Note : on m'a fait remarquer quelques incohérences de ponctuation dans les chapitres précédents, et après vérification il semblerait que les point-virgules n'aient pas été pris en compte au moment de la création du document ! J'ai corrigé les chapitres précédents, et je ferai attention pour les suivants, cela devrait être plus clair au moment de la lecture :)
Résumé du chapitre : Elias et Merlin initient la jeune génération de Kaamelott à la magie.
== La Leçon de Magie ==
« Non. »
Arthur cligna des yeux une paire de fois, histoire de bien intégrer la réponse qu'on venait de lui faire. « … Non ?
- Non merci, c'est gentil d'avoir pensé à moi, mais ça m'intéresse pas, répéta Elias en croisant les bras. Vous avez besoin d'autre chose ? »
A une époque il aurait sûrement rajouté « Parce que j'ai pas que ça à faire, en fait » mais ça c'était avant. Le nouvel Elias, celui qui avait pris huit ans dans la tronche à inventer des combines pour désherber les carrés de choux, avait gagné un soupçon d'humilité. Mais pas trop non plus, fallait pas déconner, juste assez pour admettre qu'il fallait parfois être à l'écoute des autres – surtout lorsqu'il s'agissait de son employeur.
Enfin, sauf quand on venait lui demander des trucs débiles, bien sûr.
« Ouais… le truc c'est que j'avais pas trop prévu de vous demander votre avis, en vrai, fit le roi de Bretagne.
- Alors pourquoi vous avez dit « Ce serait bien si… » et « Si vous êtes pas trop occupé… » ?
- Oui, enfin ça c'était plutôt, comment dire, de la politesse quoi. De l'enrobage. Mais au final je vais pas vous cacher que c'est un peu un ordre, au bout du compte. »
« Ordre à la con » était sur le bout de langue d'Elias, prêt à bondir hors de sa bouche, mais il se maîtrisa avant la faute. « Pourquoi vous demandez pas plutôt à Merlin ? Il sera sûrement ravi de vous aider.
- En fait moi de mon côté, j'avais espéré que vous auriez pu vous en occuper tous les deux, ensemble, indiqua Arthur. Croiser les expertises, c'est toujours mieux. Et puis côté collaboration vous vous êtes quand même vachement améliorés, ça devrait pas vous poser trop de problème.
- Ah mais ça va me poser aucun problème ! assura le sorcier, une épaule appuyée contre l'arche en pierre de la porte du labo. On aura qu'à se partager le travail : moi, je vais continuer à bosser sur mes tâches habituelles, et pour votre requête je vais tout déléguer à Merlin, ça m'paraît le plus judicieux.
- Me déléguer quoi ? »
Comme un seul homme, Arthur et Elias se tournèrent vers le bas de l'escalier menant au laboratoire. Au milieu des marches, les mains sur les hanches, le druide susnommé les regardait avec intérêt et une petite pointe de méfiance.
« Bah voilà, parfait ! s'exclama Elias, un bras tendu vers son compagnon. Sire, vous pouvez tout lui réexpliquer et voir les détails avec lui. Moi, j'y retourne, j'ai deux tonnes de boulot alors-
- Vous, vous n'allez nulle part, ça commence à bien faire vos enfantillages ! ordonna Arthur, stoppant son enchanteur net dans sa tentative de retraite à l'intérieur du bâtiment, avant de se tourner vers son druide. Merlin, venez, j'ai une tâche un peu spéciale que je souhaiterais vous confier à tous les deux. »
Merlin souhaita une bonne journée à Arthur puis le regarda s'éloigner d'un pas lent dans la petite cour pour rejoindre le bâtiment principal de la forteresse. Il avait l'air épuisé, le roi de Bretagne, et il n'était pas au bout de ses peines. Il allait bientôt devoir partager sa chambre avec un petit être constamment affamé qui se fichait bien de savoir quelle heure du jour ou de la nuit il était au moment de réclamer son repas. Et il serait temps que le petit vorace débarque dans ce monde, d'ailleurs ; si la reine gagnait davantage en circonférence, elle ne pourrait probablement plus passer la porte de sa chambre et devrait y demeurer jusqu'à l'accouchement.
L'image d'une Guenièvre trop large pour sortir de ses quartiers fit sourire Merlin. Il se retourna pour partager ce brin d'espièglerie avec Elias mais ne trouva que le seuil vide du laboratoire. Le sorcier avait du s'engouffrer à l'intérieur aussitôt Arthur reparti.
Merlin gravit les quelques marches restantes et entra à son tour. Il laissa à ses yeux quelques secondes pour s'habituer au changement de luminosité – le soleil de ce début d'été était particulièrement investi dans sa tâche – et ne tarda pas à repérer Elias. Installé sur l'établi du milieu, ce dernier sortait des bocaux d'ingrédients d'une cagette de bois pour les examiner à la lumière du jour d'un œil critique. Les sourcils froncés, les lèvres pincées en une fine ligne, le sorcier n'avait pas l'air particulièrement jovial, même par rapport à d'habitude. Il y avait fort à parier que cela avait un rapport avec la tâche qu'Arthur leur avait confiée.
Enfilant son manteau de médiateur, Merlin se rapprocha de l'établi et opta pour une question simple en guise d'entrée en matière. « Qu'est-ce que vous faites ?
- Mon boulot, pourquoi, il faut un permis ? »
Ah ouais, tout de même…
« Je me trompe… ou vous faites la gueule ?
- 'Fais pas la gueule, » prétendit le Fourbe à mi-voix en piochant un bocal dans sa caisse.
Il exposa le contenu jaunâtre aux rayons du soleil et grimaça immédiatement, manifestement contrarié par ce qu'il voyait. Elias posa le bocal sur la surface de son plan de travail avec beaucoup plus de force que nécessaire, manquant certainement de peu d'éclater tout simplement le pot en verre. Il griffonna à la hâte sur un bout de parchemin quelques mots qui n'avaient rien de son écriture minutieuse habituelle, la pointe de sa plume grattant le papier si fort que Merlin voyait venir le moment où elle allait le traverser.
Pour quelqu'un qui ne faisait pas la gueule, c'était tout de même à s'y méprendre.
« Ben voyons… Du coup ça vous embêtera pas de réfléchir un peu avec moi, rapport à ce qu'Arthur nous a demandé tout à l'heure ? »
Elias saisit un nouveau bocal mais lança à Merlin un regard noir. « Réfléchir à quoi ? La manière la plus rapide de faire péter le labo ? Non mais vous avez pas besoin de moi pour ça, vous êtes un expert, j'vous fais confiance.
- Ah ça y est, tout de suite les fions… Je suis désolé, je vois pas ce qui vous chiffonne autant, c'est plutôt une bonne idée qu'il a eu. Et si ça peut sensibiliser les jeunes générations à la magie au passage, c'est aussi bien.
- « Sensibiliser », mais attendez je suis pas précepteur moi, j'en ai rien à foutre ! » Elias délaissa son bocal pour poser ses mains à plat sur l'établi, ses yeux bleu-gris ancrés dans ceux de Merlin. « S'il veut absolument leur trouver une occupation, à ses gamins, il a qu'à les coller en formation militaire ou leur faire peler les patates aux cuisines ! C'est utile, ça occupe, et on les aura pas dans les pattes !
- Calmez-vous deux secondes ! Vous admettrez comme moi que les gens ici sont très mal informés sur tout ce qui relève de la magie et qu'il serait pas malvenu de relever un petit peu le niveau, non ? Et bien on pourrait s'y employer activement, vous et moi, par exemple en faisant ce que veut Arthur et en donnant quelques ficelles aux petits.
- Mais il faut des années de travail pour arriver à lancer le moindre petit sort de boule de feu, faites pas celui qui sait pas, non plus ! On va quand même pas se les coltiner pendant des années, les marmots, si ? Et puis il s'imagine quoi, votre roi Arthur, qu'il va se retrouver avec une armée de magiciens juste parce qu'on leur aura donné deux ou trois leçons ? C'est à pisser de rire, et ça se fera sans moi. Je suis pas là pour apprendre à une bande de gosses à lire le gaélique ancien, merci bien. Si jamais je les vois débarquer ici, je les envoie ratisser le poulailler, ça leur fera prendre l'air et les paysans auront de l'engrais pour les betteraves. »
Heureusement qu'Elias avait précisé en début de conversation qu'il ne faisait pas la gueule, sans ça Merlin commencerait à avoir de sérieux doutes.
