Résumé du chapitre : l'héritier est enfin là, et il ne laisse personne indifférent.
== Le Coup de Vieux ==
Si Arthur faisait encore un aller-retour entre l'escalier et la fontaine, Elias ne serait pas étonné qu'un fossé commence à se creuser dans la cour que tant de gens s'étaient échinés à réhabiliter depuis la reconquête de Kaamelott.
« Qu'est-ce qu'ils foutent, mais qu'est-ce qu'ils foutent à la fin ? grogna le roi de Bretagne pour peut-être la cinquantième fois de la demi-heure en poursuivant ses cents pas. Ça fait une heure que Merlin m'a dit « C'est pour bientôt », il faudrait qu'il m'explique sa notion du « bientôt » parce qu'on doit pas avoir la même !
- Ces choses-là, ça prend du temps, c'est normal, fit Elias en haussant une épaule, conscient que cela n'aidait pas beaucoup mais il n'avait pas grand-chose d'autre en stock pour le souverain.
- Je me doute, merci bien ! Mais là ça prend énormément de temps… ça fait quoi, douze heures, au moins ?
- J'ai pas fait attention, je me rends pas bien compte. »
C'était un mensonge éhonté, bien sûr. Cela faisait exactement treize heures que le roi était venu tambouriner comme un fou furieux à la porte du laboratoire, encore en chemise de nuit, en hurlant à tue-tête « C'est maintenant ! C'est maintenant ! Bougez-vous ! ». S'arrachant aux bras d'Elias, Merlin avait bondi du lit en catastrophe, la pâle lumière de l'aube insuffisante pour lui éviter de se heurter aux meubles et aux coins de murs alors qu'il s'habillait en hâte et se ruait à l'extérieur pour suivre Arthur.
Les deux hommes s'étaient éloignés au pas de course, les éclats de leur conversation agitée s'estompant avec la distance. Puis Arthur avait reparu, rhabillé cette fois-ci, et s'était mis à arpenter sa forteresse de long en large à une allure quasi-militaire. Elias avait suivi son manège par la fenêtre du labo dès le petit matin, une tasse de lait de chèvre au miel à la main. C'était toujours la même boucle, quand on en avait vu une, on les avait toutes vues ; d'abord le rempart Nord, puis il disparaissait derrière la tour de guet Nord-Est bardée d'échafaudages pour certainement emprunter les escaliers et resurgir au niveau du poste de guet près des écuries. De là, il traversait la cour en diagonale, disparaissait à l'angle du bâtiment principal et ressortait au rempart Nord une dizaine de minutes plus tard. Et ainsi de suite.
La mascarade avait duré toute la matinée, avec une régularité à toute épreuve que l'enchanteur ne pouvait qu'admirer, même si elle commençait à lui courir sur le système. Il avait eu le temps d'étiqueter les potions de guérison des plaies préparées la veille par leur petit groupe de novices – il allait encore falloir reparler à Gareth de sa manie de trop remuer les marinades, le gamin était plus têtu qu'une mule – et d'honorer les quelques commandes de la semaine qu'Arthur n'avait toujours pas cessé ses singeries de forcené.
Le futur père devait en être à sa soixantième ronde quand Elias l'avait finalement pris en pitié et était sorti l'attendre sur son trajet de la cour principale.
Cela devait maintenant faire une bonne heure que les deux hommes poireautaient sous le soleil de fin d'après-midi ; Arthur faisant nerveusement les cents pas entre les établis de la canfouine d'extérieur de Merlin, et Elias assis sur un banc à se demander pourquoi il avait décidé de fourrer son nez là-dedans alors qu'il avait encore du boulot qui l'attendait. Il ne donnait pas dans le soutien psychologique, c'était plutôt le domaine de Merlin, mais le druide était déjà bien trop occupé de son côté pour venir tailler le bout de gras avec un roi au bord de la crise de nerfs.
« Enfin bref, ça fait au moins douze heures ! lâcha Arthur sans jamais s'arrêter de marcher comme une bête en cage. C'est trop long, y a un truc qui cloche !
- Dites pas ça, c'est certainement normal comme délai, » assura gauchement Elias en prenant pleinement conscience qu'il était cruellement sous-équipé pour gérer ce genre de situation. Le fait qu'il s'agisse de son employeur ne faisait qu'accentuer sa gêne. « Et puis c'est son premier, à votre épouse, ça doit forcément jouer.
- Mais qu'est-ce que ça change, le premier, le deuxième, le septième ? C'est toujours foutu pareil, la méthode reste la même, non ?!
- J'en sais rien, moi, j'essaie de trouver des raisons…
- Eh ben quand on en sait rien, on la boucle, c'est tout ! Vous en avez accouché combien, vous, des bonnes femmes ? Zéro ! Alors commencez pas à la ramener avec des « c'est le premier » ou je sais pas quoi encore !
- Bah, excusez-moi Sire, c'était juste pour aider. »
Arthur poussa un soupir tirant sur le gémissement plaintif et se laissa tomber à l'autre bout du banc d'Elias, enfouissant sa tête dans ses mains. « J'sais bien, j'sais bien, j'sais bien… Désolé, vous êtes là à me tenir compagnie alors que je suis sûr que vous avez mieux à faire, et moi j'vous gueule dessus…
- Ça fait rien, vous êtes pas dans votre assiette, je peux comprendre. Par contre – et désolé si c'est une question indiscrète – mais pourquoi vous attendez pas devant la chambre ? Vous seriez mieux informé de l'allure à laquelle les choses progressent…
- J'ai fait ça, au début, acquiesça le fils Pendragon avec une grimace peinée. Mais avec les cris… Je panique, j'étouffe, j'ai voulu forcer la porte mais Merlin m'a foutu dehors. Il a une poigne, ce fumier, c'est pire que l'acier. Vous le saviez, vous ?
- Plutôt, oui. »
Il passait son temps à utiliser ses mains, le druide. Pour travailler, pour bricoler, pour des activités moins avouables en public. Sa cahute dans les bois, à deux heures de marche de Kaamelott, il l'avait fabriquée tout seul à la force des bras sans l'aide de qui que ce soit. Il grimpait dans les arbres avec la souplesse du chat, portant avec aisance ses neuf cents ans de branche en branche là où Elias et son malheureux siècle et demi ne pouvaient qu'observer, médusés, depuis le sol.
Des avant-bras solides comme le roc, qui n'avaient certainement eu aucun mal à dégager le roi de Bretagne de sa propre chambre.
« Non et puis y a ma belle-mère déjà qui attend là-bas, donc bon…
- Ah…
- Voilà. »
Oui, tout à coup c'était plus compréhensible. Personne n'aurait envie de se retrouver coincé dans le même couloir qu'une Séli tellement désireuse d'entrer dans ses fonctions de grand-mère qu'elle ne parlait de pratiquement rien d'autre depuis des mois. A coup sûr, Merlin devait être en train de lutter pour empêcher le dragon de Carmélide de venir se mettre dans ses pattes, en plus d'aider l'héritier du royaume à venir au monde.
Et c'était Elias qu'on targuait habituellement de prodigieux magicien. Si le druide parvenait à s'en sortir sans morsure, il serait obligé de lui céder son titre.
« Je sais pas bien quoi vous dire, moi, admit le sorcier en observant la jambe d'Arthur se mettre à tressauter nerveusement. Je suis peut-être pas le mieux placé pour vous rassurer, n'ayant ni gamin à moi ni expérience dans cette branche. Vous voulez que j'aille voir si votre beau-père est dans le coin ?
- Euh non, merci bien. En plus il est parti hier inspecter les tourelles Sud et il n'est pas encore rentré.
- Le Seigneur Bohort, alors ? Il en a bien neuf, des marmots, à ce que j'ai compris ?
- Parti avec mon beau-père en tournée d'inspection, pour l'empêcher de faire des conneries.
- Ah, bah… le seigneur Karadoc ? Ouais, non, vous avez raison j'ai rien dit, retira Elias quand Arthur tourna vers lui un regard sceptique. Remarquez, il a deux filles, c'est deux de plus que vous ou moi, il se souvient peut-être de quelques trucs.
- Il se souvient déjà pas de là où il laisse son cheval quand il vient ici alors excusez-moi, mais je vois pas comment il se rappellerait de la naissance de ses gamines, railla le roi en passant une énième fois sa main dans sa crinière sombre. Surtout que ça date pas d'hier. Elles ont quel âge maintenant, les petites ? »
Elias prit un moment pour réfléchir, gratouillant son menton barbu. « La vingtaine, un peu moins ? J'ai pas demandé. En même temps, c'est jamais venu sur le tapis.
