Résumé : Il fallut un long moment à Elias pour prendre la pleine mesure de ce qu'il était en train de voir. Plus tard, avec le recul, il en viendrait à la conclusion qu'il était devenu momentanément aveugle.
L'Anniversaire – Partie 1
En toute objectivité, il n'y avait eu aucun, aucun signe avant-coureur du drame qui allait se jouer ce matin-là.
Tout le château fourmillait d'activité, des écuries jusqu'aux tours de guet, et pour cause : le lendemain verrait la célébration du premier anniversaire de Yoan Pendragon, unique héritier – à ce jour – du trône du royaume de Logres. Si l'occasion n'était pas déjà en soi une raison de faire la fête, elle coïncidait également avec une vieille tradition de souverain breton. En effet, tout enfant de sang royal qui achevait sa première année de vie, statistiquement impitoyable question mortalité infantile, pouvait être présenté à la cour et au peuple en tant que descendant et, s'il s'agissait d'un garçon, successeur officiel du roi.
Elias n'avait jamais assisté à ce genre de fête, mais si la liesse qui semblait avoir empoigné Kaamelott depuis quelques semaines était une indication, elle promettait d'être grandiose. Sur le court trajet entre la salle de réunion – où un roi Arthur au large sourire lui avait validé toutes ses commandes et accordé tout le budget qu'il souhaitait sans poser aucune question – et le labo, le sorcier se vit contraint d'esquiver plusieurs serviteurs aux bras chargés de bouffe, pinard et accessoires festifs divers. A seulement un jour de la date butoir, l'effervescence était à son comble, et il s'engouffra avec soulagement dans la quiétude relative du laboratoire.
Merlin était parti à Cornouailles pour une réunion druidique assez mystérieuse une semaine auparavant et n'était pas encore revenu. Le druide ne saurait tarder, il avait promis à Arthur qu'il serait là pour l'anniversaire de Yoan, ce qui ne lui laissait plus qu'un jour pour tenir son serment. Elias s'attendait à trouver la pièce vide ; la vue de Mehgan, penchée sur l'établi du fond dos à la porte, lui fit donc lever un sourcil intrigué mais pas surpris.
« Bonjour mademoiselle, lança-t-il, de bonne humeur, en posant ses parchemins de budgets prévisionnels sur une étagère. Alors on vient toute seule et on ne s'annonce même plus, maintenant ?
- C'était ouvert, dit-elle simplement sans lever les yeux, la totalité de son attention focalisée sur une tâche qu'Elias n'arrivait pas à voir, mais qui paraissait minutieuse. Et je suis toute seule parce que Mehben et les autres sont malades.
- Et pas vous ?
- Nan, moi je sais reconnaître quand un saucisson est pourri. Hier ils ont pas voulu me croire, et là ils sont tous en train de se vider par tous les côtés. C'est affreux et dégueulasse, donc… je suis ici.
- Merci bien pour les images qui sont maintenant gravées dans ma tête, grommela Elias en s'approchant, curieux malgré lui. Et on peut savoir sur quoi vous bossez ?
- Oh non, sur rien de précis ! Mais je suis tombée sur tout un tas de chenilles noires en venant au château. Comme j'avais un bocal, je les ai ramenées ici, je me suis dit que je pouvais récupérer les poils pour en avoir en stock. »
Elias était assez proche désormais pour confirmer que les petites formes sombres dans le bocal posé sur l'établi étaient en effet de grosses chenilles velues qui s'agitaient en tous sens pour s'évader de leur prison de verre. Là où il les aurait toutes noyées par simplicité, Mehgan les attrapait délicatement une par une avec une grosse pince en bois – probablement fauchée aux cuisines – pour leur prélever avec une pince métallique fine un bon paquet de soies noires qu'elle déposait dans une fiole évasée. Elle allait sans doute les relâcher après, à moitié épilées mais vivantes. Cette manie druidique de ne pas blesser le moindre petit être vivant si on pouvait l'éviter… dans l'idée c'était noble, et tout et tout, mais ça rajoutait quand même un sacré paquet de travail.
N'empêche, la petite avait de bons réflexes : les poils de chenille, naturellement urticants, pouvaient servir dans de nombreuses concoctions à visée offensive. Elle avait eu de la chance de tomber sur un aussi gros paquet de ces bestioles généralement solitaires, un nid devait avoir éclos juste avant son passage. Savoir saisir les opportunités et les exploiter au maximum, voilà ce qu'Elias essayait de leur marteler à chaque leçon, et cela commençait à porter ses fruits.
A défaut d'autres notions qui avaient décidément du mal à rentrer dans leurs petits crânes.
« Arrêtez-moi si je me trompe, mais je ne vois pas de gants sur vos mains, jeune fille, dit-il en croisant les bras.
- Ouuuups, on dirait bien que j'ai oublié, » répondit-elle sans la moindre once d'embarras et sans croiser le regard de son précepteur.
C'était étrange à quel point la répartie pince-sans-rire de la gamine, dont le caractère s'était affirmé au fil des mois au contact des deux magiciens, amusait désormais Elias autant qu'elle l'agaçait. Cela faisait plus d'un an qu'il enseignait la magie aux deux filles de Karadoc – et leur trois acolytes de façon beaucoup plus ponctuelle, lorsque leur formation militaire les laissait tranquille, c'est-à-dire quasiment jamais – et il s'était vu contraint de réviser son jugement initial. Les jeunes femmes étaient énergiques, déterminées, et intelligentes bien qu'incroyablement têtues.
Elias ne corrigeait plus les gens qui désignaient Mehben et Mehgan comme ses apprenties, bien qu'il ne faisait pas usage du terme lui-même. Pas plus qu'il n'aurait avoué aux principales intéressées qu'il appréciait leur présence et leur vivacité d'esprit.
Pour les remontrances, en revanche, il ne s'en privait pas.
« Mehgan, on en a déjà parlé au moins vingt fois, soupira-t-il en se pinçant l'arête du nez.
- Mais j'ai une précision toute moisie avec les gants, ça gêne beaucoup trop ! se plaignit la jeune apprentie en levant enfin des yeux suppliants vers Elias.
- Ce qui sera gênant, ce sera le moment où une de ces bestioles vous tombera sur la main et que vos doigts gonfleront comme des saucisses, sermonna le sorcier exaspéré, attrapant une paire de gants en cuir sur une étagère pour la poser sur l'établi, à côté du coude de Mehgan. On va faire un truc : vous les mettez, maintenant, et moi je le dirai pas à Merlin quand il rentrera.
- Pas me dire quoi quand je rentrerai ? leur parvint la voix familière du druide depuis la porte.
- Rien ! » jappèrent-ils en même temps, se retournant dans le même mouvement vers l'origine de la voix.
Il fallut un long moment à Elias pour prendre la pleine mesure de ce qu'il était en train de voir. Plus tard, avec le recul, il en viendrait à la conclusion qu'il était devenu momentanément aveugle.