« Ce n'est pas ça qu'il recherche, vous le savez très bien, dit le druide d'une voix mesurée pour calmer le jeu et faire retomber l'énervement de son compagnon. Le monde est rempli de dangers aux multiples visages, et pas tous ne se résolvent à coups d'épée dans la tronche. Il veut simplement leur donner les outils adéquats pour faire face à certains de ces dangers, comme par exemple… euh…
- Comme par exemple ma dernière élève en date, vous voulez dire ? »
Merlin baissa les yeux malgré lui. Il avait tenté de passer outre le sujet, mais c'était plutôt difficile avec quelqu'un dont la perspicacité était aussi acérée que celle d'Elias. D'autant qu'il avait été évident dans le discours d'Arthur que Mevanwi se classait en bonne position parmi les inquiétudes à l'origine de sa requête, même s'il ne l'avait pas nommée.
« Elle est toujours dans la nature, quelque part. Ça fait plus d'un an qu'on la cherche sans la trouver. Elle est dangereuse, Elias…
- Et je suis pas au courant, peut-être ? Je sais très bien ce dont elle est capable, merci !
- Raison de plus pour vous investir ! Imaginez qu'un jour, elle revienne pour ses filles, et ben vous êtes le mieux placé pour leur apprendre à se défendre, non ?
- Sans. Moi. » Sans s'embarrasser de délicatesse, le sorcier entassa tous ses bocaux dans leur caisse, jetant à leur suite son parchemin, sa plume et l'encrier qu'il avait rebouché à la va-vite. « J'ai foiré avec la mère, ça c'est trop tard, mais je foirerai pas avec les filles, c'est hors de question. »
Elias saisit la caisse en bois et décampa vers la petite arrière-salle, disparaissant d'un coup d'épaule derrière la lourde tenture verte.
Merlin ne se lança pas tout de suite à sa poursuite, préférant se donner quelques instants pour décortiquer cette ultime phrase. A l'opposé de l'épaisse couche de mépris et de sarcasme de la conversation, ces derniers mots étaient peints d'une couleur différente ; quelque chose qui ressemblait à de la culpabilité.
La fulgurante progression de Mevanwi en magie, c'était un sujet dont ils ne discutaient pas. Jamais. Il y aurait eu là une bonne occasion pour Elias de se vanter d'une qualité supplémentaire – celle d'être un excellent enseignant – mais le sorcier n'en avait jamais pipé mot. Cela se comprenait, vu tout le mal que la morue à bouclettes avait semé dans le pays en l'espace de quelques années grâce auxdits enseignements. Mais de ce que Merlin avait compris, Mevanwi était allée bien au-delà des seules leçons d'Elias et s'était révélée une puissante autodidacte, chose que l'enchanteur n'avait pas pu prévoir malgré son flair légendaire. Connaissant le caractère du grand couillon du Nord, ça avait du lui rester en travers de la gorge bien comme il faut.
Le druide secoua la tête, suivant finalement son compagnon dans l'arrière-salle. Elias était en train d'aligner ses bocaux sur une étagère, laissant un pouce d'écart entre chaque pot et les présentant de sorte à ce que les étiquettes soient bien centrées vers l'avant. Il procédait lentement, comme par précaution, mais ce n'était qu'une technique classique pour gagner du temps. Merlin ne se laisserait pas avoir.
« C'est ça qui vous fait peur ? demanda-t-il, croisant ses bras sur son torse. Créer une autre sorcière qui tournerait mal ?
- Sans me faire peur, vous comprendrez facilement que l'idée me réjouit pas trop, oui. Vous avez vu où ça nous a menés la première fois ces conneries.
- Mais elles ont rien à voir avec leur mère, les petites ! » Merlin s'approcha pour se placer directement à droite d'Elias, se tordant un peu le cou pour forcer l'autre guignol à croiser son regard. « Elles sont toutes gentilles, et intelligentes aussi ! Dans les souterrains j'ai eu l'occasion de leur apprendre deux ou trois trucs, par exemple reconnaître des plantes ou imiter des chants d'oiseaux. Elles ont l'esprit vif, elles sont curieuses de tout, et puis un peu de jeunesse c'est rafraîchissant vous verrez ! »
Elias soupira lourdement, consentant finalement à plonger ses yeux dans ceux de Merlin. « Mettons pour vos gamines. Mais les trois mecs qu'elles se trimballent partout, on les connait de nulle part, y en a même un c'est le fils de Loth ! Je sais que la fourberie c'est pas héréditaire, m'enfin on peut pas l'ignorer quand même !
- Ils ont déjà beaucoup aidé, et ils continuent à s'impliquer dans la reconstruction du royaume. Je crois qu'Arthur les a envoyés sur quelques missions déjà. En plus y en a un, c'est le mari de Mehben tout de même, je le vois mal comploter dans son coin pour renverser le gouvernement. » Elias souffla par le nez mais ne répliqua pas, un regard noir fixé sur son étagère comme si elle l'avait personnellement offensé. Merlin s'engouffra dans la brèche. « Alleeez, vous verrez, tout se passera très bien ! On va leur préparer un petit truc tout simple, juste pour voir si ça leur plaît, et on verra où ça nous mène. Cette fois je serai avec vous, on va faire ça ensemble, d'accord ? »
Merlin saisit la main d'Elias qui pendait le long du flanc de l'enchanteur et parvint à insérer ses doigts dans le poing fermé. Une par une, il déroula les phalanges crispées et enserra la main ainsi dépliée dans une poigne qu'il voulait rassurante.
Le sorcier rumina encore quelques instants – pour la forme, uniquement pour la forme, car Merlin savait qu'il avait déjà gagné – puis lâcha un grognement de défaite. « De toute façon, c'est un ordre du roi, donc j'ai pas le choix j'imagine ?
- Tout juste.
- Hmph. On va devoir donner une séance d'initiation à la magie à cinq marmots, énonça Elias avant de grimacer amèrement. Non, même en le disant à voix haute, ça passe pas.
- Voyez ça comme un défi, ça vous plaît d'habitude, suggéra Merlin avec un sourire bienveillant. Vous allez pouvoir sortir la panoplie, étaler votre savoir et faire votre cake pour en mettre plein la vue aux jeunots. Y a pas à hésiter deux secondes, c'est du tout cuit.
- Mhmm. Je vais réfléchir. Maintenant tirez-vous, je dois changer le liquide de conservation des œufs macérés et ça schlingue pire que la mort. »
Merlin serra une dernière fois la main d'Elias avant de tourner les talons, le pas allégé par la victoire. Il était déjà en train de passer mentalement en revue les différents sujets qui pourraient faire l'objet de cette fameuse première leçon de magie quand la voix de son compagnon lui parvint au moment d'écarter la tenture de l'arrière-salle.
« Imiter des chants d'oiseaux, sans déconner ?
- Oui, ben j'aurais bien aimé vous y voir ! Si vous croyez que c'est facile de trouver de quoi distraire des gamines quand on est en cavale et confinés dix pieds sous terre ! »
« Bien ! Bon ! Maintenant que tout le monde s'est trouvé un siège, vous allez me faire le plaisir d'arrêter de cacarder deux minutes et d'ouvrir les esgourdes, parce qu'autant vous le dire tout de suite, j'ai horreur de me répéter ! »
Merlin masqua juste à temps une grimace face au ton sec et au niveau sonore employés par Elias. Si les cinq jeunes ne s'étaient pas spécialement installés dans le plus grand calme, ils n'avaient pas non plus fait montre d'une attitude qui méritait qu'on leur parle ainsi. Mais le druide se mordilla la langue et se garda de tout commentaire ; la leçon n'avait même pas encore débuté, mieux valait ne pas la commencer en contestant la façon de faire de son co-enseignant.
Les deux magiciens avaient passé une soirée entière à décider quelle direction donner à cette prise de contact avec le monde magique. Une belle séance d'engueulade dont Mogriave avait eu la joie d'être témoin, ses yeux alarmés bondissant d'un barbu à l'autre alors que les piques fusaient. Au final, ils étaient tombés d'accord sur deux choses : il fallait quelque chose de très simple et ne comportant aucun risque de faire exploser le labo – et leurs tronches avec.