- Ah mais c'est vrai que vous les voyez plus souvent, maintenant. »
C'est ça oui, comme si le roi n'était pas au courant. C'était pourtant de lui qu'elle provenait, cette merveilleuse idée de former la jeune génération à la magie en lui permettant d'envahir l'espace de travail d'Elias en toute impunité au moins une demi-journée par semaine. Il n'avait pas le droit de faire l'étonné.
Bon, « envahir », c'était peut-être une formulation un peu dure. Si la liste de ce qu'il pouvait reprocher aux jeunots était conséquente – et de très mauvaise foi, à en croire Merlin – le manque de diligence n'en faisait pas partie. Ils arrivaient à l'heure, faisaient de leur mieux même si les résultats n'étaient pas forcément au rendez-vous, et bossaient même un peu de leur côté d'une semaine sur l'autre pour arriver au cours suivant avec quelques notions du sujet qui allait être abordé, lorsque c'était possible. Depuis deux semaines, certains avaient même pris l'initiative de rester après la leçon pour ranger et nettoyer, et c'était stupide mais ce simple acte leur avait rapporté plus de considération de la part d'Elias que tous leurs efforts durant la leçon elle-même.
Il n'en avait rien dit à Merlin, bien sûr. Pas besoin que le vieux hibou se mette à croire qu'il devenait aussi souple que lui, il avait une réputation à maintenir.
« Je vous ai pas encore demandé, mais comment ça se passe, vos petites sessions d'enseignement ? s'enquit Arthur en rajustant sa position sur le banc en bois.
- Je vais pas vous mentir, j'étais très sceptique au début, admit Elias. D'autant que j'étais pas trop en odeur de sainteté auprès des deux filles, rapport à leur mère… C'était un peu compliqué. Mais à partir du moment où vous avez interdit l'accès au laboratoire au Seigneur Perceval, les tensions sont un peu retombées, il y a eu du mieux. Je pense même qu'on arrivera à leur apprendre deux ou trois bricoles utiles qui leur serviront en cas de coup dur.
- Bien. Bien, bien, bien, qu'est-ce que je voulais dire… Oui : je pense que je vais être obligé de vous retirer certains de vos élèves, si vous n'y voyez pas d'inconvénient.
- Comment ça ? » lâcha Elias, trop surpris pour ne pas être sur la défensive. Il avait pourtant eu l'impression de s'améliorer sur le plan de la patience et de l'indulgence. Il ne s'était même pas foutu de la gueule de Petrok quand le grand dadais s'était cramé la moustache et les sourcils avec des braises, à peine deux jours auparavant. En dépit de tous ses efforts – surhumains, tout le monde aurait pu en convenir – certains avaient donc décidé d'abandonner le navire ? Et qu'étaient-ils allés raconter au roi ? Le sorcier souffla par le nez, se forçant à l'indifférence mais néanmoins légèrement piqué dans son orgueil. « Remarquez, j'suis pas vraiment surpris. La magie, c'est pas pour tout le monde, 'valait mieux qu'ils s'en rendent compte maintenant.
- Quoi ? Mais qu'est-ce que vous bavez ?
- Eh ben ? Vous venez de dire que des gamins voulaient arrêter les leçons, non ?
- Mais non, enfin, c'est moi qui vais vous en piquer ! C'est quand même pas la même chose !
- Ah… bah désolé, j'ai cru…
- Non en plus ça leur plaît, aux petits, de venir bosser avec vous et Merlin, fit Arthur avec un vague geste de la main en direction du laboratoire, souriant un peu devant l'expression estomaquée d'Elias. Ouais, je sais, ça m'a fait pareil. Mais bon, j'ai déjà un chevalier qui a pas fait ses classes, je vais pas faire collection non plus. »
L'enchanteur ne voulait guère se l'avouer à lui-même, mais il était assez soulagé de ne pas être à l'origine de ce changement de cap. Pour une raison qu'il ignorait, il commençait à ne pas préparer ses leçons à reculons et, parfois même, se surprenait à jeter des coups d'œil à la porte du labo en attendant son petit groupe de la fin de semaine. Peu à peu, sournoisement, les cinq jeunots s'étaient faits une place dans son emploi du temps et ce qui avait commencé comme la simple exécution d'une directive royale était devenu une rupture bienvenue dans une routine parfois abrutissante.
Aucun humain normalement constitué ne pouvait enchaîner les mêmes fournées de potions de sommeil et de guérison des plaies semaine après semaine sans finir un peu crétin sur les bords.
« Attendez, vous avez dit chevalier ? répéta Elias, soudain impacté par les derniers mots du souverain.
- Ben, oui, au bout d'un moment je veux bien les envoyer en mission d'espionnage et les laisser prendre part à certaines réunions, mais il serait temps d'officialiser un peu. Sauf que pour en faire des chevaliers, adoubés et tout le tintouin, je peux pas y couper il faut qu'ils fassent leurs classes militaires. Je vais quand même pas envoyer des gamins en bataille rangée alors qu'ils savent pas tenir une épée, si ?
- Ça m'semble assez évident, en effet.
- Du coup, hop, formation militaire. Par la force des choses, ils ont déjà des notions, ça devrait aller plus vite qu'avec de vrais novices mais ça risque de leur prendre bien deux ou trois ans. Et pendant ce temps-là, ils auront pas trop l'occasion de venir continuer à bosser avec vous… désolé.
- Mais attendez, je comprends pas… vous les envoyez tous faire leurs classes ? demanda Elias.
- Les trois garçons, oui. Mehben et Mehgan m'ont tenu la jambe pendant des heures, mais… enfin je doute pas qu'elles aient les capacités, je les ai vu faire les sœurs cogne-dur. Mais je peux pas décemment envoyer des filles en formation militaire, faut arrêter. On est courts en recrues, d'accord, mais je vais quand même pas… vous auriez dit oui, vous ? »
Tiens, ça c'était nouveau. Le roi Arthur qui demandait conseil pour une décision qu'il avait manifestement déjà prise. Il devait vraiment être à côté de ses pompes.
« Vous savez, dans ma branche, fille ou garçon c'est vraiment pareil, fit l'enchanteur en haussant une épaule désinvolte. C'est une histoire d'affinité plus qu'autre chose.
- Ouais… bah du coup je vous laisse les deux sœurs, comme ça vous aurez pas commencé quelque chose pour rien. Ça vous dérange pas ?
- Si ça me dérange, vous revenez sur votre décision ?
- Je vais être franc, y a peu de chance.
- Alors je m'en remettrai. »
De toute manière, les filles de Karadoc avaient montré bien plus de connexion avec le monde magique que leurs trois acolytes, aussi déterminés étaient-ils. S'ils montraient plus d'attraction pour l'aspect militaire de la défense du royaume, qui était Elias pour lutter ? Et si jamais ils devaient revenir au labo un jour, Merlin leur trouverait bien de quoi bricoler.
Et en parlant d'un certain druide…
« Ah, Sire, je crois que c'est pour vous. »
A la vue de la touffe hirsute de cheveux argentés traversant la cour dans leur direction, Arthur sauta sur ses pieds. Pour aussitôt tituber et manquer de s'étaler par terre en apercevant les larges traces écarlates qui ne pouvaient être que du sang sur les habits de Merlin.
« Mais… mais… mais qu'est-ce qu'il se passe ?! s'étouffa le roi, les yeux rivés sur les marques à différents stades de coagulation qui ne cessaient de se rapprocher de lui comme un cauchemar sur pattes.
- Du calme, du calme, tenta d'apaiser Merlin en levant ses paumes qui, fort heureusement, étaient bien propres. C'est normal-
- Comment ça, c'est normal ? Vous êtes cintré ! On dirait que vous avez égorgé quelqu'un !
- C'est normal, je vous dis ! Rho !
- Je vous préviens, s'il est arrivé quoi que ce soit à ma femme…
- Mais vous avez fini, oui ? grogna Merlin en mettant ses mains sur ses hanches. Je viens de me frapper plus de dix heures d'affilée à faire en sorte que votre fils débarque dans ce monde sans trop de pépin ni pour lui, ni pour sa mère, et c'est comme ça que vous m'accueillez ? Vous croyez que c'est gentil ? »
L'accusation coupa net le sifflet de l'élu des Dieux, décrochant sa mâchoire pour lui donner l'air distingué d'un merlan échoué sur la plage depuis deux jours. « Je… J'ai un fils ? demanda-t-il bêtement, à peine plus haut qu'un murmure.
- Oui, enfin peut-être plus pour longtemps. J'ai demandé à Dame Séli de patienter pour que vous soyez le premier à le voir, mais je pense que si vous y êtes pas dans cinq minutes, elle l'embarque. Moi j'ai fait mon possible, maintenant c'est vous qui voyez. »
Il savait bien jouer la carte du fourbe, le Merlin, même si ce n'était que très occasionnel. Elias se serait bien fendu d'un commentaire en ce sens, mais le druide œuvrait vers un objectif qui l'arrangeait assez : se débarrasser de la présence d'Arthur et mettre enfin un terme à leur conversation maladroite. Il ne serait pas très malin d'entraver cette manœuvre.