Merlin était… honnêtement, méconnaissable, au point qu'Elias aurait peut-être pu le croiser dans une foule sans le reconnaître. Ses longues boucles argentées, habituellement indomptables, étaient désormais d'un blanc qui rappelait les glaciers calédoniens. Soigneusement peignée, l'éclatante chevelure était stylisée dans un élégant catogan et retenue par un ruban gris. De nombreuses petites tresses prenaient naissance au niveau des tempes du druide pour courir derrière ses oreilles, parsemées de petites billes de bois sculpté ou de fines pierres colorées. Sa barbe, du même blanc que sa chevelure, était toujours aussi fournie mais avait été raccourcie pour encadrer son visage de la même manière qu'une enluminure existait pour mettre en valeur le texte qu'elle accompagnait.
Elias avait déjà pu voir, dans des livres qui traitaient de voyages lointains, des croquis de lions africains avec moins de prestance que celui qu'il arrivait désormais à peine à regarder sans être pris de vertiges. Ce n'était pas seulement l'apparence : même à cette distance, le sorcier pouvait sentir le tissu même de la magie qui émanait de Merlin rugir d'une façon nouvelle et atypique, au point que ses sens s'en trouvèrent irrémédiablement brouillés.
« Waouh, tonton Merlin ! s'écria Mehgan en délaissant ses chenilles pour venir serrer Merlin dans ses bras, apparemment immunisée contre le sortilège de paralysie qui venait d'entrer dans le labo. Vous êtes superbe !
- Merci, répondit Merlin avec un petit sourire un brin timide en retournant l'étreinte.
- Mais comment vous avez fait, pour la couleur ?
- Ah, ça. » Le druide passa une main dans sa chevelure d'ivoire, délogeant quelques mèches qui vinrent lui caresser la joue. « Je me suis réveillé comme ça, il y a quelques jours. J'en ai profité pour faire une petite coupe de l'ensemble, je me suis dit qu'il était peut-être temps de changer un peu. C'est… enfin, ça ne fait pas trop bizarre ? Ou trop… vieux ? »
Avec un sursaut, Elias se rendit compte que c'était à lui que la question était adressée. Il essaya d'ouvrir la bouche mais, pour une raison obscure, il n'arrivait plus à prononcer le mot « Non ». Alors il se contenta de secouer bêtement la tête comme une chèvre épileptique.
Heureusement, Mehgan était là pour prendre le relais. « Non, tonton Merlin, c'est super beau ! Vous avez l'air distingué, ça vous va très bien ! »
Merlin se raidit légèrement et détourna un peu le regard – sa réaction typique aux compliments – mais il conservait un léger sourire affecté. « Si vous le dites… bon, je vous avoue que la route m'a bien ouvert l'appétit, vous avez déjà mangé ou pas ? »
Elias avait l'impression d'avoir été poignardé. Par la confusion, d'abord, et aussi par un genre de fascination terrifiée. Il savait bien qu'on lui avait posé une question, il en avait même presque comprisle sens, mais toutes ses capacités verbales lui avaient été arrachées. Il se sentait aussi perdu qu'un touriste sans interprète en plein territoire burgonde.
« Manger, répéta-t-il stupidement, incapable de faire autre chose.
- Oui, manger, sauf si on ne déjeune plus le midi par ici depuis la semaine dernière, répondit Merlin avec un sourire indulgent. Si ça vous dit à tous les deux, j'ai vu un nouvel étal en passant près du marché, je crois que c'est un couple expatrié d'Orcanie qui fait des friands à la saucisse. Ça sentait vachement bon, je peux aller nous en chercher. »
Tout en parlant, le druide s'était avancé dans le laboratoire pour poser sa besace et son bâton de voyage. Elias se tint instinctivement hors de son chemin, même s'il ne pouvait pas décrocher son regard des profondeurs océaniques des yeux de Merlin. Il ne savait pas quelle sorcellerie était à l'œuvre, mais c'était comme si la lune d'été elle-même avait fait don de son éclat au fils de démon, faisant danser des volutes de magie pure à chacun de ses pas. L'enchanteur hésitait entre hurler un bon coup comme exutoire à son trop-plein de perception magique ou s'enfuir à toutes jambes dans les bois pour devenir un ermite et ne jamais, jamais refoutre les pieds à Kaamelott. Toujours au moins deux solutions à un problème, voilà ce qu'il avait toujours dit.
Merlin fronçait les sourcils. Oh-ho. Apparemment il attendait une réponse.
« D'accord, » fut tout ce qu'Elias trouva à dire. Il avait de toute façon oublié la question.
« Parfait, acquiesça néanmoins la divinité sur pattes qui lui tenait lieu de compagnon. Vous n'avez qu'à m'attendre ici tous les deux, comme ça vous terminez ce que vous étiez en train de faire, j'en ai pas pour longtemps.
- Mais vous venez juste de rentrer ! protesta Mehgan. Faut apprendre à vous reposer un peu, hein ! Je vais y aller moi.
- Oh ben non, je vais pas vous faire crapahuter là-bas, en plus c'est moi qui ai proposé…
- Mais on s'en fiche, ça me dégourdira les jambes un peu, voilà.
- Bon, ben, si ça vous ennuie pas-
- J'y vais moi ! » cria presque Elias.
- C'était sa chance, son opportunité inespérée. Il allait pouvoir s'enfuir dans les bois.
« Bah, vous aussi vous venez juste de rentrer, fit remarquer Mehgan. Ça me dérange vraiment pas de-
- J'y vais moi ! »
L'alternative, c'était se retrouver seul avec l'ange éthéré qui s'était introduit dans son labo, et franchement, cette perspective était trop troublante pour être envisagée.
« Bon, on va quand même pas se battre pour deux friands, si ? soupira la jeune apprentie. Vous savez quoi, quatrième option : il fait beau, on pourrait en faire une promenade et pique-niquer sur la colline. Comme ça on y va tous les trois, et tout le monde est content. Ça vous va ? »
On non, ça n'allait pas du tout. Mais sans raison valable de rester au laboratoire – à part le bocal de chenilles déjà refermé, aucun matériel n'aurait pu être estampillé « tâche en cours d'exécution » et servir d'excuse – Elias se retrouva à passer le seuil à la suite de Mehgan et de son oncle qui s'était manifestement donné comme nouveau but dans la vie de le détruire de l'intérieur.
Le bon air pur de cette matinée d'été aida énormément l'esprit d'Elias à retrouver un semblant de sérénité.
Garder résolument la tête tournée vers Mehgan à sa gauche, et éviter comme la peste tout coup d'œil vers Môssieur Flamboyant à droite, ça jouait aussi. Il allait sans doute se payer un torticolis de tous les diables, mais si ça lui permettait de fonctionner avec un minimum de cohérence, il était prêt à l'endurer.