C'était Merlin qui avait eu le dernier mot, pour une fois, et il n'en était pas peu fier.
« Donc ! Si on vous accueille tous aujourd'hui, croyez bien que c'est pas parce qu'on sait pas quoi faire de nos journées, poursuivit Elias, manifestement décidé à être bougon tout le reste de l'après-midi. C'est sur ordre de notre bon roi qui doit penser qu'ici, c'est une garderie, mais moi je vous préviens tout de suite : la magie, c'est pas pour les feignasses ni les mous du bulbe, c'est une discipline qui demande énormément d'attention et de réflexion. Si vous êtes venus dans l'idée de tirer au flanc ou de passer un moment rigolo entre copains, vous serez tout aussi bien à la taverne, la porte est grande ouverte. »
Elias désigna du doigt la sortie du laboratoire dont la porte était, en effet, ouverte sur la cour baignée de lumière. De nouveau, Merlin se mâchouilla l'intérieur de la joue pour ne pas corriger un peu les durs propos de son collaborateur et observa en biais les réactions de leurs élèves du jour.
Répartis sur deux des trois établis, aucun des cinq jeunes gens n'esquissa un geste pour se lever et partir. Gareth, Iagu et Petrok se tenaient au garde-à-vous sur leurs tabourets, attentifs au point que les vaisseaux de leurs yeux étaient certainement sur le point de péter. S'ils avaient eu les mêmes oreilles que Mogriave – qui roupillait en boule dans un coin de la pièce, bien indifférent au discours inflexible de son maître – elles seraient probablement dressées vers l'avant, concentrées sur le moindre mot provenant d'Elias comme des chiens de chasse cherchant à repérer les craquements de brindilles dans les broussailles. Plus détendues mais probablement tout aussi alertes, les filles de Karadoc faisaient naviguer leur attention d'Elias à Merlin. Si le druide ne récoltait d'elles que des œillades affectueuses, les regards dirigés vers le sorcier étaient plutôt ombrageux et méfiants – voire, dans le cas de Mehben, carrément malveillants.
Peut-être qu'il était temps d'intervenir, finalement, pour éviter que la séance ne dégénère avant même d'avoir commencé.
« Si tout le monde, reste, alors on va pouvoir y aller ! annonça Merlin en forçant un peu sur l'enthousiasme, coupant l'herbe sous le pied d'Elias qui allait sans doute repartir dans une tirade peu amicale. Est-ce que vous pouvez regarder sur vos plans de travail et tenter de deviner ce qu'on va faire aujourd'hui ? »
Aussitôt les têtes se penchèrent sur le matériel et les ingrédients disposés avec soin – et moult râleries – le matin même par la main de l'enchanteur du Nord.
« On va… préparer quelque chose ? tenta timidement Iagu depuis l'établi du fond, jetant des petits coups d'œil hésitants à Petrok à sa droite et Gareth à sa gauche lorsqu'aucun des deux ne prit la parole. Une… mixture magique ?
- Sans blag-
- Bien vu, jeune homme ! s'empressa de répondre Merlin, assénant discrètement un petit coup de pied à la cheville d'Elias. Maintenant, quelqu'un pourrait me dire le point commun de la majorité des ingrédients devant vous ? »
De nouveau, les yeux se baissèrent sur les différents pots, fioles et autres petites boîtes soigneusement étiquetées dont chaque participant possédait un exemplaire. Même lorsqu'elle lui était imposée contre son gré, aucune tâche menée par Elias ne saurait être bâclée, c'était un peu sa marque de fabrique. Tout était si symétriquement disposé qu'aucun des jeunots n'osait rien toucher, pas peur de s'attirer les foudres du grand dragon du Nord pour avoir dérangé sa minutieuse organisation.
Par conséquent, ils se tordaient tous le cou pour lire les étiquettes ou jeter un œil à l'intérieur des contenants dans un ballet assez comique, qui arracha à Merlin un sourire bienveillant et à Elias un murmure exaspéré.
« C'est gras, dit enfin Mehgan, fronçant les sourcils sur sa petite bouteille d'huile d'olive. Et ça colle, aussi.
- Certains trucs sentent drôlement fort, ajouta Gareth, sans doute momentanément enhardi par la prise de parole de celle qu'il n'avait pas trop quitté des yeux depuis qu'ils étaient tous entrés dans le laboratoire.
- Et comment vous êtes arrivé à sentir quoi que ce soit, gros malin ? grinça Iagu entre ses dents. Tout a un bouchon ou un couvercle !
- Euh… oui mais…
- Tonton Merlin, la prêle et la camomille vous nous aviez dit que c'est pour stopper l'inflammation, non ? intervint Mehben en désignant du doigt deux petites boîtes en fer. Ce qu'on va préparer, c'est quelque chose en rapport avec les soins magiques, du coup ?
- Vous vous rapprochez tous pas mal, enfin sauf pour l'odeur, hein, dit Merlin avec un sourire désolé en direction de Gareth, qui se tassa un peu sur son siège. Ce qu'on vous propose de réaliser aujourd'hui, c'est une pommade cicatrisante un peu polyvalente avec, comme l'a dit Mehben, des propriétés anti-inflammatoires mais surtout-
- La vache, je comprends rien.
- Ah non hein, ça va pas recommencer ! » aboya Elias.
Avant que Merlin ne puisse le retenir, le sorcier s'était rapproché de l'établi de devant qui, en plus d'accueillir les deux filles de Karadoc, hébergeait également un étudiant surprise.
Perceval n'eut même pas la décence d'avoir un mouvement de recul quand Elias abattit son poing sur la surface de l'établi et se pencha vers lui. « Si on vous l'a dit une fois, on l'a dit cent fois : il n'était pas prévu que vous participiez à la leçon ! Maintenant si vous tenez absolument à rester écouter, très bien, mais vous la bouclez !
- Mais si je comprends rien dès le départ, je vais faire plein de conneries et vous allez gueuler ! se défendit le gallois comme s'il n'était pas, justement, en train de se faire engueuler.
- Vous risquez pas de faire de conneries, vu que vous n'allez rien toucher !
- Attendez, vous allez filer des astuces pour mettre sur la tronche à la mère cageot et je devrais rester sans rien faire ?
- Parfaitement ! C'est pas un atelier découverte ici ! affirma Elias alors que, si on voulait être tout à fait honnête, ça l'était tout de même un peu.
- C'est pas juste !
- Mais la vie est tout sauf juste, mon petit pote, je suis navré qu'il vous ait fallu tant de temps pour vous en rendre compte ! Et puis corrigez-moi si je me trompe, mais aux dernières nouvelles vous saviez lire, vous ?
- Ben… non, admit Perceval, la mine basse.
- Et vous comptiez vous en sortir comment avec les instructions de préparation, si c'est pas indiscret ? demanda l'enchanteur avec un sourire un brin mauvais, saisissant un des parchemins détaillant les différentes étapes de la recette pour le coller devant le nez du chevalier. 'Croyez pas que vous auriez pu mettre à profit vot' petite retraite souterraine pour combler cette lacune ? »
Là, ça devenait méchant et gratuit. Perceval s'était certes incrusté dans une activité où il n'avait pas été convié, mais il était complètement inutile de le flageller ainsi en public. Merlin s'apprêtait à couper court à l'échange, quand une voix jeune et féminine le fit à sa place.
« Tonton Perceval ne sait peut-être pas lire, mais il a fait tout un tas de trucs utiles pour la Résistance et pour le roi Arthur pendant les dix années de sa « petite retraite souterraine », grogna presque Mehben, ses yeux couleur chocolat fixant Elias avec une animosité aussi ouverte que brûlante. Et vous, vous avez fait quoi pendant tout ce temps à part lire des bouquins, si c'est pas indiscret ? »
Doucement, comme s'il avait du mal à croire ce qu'il venait d'entendre, Elias tourna la tête vers la fille aînée de Karadoc. Tout dans l'expression faciale de l'enchanteur hurlait « Danger ! », de son regard glacial au léger frémissement de sa lèvre supérieure, si bien que les trois garçons de l'autre établi – même le propre mari de la jeune femme intrépide – blanchirent de quelques teintes.