En dépit de son cerveau ramolli par son abrutissante patrouille en travers de Kaamelott, le roi de Bretagne pouvait encore saisir un sous-entendu. Comme une flèche quittant un arc, Arthur s'enfuit à toutes jambes à travers la cour, sautant sans grâce aucune par-dessus un amas de cordages qu'il n'aurait eu aucun mal à contourner moyennant deux pas supplémentaires. Si la paternité donnait des ailes, elle n'épargnait en revanche pas la cervelle.
Une légère secousse indiqua à Elias que Merlin s'était laissé tomber sur le banc à ses côtés, ajoutant au poids de sa carcasse celui de la fatigue cumulée.
« Bon sang, j'ai plus l'âge de faire ça, moi, marmonna le demi-démon en s'appuyant contre la table derrière lui et en étendant les jambes, ses pieds venant reposer contre les bottes de son compagnon. C'est pas compliqué, j'ai plus de dos et j'ai plus de genoux. Je suis trop vieux pour ces conneries.
- Ça fait trois cents balais que vous êtes trop vieux pour tout, ricana Elias.
- Non, pas pour tout : coller un marron aux jeunes insolents, ça c'est encore dans mes cordes, rétorqua Merlin en donnant une tape du bout du pied dans le mollet de l'autre magicien.
- Je le croirai quand je le verrai… bon, trêve de mièvreries, comment ça s'est passé ?
- Bien, très bien même si on prend en compte l'âge de la reine et la taille du petit. Il a pris tout son temps pour arriver, mais c'était quand même plus rapide que la naissance d'Arthur. Et plus plaisant aussi : cette fois-ci personne menaçait de me couper les doigts pour en faire des colliers.
- De vous couper les doigts ? C'est quoi ces conneries ?
- Ah mais c'est vrai que vous les connaissez pas bien, les deux sœurs foldingues de Tintagel… bah vous y perdez pas. Déjà que dans leurs bons jours elles sont pas bien avenantes, mais alors de nuit et avec une des deux en train d'accoucher d'un bâtard qu'elle déteste déjà alors qu'il est même pas né, c'était pas folichon comme ambiance. La menace des doigts, c'était pas le pire que j'ai eu cette nuit-là, croyez-moi. » Merlin frissonna et secoua la tête comme pour se débarrasser de quelques vieux souvenirs désagréables. « Enfin bref, là c'était quand même plus gérable, même si je pouvais sentir Dame Séli me souffler dans le cou à deux pièces de distance.
- Après tout le cirque qu'elle nous fait depuis des mois avec l'arrivée de son petit-fils, la mamie Séli, le contraire m'aurait étonné, » fit Elias en levant les yeux au ciel, mais il ne pouvait renier la pointe de sympathie qu'il ressentait à l'égard de la toute nouvelle grand-mère.
Elle l'avait attendu tellement longtemps, son petit bout, la reine de Carmélide. Il était normal qu'elle trépigne comme un cheval avant une course. Maintenant il allait falloir qu'elle patiente encore plus avant de pouvoir débarouler avec une de ses fameuses tartes, au moins dix ans, sans ça le petiot y laisserait toutes ses dents. Tout comme Maclou avait failli perdre une incisive sur l'horrible quiche aux blettes et aux châtaignes que Séli avait pondue un jour, durant la seconde ou troisième année de leur vie commune sous le joug de Lancelot. Elle ne l'avait tentée qu'une seule fois, celle-là, fort heureusement.
« Hé ben maintenant il est là, le p'tit mec, et vu la voix qu'il a déjà je leur souhaite bien du courage ! » lança Merlin, mais son sourire en coin trahissait sa douce bienveillance à l'égard de la famille royale nouvellement agrandie. Ce druide et son cœur d'artichaut, vraiment… Il était trop gentil pour ce monde. « Bon, c'est pas le tout, mais j'ai un programme chargé : un bain, un bout de quelque chose à becqueter et direct au plumard, je suis rincé.
- Allez vous laver, je vais voir ce que je peux vous trouver aux cuisines pendant ce temps, » dit machinalement Elias, et c'était débile vraiment au bout d'un an de relation, mais le regard quasi-adorateur que Merlin lui adressa entraîna son cœur dans une petite gigue improvisée. Le sorcier détourna les yeux, incapable de gérer l'afflux d'affection pure autrement qu'avec de vieux réflexes. « Et vous me foutrez vos fringues au feu, c'est parfaitement dégueulasse.
- C'était prévu, vous bilez pas là-dessus. Par contre vu que j'ai foutu en l'air mon autre tenue d'été après l'accident de la dernière leçon avec le seau de pisse de dragon, je vais vous piquer des habits le temps de pouvoir en acheter d'autres au marché demain, si ça vous fait rien.
- Des clous, mon pinson. Déjà le noir c'est pas du tout votre couleur, et ensuite vous allez tout me déformer avec votre taille démesurée et vos épaules de taureau, donc merci bien mais non merci.
- Allez, quoi ! Juste une petite liquette, j'vous la rends demain matin, soyez sympa ! Je vais quand même pas me promener à poil !
- Et pourquoi pas ? C'est l'été, vous risquez pourtant pas d'attraper un rhume ! ricana Elias.
- Ah ouais, ah d'accord, vous la jouez comme ça ! » Merlin croisa ses bras sur son torse, l'air à la fois contrarié et curieusement déterminé. « Eh ben on va faire ça alors ! Je vais me laver, puis je vais me promener cul nu jusqu'à demain matin, voilà ! J'en ai rien à foutre moi, après tout j'ai pas besoin de vêtements, les animaux dans la forêt ils sont à poil toute l'année, et ça choque personne ! Alors je vais faire pareil, et si en allant au marché demain tout le monde tourne la tête pour me reluquer le derche, et ben faudra pas venir chougner ! »
Elias n'avait pas appréhendé le problème sous cet angle. L'idée que les attributs de sa courge de druide soient exposés aux yeux de tous ne lui plaisait pas vraiment, au final, pour ne pas dire pas du tout. La possessivité était une bien vilaine chose, mais Elias n'était qu'un faible humain face aux affres de jalousie qu'il sentait lui picoter l'arrière des oreilles et qui, dans un grognement de défaite, le forcèrent à céder le point à Merlin.
« Je vais voir ce que j'ai à vous filer, concéda-t-il, bougon. Mais pour le trajet de la salle de bain au labo, vous vous demmerdez, je vais pas tout vous amener directement à la sortie de la baignoire. J'suis pas votre bonniche.
- Bien aimable, sifflota Merlin, enorgueilli par sa ridicule petite victoire, avant de se lever dans un sinistre craquement de vertèbres. Rah, la vache… allez j'y vais, à tout à l'heure.
- Ah et au fait, vous m'avez pas dit.
- Pas dit quoi ?
- Comment ils vont l'appeler, le gamin ?
- Je peux pas vous le dire, vu que j'en sais rien ! Mais connaissant les parents et les grands-parents, ça va être un truc bien breton. »
« Si c'est pas le petit Yoan ! Qu'est-ce qui me vaut le plaisir ? »
Il n'était pas rare que le jeune héritier du royaume de Logres soit amené par le roi ou la reine voir Merlin. Du haut de ses quatre mois, le plus petit des Pendragon était un visiteur régulier du druide, encore plus depuis le début de l'hiver. Diarrhée, toux, pleurs incessants… la liste des motifs de venue était longue, et les parents très anxieux. Merlin avait beau leur dire et leur répéter qu'ils n'avaient pas à se mettre la rate au court-bouillon au moindre petit éternuement, mais c'était à peu près aussi utile que d'essayer d'apprendre les points cardinaux à Perceval.
Ceci étant dit, il ne pouvait pas vraiment les blâmer : l'enfant cristallisait tous leur amour et leurs espoirs, non seulement pour leur mariage, mais également pour le futur du royaume. Et il fallait dire que c'était plutôt rassurant de voir Arthur se préoccuper d'autre chose que des incessants problèmes de Logres – sans compter que Merlin n'était pas peu fier d'être celui vers lequel le roi accourait quand son trésor le plus précieux avait un ennui.
Alors non, trouver une Guenièvre à la mine fatiguée portant un Yoan somnolent sur le seuil du laboratoire n'était pas une vision exceptionnelle. La seule intrigue consistait à découvrir quel orifice naturel du jeune héritier lui faisait défaut cette fois-ci.