Converser était presque plus facile comme ça, aussi, tant qu'il n'avait pas à formuler de phrase trop complexe. C'était peut-être sa solution, au final : passer le restant de cette vie sans regarder son compagnon au charme monstrueux, de près ou de loin.
Ce plan comportait probablement quelques problèmes. Il les adresserait plus tard.
Sur le chemin du marché, tout en écoutant d'une oreille distraite Merlin raconter son périple à Mehgan, Elias en avait profité pour réfléchir. L'option de la fuite dans les bois, ce n'était définitivement pas une bonne idée. Déjà, ce n'était absolument pas pratique ni confortable ; il aurait tout le mal du monde à se construire une cabane décente. Sans compter qu'il n'irait probablement pas très loin avant que son absence ne soit remarquée, et Merlin était dans les petits papiers de tous les animaux de la forêt. Les bestioles le balanceraient, et il serait retrouvé en moins de deux.
Il lui fallait une nouvelle stratégie, un plan infaillible. N'importe quoi, pourvu qu'il reprenne pied ou, a minima, qu'il se remette à respirer normalement. S'il pouvait au moins savoir ce qui s'était passé, au moment où il avait vu Merlin passer le seuil du laboratoire ! C'était comme si toute sa mécanique interne s'était arrêtée, paralysée par un sortilège muet provenant de deux yeux plus bleus et profonds que le ciel qui les surplombait. Elias avait entendu parler de cette magie obscure de l'Est lointain, où on pouvait envoûter une poupée à l'effigie d'une personne pour lui faire subir mille tourments sans prononcer la moindre incantation par la suite.
Est-ce qu'il s'agissait de ça ? Il avait bien causé quelques torts à droite et à gauche, mais certainement, personne ne lui en voulait à ce point. Alors pourquoi avait-il l'impression qu'il pouvait tomber raide mort à n'importe quel moment, percé par une flèche invisible ?
Une fois les friands achetés au marché, ils avaient trouvé un gros chêne au pied duquel s'installer pour les déguster. La pâte était dorée et croustillante à souhait, la saucisse cuite à la perfection ; l'ensemble avait pourtant le goût d'une poignée de cendre pour Elias, qui prit néanmoins tout son temps pour le manger dans l'espoir qu'il ne serait pas sollicité pour prendre part à la conversation. Il n'avait pas de souci à se faire de ce côté-là : Mehgan parlait pour douze et entraîna Merlin dans une discussion passionnée – le sujet précis échappait à Elias, une histoire de cycle lunaire et de champignons – à laquelle il n'était par bonheur pas convié.
Mais les choses se détériorèrent quand Mehgan sortit une feuille de parchemin, une plume courte et un encrier de sa besace. Il n'était pas rare de voir la jeune femme dégainer son fourbi pour dessiner ce qui lui passait sous les yeux ou par la tête ; elle avait même un bon coup de plume, Elias l'avait constaté à de nombreuses reprises en observant les illustrations et schémas didactiques qui parsemaient ses prises de notes. C'était un trait qu'il encourageait, d'ordinaire ; mais ce jour-là, la bulle dans laquelle Mehgan était sur le point de s'enfermer pour griffonner n'arrangeait pas du tout Elias.
Faute d'interlocuteur, Merlin allait forcément se tourner vers lui.
Anticipant les actions du druide, le sorcier étira bien haut ses bras au-dessus de sa tête et se fendit du bâillement le plus large qu'il pouvait produire. Il se laissa glisser dans l'herbe, les yeux déjà fermés, tout en balayant le « Tout va bien ? » inquiet de Merlin d'un vague geste de la main et d'un mensonge à mi-voix sur ses insomnies.
Avait-il été suffisamment convaincant ? Elias n'en avait aucune idée. Ce dont il était persuadé, en revanche, c'était qu'être allongé à portée de main de son druide qu'il n'avait pas vu depuis une semaine sans pour autant oser le toucher était devenu une nouvelle forme de torture mentale.
Malgré l'intense drainage de son énergie vitale par la créature légendaire qu'il avait rencontrée ce jour-là, l'enchanteur ne parvint pas à transformer sa fausse sieste en une vraie, et bientôt Mehgan le « réveilla » pour qu'ils puissent rentrer à Kaamelott.
Le chemin de retour se déroula de la même manière que l'aller, à ceci près que Merlin se trouvait désormais à la gauche d'Elias, ce qui offrait un répit considérable à son cou – ou lui ouvrait juste la possibilité d'un double torticolis. Le sort devait toutefois avoir pris le malheureux sorcier en pitié : une fois la grande porte de Kaamelott passée, l'archange étincelant annonça qu'il avait rendez-vous toute l'après-midi avec le roi pour la cérémonie du lendemain et qu'il était même déjà en retard. Il s'éloigna au trot, laissant Elias et Mehgan retourner au laboratoire.
Avec le départ du brouilleur de sens, l'enchanteur du Nord avait regagné quelques facultés mentales et un rythme cardiaque se rapprochant de la normale. Il n'avait toujours aucune idée quant à l'origine de cette diablerie qui l'avait tétanisé, et il n'avait qu'une peur : en être de nouveau victime quand Merlin reviendrait au labo. Parce qu'il allait revenir, c'était inévitable, là-dessus il ne pouvait pas se mentir à lui-même.
Avec un peu de chance, il pourrait trouver une galerie abandonnée des semi-croustillants et sortir à des lieues de Kaamelott, au nez et à la barbe des animaux des bois. S'ils ne le voyaient pas, ils ne pourraient pas révéler sa position.
« M'sieur Elias ? Tout va bien ? »
Il se tourna pour faire face à Mehgan. La jeune femme le regardait avec une mine inquiète. C'était bien sa veine.
« Tout va très bien, réussit-il à mentir, la voix râpeuse, en se détournant.
- Bah alors pourquoi vous êtes tout bizarre depuis que tonton Merlin est rentré ? s'enquit-elle, avant de froncer les sourcils et de croiser les bras. Vous vous êtes encore disputés ?
- Pas que ça vous regarde mais non, on ne s'est pas disputés.
- Alors quoi ? Vous avez pas du lui dire plus de trois mots pendant tout le pique-nique alors que vous l'avez pas vu de la semaine et vous avez fait semblant de dormir, vous croyez que j'ai pas remarqué ? »
Elias dissimula une grimace. Mehgan pouvait se montrer horriblement perceptive parfois, surtout quand son tonton Merlin adoré était concerné. Combien de fois avait-elle pris la défense du druide en s'intercalant dans une joute verbale, même lorsque l'adversaire en face était le roi Arthur en personne – qui lui-même était pourtant plutôt bien classé dans la liste de personnes que Mehgan adorait.
S'il ne disait rien, les Dieux seuls savaient ce qu'elle irait s'imaginer, et la vengeance qu'elle mettrait au point. Mais s'il avouait… autant sauter à pieds joints dans un nid de vouivre et s'épargner l'humiliation, d'ailleurs l'idée était plutôt tentante.