Merlin se glissa à la hâte entre le loup et sa jeune proie inconsciente. « Bon ! Il va peut-être falloir qu'on commence parce que l'après-midi file et j'ai dit à votre père que vous seriez rentrées à la taverne avant la tombée de la nuit ! Alors, vous avez tous devant vous le matériel, les ingrédients et les instructions nécessaires pour réaliser la première moitié de la préparation.
- Bah non, j'ai rien moi, lâcha Perceval en désignant innocemment son coin d'établi vide, comme s'il ne risquait pas de se faire étriper.
- Évidemment que vous avez rien, vu que vous ne par-ti-ci-pez-pas ! tempêta l'enchanteur brun. On doit en être à la trentième répétition maintenant ! Comment il faut vous le dire pour que ce soit pas ambigu ?!
- Ambigu, c'est quand on arrive à faire les choses aussi bien d'une main que l'autre ? Si c'est ça, j'voudrais pas faire ma sucrée, mais je sais pas faire et ça risque de me gonfler vite fait.
- J'vais le tuer, annonça Elias sur un ton plat et catégorique.
- Stop ! Personne ne tue personne ! Vous ! fit le druide excédé en désignant son compagnon du doigt. Vous allez aux établis dehors pour démarrer les feux sous les chaudrons, ça fera gagner du temps pour la deuxième partie de la recette.
- Moi ? Non mais vous manquez pas de sou-
- Vous y allez, c'est tout ! » Merlin fixa le sorcier du regard jusqu'à ce que ce dernier laisse tomber et s'exile dans la cour en contrebas, non sans quelques marmonnements acides. « Et vous Seigneur Perceval, bon sang mais faites un effort pour être discret. Ça l'énerve déjà assez comme ça que vous restiez alors que c'était pas prévu, alors tâchez de pas trop vous faire remarquer en plus.
- Mais je suis pas ambigu ! Je préfère le dire d'entrée plutôt que de passer pour un faisan tout à l'heure !
- Ambidextre, corrigea Merlin avec la lassitude conférée par dix années à devoir décoder les discussions des deux chefs des semi-croustillants. Et ne vous en faites pas, ce n'est pas une obligation. Vous pouvez faire équipe avec Mehgan ou Mehben mais vous les laissez faire, c'est compris ? A la limite vous faites office de suppléant mais pas plus.
- Ouais, c'est pas faux, je vais faire ça. »
« La découpe des gousses d'ail, c'est une étape très importante. Si vous coupez trop gros, les morceaux n'auront pas le temps de bouillir convenablement, et comme vous aurez rajouté les feuilles de camomille à ce stade vous pouvez pas vous permettre de laisser la préparation sur le feu trop longtemps sinon ce sera bon pour la poubelle. Si vous coupez trop fin, à l'inverse, tout va se ramollir plus vite et vous allez perdre le bénéfice des sucs de l'ail à cause de la température qui va tout dénaturer. Là encore, poubelle. Seule façon correcte de vous y prendre : vous coupez en biais, en levant le germe, pour trancher les fibres sans les écraser avec la partie la plus distale du couteau. Bien. Et quand ça sera fait-
- Mais ralentissez, vous voyez bien que vous les avez perdus depuis longtemps ! »
Le Fourbe interrompit son monologue pour se tourner vers Merlin, un air un peu stupide placardé sur le visage. Il n'avait donc pas remarqué que les cinq jeunes se démenaient pour suivre les recommandations qu'il balançait avec la diplomatie d'une catapulte, tout en surveillant leurs marinades de bile de renard qui étaient sensées prendre une couleur dorée dans les secondes à venir ?
« Mais quoi, qu'est-ce que j'ai dit ? demanda Elias.
- Rien en particulier, mais la découpe de l'ail ça peut bien attendre que la marinade soit faite non ? Ils vont se mettre à loucher, les petits, s'ils doivent garder un œil sur leurs fioles et un autre sur leurs planches à découper !
- Pendant que les fleurs de camomille sont dans la marinade, y a mieux à faire que de les regarder bêtement ! Découper l'ail, ça peut très bien se faire en parallèle et ça permet de gagner du temps sur la suite.
- Se concentrer sur une tâche à la fois, ça permet aussi de travailler plus sereinement…
- Ah mais voilà ! C'est pour ça que vous mettez un temps monstrueux à faire le moindre petit truc ! s'exclama Elias sous le coup de la révélation. Vous faites une tâche après l'autre parce que sinon vous vous emmêlez les pinceaux, j'ai bon ou pas ?
- Oui, bon ! Il s'agit pas de moi, là ! » s'emporta Merlin à voix basse en se remémorant leur bonne résolution de la veille : ne pas s'engueuler devant les petits. Cette promesse avait déjà été mise à mal une belle paire de fois depuis le début de la leçon, autant limiter les dégâts. « Il faut leur laisser le temps, sans ça ils vont tout louper et ça va les décourager !
- S'ils se laissent décourager aussi facilement, j'vais vous dire, c'était même pas la peine de commencer quoi que ce soit.
- Euh… m'sieur Elias, m'sieur Merlin, c'est censé faire ça à la fin ? »
Les deux magiciens se retournèrent pour voir un Gareth à la mine décomposée tenir devant lui le ballon de verre où reposait sa marinade. Enfin plutôt, ce qui avait du ressembler à une marinade à un moment de l'après-midi ; désormais, il ne restait guère de qualificatif élégant pour la masse grumeleuse couleur crème qui tapissait les parois du ballon.
Elias soupira avec lassitude et s'approcha. « Donc, voilà. Ça, ça arrive quand on a voulu aller plus vite que la musique. Vous avez remué le mélange plusieurs fois depuis que vous avez mis les fleurs de camomille, j'parie ? » Devant le hochement de tête penaud du jeune orcanien, le sorcier souffla par le nez et se saisit du ballon pour que les autres le voient. « Regardez deux minutes, tout le monde. Si on agite trop, la bile de renard réagit et ça monte comme une mauvaise mayonnaise tranchée. C'est pourquoi on remue une seule fois au début, comme c'est écrit sur les instructions, puis on touche plus.
- Mais… on peut quand même s'en servir, de ce mélange ? demanda Petrok en désignant la peu ragoûtante mixture produite par son camarade.
- Quoi, ça ? Non, ça c'est naze, ça sert à rien, poubelle direct. Vous êtes bon pour recommencer, mon petit vieux. Je vais vous chercher de quoi refaire tout ça proprement, et en suivant les étapes à la lettre cette fois-ci. »
Toujours armé du ballon de verre de Gareth, Elias s'éloigna pour disparaître dans l'arrière-salle en se pinçant l'arête du nez. Merlin suivit sa progression des yeux et, dès que la tenture se referma derrière les pas du sorcier, il se rapprocha de l'établi des garçons.
« Ne vous inquiétez pas, rassura-t-il doucement pour apaiser un Gareth aux joues vermeilles. On fait tous des erreurs, c'est comme ça qu'on apprend. Des marinades, j'en ai foiré des centaines, y a pas de quoi bousculer un âne. C'est pas grave.
- Si c'est vraiment pas grave, pourquoi il s'énerve autant votre collègue ? demanda Iagu.
- C'est vrai, tonton Merlin, fit Mehgan en se retournant sur son tabouret pour regarder le druide. Il faut admettre que monsieur Elias est pas forcément trop… indulgent.
- L'est carrément chiant, oui, grommela Mehben en tâchant de couper correctement une gousse d'ail qui ne cessait de lui glisser des doigts. Il nous regarde comme si on était venus lui remplir ses bottes de bouse. Sérieux, si c'est comme ça qu'il a appris la magie à notre connasse de mère, pas étonnant qu'elle ait viré du côté pute.
- Dites pas de bêtises, soupira Merlin alors que toute la petite bande hochait la tête en accord avec les propos de la jeune femme – sauf Perceval, qui tenait bon sur sa promesse de ne pas se faire remarquer. Et croyez bien que d'avoir votre mère sur le trône, ça n'a pas été tous les jours facile pour lui, alors se remettre à enseigner même un tout petit peu ça fait remonter des souvenirs pas bien joyeux. Du coup il est un peu sec, mais c'est dans son caractère, faut pas lui en vouloir.