« Si c'est pour les gencives, je vous l'ai dit avant-hier : c'est rouge, c'est gonflé, il peut même y avoir un peu de fièvre, mais c'est tout à fait normal. Ça commencera à aller mieux lorsque les premières dents sortiront, il faut pas vous inquiéter.
- Oui… non mais c'est pas pour ça, même si c'est vrai qu'on a un peu hâte que ça soit terminé, cette histoire, soupira Guenièvre en rajustant son fils dans ses bras. A une époque, je rêvais qu'un grand prince charmant allait venir m'emmener vivre de belles aventures, loin de chez mes parents. Maintenant, je ne vous cache pas que mon rêve, ce serait de pouvoir dormir plus de trois heures par nuit…
- C'est pas très marrant, c'est vrai, admit Merlin avec un sourire de commisération. Mais c'est temporaire, ça ira mieux bientôt. Vous en viendrez même à regretter que ça n'ait pas duré plus longtemps, vous verrez.
- Vous croyez ? Et moi qui trouvais que tout allait déjà beaucoup trop vite… »
Guenièvre écarta doucement une mèche claire du front de Yoan pour y déposer un léger baiser. Le geste affectueux apporta la chaleur de la tendresse au creux de l'estomac de Merlin, rappelant à son esprit nostalgique des souvenirs qu'il croyait effacés depuis des lustres sous la patine des années.
« Oh ça s'accélère après, vous pouvez me croire ! affirma-t-il, repensant à un petit Arthur à peine capable de lacer ses chausses tout seul, et qu'il avait retrouvé en costume de général sur une place romaine sans qu'il ait pu voir le temps passer. Un jour il arrive tout juste à marcher sans tomber, vous regardez ailleurs deux minutes, et boum ! Quand vous vous retournez, vous êtes en train d'assister à son mariage.
- Mon dieu, mais quelle horreur ! s'exclama Guenièvre, les yeux écarquillés par l'épouvante, en serrant instinctivement Yoan contre sa poitrine comme si ce simple acte avait pour vertu de faire ralentir le temps. Dites-moi que c'est une plaisanterie !
- Bah j'aimerais bien, mais ce serait mentir… sinon, vous veniez me voir, pour ?
- Ah oui, c'est vrai. Bon, vous êtes au courant que mon mari est parti rendre visite à nos chers amis d'Orcanie ? Déjà pour voir s'il y a encore quelqu'un à qui rendre visite, hein, mais aussi pour décider quelle suite donner à l'organisation actuelle.
- Je confirme, je suis au courant. »
Merlin en avait entendu parler, encore et encore, de cette « visite diplomatique » aux allures de campagne militaire. Comment pouvait-on parler de diplomatie lorsqu'on traversait le pays avec deux cents soldats, juste pour « discuter » ? D'autant qu'un déploiement de troupes n'était pas réellement nécessaire : entièrement démilitarisée, l'Orcanie croupissait depuis un an déjà sous l'égide calédonienne, et Calogrenant n'était pas connu pour être tendre envers son ancien homologue. La rumeur colportait même que le roi de Calédonie avait conclu un pacte avec les tribus pictes : la cession de terres orcaniennes contre une surveillance constante des glaciales îles Arcaibh où Loth se terrait – censément – dans son château depuis la chute de Lancelot.
C'était même probablement plus qu'une simple rumeur. Calogrenant avait été entendu au détour de plusieurs repas demander à Séli quelques traductions en langage picte. Rien de bien compliqué, des mots de tous les jours, comme « bonjour, comment allez-vous ? », « traître » ou encore « tirer à vue ».
Mais Loth ne pouvait pas moisir indéfiniment entre deux plaques de glace. L'Orcanie restait un pays autonome, un clan fédéré qui pouvait se montrer utile à la nation bretonne. Elle avait simplement besoin d'un bon coup de ménage et d'une nouvelle tête un peu moins prompte à la conspiration sur le trône. Après tout, ce n'était pas les candidats qui manquaient pour prendre la suite : en plus de Gareth, Gauvain disposait de deux autres frères quelque part dans le paysage. La localisation d'Agravain et de Gaheris n'était peut-être pas connue pour le moment, mais Gauvain avait assuré à Arthur que ses frères cadets n'avaient pas un brin de traîtrise en eux, et s'étaient enfuis des Arcaibh précisément à cause de leur profond dégoût pour les manigances de leur père.
Les héritiers au trône d'Orcanie étaient donc au nombre de quatre, une aubaine au vu des circonstances. Il n'y avait plus qu'à choisir qui prendrait la suite de Loth, une fois ce dernier proprement destitué ; Merlin avait toutefois de bonnes raisons de penser qu'une certaine Mehgan serait bien déçue si jamais le choix se portait sur le plus jeune de la fratrie, même si elle avait regardé Gareth monter à cheval et partir avec Iagu, Petrok et les autres membres du bataillon sans faire un seul commentaire.
Mais son humeur massacrante à la leçon suivante… même Elias avait fait profil bas ce jour-là.
« Et bien voilà, poursuivit Guenièvre, en l'absence de mon époux, normalement on ne reçoit personne. Mais il a été convenu que j'accueillerais les éventuels dignitaires qui se présenteraient à l'improviste, au cas où. Et là, eh bien…
- Vous avez des visiteurs non prévus, je présume. Je suis ravi pour vous mais qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse ?
- J'aurais voulu savoir si ça vous embêterait de surveiller Yoan pour moi, juste le temps de leur dire bonjour, de parler deux minutes et de les renvoyer sur la route ! » demanda la reine très vite, sans trop croiser le regard de Merlin.
Le druide resta sans voix un court instant, ses yeux fusant du visage gêné de la mère à celui du fils. « Mais… mais et vos parents ? dit-il bêtement.
- Mon père est parti accompagner mon mari, et ma mère me seconde pour recevoir les émissaires. Il n'y a que vous en qui j'ai assez confiance pour vous occuper de Yoan.
- Le Seigneur Perceval doit bien être quelque part-
- Il n'y a que vous en qui moi j'ai assez confiance, répéta fermement Guenièvre, un brin irritée à la mention du chevalier gallois. Arthur est en droit de penser ce qu'il veut, et de désigner comme parrain de son fils la personne qu'il désire, mais il n'est pas là. Du coup, c'est moi qui décide.
- Euh… eh bien… j-je suis flatté, mais j'sais pas trop…
- Je vous en prie, soyez sympa ! implora presque le symbole de la nation bretonne, comme si elle n'était pas au courant qu'elle pouvait très bien exiger au lieu de demander poliment. En plus je vais être en retard et ma mère va me passer un savon parce que j'aurais fait poireauter le roi burgonde !
- Ah mais c'est ça vos dignitaires ? C'est le roi burgonde ?
- Oui, je vois pas ce que ça change mais oui, voilà, c'est le roi burgonde ! Alors lui, il débarque sans prévenir, comme si ici c'était un pied-à-terre pour ses vacances, mais moi je ne peux pas décemment lui claquer la porte au bec après l'aide considérable qu'il nous a apportée, si ?
- Mais vous parlez burgonde, vous maintenant ?
- Absolument pas ! C'est pour ça que ma mère vient, elle a réussi à apprendre quelques mots du temps où elle les a accueillis en Carmélide, ça peut toujours aider. Moi de mon côté, je me contente de lui faire servir à manger et de dire oui-oui quand il baragouine quelques mots dans notre langue, et puis après le dessert il reprend la route, c'est tout ! Vous me direz, ça change pas tellement de l'époque où on était en guerre, sauf que maintenant il attend sagement devant la grande porte au lieu de gueuler. »
Merlin se gratta le haut de la nuque avec une pointe de nervosité, ses yeux fixés sur le petit prince à moitié endormi. « Bah si c'est pour rendre service…
- Oh, merci, merci ! »
Avant d'avoir pu dire « plume de pégase », le druide se retrouva avec le bébé le plus important du royaume dans les bras et une petite sacoche en cuir sur une épaule.
« J'ai mis dans le sac des langes propres et des petites choses qu'il aime mâchouiller pour soulager ses dents, au cas où, mais il devrait dormir tout le long. Il vient juste de manger, vous êtes tranquille, et de toute manière je n'en ai pas pour plus de deux ou trois heures.
- Deux ou trois heures ?!
- Ah bah oui, le burgonde ça tire bien au lance-pierre mais ça mange pas avec ! Il faut le temps. De toute façon vous avez dit oui, maintenant c'est trop tard ! » Guenièvre se pencha pour déposer un ultime baiser sur la joue de son fils, chatouillant au passage le nez de Merlin avec sa coiffure élaborée du jour. « A tout à l'heure ! »
Tout en soulevant ses robes, la reine de Bretagne se hâta de descendre les escaliers du laboratoire pour filer vers la salle à manger où l'attendait déjà très certainement son « rendez-vous diplomatique ». Entre le mari qui la pratiquait avec une armée, et l'épouse qui s'y adonnait autour du déjeuner, Merlin allait finir par croire qu'aucun des deux ne savait réellement ce que « diplomatie » voulait dire.