Elias soupira. Il ne voyait pas bien à qui d'autre il pourrait en parler, de toute manière, et il avait pathétiquement besoin d'un avis extérieur. Même si son égo lui beuglait de fermer son clapet.
« Bon, euh, bien, il va falloir que je commence par le début, céda le sorcier en s'asseyant sur un tabouret, appuyant ses coudes sur un plan de travail. Je sais pas bien comment vous dire ça, mais, euh… ça fait maintenant un bon moment que votre oncle et moi, on… ce que je veux dire, c'est qu'on est plus ou moins… ensemble. »
Voilà, ça faisait déjà une épine en moins dans le pied. Ce n'était pas vraiment un secret, en vrai, au rythme où les nouvelles se promenaient dans le château ; mais il existait une probabilité que les filles de Karadoc n'en aient pas eu vent.
Mais Mehgan leva simplement les yeux au ciel avant de s'asseoir en face de lui. « Merci pour le tuyau, mais faudrait être aveugle pour pas s'en rendre compte.
- Ah, vous savez, donc... mais qui vous l'a dit ?
- Non mais personne, ça crève les yeux c'est tout ! Il est toujours un peu… et vous, vous êtes plus… bref, c'est évident, conclut la jeune femme en se rendant compte que ses gesticulations ne servaient pas du tout à étayer son propos. Bon, et du coup ? C'est quand même pas juste ça ?
- Je veux votre parole que ça reste entre vous et moi. »
Elias avait peut-être le cerveau à l'envers, mais il n'était pas assez bête pour ne pas surveiller ses arrières.
« Oui oui, bien sûr, c'est promis, » balaya Mehgan en se penchant en avant sur l'établi, tellement consumée par la curiosité qu'Elias pouvait la voir briller dans ses yeux. C'était tout de même affolant, cette attirance maladive pour les potins dans ce pays de tarés.
« Je pense, commença-t-il lentement – et il en revenait à peine qu'il était en train d'avoir cette conversation. Je pense que je suis amoureux de votre oncle. »
Au fin fond de la forêt, il y avait certainement des hiboux aux yeux plus ronds que ceux de Mehgan. Mais ce n'était pas une certitude.
« Euuuuuh, oui… m'enfin il serait un peu temps de s'en rendre compte, non ?
- Non mais d'accord, j'entends bien, mais là ça n'a rien à voir ! rétorqua Elias, sentant en dépit de ses meilleurs efforts un peu de chaleur lui picoter les joues et les oreilles. Je ne sais pas ce qui s'est passé, dès qu'il est entré dans la pièce, j'ai eu envie de, de, de m'enfuir en courant ! Et en même temps, j'arrivais plus à bouger ! C'est… ça n'a aucun sens.
- Pas trop, c'est vrai, admit Mehgan, manifestement un peu gênée par la tournure de la discussion mais désireuse d'aider. Mais… c'est son nouveau style, ça ne vous plaît pas ?
- Si, bien sûr que si ! Enfin ce n'est pas comme si il était moche avant, hein, il a toujours eu son propre charme. » Elias s'interrompit devant la moue désormais carrément embarrassée de Mehgan ; tous les détails n'étaient probablement pas nécessaires. « Mais là c'est devenu presque… aveuglant ? Intimidant ? Désolé, j'arrive pas à expliquer, c'est débile…
- Mais non, mais non ! assura sa jeune apprentie en tendant une main pour lui tapoter l'avant-bras, conciliante. Si je résume en fait, vous trouvez que tonton Merlin est… trop beau ?
- Déjà, oui, en plus ça sort de nulle part sans prévenir, j'étais pas prêt ! S'il y avait que ça, encore, ça pourrait passer, mais on dirait… on dirait que sa signature magique est différente. » Elias secoua la tête. « Non, pas différente, décuplée. C'est comme fixer trop longtemps le soleil, ça me crame jusqu'au fin fond des yeux. Vous avez pas senti, vous ?
- Non… j'aurais du ? Est-ce que... est-ce qu'après un an et demi d'apprentissage, c'est quelque chose que je devrais sentir ? »
Elle avait l'air si inquiète de le décevoir, si affolée de ne pas être à la hauteur, que le sorcier eut une petite pointe de compassion. « Les auras magiques, c'est délicat à détecter, ça demande beaucoup de pratique. Vous inquiétez pas, si vous persévérez, vous y arriverez un jour.
- D'accord… du coup, pour revenir à votre, euh, problème… ça va peut-être vous paraître un peu stupide mais de ce que vous décrivez, et avec le peu d'expérience que j'ai dans le domaine, moi je dirais que votre truc ça ressemble un peu à… euh…
- A quoi ?
- Ben, à un coup de foudre, en fait. »
Cette fois-ci c'était certain : aucun hibou d'aucune forêt du royaume n'avait des yeux aussi gros et ronds que ceux d'Elias.
« Un coup de foudre ? répéta-t-il bêtement. Moi ? Et pour le type avec qui je vis depuis plus de deux ans ?
- Je vois pas où est le mal. Quand on y pense, c'est même plutôt mignon.
- Ah non hein, pas de ça, » grogna l'enchanteur en voyant le sourire attendri éclairer le visage de Mehgan. Il n'avait pas besoin que son apprenti se mette à penser qu'il était du genre à cueillir des fleurs et composer des sérénades pour sa moitié, il avait une certaine autorité à préserver. « J'aurais jamais du vous en parler, c'était une connerie, oubliez tout !
- Moi je vois pas ce qui vous gêne, on a tous besoin d'un peu plus d'amour dans ce monde, y a aucune honte à-
- J'ai cent cinquante-sept ans, pas dix-huit ! Je ne peux pas me permettre d'être terrifié de me trouver dans la même pièce que mon compagnon, qui se trouve être également mon collaborateur ! Quelle tronche ça va avoir ?
- Ça pourrait être pire…
- Bah je sais pas ce qui vous faut !
- Il pourrait être votre collaborateur, mais pas votre compagnon. »
Elias eut la très nette impression qu'on lui soufflait du froid dans le cou, et il frissonna. Travailler avec Monsieur Je-brille-comme-une-licorne tous les jours, et sans passer pour un abruti ? Impossible.
« Vous voyez ? Ce n'est pas si grave, sourit Mehgan, comme si tout venait de se régler par magie. A votre place, j'en parlerais avec tonton Merlin. Non seulement il comprendra, mais je pense que ça lui fera très plaisir. »
En parler avec le responsable direct de ses maux. Pourquoi pas, l'idée avait du mérite, mais elle comportait un écueil aussi massif qu'évident : il fallait se souvenir de comment faire fonctionner sa cervelle, pour y parvenir.