- Ce serait plus facile de pas lui en vouloir s'il était pas aussi méchant…
- Je vous signale que j'entends tout ce que vous dites, » leur parvint la voix monocorde d'Elias depuis l'arrière-salle.
Le groupe entier se figea, druide compris. Il n'avait pas pensé à l'ouïe surnaturelle du Fourbe, à laquelle même leur conversation à voix basse n'avait pas échappé.
« Bon, allez, murmura-t-il en agitant ses mains vers les plans de travail. Remettez-vous au boulot, vous êtes pas encore sortis du sable. Gareth, je vous conseille de préparer déjà les fleurs de camomille, ça vous fera gagner du temps. Et puis, ça a des chances de décrisper l'autre dragon alors allez-y.
- De toute manière, je vois même pas à quoi ça sert, d'être là à préparer des confiotes, » rouspéta discrètement l'orcanien en attrapant la boîte contenant les plantes désirées. Il était clairement piqué dans sa fierté, et si ce que Merlin suspectait de ses intentions envers la plus jeune fille de Karadoc était fondé, il devait être encore plus vexé de s'être fait reprendre de volée juste devant elle. Ah, être jeune et énamouré… « C'est pas ça qui va nous servir sur le terrain ! On va passer pour quoi, avec nos pommades pour soigner les petits bobos ? Pour des glandus, voilà !
- Gareth, taisez-vous ! siffla Petrok, en vain.
- Et en plus moi, la magie je connais déjà, je sais lancer un sort, d'abord !
- Oh, on l'a vu votre sort, ça va, fit Merlin en levant les yeux au ciel. Les petits éclairs qui picotent et qui brillent, ça n'a rien à voir avec la vraie foudre, c'est rien qu'un truc de frimeur pour amuser les mémés à la fête du village.
- Hé, ho ! J'entends toujours ce que vous dites ! »
A l'heure du goûter, il ne restait plus aux jeunes étudiants que quelques ultimes étapes dans la réalisation de leur premier onguent magique.
Pour tout le monde, la marinade était terminée. Il avait fallu donner un petit coup de pouce à Gareth pour rattraper son retard et Merlin avait suggéré à Mehgan d'aider l'orcanien dans la découpe des différents ingrédients. Tout en empêchant du mieux possible un sourire espiègle d'envahir son visage, il avait observé d'un œil la jeune femme rapprocher son tabouret de l'établi voisin et hacher camomille et prêle avec un des petits couteaux en argent qu'Elias leur avait mis à disposition. Gareth était devenu aussi rouge que les poivrons qui séchaient au-dessus de la cheminée, acceptant d'une main tremblante les petits bouts de plantes que Mehgan lui tendait pour les ajouter dans la marinade.
Aucun incident – à part un glissement de couteau et une entaille dans le pouce de Perceval, dont les mains en avaient eu probablement assez de se tenir tranquille à un moment donné – n'était à déplorer, et à part la marinade ratée de Gareth, la recette avait été plutôt bien respectée par leurs petits étudiants. A les regarder tous penchés sur leurs préparations, maniant la lame et le verre avec la plus grande des applications, une bulle de fierté emplit la cage thoracique de Merlin. Ils n'étaient pas à lui, tous ces gamins, et pour certains il les connaissait à peine ; mais ils mettaient tout leur cœur dans cette tâche qu'on leur confiait, aussi étrange et nouvelle soit-elle, avec une détermination qui faisait plaisir à voir. Il avait toujours admiré l'entrain de la jeunesse, et sa formidable capacité à éclipser l'inexpérience. C'était quelque chose qui se perdait trop vite avec l'âge, quand la peur de se tromper et le pessimisme venaient prendre le dessus sur la curiosité et l'enthousiasme de se livrer à une tâche inédite.
Certains adultes échappaient à cette règle, bien sûr. Mais chez d'autres, c'était presque un sacerdoce.
« Bon ! annonça un de ces adultes que peu de choses semblaient encore émerveiller. On va pouvoir passer à la dernière étape : le mélange des deux préparations. Tâchez de pas vous foirer, un faux pas à cette étape rendrait toute votre après-midi de boulot inutile alors conseil, utilisez vos deux mains. Je vais installer les chaudrons dehors, vous mettez la marinade et la pâte dans deux bols séparés et vous me rejoignez. »
Une fois ses instructions balancées, Elias s'en repartit vers l'arrière-salle dans un claquement de manteau. Malgré le manque d'accident, le sorcier ne s'était pas vraiment détendu au cours de l'après-midi ; son dos et ses épaules n'avaient perdu qu'une fraction de leur tension initiale, reprenant leur raideur maximale dès que Perceval esquissait un geste un peu trop vif. Même s'il ne les voyait pas, Merlin pouvait aisément deviner les gouttes de sueur qui devaient dégouliner de la nuque de l'enchanteur stressé.
Après un dernier regard sur leur petit groupe d'étudiants, le druide s'esquiva à la suite de son compagnon, refermant derrière lui l'épaisse tenture verte pour masquer la vue du laboratoire.
Elias était en train de collecter les cinq petits chaudrons qu'il avait rangés sur une étagère, les alignant sur l'étroit plan de travail sous le fenestron du réduit pour récupérer de grosses cuillères en métal d'un placard. La promenade au marché pour acheter les ustensiles nécessaires avec une petite bourse allouée par Arthur cliquetant gaiement dans la poche, cela avait bien été la seule facette de cette leçon impromptue à laquelle Elias s'était plié avec un semblant d'entrain. Non, ce n'était pas juste, il avait aussi pas mal pris son pied à préparer les plans de travail : le couteau tout neuf posé bien au milieu de la planche à découper, les ingrédients pesés et quantifiés bien alignés à droite avec une précision militaire, les parchemins d'instructions soigneusement roulés et déposés sur les établis dans l'axe des tabourets.
Au final, la seule chose qui avait vraiment dérangé Elias dans la préparation de cette leçon, c'était les étudiants eux-mêmes. Autrement dit, le seul truc incontournable.
Un bruit sec et métallique tira Merlin hors de ses réflexions.
« J'en ai pris cinq, j'en ai rangé cinq, pourquoi y en a plus que quatre ? » feula le sorcier en se penchant pour regarder dans le fond du placard. La faible luminosité ne permettait pas de bien y voir là-dedans, ce qui n'aidait pas à adoucir la frustration d'Elias. « On y voit comme dans un trou de vouivre ! C'est pas possible de se faire chier comme ça !
- Du calme, intima Merlin en s'approchant du lieu du délit, posant une main entre les omoplates de son partenaire. Elle a du glisser au fond et tomber par terre, ce sera pas la première fois. »
Elias marmonna un peu plus mais s'accroupit, tâtonnant sous le meuble pour en effet attraper sa cuillère fuyarde. Le paquet de poussière et de toiles d'araignée qui l'accompagnait arracha une grimace dégoûtée au magicien brun. « Dégueulasse. Il va falloir que je la nettoie, maintenant.
- Vous l'auriez nettoyée de toute manière, comme vous allez nettoyer toutes les autres et les chaudrons. C'est pas vous qui dites tout le temps que c'est obligatoire si on veut éviter la contamination ?
- Hmph, si… mais là tout est neuf, j'avais l'option de pas me faire chier.
- Avec toutes les mains qui ont du les tripoter au marché ? Vous auriez plutôt fait double dose de nettoyage, oui. Dites, vous avez fini de chercher des raisons de râler ? »
Piégé, Elias jeta la cuillère dans le chaudron qui contenait ses homologues. « J'en ai ma claque de cette journée ! déclara-t-il furieusement mais assez discrètement pour ne pas risquer d'être entendu par leurs ouailles de l'autre côté de la tenture. J'ai pas envie d'être là, ils ont pas envie d'être là, ça n'a aucun sens ! Il aurait pas pu les mettre au tricot ses petits poussins, le roi Arthur, s'il en avait marre de les voir glander ?
- On en a déjà parlé, ça n'a rien à voir, tempéra Merlin. Et puis, je trouve pas spécialement qu'ils n'aient pas envie d'être là. Ils font attention, ils vous écoutent même si vous êtes pas vraiment tendre avec eux-
- Ah parce que l'aînée de Vannes, elle est tendre avec moi ? Elle me pourrit à chaque coin de table ! Qu'est-ce qu'elle croit, que je suis pas au courant que j'ai merdé avec sa mère ? Je suis au courant, merci bien !