« Ils sont bizarres, hein ? chuchota-t-il à sa petite mission du jour en refermant la porte du labo et en s'installant dans un des deux fauteuils devant la cheminée. Mon petit pote, tu as aucune idée de l'endroit où tu as mis les pieds. Mais t'as plus de chance que la moyenne : t'as une horde entière de gens près à t'aimer inconditionnellement, pour le simple fait que tu existes. Crois-moi, c'est pas le cas de tout le monde. »
Avec un bref gazouillis pour seule réponse, Yoan posa sa joue dans le creux de l'épaule du druide, bien décidé à poursuivre sa sieste débutée avant son odieux trimballage de bras en bras. Merlin sourit et se plongea dans la contemplation silencieuse de l'héritier attendu depuis tant d'années.
Il avait toujours eu une fascination pour les enfants, les bébés surtout. D'abord pour toutes les raisons habituelles bien sûr - l'aspect tout mignon et les grands yeux des mini-humains ne laissaient pas grand-monde indifférent, et qu'importe ce que les plus bourrus pouvaient prétendre – mais également, et surtout, pour toutes les promesses d'avenir que leurs corps menus renfermaient. Un trésor de potentiel, que la vie allait façonner de telle ou telle manière pour transformer le diamant brut en bijou plus ou moins réussi. Merlin ne se lassait pas de les voir grandir et devenir des adultes accomplis, tous plus différents les uns que les autres mais avec une qualité commune : la volonté d'aller plus loin que leurs aïeuls et de marquer le monde de leur nom.
Parlerait-on encore dans mille ans de Yoan Pendragon ? Peut-être, peut-être pas. La vie avait après tout modelé autant de héros qu'elle n'en avait fauchés, certains bien trop tôt pour que l'histoire ne retienne leur nom. Et d'autres, pensa amèrement Merlin, tellement tôt qu'ils n'avaient même pas eu le loisir d'en avoir un, de nom.
Pour l'heure, Yoan Pendragon était bien loin de ces ennuyeuses préoccupations, occupé comme il l'était à baver sur le torse du druide qui l'avait aidé à venir au monde.
Merlin n'aurait pas su dire combien de temps il avait passé à caresser les courtes mèches encore blondes et regarder les minuscules doigts s'empêtrer dans sa tunique grise lorsque la porte du laboratoire s'ouvrit brutalement dans son dos.
« Putain, les mains pleines c'est vraiment pas pratique ! grogna Elias avec la délicatesse pour laquelle il était connu dans tout le royaume. Ah, vous êtes pas encore parti, bien ! Alors ils avaient plus de navet, mais comme vous les confondez tout le temps le goût avec le céleri je me suis dit-
- Mais chuuuuut ! souffla Merlin, la petite bulle de plénitude dans laquelle il baignait explosée comme une potion ratée. Baissez d'un ton, vous voulez bien !
- Non mais ça va pas ? grinça le sorcier en déposant ses paquetages sur le premier établi venu. Déjà que je vais aux commissions pour vous, comme un larbin, et maintenant quand je rentre il faut que je la ferme ? Et en quel honneur, on peut savoir ?
- En cet honneur, là ! »
La vue de l'enfant – toujours assoupi par miracle – effaça du visage d'Elias toute trace d'agacement, laissant le champ libre à la stupéfaction. « Merde… vous l'avez kidnappé pour partir l'élever dans les bois avec vos potes les chouettes ? demanda-t-il, hébété mais plus pondéré qu'à son arrivée.
- Soyez pas con ! La reine nous le laisse pour deux ou trois heures le temps d'une… réunion diplomatique.
- Ah non, mon p'tit chat ! La reine vous le laisse le temps d'une réunion, moi j'ai rien à voir là-dedans ! Et puis j'ai autre chose à faire que de jouer à la nourrice, surtout.
- Oh vous inquiétez pas, j'ai dans l'idée qu'elle aurait bien vite fait marche arrière si elle vous avait trouvé seul au labo, persifla Merlin et, comme Elias ne semblait pas décidé à venir lui parler en face, il se leva avec précaution pour se rapprocher du sorcier. C'est juste pour deux ou trois heures, ça va, on nous demande jamais de le surveiller, on peut bien faire ça.
- Alors, au risque de me répéter : il n'y a pas de « on » ! dit fermement Elias tout en déballant ce qu'il avait ramené du marché. Vous allez assumer tout seul ! Moi j'ai déjà un programme pour cet après-midi, je vais pas tout foutre en l'air pour torcher le cul d'un gamin, ça c'est plutôt votre rayon.
- Charmant. De toute manière je comptais pas vous demander d'aide, pas besoin que le petit fasse des cauchemars en voyant votre sale trogne de trop près. » Merlin expira par le nez, exaspéré par l'indifférence – à la limite du mépris – de son compagnon envers un enfant qui n'avait rien demandé. Il allait se détourner pour retourner à son fauteuil et entamer une session de silence fâché – « bouderie immature », qu'Elias appelait ça – quand la curiosité le retient un instant supplémentaire. « C'est quoi votre programme pour cet après-midi ?
- Si vous voulez vraiment savoir, Mehben et Mehgan viennent pour un petit cours théorique.
- Encore ? Mais ça va faire quoi, trois fois en même pas dix jours ? On va bientôt devoir leur transformer une des pièces du haut en piaule à ce rythme-là.
- J'sais bien, mais ce sont elles qui demandent, c'est quand même pas ma faute !
- Vous pouvez dire non, c'est pas un mot qui vous gêne d'habitude. Sauf si… » Merlin laissa un sourire taquin s'étaler sur son visage. « Ah mais c'est ça alors, vous commencez à vraiment vous y attacher, à nos petites apprenties.
- Vous avez pas un môme à vous occuper, vous, au lieu de dire des conneries ? grommela Elias tout en prenant soin de tourner le dos au druide pour poursuivre son rangement. D'ailleurs elles vont pas tarder à arriver, alors je veux entendre ni l'un, ni l'autre, c'est clair ?
- Bien reçu, Môssieur Elias le gros misanthrope. Vous saurez même pas qu'on est là. »
« Non mais on va arrêter, en fait, parce que vous écoutez rien. »
L'agacement que Merlin avait vu murir tout doucement sur les traits de visage d'Elias durant les quinze dernières minutes avait fini par éclore en une belle fleur, bien rouge et épineuse.
« Mais si, on écoute ! riposta Mehgan.
- On prend des notes et tout ! » renchérit Mehben.
L'intonation y était, de même que les épaules droites et le menton relevé. Ce qui nuisait grandement à la crédibilité de la jeune femme, en revanche, c'était certainement le bébé assis sur ses genoux dont elle s'amusait à chatouiller le nez du bout de sa plume, pour son plus grand plaisir et celui de sa voisine de banc.
« Ah vous écoutez ? Très bien, asséna Elias en refermant sèchement le bouquin qui lui servait de support pour la leçon et en croisant les bras sur son torse. Eh ben on va voir ça. Y a combien de lettres dans l'alphabet druidique ?
- De quoi ?
- L'alphabet druidique, le machin dont je vous parle depuis une plombe. Combien de lettres ?
- De lettres dans l'alphabet druidique ? Euh… y en a… eh ben, y en a…
- C'est pas la peine de chercher du côté de votre tonton Merlin, lui non plus il connaît pas la réponse, fustigea le sorcier en observant les deux sœurs jeter des œillades paniquées au druide assis au même établi qu'elles.
- Oh lui, hé ! Bien sûr que je sais, je vous ferais dire ! s'offusqua Merlin.
- Alors allez-y, tout le monde écoute !
- Y a vingt lettres dans l'alphabet druidique ! Ah ha, et toc !
- Peut-être à l'époque où vous étiez vous-même dans les jupons de votre mère, mon pinson, mais depuis – excusez-moi de vous le dire – on a un peu évolué ! Remarquez, maintenant je comprends mieux pourquoi vous vous vautrez tout le temps, c'est parce que vous lisez le druidique mais celui d'il y a trois mille ans, c'est ça ?
- ZUT ! »
Yoan choisit cet instant pour fondre en éclats de rire suraigus, rejetant sa tête en arrière contre Mehben dans son hilarité tout en agitant ses petits bras comme un moulin à vent mal calibré.
« Même lui il se fout de votre tronche, c'est tout de même un signe, ricana Elias.