Elias resta longtemps assis à son établi, les yeux dans le vague, bien après le départ de Mehgan. Il se leva une paire de fois pour tenter de commencer quelque chose, mais il se trouva incapable de se concentrer suffisamment pour réussir même la plus simple des tâches. Alors, avec toute l'énergie et la volonté d'un sac de farine, le sorcier décida de faire un peu de rangement, pour changer. Il n'y en avait pas réellement besoin, mais tant que ses mains étaient occupées, il avait l'impression que le Problème pouvait être remis à plus tard.
Il rangea donc d'abord ses listes de commandes et ses prévisions budgétaires validées le matin même en réunion. Puis ce fut le tour des bocaux lavés et mis à sécher au soleil, des gants que Mehgan avait refusé de mettre, du courrier du jour et un bout de parchemin abandonné sur un coin de l'établi central-
A peine Elias eut-il déroulé le papier que ce dernier finit violemment plaqué face contre le plan de travail.
L'enfoirée. Elle l'avait certainement fait exprès, la connaissant.
Une main écrasant toujours le parchemin offensant, l'enchanteur se força à prendre quelques longues inspirations pour se calmer et se rappeler que Mehgan avait tout à fait le droit de dessiner le portrait de son oncle Merlin. Ce n'était pas de sa faute si Elias n'arrivait soudainement plus à regarder le druide en face, même si elle aurait pu se donner la peine d'emmener le foutu croquis avec elle au lieu de le laisser traîner.
Doucement, tenant le parchemin à bout de bras, Elias le déplia de nouveau. C'était bien ça, il n'avait pas rêvé. Avec une nouvelle inspiration, le sorcier rapprocha l'objet du délit de ses yeux et se força à faire face à cette version masculine d'Aphrodite.
Mehgan avait un coup de plume exceptionnel. Le Merlin griffonné sur le papier avait l'air plus vrai que nature, jusque dans les petits détails des tresses dans sa chevelure. Adossé à un tronc d'arbre, un petit cube qui devait être un friand à la saucisse dans la main, son large sourire irradiait le bonheur. Même l'encre de ses yeux semblait pétiller sous l'effet d'un enchantement, et si Mehgan avait été un peu plus avancée question réalisation de sortilège, Elias aurait presque pu croire que c'était vraiment le cas. Enfin, s'il n'avait pas été si préoccupé par la soudaine chaleur qui pulsait au niveau de sa nuque et de ses oreilles.
Par tous les Dieux d'ici et d'ailleurs. Ce n'était pas comme s'il était un petit jeunot subissant pour la première fois les ravages du désir, mais il était à peu près certain qu'il n'était pas sensé provoquer de vrais pics de fièvre. Ce n'était qu'un stupide papier avec quelques lignes d'encre dessus, pas de quoi se sentir au bord de la crise d'angoisse ! Il était adulte, merde à la fin !
Cette situation stupide n'avait que trop duré. Elle prendrait fin au moment même où Merlin rentrerait au laboratoire, ou il ne s'appelait plus Elias de Kelliwic'h.
Au moment où la porte du labo pivota sur ses gonds, toutes les belles résolutions d'Elias volèrent en éclats comme un miroir mal fixé dégringolant de son mur, et il leva devant ses yeux le courrier qu'il avait choisi comme bouclier.
« Je suis là ! annonça Merlin en refermant le battant derrière lui.
- Je vois ça, » répondit le sorcier d'une façon un peu rigide, tout en prétendant être profondément intéressé par l'invitation à la fête de Samain qu'ils avaient reçue la veille.
Des pas se rapprochèrent de son fauteuil, à son grand désarroi. « Désolé, hein, je pensais pas que ça prendrait tant de temps. Mais j'avais pas mal de choses à voir avec Arthur, et puis la reine est arrivée avec Yoan… vous savez comment c'est, on arrive pas à s'en défaire de ce petit ange !
- Mhm mh.
- Quand j'ai regardé par la fenêtre, il faisait déjà nuit, alors je me suis grouillé de rentrer. Vous avez déjà mangé ? »
Manger ? Alors que son estomac dansait la bourrée irlandaise ? Non merci.
« Oui, désolé, mentit Elias en sentant une goutte de sueur dévaler son omoplate gauche.
- Ah, » répondit Merlin, et même s'il ne pouvait pas le voir, l'enchanteur pouvait très bien imaginer la mine déçue qui accompagnait la voix désappointée. Il avait presque des remords, maintenant. « Bah ça fait rien, je vais juste grignoter un bout, j'ai pas très faim. C'est le paquet sur la table ? »
Elias risqua un coup d'œil par-dessus son mince bouclier pour regarder dans la direction indiquée. Il n'avait pas fait grand-cas du ballotin posé sur l'établi, mais il se souvenait vaguement que Mehgan l'avait ramené dans l'après-midi en lui souhaitant un bon appétit avec un sourire énigmatique. A coup sûr, il y avait de la bouffe dedans, et si ça pouvait occuper la tornade magique pendant un moment alors c'était une occasion à saisir. Et le Fourbe n'était pas connu pour laisser passer les occasions.
« Oui, » dit-il simplement en se planquant de nouveau derrière le courrier de ces trouducs d'Armorique quand Merlin esquissa un mouvement pour se tourner vers lui.
Les pas du druide s'éloignèrent du fauteuil, à son grand soulagement. « Je me demande ce que- oh ? » Merlin eut un petit rire qui résonna contre les murs de pierre du labo, clair et pur comme du cristal. « Bah dis donc ! Pas que je me plaigne, mais il y a une occasion particulière ? »
De nouveau, Elias s'aventura hors de la sécurité relative de sa barrière de papier pour jeter un œil à la cause de cette question. A la vue du ballotin ouvert, il eut le plus grand mal à retenir un grognement de frustration.
L'enfoirée, encore. De tous les types de bouffe que Mehgan pouvait ramener, il avait fallu qu'elle choisisse deux parts dodues de clafoutis à la mûre et à la cerise. Le dessert favori de Merlin. Cette fois-ici c'était certain, la gamine avait fait un jeu de cette situation merdique, et pour la vingtième fois de l'après-midi Elias regretta de lui avoir parlé.
« Euh, non non, pas de raison précise, balbutia-t-il, honnête pour une fois.
- Ben merci, c'est gentil, » dit Merlin, et Elias manqua de peu de déchirer son parchemin en deux.
Ce gros radis marchait beaucoup trop discrètement, il était juste à côté de lui !
« De ri- » commença-t-il à répondre, juste avant que sa langue ne se transforme en sciure et que sa cervelle s'arrête brutalement de fonctionner, comme un oiseau transpercé d'une flèche en plein vol. Sans explication aucune, les lignes écrites sur le courrier se brouillèrent pour ne former qu'une grosse tâche indéchiffrable. Il était très possible que son cœur avait cessé de battre.