- Ah, ça, j'avoue qu'elle est un peu… mais bon, sinon, ils posent des questions intelligentes…
- Des questions intelligentes, ce qu'il faut pas entendre ! « On fait quoi quand on a fini ? » c'est intelligent ? Ah bah excusez-moi mon pinson, on doit pas parler la même langue.
- Mais ne soyez pas con, aussi ! Vous êtes chiant à la fin ! Elle a pas demandé, Mehgan, pourquoi vous leur avez filé un couteau en argent et pas en acier ? Et Iagu, celui qui est côté fenêtre, c'est lui qui a remarqué que laisser la marinade au soleil ça perturbait la réaction. Vous choisissez de voir que ce qui va dans votre sens, alors c'est sûr, vous risquez pas de leur faire justice aux jeunes. »
Furieux, mais à court d'argument, Elias se détourna avec un grognement de défaite pour appuyer ses mains sur la petite table à côté des ustensiles et fixer le fond d'un chaudron comme s'il détenait toutes les réponses à ses maux.
« De toute façon j'ai perdu d'avance, souffla le sorcier. Vous défendriez ces gamins contre le monde entier.
- Peut-être un peu, c'est vrai, admit Merlin, diplomate, en venant poser ses mains sur les épaules tendues d'Elias. Mais c'est simplement parce que je sais qu'aujourd'hui, l'adversaire qu'ils ont en face est bien trop redoutable pour eux.
- Pffff. »
La petite remarque avait tout de même un peu fait mouche, si le léger relâchement dans les épaules d'Elias était une indication. Encouragé, Merlin fit un pas en avant pour passer ses bras autour de la taille du sorcier, ramenant son dos tout contre son torse et sa tignasse brune contre sa joue. « Allez, ça se passe très bien, murmura-t-il contre la tempe d'Elias. Tu pourrais y aller un peu plus mollo sur le sarcasme, faut être honnête, mais à part ça tu t'en sors comme un chef.
- Mhmm.
- Mais si, je t'assure. Les instructions sont claires, ça roule sans un pet, même Perceval n'a pas réussi à faire foirer quoi que ce soit. Ça tient pratiquement du miracle, je connais assez bien le bonhomme maintenant pour le dire.
- Me parle pas de lui, supplia Elias en posant une main sur celles de Merlin, croisées sur son estomac. A chaque fois que je le vois toucher quelque chose, je suis au bord de la descente d'organes.
- Oui, ça se voit un peu, je dois dire, pouffa Merlin en imprimant un baiser amusé dans les cheveux de son compagnon. Il faut te détendre un coup, hein, il peut rien arriver de bien grave.
- Ah ben si c'est l'expert en explosion de labo lui-même qui le dit…
- Salopard.
- Pyromane.
- Tu paieras plus tard, promit le druide en pressant ses lèvres contre la jugulaire du sorcier, laissant traîner un coin de canine pour donner du poids à sa menace et lui voler un ronronnement involontaire.
- Merlin, fais gaffe bon sang, ils sont littéralement juste à côté, tu feras quoi si jamais- »
Le bruit caractéristique d'un objet en verre explosant en morceaux sur le sol les ramena brutalement au moment présent. Avec un grognement sourd chargé de mille promesses de représailles, Elias s'extirpa des bras de Merlin pour retourner dans l'espace de travail principal du laboratoire, passant à travers la tenture avec la violence d'un ouragan.
« Non mais OH ! Qu'est-ce qu'on a dit ?! On a dit qu'on travaillait calmement !
- Mais Tonton Perceval il prend toute la place !
- C'est même pas vrai ! »
« Allez, un dernier effort d'attention et vous êtes libres, annonça Elias lorsque tout le petit groupe arriva enfin dans la cour en bas des marches, avec leur jolie panoplie de bols contenant le fruit de leur travail dans les mains. Alors ! Les feux sont installés et les chaudrons sont chauds, on ne touche pas avec les doigts sinon votre peau va rester collée au métal et croyez-moi sur parole, vous allez douiller. Bien. Seconde chose : par manque de place, et pour éviter d'y passer deux cent bûches, il n'y a que trois foyers. Vous allez donc devoir passer-
- A LA FILE INDIENNE ! beugla Perceval, faisant sursauter Petrok et Gareth au point que les deux jeunes hommes manquèrent de peu de balancer leurs bols par terre. Merde, pardon, je l'ai un peu gueulé. A la file indienne ? Ou à la queue leu leu, selon si vous préférez, moi j'aime moins mais bon...
- … donc devoir passer en deux groupes. Les demoiselles en premier, avec un garçon pour faire le compte, je vous laisse décider entre vous trois qui passe au premier tour. Pour les deux autres, j'ai mis vos chaudrons sur la table, vous pouvez déjà y mettre la pâte à la cire, comme ça ce sera fait et on limite les risques de brûlures par la même occasion. Merlin, je supervise cette fournée, je vous laisse la seconde. »
Il n'en pouvait plus, de cette après-midi qui n'en finissait pas. A chaque fois qu'il levait le nez, le soleil ne semblait pas décidé à bouger son cul, fermement planté au milieu du ciel comme un piquet dans une exploitation d'huîtres. Il n'avait même pas l'option de couper court à la leçon au motif que les jeunes devaient être rentrés à la taverne avant la nuit, car cette dernière n'arriverait pas avant des heures encore.
Entre l'abruti gallois à la soupière percée, l'aînée de Karadoc qui le regardait avec autant d'appréciation que l'on examine une vieille croûte sur son genou et les trois mecs qui avaient fait de chaque étape de la préparation une compétition de bistouquette – comment pouvait-on être fier de découper une gousse d'ail sans s'ouvrir la main ? – Elias était prêt à fermer boutique et à roupiller pendant deux jours d'affilée. Et dire que certains enchanteurs n'étaient jamais vus sans un ou deux apprentis accrochés à leurs robes… Ils méritaient une médaille, ceux-là, parce que ce n'était sûrement pas grâce à Elias que le futur de la profession était assuré.
Seule la cadette des semi-croustillants – Mehgan, Merlin avait dit – ne donnait pas l'envie au sorcier de s'enfuir en courant. Calme, discrète et assidue, elle avait progressé méthodiquement dans sa recette sans faire d'erreur, et ce avec son oncle Perceval perché sur son épaule tout le long comme une pie bavarde. La gamine avait du mérite, Elias pouvait au moins le lui reconnaître, et sa préparation avait l'air d'être la mieux réussie de toutes.
« Une fois que vous avez choisi votre chaudron, continua-t-il, pressé d'en finir mais conscient que cette ultime étape de préparation était celle qui nécessitait le plus de doigté, vous videz tout votre bol de pâte dedans, et vous mettez de côté votre bol de marinade pour plus tard. Avec la cuillère, vous remuez doucement, de sorte à ce que la pâte n'accroche pas au fond du chaudron. Quand elle sera ramollie, presque liquide, alors il faudra rajouter la marinade petit à petit, en léger filet et toujours en remuant pour que tout se mélange bien. Une fois que toute la marinade y est passée, vous pouvez enlever le chaudron du feu en mettant les gants de cuir qui sont sur la table, et vous le mettez par terre quelque part hors du passage pour qu'il redescende tranquillement en température. Et on ne bourrine pas, c'est pas une course, ils m'ont bien compris ? »
Elias fronça les sourcils et parcourut des yeux son premier lot de gamins, en espérant que son avertissement avait bien été entendu. L'aînée des jeunes femmes lui retourna un regard noir, vidant son bol de pâte dans son chaudron avec un flop sonore à la limite de l'insolence. Sa sœur, quant à elle, se contenta d'un hochement de tête, occupée comme elle l'était à tirer sa cuillère des mains de son oncle Perceval et de ses « Vous imaginez si vot' père il avait ça pour manger du ragoût ? En deux cuillerées, ce serait réglé ! ». Quant à son troisième élève…
Et bien, il n'était pas là. Personne ne se tenait à côté du troisième chaudron.
Sentant les poils de sa nuque se hérisser, Elias se retourna vers le reste du groupe. Les trois jeunes hommes étaient toujours en bas des marches, et manifestement investis avec Merlin dans une discussion à voix basse.