- Mêlez-vous de vos miches, marmonna Merlin, encore piqué au vif par sa fustigation de plus tôt, tout en récupérant Yoan dans ses bras. Viens là, bonhomme, on va laisser Mehben tranquille sinon le vilain monsieur va l'engueuler. On va tâcher d'être sage et de suivre la leçon, d'accord ? »
L'enfant rejoignit volontiers les genoux du druide, encore perclus de babillages amusés. Le magicien sentit son agacement fondre comme neige au soleil lorsque les petits doigts de Yoan s'affairèrent à triturer une de ses mains, fasciné sans doute par la taille de la paume qui était assez large pour enserrer toute sa tête.
« Bon, si tout le monde est prêt, on va pouvoir reprendre, annonça Elias en rouvrant son bouquin à la page marquée par son pouce. Donc ! Pour ceux qui préfèrent vivre dans ce millénaire et pas celui d'avant, l'alphabet druidique comporte vingt-cinq lettres, les feda, réparties en cinq familles, ou aicmi. Il existe un débat sur la potentielle instauration d'une vingt-sixième lettre, mais pour le moment on va se concentrer sur ce qui existe, et pas ce qui sera peut-être. Tout d'abord, le B, ou beith, c'est très simple à écrire, vous faites juste un trait vers le bas sur votre ligne directrice… »
Les instructions d'Elias devinrent petit à petit du bruit de fond pour Merlin, pareil au bruit sourd de la mer que l'on entendait dans les gros coquillages échoués sur la plage. Même si le sorcier était – comme toujours, il fallait bien l'admettre – précis et consciencieux dans ses explications, il n'en demeurait pas moins vrai que l'écriture, ce n'était quand même pas le mode de transmission idéal pour la culture druidique. La tradition orale, c'était tout de même beaucoup plus vivant et naturel que de bêtes inscriptions, mortes et figées à jamais sur le papier.
Savoir lire et écrire l'ogham moderne, c'était bon pour les frimeurs arrivistes qui prenaient plaisir à étaler leur science comme d'autres étalent leur confiture de mûre sur des tartines. Même si – et ça aussi, il n'avait pas d'autre choix que de l'admettre – il arrivait que ces frimeurs-là parviennent à déballer leurs connaissances d'une façon déraisonnablement séduisante…
Merlin se racla discrètement la gorge et arracha à grand-peine ses yeux d'Elias et de sa manière déloyale de lécher son index pour tourner chaque page de son stupide bouquin. Il était plus sûr de recentrer son attention sur Yoan et le coin de tunique que l'enfant avait fourré dans sa bouche pour le mâchouiller.
Le bébé se tenait relativement calme, son regard passant à tour de rôle sur toutes les personnes présentes dans la pièce, puis aux objets que Merlin lui mettait dans les mains pour l'occuper, et enfin aux objets sur l'établi qu'il n'avait pas le droit de toucher. Là où Guenièvre avait promis une sieste, la quantité de distractions maintenait le très jeune homme éveillé, même s'il semblait peu à peu perdre son combat contre la somnolence comme l'indiquaient ses dodelinements de tête de plus en plus lourds.
Un manège adorable et cocasse qui ne semblait pas amuser que Merlin, à en juger par les gloussements maladroitement dissimulés de Mehben et Mehgan.
« Ho ! Non mais ça va bien, maintenant ! fulmina Elias en plein milieu d'une explication probablement très importante. On est où, là, au spectacle de marionnettes ?
- Pardon, m'sieur Elias, vraiment ! s'excusa Mehgan, mais elle avait toujours au bord des lèvres un brin de sourire attendri qu'elle n'arrivait pas à combattre.
- Oui, non mais pardon c'est très bien, mais moi je m'en fous ! Je vous rappelle que vous êtes venues me voir en chouinant, comme quoi « oui, nos amoureux ils sont partis en campagne ou je sais pas quoi, on s'ennuie, on veut des trucs pour s'occuper », imita le sorcier d'une voix aigüe et pleurnicharde qui était au moins aussi drôle du point de vue de Merlin que l'expression outrée des deux sœurs.
- Euh, on a sûrement pas dit ça comme ça, déjà ! s'indigna Mehben.
- Et en plus moi Gareth, c'est même pas mon amoureux, alors, se renfrogna Mehgan alors qu'une belle couleur rouge se mettait à envahir son cou et ses oreilles.
- Ah bon, vraiment ? susurra l'enchanteur en dévoilant le rictus carnassier du chat sauvage prêt à bondir sur un campagnol. Moi j'ai cité aucun nom, c'est marrant que vous ayez pensé à Gareth directement, vous voulez qu'on en parle ? »
Instantanément figée, la plus jeune fille de Karadoc acheva sa transformation en coquelicot et baissa la tête vers son parchemin d'entraînement, rongée par la gêne. Bien loin de compatir, sa sœur se fendit d'un rire moqueur qui ne servit qu'à alimenter le sourire satisfait d'Elias. Ces deux-là s'étaient trouvés des points communs question sens de l'humour tout bonnement effarants, en dépit de leurs débuts un peu chaotiques. Il était temps d'équilibrer les forces et de venir en aide à Mehgan.
« Mais foutez-lui la paix, bande de vautours, défendit Merlin tout en essayant de libérer une de ses mèches argentées que Yoan tenait fermement en otage. Vous avez pas mieux à faire ?
- A croire que non : j'suis le seul à vouloir bosser, ici ! prétendit Elias, avant de lever les mains en signe de reddition devant la levée de protestations féminines scandalisées que sa déclaration souleva. Vous venez de passer une heure à faire les yeux doux au gamin au lieu de m'écouter, essayez un peu de me dire le contraire !
- Mais c'est pas qu'on écoute pas ! contra Mehben. C'est juste que… voilà !
- Ah oui, bel argumentaire, je prends note attendez. » Elias fit semblant d'inscrire quelque chose dans son grimoire du bout du doigt, feignant une mine impressionnée. « C'est juste que, voilà. Vous en avez d'autres, des comme ça ? Non parce que je m'en voudrais de priver l'histoire d'une autre belle envolée lyrique !
- Entre la taverne et les leçons, on le voit jamais, le petit Yoan ! reprit Mehgan, son embarras de plus tôt bien vite maîtrisé. Alors forcément, si on nous le met juste là sous le nez, on a envie de lui prêter de l'attention, c'est normal !
- C'est ça, oui ! Eh ben je vous annonce que vous allez pouvoir céder à toutes vos envies, normales ou anormales : moi, j'arrête ! »
Avec une nonchalance qui aurait moins fait tâche venant d'un adolescent que d'un magicien vieux de plus d'un siècle, Elias se laissa tomber dans un fauteuil devant la cheminée, levant ses pieds pour les poser l'un après l'autre – et avec le plus de bruit possible – sur le siège d'en face. Puis il rouvrit son gros livre et le posa sur son ventre, plongeant résolument son nez dans les pages à moitié moisies qu'il connaissait probablement déjà par cœur pour ignorer royalement les autres personnes présentes dans le labo.
Mehgan et Mehben échangèrent un regard hésitant et un peu mal à l'aise. En quelques mois, elles avaient fait de beaux progrès dans la gestion du caractère pourri d'Elias – notamment lorsqu'il s'agissait de lui tenir tête ou de ne pas céder à la provocation – mais le couillon arrivait encore trop facilement à les prendre de court, les petites.
C'était l'heure de lui rendre la monnaie de sa pièce, à ce gros salsifis.
« Ah bah voilà, vous me l'avez énervé maintenant, constata le druide en se retenant très fort de s'esclaffer. Les filles, c'est vraiment pas sympa, lui il essaie juste de vous faire plaisir et vous, vous l'ignorez, vous croyez que c'est gentil ? »
Les deux sœurs tournèrent des yeux effarés vers lui, blêmes de s'être attirées sa désapprobation en plus de celle d'Elias. Mais à la vue de son sourire espiègle, elles se détendirent visiblement et lui lancèrent même des regards complices qui lui rappelèrent leurs fourberies de petites filles, à l'époque où il les attrapait à jouer à cache-cache dans les tunnels non sécurisés – et où elles lui faisaient promettre, petit doigt en avant, de ne rien dire à leur père ou à Perceval.
Il avait l'impression que c'était hier. A quel moment le temps l'avait-il poignardé dans le dos ?
« On est désolées, tonton Merlin, fit Mehben à travers le sourire mutin qu'Elias ne pouvait pas voir. On pensait pas à mal…
On le refera plus, compléta Mehgan. On voudrait pas se mettre mal avec monsieur Elias.