Ce ne fut que lorsque Merlin se redressa pour aller déguster son clafoutis qu'Elias se rendit compte de ce qui venait d'arriver. Il venait d'être embrassé sur la joue.
Etouffant un hurlement de frustration, le fier meneur des loups de Calédonie se retint tout juste de balancer la lettre de ces cons de druide d'Armorique au feu et d'enfouir sa tête dans ses mains. Pourquoi est-ce qu'il avait décidé d'en faire toute une histoire ? Il était loin d'être un adolescent soupirant après sa première amourette au détour du marché, alors pourquoi est-ce que le baiser de Merlin brûlait sur sa joue comme une marque de tisonnier ?
Elias repensa soudain aux conseils de Mehgan. En parler avec le principal intéressé. Au point où il en était, la situation ne pouvait de toute manière pas empirer, et s'il devait mourir ce soir au moins ce serait en ayant tout tenté. Mais comment s'y prendre ? Il n'était sûr que lancer tout à coup « Merlin, à chaque fois que je regarde dans ta direction, je suis saisi d'une peur viscérale de l'inconnu et j'ai l'impression que je vais crever » serait la bonne incantation pour briser le maléfice. Après tout, on pouvait dire la même chose à un dragon rouge quand on tombait dessus au milieu d'une randonnée. Mais à défaut d'une meilleure idée…
« Merlin, appela Elias avant de pouvoir changer d'avis, ses yeux résolument ancrés sur la signature ridiculement ampoulée en bas de l'invitation.
- Mhm mh ? parvint la réponse de Merlin depuis l'établi où il mangeait son clafoutis à la cuillère, sa bouche occupée par un morceau du dessert moelleux.
- Je… »
Le silence habituellement apaisant du laboratoire était désormais lourd comme du plomb. Le sorcier fit craqueler le parchemin entre ses doigts dans le seul but de produire un son familier, et donc réconfortant.
« Je t'aime, » souffla-t-il au bout de papier légèrement tâché par le voyage.
Prodigieusement, le silence déjà assourdissant parvint à s'épaissir encore. Elias avait bien notion que, même s'il avait enfin parlé, cela ne valait pas grand-chose et qu'il y avait peu de chance que le druide arrive à lire à ce point entre les lignes pour comprendre toute l'ampleur de son désarroi. Mais il n'était pas capable de formuler une explication plus détaillée, alors il allait falloir s'en contenter.
Merlin ne répondait pas. Il ne mastiquait plus non plus, d'ailleurs. Confus, Elias tenta une œillade vers l'établi qui tenait lieu de table à manger, avant de se détourner hâtivement en apercevant le regard hautement suspicieux de son incroyablement beau compagnon.
« Qu'est-ce que tu as fait ? » demanda le druide avec méfiance.
C'était une erreur, une horrible erreur. La situation pouvait donc empirer.
« R-rien !
- D'abord mon dessert préféré, puis tu dis « je t'aime » pour la première fois sans être beurré, et franchement depuis ce matin tu es un peu bizarre. Alors je demande une nouvelle fois : qu'est-ce que tu as fait ?
- Mais rien, j'ai rien fait ! se défendit Elias, offusqué malgré sa panique. C'était juste… je voulais juste… » Pourquoi les mots lui échappaient-ils pile poil au moment où il aurait du tout expliquer ? « Je… je suis juste content que tu sois rentré, voilà ! »
Les mots sortirent un peu plus violemment que prévu, mais ils avaient été piochés à l'aveuglette au milieu de ses tripes. Au moins ils étaient dans l'ordre – c'était déjà un exploit en soi vu le merdier notoire qu'était devenue sa caboche – et plutôt honnêtes, à défaut d'avoir été prémédités. L'improvisation, ce n'était pas donné à tout le monde, encore moins aux sorciers qui n'avaient pas l'habitude de se lancer dans quoi que ce soit sans un plan minutieux.
« Oh, Elias, murmura doucement Merlin, et le bruit des pieds de tabouret raclant le sol fut le seul avertissement qui permit à l'enchanteur de comprendre que la vision angélique allait se rapprocher de son fauteuil.
- On devrait peut-être- » dit-il précipitamment en voulant se lever.
Trop tard. Merlin s'était penché pour le prendre dans ses bras, le serrant contre son torse dans une étreinte biscornue. Elias ferma les yeux et tenta d'encaisser du mieux qu'il pouvait la vague d'irrépressible énergie émanant du druide. Chaque point de contact, de la joue de Merlin posée contre son crâne aux doigts frôlant ses avant-bras, étaient semblables à autant de fers rouges qui le brûlaient lentement jusqu'aux os.
« Désolé de t'avoir engueulé, soupira Merlin contre la masse de cheveux bruns. Même aujourd'hui j'ai parfois du mal à croire que tu es capable de faire des trucs sympas sans arrière-pensée, mais c'est ma faute, pas la tienne… »
Elias déglutit avec difficulté et tapota le bras de son compagnon. « Ce… c'est rien, t'es fatigué, c'est pas grave. »
Le druide eut un petit rire et pressa un baiser sur la tête de l'enchanteur. « T'as pas tort, j'avais tellement peur d'arriver trop tard pour la cérémonie de demain, j'ai presque pas fait de pause sur le trajet ! On dirait pas comme ça, mais je tiens à peine debout. D'ailleurs, je monte me coucher. » Tout en se redressant, Merlin laissa traîner ses doigts sur les épaules d'Elias, y allumant sans le savoir une traînée de poudre. « Tu viens ? »
Oh non. Oh par pitié. Oh non.
Le sorcier avait été si préoccupé par le retour au labo de son compagnon qu'il n'avait pas du tout songé au moment où ils devraient aller se coucher, ensemble, comme d'habitude.
« J-j'arrive tout de suite, bégaya-t-il en désignant son parchemin d'un doigt bien trop tremblotant à son goût. Il y a un terminer de courrier que je veux, voilà, de lire, ici. Et la lumière ! La lumière est mieux ici. »
Merlin se tourna, probablement pour regarder la torche qui flambait au mur juste derrière le fauteuil. « Ah, d'accord, concéda-t-il au grand soulagement d'Elias. A tout de suite, alors. »
Bien sûr, la divinité à taille humaine ne pouvait pas simplement s'éloigner vers leurs quartiers sans faire d'histoire, non. Il fallait qu'elle passe une ultime fois sa main dans les cheveux d'Elias, envoyant une horde d'éclairs en cascade tout le long de l'échine de sa victime, avant de trottiner comme si de rien n'était vers l'escalier.
