas obligé de chercher une autre solution…
- Ça semblait te tenir à cœur, alors… » L'enchanteur haussa l'épaule qui n'était pas plaquée sous son poids. « Si c'est important pour toi, fatalement, ça l'devient au moins un peu pour moi… enfin c'est comme ça que je le vois. »
Cet ahuri ne se rendait probablement même pas compte avec quelle facilité il arrivait à faire fondre le cœur de Merlin. Quelques mots murmurés, une main chaude posée sur la sienne, et le tour était joué. Ç'en était presque affreusement injuste. Mais le druide s'attendrit tout pareil, ému, jusqu'à sentir le picotement annonciateur de larmes au coin de ses yeux.
Avec un petit son guttural étranglé par l'affection stupide qu'il éprouvait pour ce guignol, Merlin attira Elias tout contre lui pour presser un baiser contre la peau de son front, de sa joue, puis de son nez. De la main qui n'était pas bloquée sous la tête du sorcier, il délaça les attaches du col de sa chemise pour s'y faufiler, laissant ses doigts courir tendrement sur la poitrine du plus jeune magicien. Elias étouffa un petit rire amusé mais se soumit volontiers au jeu, envoyant sa propre main caresser les joues barbues de son compagnon. Il n'objecta pas non plus quand Merlin délaissa son torse pour glisser ses phalanges sous les couvertures, relevant le bas de sa chemise pour parcourir de la paume son ventre et tracer du doigt la ligne centrale qui séparait ses muscles abdominaux.
Mais lorsque la main fourbe s'aventura en aval de ses hanches, s'insinuant à l'intérieur de ses braies, Elias vacilla.
« Euh… je suis désolé de péter l'ambiance, mais… enfin j'veux dire, ce serait avec plaisir, mais là je suis vraiment, vraiment claqué, bafouilla le sorcier, hésitant. Je me sens pas le courage de… ça risque d'être bien naze, tu vois ?
- Non mais toi, tu bouges pas, tu fais rien, le rassura Merlin en refusant obstinément de rendre son nouveau territoire conquis à la régulière. Je m'occupe de tout.
- Euh… d'accord… mais je crois… je crois que… Merlin, deux secondes, merde, » siffla Elias entre ses dents serrées, sa main descendant piéger le poignet de son amant pour interrompre – ou du moins ralentir – les caresses d'un tout autre acabit qui avaient déjà débuté et qui lui faisaient perdre ses mots. C'était franchement adorable. « Je crois qu'il y a encore pas mal de troufions dehors, c'est pas un peu imprudent ? Si le roi entend, on va se prendre une sacrée chasse…
- Aucun problème, il te suffit d'être très discret. Et comme de base c'est pas ton fort, je te conseille de bien t'appliquer. »
Le bon mot valait bien le regard noir qu'Elias lui infligea mais après une dizaine de secondes d'un questionnement intérieur intensif, le sorcier relâcha le poignet de Merlin et se recala contre son torse, acceptant son sort avec grâce.
Quelques instants plus tard, alors qu'une main dévouée se démenait sous les couvertures pour maintenir constant le flot de « Merlin… Merlin… Merlin ! » désespérés qu'Elias murmurait comme une incantation dans le cou du druide susnommé – certainement pour les étouffer, un effort vaillant mais moyennement couronné de succès – le magicien blanc se fit la réflexion qu'il avait, décidément, tout gagné du début à la fin de cette journée.