Vous avez pas trop intérêt, non. Alors vous relisez un moment vos notes et après la leçon pourra peut-être reprendre, si votre précepteur le veut bien. »
Le plus délicatement possible, Merlin se leva de son banc, calant Yoan dans le creux d'une épaule pour s'approcher à pas feutrés dans le dos du sorcier qui faisait toujours mine de ne pas prendre en compte leur existence. Ses deux acolytes suivaient sa progression avec attention et une malice à peine voilée.
Lorsqu'il arriva directement derrière le fauteuil, Merlin abandonna toute notion de furtivité pour subtiliser de sa main libre le grimoire d'Elias et le soulever hors d'atteinte.
« Hé ! Mais qu'est-ce que vous foutez espèce de- »
Avant même de pouvoir terminer son invective, l'enchanteur le plus redouté de ce siècle se retrouva avec une pleine brassée d'héritier de Logres.
Sous les rires amusés de ses deux étudiantes et de son compagnon, Elias se crispa des cheveux aux orteils, tenant le bébé sur ses cuisses à bout de bras comme on tient un sac de purin particulièrement odorant. Son expression, un savoureux mélange d'angoisse et d'alarme, ne faisait qu'alimenter l'hilarité de Merlin, qui se vit obligé de se courber sur le dossier du fauteuil pour contenir ses éclats de rire.
La seule chose qui pouvait concurrencer la dégaine hérissée d'Elias question comédie était peut-être l'air adorablement abasourdi de Yoan, qui fixait son nouveau perchoir avec de grands yeux étonnés.
« Reprenez-le, ordonna le sorcier crispé entre ses mâchoires serrées. Tout de suite.
- Non mais regardez-vous, tous les deux ! pouffa Merlin en serrant le grimoire contre son torse. Ah vous êtes beaux !
- Merlin, je plaisante pas, reprenez-le maintenant. »
Le ton suppliant du soi-disant maître des calamités, mis à mal par un bébé de quatre mois, renvoya le druide directement dans les griffes de la jubilation, au point de lui faire perler des larmes au coin des yeux.
De son côté, la petite frimousse de Yoan commençait à se décomposer. Entre le visage peu avenant de cet inconnu barbu et ces mains qui le tenaient avec raideur, l'enfant sentait que quelque chose clochait. Il commença par des babillages contrariés et, lorsque personne ne bougea pour améliorer sa situation, les transforma bien vite en pleurs qui approfondirent la détresse d'Elias et coupèrent court à l'aspect comique de la situation.
« Merlin, bordel, faites quelque chose au lieu de vous marrer comme une baleine ! cria presque le magicien brun, comme paralysé par crainte du petit être qui avait commencé à se débattre dans sa poigne inflexible.
- Mais vous faites quelque chose ! Arrêtez d'être tout raide déjà, c'est un bébé pas un serpent venimeux ! Un minimum de douceur, quand même.
- Re-pre-nez-le !
- Non ! Vous allez arrêter de faire votre débile deux minutes, vous allez gérer ça et vous n'allez pas mourir, faites-moi confiance. » D'un geste de la main, Merlin stoppa Mehben qui avait commencé à s'approcher, sans doute pour récupérer Yoan. « Vous le tenez à bout de bras comme s'il allait exploser, évidemment qu'il est pas rassuré ! Prenez-le contre vous.
- Comment ça, contre moi ?
- Contre vous, c'est tout, c'est quand même pas bien compliqué ! » Merlin posa le grimoire sur l'établi pour se libérer les mains. Il se pencha ensuite pour guider un Yoan gesticulant vers l'avant, l'allongeant à plat ventre sur le torse d'Elias pour que sa tête se retrouve dans le creux de l'épaule du sorcier. « Là, c'est mieux déjà.
- Ça dépend pour qui : il pleure toujours, sauf que maintenant c'est directement dans mon oreille !
- Baissez d'un ton, enfin, ça aide pas ! Et laissez-lui le temps, c'est pas une bougie qu'on allume ou qu'on éteint, c'est un être vivant. Allez, tenez-le.
- Mais enlevez pas vos mains, abruti, il va tomber !
- Il va pas tomber, puisque vous allez le tenir ! Non mais c'est pas possible un manche pareil, il faut tout faire à votre place, ou quoi ? Là, regardez. Vous passez un bras sous ses fesses, pour éviter qu'il glisse vers le bas, et vous mettez votre autre main sur son dos pour le tapoter ou le caresser, gentiment. Ça devrait le calmer assez vite.
- C'est ridicule, grogna Elias en obtempérant de mauvaise grâce, ayant réalisé qu'il ne pourrait pas se soustraire à la situation.
- La seule chose ridicule ici, c'est votre attitude ! siffla Merlin, agacé par le comportement puéril de son compagnon. Alors vous allez me faire le plaisir d'être digne de votre âge et de faire ce qu'on vous dit ! »
Après un ultime regard mêlé de défi et de panique, l'enchanteur du Nord arrangea sa prise sur le petit Yoan. Il lui cala l'arrière-train dans le creux de son coude droit et déploya les longs doigts de sa main gauche en haut de son dos pour y appliquer de petites tapes hésitantes. De là où Merlin se tenait, cela faisait un peu câlin forcé ; mais en quelques instants les sanglots de l'enfant se muèrent en gazouillis chagrinés, pour enfin disparaître complètement.
Avec le retour du silence et la certitude qu'il allait dans la bonne direction, Elias se détendit visiblement, se permettant même plus d'aisance dans son étreinte. Les tapotis irréfléchis gagnèrent en douceur pour devenir de légères caresses et un petit repositionnement amena la tête de Yoan sous la mâchoire du sorcier, sa petite joue plaquée contre la peau de son cou.
Bien vite, les yeux du bébé se fermèrent et Merlin sourit gentiment en voyant le sommeil l'emporter finalement sur la détermination du jeune Pendragon. « Eh ben voilà, c'était si dur que ça ? cajola-t-il. Vous vous en êtes très bien sorti, mieux que prévu même, vu que le petit s'est endormi.
- Il dort ? s'étonna Elias d'une voix si candide que, s'ils n'avaient pas eu de public, Merlin se serait vu dans l'obligation physique de l'embrasser.
- Oui, il dort, mission plus qu'accomplie, gros navet. Vous pouvez être fier de vous. »
Fière, ce n'était peut-être pas le mot juste pour décrire l'expression sur le visage du Fourbe – et pourtant les Dieux savaient qu'elle figurait parmi ses favorites. Dubitative et intriguée, en revanche, cela se rapprochait déjà plus de la réalité. Merlin réprima un petit rire ; la torture de son confrère avait bien assez duré, il était temps de mettre un terme à son supplice.
D'autant plus que de voir un adulte réputé puissant et intraitable tenir un bébé comme s'il s'agissait d'une poupée de chiffon particulièrement hideuse avait réveillé chez Merlin de désagréables souvenirs qu'il avait pensés pour toujours écrasés sous le poids des années.
« Allez, je vous le récupère, vous avez du boulot avec les petites, » dit le druide en forçant sur son sourire pour chasser l'aigreur qu'il sentait au fond de sa gorge.
Il tendit les bras, mais Elias eut un léger mouvement de recul. « Nan mais… c'est bon.
- Hein ? Quoi qu'est bon ?
- Si vous le prenez maintenant, il va se réveiller et se remettre à chialer, ça va être pénible. Laissez-le là, ça vaut mieux pour tout le monde. »
Merlin écarquilla les yeux. Il avait probablement mal entendu, c'était sûrement ça. Un regard en biais vers les visages abasourdis de Mehben et Mehgan lui indiqua que, non, il ne venait pas de rêver.
« Mais… et la leçon ? fut l'une des deux seules choses qu'il lui vinrent à l'esprit – la seconde étant « Vous seriez pas malade ? »
- Bah vous avez qu'à prendre le relais, balaya Elias en haussant l'épaule qui n'était pas occupée par un prince endormi. Voyez ça comme un cours de rattrapage, vous en avez bien besoin. Et si ça peut m'éviter d'avoir honte de vous à chaque fois que vous vous perdez sur le chemin de vos rassemblements druidiques, parce que vous savez pas lire les inscriptions sur les panneaux, ça m'arrange. »
Après la leçon, Merlin eut droit à une petite demi-heure de tranquillité avant que quelques coups discrets ne soient donnés à la porte du laboratoire.
« Je suis vraiment désolée d'avoir tant tardé, s'excusa Guenièvre dès que le druide lui ouvrit. Mais le roi burgonde est venu avec une dame cette fois-ci et… et bien pour tout vous dire, je n'ai pas encore compris si c'était sa femme ou sa fille, mais ce dont ma mère est à peu près certaine, c'est qu'il l'a amenée afin qu'elle épouse le roi Arthur… enfin bref, ce n'était pas simple à démêler.
- Je me doute, compatit Merlin. Ce n'est pas grave.