« OH ! Si je vous dérange, hésitez surtout pas à le dire ! héla le sorcier en approchant, irrité. Il me semble que j'ai demandé quelque chose de pas trop compliqué, pourquoi personne ne bouge ?
- Euh, c'est-à-dire, bredouilla Petrok, intimidé par la soudaine arrivée du Fourbe. Nous avons le plus grand mal à déterminer qui de nous trois doit se joindre à mon épouse et sa sœur…
- Ah, donc c'est bien ça, c'est trop compliqué. Il faut que j'en désigne un moi-même ?
- Non !
- Mais venez pas foutre votre merdier, au pire ils passeront tous les trois après avec moi, ronchonna Merlin. Qu'est-ce que ça peut foutre ?
- Mais quoi, qu'est-ce qu'il y a, c'est quoi le problème ? demanda Elias, excédé que le druide prenne une nouvelle fois la défense des gamins, et ce coup-ci pour une raison qui ne pouvait être que débile. Personne ne veut bosser à côté d'une fille, c'est ça ? Vous pétez dans vos calsifs à l'idée qu'elles puissent réussir un truc mieux que vous et vos baloches de ringards ?
- Absolument pas ! s'étrangla le fils de Loth, tellement outré qu'il était soit très sincère, soit le digne héritier de son père question comédie dramatique.
- Bah vous avez tort ! Parce qu'elles ont mis au moins deux fois plus de soin dans leurs préparations que vous trois, et il y a fort à parier que le produit final sera beaucoup plus réussi ! Alors maintenant vous arrêtez de faire vos bêcheuses ! Je vous donne dix secondes, pas une de plus, pour que l'un de vous trois bouge ses miches jusque là-bas. Sinon ça va mal se mettre ! »
Tout en parlant, Elias pointait du doigt le dernier chaudron inoccupé. A la fin de sa tirade, il envoya son regard dans la même direction, par réflexe. C'est donc de façon purement fortuite qu'il se rendit témoin d'une scène qui lui fit perdre toutes ses couleurs et quelques années d'espérance de vie.
Perceval qui, au décours d'une gesticulation, heurta le coude de Mehgan et lui fit verser l'intégralité de sa marinade en une fois dans le chaudron.
Les jambes d'Elias se mirent en mouvement avant même que son cerveau n'intègre pleinement ce qu'il venait de voir. Il savait qu'il ne disposait que de quelques secondes avant la catastrophe ; il n'avait même pas le temps d'apprécier à sa juste valeur la célérité de ses propres réflexes. En quelques foulées, il atteignit le duo paralysé par l'incertitude et les bulles inquiétantes qui commençaient à agiter la préparation. Aidé par l'élan, Elias asséna à Perceval un coup d'épaule qui envoya le chevalier s'écraser au sol à quelques pas de là dans un glapissement surpris.
Un sifflement assourdissant s'échappa du chaudron. Le temps était écoulé.
Guidé seulement par l'instinct, Elias empoigna Mehgan et tourna le dos au mélange une demi-seconde avant qu'il n'explose. En sentant les paquets gluants et brûlants s'écraser contre son dos et s'infiltrer à travers ses vêtements, le sorcier réprima un sifflement de douleur. Il serra la jeune femme tout contre son torse, l'enveloppant au mieux dans les pans de son manteau pour parer à toutes les éventuelles projections ardentes.
Aussi violemment qu'elle avait débuté, la pétarade prit fin, le chaudron se trouvant très vite à court de projectiles. Elias attendit encore une poignée de secondes supplémentaires avant de relâcher son étreinte, juste histoire d'être sûr, mais la joue de Mehgan demeura plaquée contre sa poitrine en dépit de sa liberté retrouvée. Elle devait être en état de choc.
Le temps, qui avait semblé comme suspendu pendant l'incident, reprit son cours sous la forme d'une cavalcade de pas et de cris.
« Elias ! Merde, ça va ?!
- Mehgan !
- Ça s'est passé tellement vite, quelle horreur ! Vous n'avez rien, ma douce ?
- Non moi on s'en fout, j'étais loin, c'est Mehgan ! »
Des paires de mains entrèrent dans le champ de vision d'Elias, désengageant doucement la prise que la jeune femme encore tremblante avait sur sa tunique. Sa sœur l'attira dans ses propres bras, secondée par le fils de Loth dont le visage semblait hésiter entre la mortification et l'inquiétude.
« Je… c'est bon, je n'ai rien, assura Mehgan d'une voix mal assurée pour répondre aux sollicitations qui fusaient de toutes parts. C'est monsieur Elias… il a réagi à temps… »
Mehben releva la tête pour croiser le regard du sorcier. Pour la première fois de l'après-midi, ses yeux bruns reflétaient autre chose que du mépris à son égard. Si les émotions n'y étaient pas clairement déchiffrables, Elias crut y déceler au moins de la surprise et une certaine forme de reconnaissance, avant que l'attention de la jeune femme ne se reporte sur sa petite sœur.
Il n'eut pas le temps d'éprouver la moindre satisfaction ; de larges mains saisirent son manteau au niveau des épaules pour le tirer en arrière, l'obligeant à faire quelques pas à reculons.
« Mais enlevez ça, bougre d'abruti ! aboya Merlin. Vous voyez pas que ça continue à vous brûler ?
- Deux secondes, ça vient ! » riposta Elias alors que la douleur lui revenait, comme éveillée par le simple fait d'être mentionnée.
Après quelques gigotements, le lourd manteau souillé était au sol, laissant l'enchanteur dans sa tunique noire. Mais le druide n'était pas encore satisfait ; il dégagea la chemise des braies d'Elias et la fit remonter sur sa tête pour exposer son dos meurtri, au grand dam de ce dernier.
« Non mais faut pas vous gêner ! Foutez-moi à poil aussi, profitez, y a personne !
- Ah fermez-là hein, laissez-moi regarder ! brailla Merlin en forçant un bon coup pour faire passer la tête d'Elias à travers le col de sa chemise, le laissant avec les bras bloqués mais le dos et les épaules entièrement exposés. Rah la vache, c'est moche, vous vous êtes pas loupé.
- J'suis désolé, vous êtes pas trop écœuré ? railla le plus jeune magicien en levant les yeux au ciel.
- Ça doit faire drôlement mal, en plus.
- Non, c'est même franchement agréable, vous avez fini avec les remarques à la con ?
- C'est ma faute, je suis désolée ! »
Elias tourna la tête vers la jeune voix pleine de détresse. Ses esprits retrouvés, Mehgan s'était échappée des bras de sa sœur aînée et se tenait désormais à quelques pas des deux magiciens, une expression accablée sur le visage et la promesse de larmes au coin des yeux. Un pas derrière elle, ses quatre camarades offraient un soutien silencieux sans toutefois trop oser croiser le regard d'Elias, intimidés. Etait-ce à cause de son torse trop pâle, trop maigre et couvert de cicatrices, révélé par un druide peu délicat ? Ou alors par appréhension en vue de la chasse que leur pauvre copine allait prendre pour avoir gâché une demi-journée de travail et blessé leur enseignant dans la foulée ?
La seconde option paraissait plus probable. Pour être tout à fait honnête, à un moment donné du fiasco, l'idée de gueuler un bon coup avait bien tenté Elias. Mais avec la retombée du danger immédiat, son sang avait également tiédi, ne laissant place qu'au soulagement de ne pas avoir de blessé grave à déplorer.
« Je n'ai pas fait assez attention, je… je suis désolée ! Je voulais pas… à aucun moment, je jure…
- Ça va, du calme, respirez, vous allez tourner de l'œil, fit Elias de la voix la plus stable qu'il pouvait produire avec le feu qui lui embrasait le dos. Tout va bien. Si la faute doit revenir à quelqu'un, ce serait plutôt à moi. Je me suis éloigné alors que j'aurais du vous surveiller, c'était une connerie. Et les conneries, généralement ça se paie tout de suite. » L'enchanteur réprima un rictus de douleur quand Merlin appliqua ce qui semblait être un linge mouillé et froid sur son omoplate. « Vous inquiétez pas. Nan c'est juste dommage parce que c'était plutôt pas mal parti, votre préparation, elle méritait mieux que de décorer la cour. Mais bon, tant pis.