Il n'était peut-être pas trop tard. En volant un cheval, il pouvait être loin dans les bois avant que son absence ne soit remarquée. Il pouvait faire croire à sa mort, aussi, ça avait plutôt bien marché la première fois. Commencer une nouvelle vie sur le continent, changer de nom…
Rien ne s'était passé comme prévu, et maintenant Merlin était parti l'attendre dans leur lit. Elias jeta la lettre sur le fauteuil en face du sien avec un grognement de défaite. Il ne s'était pas senti aussi nerveux depuis son premier duel d'enchanteur. A bout de nerfs, il laissa son visage tomber dans ses mains moites, pleinement conscient de la forte odeur de transpiration qui accueillit ses narines. Un bain ne serait pas malvenu…
Elias redressa la tête d'un coup. Bien sûr, un bain ! De très bonnes idées lui étaient déjà venues alors qu'il marinait dans un bac d'eau chaude et savonneuse, cela pouvait très bien marcher pour son Problème actuel. Dans le pire des cas, il aurait au moins gagné un peu de temps et serait propre pour marcher vers sa mort ; avec un peu de chance, il glisserait même sur un savon oublié et s'éclaterait le crâne sur le rebord de la baignoire, s'épargnant par la même occasion toute prise de décision. Que des points positifs !
L'enchanteur s'échappa du laboratoire et ne croisa, fort heureusement, personne sur son trajet vers une des salles de bain qui occupaient un étage de l'aile Ouest. Moyennant un déshabillage empressé et un petit sortilège pour maintenir l'eau à une température quasi-brûlante, Elias se retrouva bientôt enveloppé jusqu'au cou dans un cocon de chaleur qui libéra une grande partie de ses fonctions mentales et lui permit de réfléchir plus posément.
Qu'est-ce que ça changeait, franchement, que Merlin soit soudainement devenu plus beau qu'une statue grecque sans prévenir ? On s'en foutait, ça ne changeait absolument rien. La courge de druide pouvait bien décider de se teindre la barbe en vert et de porter des robes en plumes de chouette, ça ne changeait strictement rien à ce qu'Elias pouvait ressentir pour lui. Pas de quoi en faire tout un flan, c'était même très simple, il n'avait qu'à retourner au laboratoire, monter dans leur chambre, et…
L'enchanteur marqua une pause dans son raisonnement pour se toucher le haut du crâne. Tant qu'il était là, autant laver ses cheveux, ça ne le retarderait qu'un tout petit peu.
Au bout du compte, pourquoi était-il si nerveux ? Cette histoire de coup de foudre, c'était bien pour les petits jeunes qui ne connaissaient encore rien du monde, mais pas lui, pas eux… C'était Merlin, bon sang ! Il avait vu tout ce qu'il y avait à voir sur le sujet, fait tout ce qu'il y avait à faire ! Non pas qu'il s'ennuyait avec le druide, loin de là ; mais après la tempête constante qu'avait été sa vie avant Kaamelott, Elias s'était surpris à apprécier d'avoir à ses côtés quelqu'un qu'il connaissait assez bien pour pouvoir baisser sa garde après une journée épuisante. Ce n'était jamais arrivé avant.
Mais qu'en était-il de Merlin ?
Le sorcier cessa un instant de frotter ses cheveux savonneux, momentanément happé par la question. Il s'était tellement concentré sur sa propreréaction à la nouvelle aura du druide qu'il ne s'était pas arrêté deux secondes pour réfléchir à pourquoi un type qui n'avait pas changé – ou peu s'en fallait – depuis des décennies choisissait de le faire là, d'un coup.
Tout en essuyant le savon qui lui coulait dans les yeux, Elias fit un effort de mémoire.
Merlin était rentré au labo après son voyage.
« Je me suis dit qu'il était peut-être temps de changer un peu. »
Il avait besoin de briser la routine ?
« Ça ne fait pas trop bizarre ? Ou trop… vieux ? »
Il se sentait… vieux ?
Elias laissa s'échapper un court souffle d'air par le nez, moqueur. Il ne faisait que ça, Merlin, rappeler à tout le monde à quel point il était vieux et avait vécu mille fois plus de choses que le plus accompli des aventuriers. C'était un peu compliqué de penser qu'il éprouvait soudainement de l'angoisse face au défilement des années.
« Attends voir, » murmura-t-il à l'éponge savonneuse qu'il venait de passer sur son bras pour la douzième fois.
Peut-être que c'était ça. Peut-être que ça n'avait rien à voir avec un coup de foudre ou une autre mièvrerie du genre. Elias ressentait peut-être simplement que quelque chose allait profondément de travers chez son partenaire et, par un effet d'éponge, il avait absorbé ce malaise et ne savait pas comment le gérer. Merci Merlin, champion, dans le genre malpoli c'était pas trop mal !
Le bain avait commencé à refroidir. Une petite incantation plus tard, les volutes de vapeur emplissaient de nouveau la pièce.
Sa réflexion à la surface de l'eau attira l'attention d'Elias. Lui-même n'était pas particulièrement une réplique vivante d'Apollon, autant ne pas se mentir. Le temps avait creusé dans ses joues et sous ses yeux des sillons qui n'étaient pas là quand il était encore un jeune mage ambitieux, et il était définitivement trop maigre et sinueux – même s'il y avait eu du mieux depuis le confinement en Carmélide et les blettes cuites à l'eau. Sans parler de ces cicatrices qui lui couvraient le corps comme de grotesques constellations.
Si Merlin remettait en question son apparence, combien de temps avant qu'il ne fasse de même avec celle de son compagnon ?
Elias grogna et frappa son homologue aquatique sur le pif, le chassant avec succès tout en envoyant valser des gouttelettes hors de la baignoire. Il avait peut-être un début de démêlage pour son Problème, pas besoin de s'empêtrer dans des élucubrations ridicules.
L'enchanteur se rinça et s'extirpa de la baignoire. A en juger par les torches à moitié consumées qui éclairaient la pièce, il avait du rester dans son bain un long moment, peut-être même suffisamment longtemps pour que Merlin s'endorme. Pour être sûr, Elias prit tout son temps pour sécher son corps et ses cheveux, frottant même des endroits auxquels il n'accordait en général aucune attention.
Il n'avait pas pris de vêtements propres, trop pressé de s'enfuir pour risquer de repasser par sa chambre. A cette heure-ci, il n'y avait plus personne à croiser, il aurait pu retourner au laboratoire emmitouflé dans sa serviette et sauter directement dans sa tenue de nuit, mais il était hors de question qu'il retourne là-bas sans armure.
Elias réenfila donc sa tunique et ses braies de la journée, relaçant ses bottes avec toute la diligence du monde. Il remit le savon sur le petit plateau prévu à cet effet et nettoya l'éponge. Par égard pour la prochaine personne qui viendrait prendre un bain, bien sûr, pas du tout pour gagner du temps. Bientôt, il n'y eut plus rien à ranger ou rajuster, et le sorcier se vit contraint d'entamer la courte, bien trop courte marche vers ses quartiers.
Avant même de s'en rendre compte, ses pas l'avaient mené devant la porte de la chambre, qu'il ouvrit avec toute la précaution de celui qui pénètre dans la tanière du loup.