- Il ne vous a pas trop causé de soucis, j'espère ?
- Pas du tout, pas du tout, venez. »
Merlin ouvrit la porte en grand et s'effaça pour la laisser entrer et la guider vers son fils.
Elias et Yoan étaient toujours dans la même position que durant la leçon qui les avait réunis, avec une particularité supplémentaire toutefois : ils étaient désormais tous deux endormis, drapés dans une couverture grise que Merlin leur avait ajoutée pour parfaire le tableau déjà bien charmant.
Il avait été le premier étonné quand les yeux d'Elias s'étaient progressivement fermés, alors qu'ils venaient tout juste d'attaquer la dernière aicme de lettres oghamiques. La leçon devait être bien plus soporifique à écouter qu'à donner, ou alors le sorcier était particulièrement fatigué ; toujours était-il qu'il avait piqué du nez entre deux phrases, l'enfant toujours serré contre sa poitrine. Merlin s'était interrompu le temps de les emmitoufler dans une couverture, à la fois pour les préserver de la fraîcheur du début d'hiver mais surtout pour éviter à Yoan de glisser hors des bras d'Elias.
Les filles et lui avaient terminé la leçon à mi-voix et en riant sous cape à chaque fois qu'un des deux dormeurs émettait un grommellement ensommeillé. Au moment de se séparer, Merlin n'avait pas pu refuser aux deux sœurs un dernier bisou au petit prince, qu'elles s'étaient empressées de donner tout en prenant garde au dragon qui l'enserrait de ses griffes.
A la vue du duo incongru, Guenièvre ouvrit de grands yeux surpris mais ne commenta pas, un petit sourire doux aux lèvres. Le druide parvint à récupérer Yoan à grands renforts de délicatesse, dérobant son bien à l'enchanteur sans que ce dernier n'émette plus qu'un grognement d'inconfort. Epuisé par ses aventures de l'après-midi, le bébé ne s'éveilla pas non plus, reprenant sa place naturelle dans les bras de sa mère sans le moindre bruit ni mouvement.
« Merci infiniment, souffla Guenièvre en acceptant la sacoche de bricoles que Merlin lui tendait.
- C'est rien, je vous assure. Si jamais vous êtes de nouveau embêtée, n'hésitez pas à revenir. Assurez-vous que je sois là, par contre, non parce que l'autre andouille est sur la bonne voie mais il est pas encore mûr pour ce genre de mission en solo.
- Je vais tâcher de m'en rappeler, lui sourit la reine. Je vous laisse tranquille, bonne soirée.
- Bonne soirée. »
Merlin referma la porte après le départ de Guenièvre et retourna auprès de son compagnon toujours assoupi dans son fauteuil.
Dans le sommeil, les traits d'Elias ne gardaient rien du masque d'indifférence qu'il présentait à la majeure partie de ses contemporains. Aucune ligne sur son front, aucun rictus au coin des lèvres. Mêmes ses cernes, toujours au rendez-vous peu importe le nombre d'heures de sommeil que le sorcier parvenait à aligner, semblaient moins prononcées. Merlin était à la fois désolé que personne n'ait l'occasion de contempler ce visage détendu plus souvent, et égoïstement ravi de compter parmi les très rares privilégiés à y avoir accès.
Il avait fallu plusieurs années, l'avènement et la chute d'un tyran, mais jamais Merlin ne regretterait le chemin parcouru depuis leurs premières querelles acides.
Le cœur un peu serré par l'émotion, le druide se pencha sur celui qui quinze ans auparavant ne vivait que pour le rabaisser, et pressa un baiser contre son front.
« Hé, appela-t-il doucement, une main venant prendre la forme de la joue d'Elias pour lui caresser une pommette avec le pouce. Vous comptez quand même pas dormir jusqu'à ce soir, si ?
- Mhmm. » Les yeux de l'enchanteur s'ouvrirent à moitié et, chose curieuse, se baissèrent immédiatement vers ses bras désormais vides. « Gneuh ? Le petit ?
- Rendu à maman, informa Merlin.
- Ah… les petites ?
- Rentrées à la maison. Vous avez loupé pas mal de trucs, à roupiller comme un loir. » Le magicien blanc glissa un baiser sur les lèvres d'Elias pour faire taire les quelques marmonnements mécontents qui en sortaient. « Vous pouvez continuer à vous reposer, vous en faites pas, je voulais juste vous dire que j'y allais.
- Aller où ? s'enquit le sorcier avec un bâillement peu gracieux, étirant dans un craquement sa nuque malmenée par sa sieste impromptue.
- Dans les bois, à ma cabane, vous vous souvenez pas ? J'y serai quatre ou cinq jours, une semaine maximum. Après de toute manière je reviens vous chercher pour qu'on aille à la fête du Solstice d'Hiver. »
Tout en parlant, Merlin rassemblait les affaires qu'il avait préparées plus tôt dans la journée. Il avait initialement prévu de partir sur les coups de midi, mais il n'aurait pas pu anticiper la demande de la reine. Peut-être qu'en marchant vite, il avait une chance d'arriver à destination avant la nuit noire ; le ciel était tellement voilé, il ne pourrait même pas compter sur la lune pour éclairer son chemin.
« J'avais oublié cette fête à la con, soupira Elias en se levant, la couverture drapée sur ses épaules. On est obligés d'y aller ? C'est la nuit, on se pèle, et tout le monde passe son temps à boire et à chanter des chansons débiles…
- Vous m'aviez promis que vous viendriez à au moins un rassemblement cette année, et là je suis désolé mais l'année se termine, il ne reste plus que celui-là.
- Je suis venu à votre réunion de la Pierre Bleue, j'vous ferais dire ! s'indigna Elias.
- Oui mais ça compte pas, ça, vous vous souvenez de rien, vous m'avez dit. Et vous voulez vraiment qu'on reparle de ce qui s'est passé après ? demanda sournoisement le druide en jetant sa besace sur son épaule et saisissant son bâton de marche.
- … Bon, vous faites attention en forêt, hein ? Vous parlez pas aux animaux que vous connaissez pas, et si un cerf vous propose de le suivre jusque chez lui, vous dites non, même s'il a l'air gentil. »
Merlin éclata d'un rire bref et enveloppa le Fourbe dans une dernière étreinte, cherchant ses lèvres pour y presser tendrement les siennes avant de devoir partir. « Je ferai de mon mieux. Et vous, passez le bonjour de ma part à Mehgan, Mehben et au petit Yoan quand vous les verrez, vous risquez d'être bien entouré pendant que je serai pas là. »
Elias leva ses yeux encore chargés de sommeil au ciel mais retourna le baiser sans faire de commentaire, avant de relâcher à regret la taille de Merlin pour le laisser s'en aller.
Le druide resserra son écharpe autour de son cou et ouvrit la porte, prêt à débuter son petit périple désormais familier pour rejoindre la quiétude et la sérénité de son pied-à-terre forestier. Son dernier séjour dans les bois remontait à trop longtemps, il le sentait jusque dans ses os.
« Merlin. »
Le fils de démon jeta un coup d'œil par-dessus son épaule à l'appel de son nom. Avait-il oublié quelque chose ?
« D'où est-ce que ça te vient cette… passion protectrice pour les jeunes et les bébés ? Je… parfois j'ai l'impression qu'il y a quelque chose que tu ne dis pas. »
Merlin prit une profonde inspiration et recentra son regard sur le monde au-delà du seuil du laboratoire. Déjà, le soleil hivernal disparaissait derrière les collines, cédant son territoire à l'obscurité qui n'allait faire que croître dans les heures à venir.
Il avait fait tant d'efforts pour oublier, il pensait y être parvenu. Il avait passé au moins trois cents ans sans la moindre pensée pour le grand château de bois sombre, ni pour la chambre glaciale et solitaire emplie de désespoir. Les horribles nuits où les murs résonnaient de pleurs infantiles puis celles, bien pires, où aucun son ne venait plus briser le silence.
« Je dois y aller, Elias, dit-il simplement, ne se faisant pas assez confiance pour se retourner et braver le regard de son compagnon. Mais un jour, je te raconterai. Tu as ma parole. »
Un lourd silence s'installa, et pendant un horrible instant il sembla au druide que son plus jeune confrère allait insister, comme il savait si bien le faire d'ordinaire. Mais il n'en fit rien.
« D'accord, capitula Elias avec plus de compassion dans la voix que Merlin ne lui en avait jamais connu. Fais bonne route, et reviens entier. »
Un hochement de tête, un dernier signe de la main, et le druide était en chemin. Avec plus d'humidité au coin des yeux qu'il ne l'aurait souhaité.
Certaines journées rendaient vraiment le passé plus difficile à maintenir en cage que d'autres.