- Parce que là on peut pas l'utiliser, votre machin ? lui parvint la voix de Perceval assez proche sur sa gauche. Des heures à s'échiner sur cette tambouille et une petite erreur suffit à tout faire foirer ? Ah non mais, moi je l'ai toujours dit : la magie c'est un attrape-couillon ! »
Oh mais oui. Mais oui, mais oui. Il y avait bien un réel coupable à l'origine de cette histoire explosive, à qui cinq minutes d'inattention avaient suffi pour provoquer un petit désastre. Un coupable qui s'était mis, par un heureux hasard, à portée de beigne.
« C'est sûr que c'est pas vraiment conseillé pour ceux qui sont couillons de naissance ! grogna Elias.
- Qu'est-ce que vous voulez dire ? demanda le gallois en penchant la tête de côté, interloqué.
- Vous avez très bien compris, et faites pas celui qui sait pas parce que je vous ai vu ! Vous l'avez bousculée, elle aurait pu finir défigurée espèce de con, et vous avec !
- Attendez, je vois pas où est le problème ! On était pas en train de faire une pommade qui guérit tout, là ? Une petite tartinade sur la tronche, et hop, comme neufs ! A quoi ça sert la magie, sinon ?
- … Merlin, ça vous dérange ? J'ai les mains prises et j'ai plus la force…
- Je m'en occupe. »
Voir le druide asséner une bonne grosse claque à l'arrière de la tête du chevalier provoqua chez Elias une satisfaction qu'il ne chercha même pas à dissimuler. Et à en juger par les mines amusées de leurs étudiants du jour, il n'était pas le seul à trouver la punition publique de Tonton Perceval plutôt distrayante, en plus d'être méritée.
Après quelques recommandations supplémentaires sur les précautions d'usage – et un ordre strict à Perceval de se tenir à l'écart pour le restant de la leçon – tout le monde avait pu achever son baume de guérison. Cette fin d'après-midi s'était déroulée dans une ambiance diamétralement opposée à celle qui avait marqué toute cette initiation : sereinement et dans la bonne humeur.
Tandis que Merlin supervisait les trois jeunes hommes et leurs chaudrons, il avait vu du coin de l'œil Elias s'asseoir sur un des établis extérieurs, pour observer de loin. A sa grande surprise, les filles de Karadoc étaient allées lui tenir compagnie, prenant place sur un banc de part et d'autre de l'enchanteur qui avait mis un moment à comprendre ce qui lui arrivait. Merlin se mordit le coin de la lèvre pour ne pas pouffer face au visage un peu ahuri de son compagnon, qui n'avait de cesse de tourner la tête à droite et à gauche pour suivre la conversation que Mehben et Mehgan avaient initiée. Il lui fallut un moment, mais Elias commença à parler aux jeunes femmes ; sur quel sujet, Merlin ne pouvait l'entendre, mais il était néanmoins ravi.
Une petite catastrophe. C'était donc tout ce qu'il fallait pour que tout le groupe se détende ?
La pommade devait reposer douze heures au frais avant de pouvoir être utilisable. Les jeunes n'avaient pourtant pas semblé chagrinés par ce détail ; au contraire, ils étaient même surpris de pouvoir emporter le produit final avec eux, persuadés que la préparation ne cochait pas toutes les exigences de qualité requises. Elias avait levé les yeux au ciel et leur avait assuré que, même s'il aurait été capable de pondre un résultat bien meilleur en dormant, leurs baumes avaient toutes les chances d'être efficaces et qu'ils seraient stupides de ne pas les utiliser, au vu de tout le travail engagé.
Heureux comme tout – ou en tout cas bien plus heureux qu'un être humain standard serait en droit de se sentir après avoir entendu ce genre de remarque – les gamins avaient promis qu'ils passeraient le lendemain faire un coucou et récupérer leurs bocaux, qu'Elias leur avait fait soigneusement étiqueter à leurs noms. Après quelques mots d'adieux et de sincères remerciements de la part des deux sœurs qui laissèrent le sorcier tout interdit, les cadets de la Résistance avaient quitté Kaamelott escortés par Perceval en début de soirée, laissant les deux magiciens avec un laboratoire en bordel, une cour constellée de mottes pâteuses, une montagne d'ustensiles sales et une douzaine de bocaux en verre remplis de gelée verdâtre.
Aucun ne se sentait la force de nettoyer ou ranger quoi que ce soit. Ils trouveraient bien le temps le lendemain ; pour l'heure, ils avaient mieux à faire. Nommément, partager une bouteille de vin et un saucisson devant un feu de cheminée tout en faisant un petit bilan de la journée.
« Bah ça s'est pas trop mal passé, cette petite initiation, au final, » lança Merlin en tartinant une généreuse couche de pommade contre les brûlures – fabriquée deux semaines auparavant de sa main, celle-ci – sur le dos d'Elias. L'enchanteur frissonnait sur son tabouret à chaque fois que l'onguent froid entrait en contact avec sa peau lésée mais il laissait les doigts du druide faire leur travail sans protester, noyant son inconfort dans sa coupe de vin.
La dernière remarque de Merlin, cependant, manqua de lui faire recracher sa gorgée. « C'est une blague ? Alors je récapitule au cas où la mémoire vous ferait soudainement défaut, fit Elias en levant la main qui ne tenait pas sa coupe pour compter sur ses doigts. Le Seigneur Perceval a failli se trancher le pouce deux fois, un beau ballon en verre a fini en morceaux, j'ai pris une planche à découper sur les pieds – mais je suspecte que Mehben l'avait faite tomber exprès – Iagu est tombé comme une bouse de son tabouret en voulant caresser Mogriave et, oh, trois fois rien, mais la petite Mehgan a failli finir avec le visage gravement brûlé à cause du Seigneur Perceval.
- Bon, j'admets pour Mehgan… mais pour tout le reste, c'était quand même drôlement marrant.
- Marrant ? Non mais ça y est, vous avez viré zinzin, je peux plus rien pour vous, grand couillon.
- Vous allez oser me dire qu'à aucun moment, aucun, vous ne vous êtes senti vivant et heureux d'être là aujourd'hui ? Et qu'il n'y a rien que vous souhaiteriez garder de cette journée ? »
Merlin l'avait pourtant bel et bien vue, cette lueur d'approbation dans le regard d'Elias alors que Mehgan s'appliquait à couper sa gousse d'ail exactement comme il l'avait indiqué. Il ne pensait pas non plus avoir rêvé le discret hochement de tête du sorcier tandis que Gareth raclait le fond de son chaudron pour ne perdre aucune goutte de la précieuse préparation et obtenir trois bocaux parfaitement remplis. Sans parler de tous ces compliments habilement déguisés en remarques piquantes qui, s'ils étaient passés bien au-dessus de la tête des jeunes, n'avaient toutefois pas échappé aux oreilles exercées de Merlin.
Elias restait silencieux, les épaules basses, et il n'en fallait pas plus au druide pour célébrer sa victoire.
« Ils sont attachants, hein ? sourit-il en refermant son pot de pommade.
- Attachants, faut peut-être pas exagérer, grommela le Fourbe en avalant une nouvelle lampée de vin. Disons… qu'ils sont pas aussi chiants que ce que je m'étais imaginé. C'est déjà pas mal.
- Venant de vous, je prends ! Et je vais vous dire, ça tombe bien que vous pensiez ça ! »
Merlin fit le tour du tabouret d'Elias pour venir s'asseoir sur son propre siège et se verser une généreuse coupe de vin. La journée, aussi enrichissante soit-elle, avait généré son lot de fatigue.
« Comment ça, « ça tombe bien » ? demanda son compagnon, tendant sa propre coupe en une demande silencieuse de remplissage et puisqu'il avait la bouteille à la main, Merlin s'exécuta.
- Eh bien, avant qu'elle parte j'ai dit à Mehgan de dire au roi que la session avait été un succès et que, s'il était toujours intéressé, on pouvait partir sur une ou deux leçons par semaine dès la semaine prochaine. »
Cette fois-ci, la gorgée de vin termina recrachée en fine pluie sur le sol juste à côté des pieds du druide.
« De quoi ?! s'étrangla Elias.
- Hé oui mon loupiot, paraît que la magie c'est pas pour les feignasses, alors il va falloir se mettre au boulot ! »