Un dieu celte était là-dedans, un de ceux avec le long cou et la mâchoire anguleuse qu'on pouvait voir en gravure dans certaines villes du Nord, les yeux fermés par la sérénité. La sculpture était colorée d'une lumière chaude par la bougie qui avait été laissée allumée sur la table de chevet d'Elias, elle aussi presque entièrement consumée. Un des bras de Merlin était plié pour reposer sur l'oreiller vide à ses côtés, accompagné de plusieurs longues mèches blanches qui créaient un contraste saisissant contre le gris de leurs draps. Son torse se soulevait et s'abaissait doucement avec chaque respiration, ajoutant encore à la quiétude du tableau.
Elias savait reconnaître un piège lorsqu'il en voyait un.
Sur la pointe des pieds, il approcha de son côté du lit sans quitter des yeux l'ange éthéré qui était tombé du ciel droit dans son pageot, sans manifestement faire de trou dans le plafond. Aucun mouvement annonciateur d'un réveil, très bien. Maintenant si Elias voulait prétendre que tout était normal, il lui fallait se déshabiller pour enfiler sa chemise de nuit, et donc passer par une étape de vulnérabilité qu'il n'était pas mentalement prêt à endurer.
Après avoir décidé que, de toute manière, la soirée n'avait rien de normal, l'enchanteur souffla la bougie et s'allongea sur le lit tout habillé, par-dessus les couvertures.
Presque aussitôt, il y eut un soupir ensommeillé à sa droite, un léger mouvement à la surface du matelas, et un bras se drapa sur son torse comme une ancre s'enfonce dans le sable.
« Tu t'es perdu en chemin ? » murmura Merlin contre son épaule.
Tant qu'il ne pouvait pas le voir, il avait une chance de s'en sortir. « Je… je suis allé prendre un bain.
- Pendant une heure ?
- Je réfléchissais. »
Ce n'était pas un mensonge à proprement parler.
« Mhmm. » Merlin émit un petit bruit au fond de sa gorge en calant son nez dans le cou d'Elias pour y prendre une inspiration. « Tu sens bon. Euh, mais… tu es encore habillé ?
- Oui, je… j'ai pas encore sommeil, » prétendit le sorcier alors que les doigts intrigués de son compagnon exploraient le col de sa chemise.
Le sourire de Merlin traversa le tissu de ses vêtements comme une grosse tâche d'encre. « Moi non plus. »
Oh. Oh non. Elias venait juste de s'en souvenir. Ils avaient cette habitude, cette tradition presque, de faire l'amour à chaque retour de voyage de Merlin. Pourquoi est-ce que ça ne lui revenait que maintenant, au pire des moments possibles ?!
« DONC JE REFLECHISSAIS ! cria-t-il en aplatissant sa main sur celle du druide, qui avait commencé à tripoter un bouton à son col. JE REFLECHISSAIS ! PEUT-ETRE ! Peut-être qu'on devrait y aller, à cette fête de Sambain en Armorique !
- Quoi ? Attends, c'est à ça que tu pensais ?
- O-ouais ! Je veux dire, on y va presque jamais, sur le continent, on peut bien faire ça non ?
- Tu détestes l'Armorique, fit remarquer Merlin après avoir dégagé sa main pour venir tapoter ses doigts sur l'estomac d'Elias. Tu fais que dire et répéter que c'est un ramassis de bouseux avec l'intelligence d'un troupeau de chèvres. »
C'était stupide de penser que le druide tomberait dans le panneau aussi facilement.
« Oui mais, y a pas que moi dans l'histoire, hein ! Toi aussi t'as ton mot à dire.
- Mhm mh, fit simplement Merlin en pressant un baiser sur le tissu qui masquait sa clavicule.
- Et puis un peu de soleil, de vrai soleil hein, ça nous ferait du bien, tu penses pas ?
- Mhm mh. »
Un nouveau baiser, humide et délicat à la jonction entre chemise et peau.
« ET PUIS LES PETITES ! ON POURRAIT AMENER LES PETITES !
- Parle pas des petites à un moment pareil, grogna doucement Merlin en attaquant maintenant le cou d'Elias, juste sous sa mâchoire.
- M-mais on pourrait… ce serait formateur pour elles, voir des gens de leur âge, d-discuter… tu m'écoutes pas du tout, en fait ?
- Pas vraiment, admit le druide en laissant traîner sa main le long de son torse. Maintenant j'arrive assez bien à t'ignorer quand tu jacasses trop, je suis même devenu plutôt bon. » Ses doigts heurtèrent le ceinturon du sorcier, et un index joueur s'accrocha à la boucle. « Pour de bon ? Même ça ? »
Submergé par la panique, Elias attrapa la main audacieuse pour entraver sa progression et la serra bien trop fort. « Merlin, » grinça-t-il sur un ton assez sévère pour se surprendre lui-même.
Son compagnon se figea, surpris, avant de ramener sa main à lui avec un aouch discret pour la masser. « Que… qu'est-ce qu'il y a ? »
Libéré du danger immédiat, le sorcier s'autorisa quelques respirations lentes. Son cœur battait encore à tout rompre dans ses oreilles, mais s'il pouvait juste ralentir un peu, même pour un moment seulement…
« Elias ?
- Pardon, je voulais pas te faire mal, je… est-ce que tout va bien ?
- Tu m'as pété aucun doigt, si c'est la question, mais c'est pas passé loin.
- Non, je veux dire… est-ce que toi, tu vas bien ?
- C'est plutôt moi qui devrais te demander ça, railla Merlin. Si t'es pas d'humeur, tu peux simplement le dire au lieu de faire tes singeries…
- C'est pas ça ! C'est juste… » Par où commencer à expliquer, quand on ne comprenait même pas ce qui se passait dans sa propre tête ? « Je sais pas... ouais, tu sais quoi, c'est ça en fait. J'ai pas envie, ce soir... t'es pas parti si longtemps que ça, faut pas exagérer... »
Elias aurait pu se cogner la tête sur le rebord de sa table de chevet. Il avait trouvé une porte de sortie, au moins pour la nuit, pourquoi est-ce qu'il avait fallu qu'il rajoute encore une phrase derrière ?
Merlin s'immobilisa intégralement contre le flanc du sorcier. Les volutes de magie pure, qui jusqu'alors tourmentaient Elias de leurs caresses, se firent dures et glacées. « Bah voilà, on y arrive, marmonna le druide clairement vexé en se retournant de son côté du lit, dos à son compagnon. Bonne nuit, Elias.
- M-Merlin, attends, tenta l'enchanteur en tendant une main vers une épaule qu'il n'osait pas toucher.
- Bonne nuit, Elias.
- … Bonne nuit. »
Le plus jeune magicien resta allongé sur le dos, à fixer un plafond qu'il ne pouvait pas voir. Il retira avec précaution ses bottes et sa ceinture, mais ce n'était plus la peine de se mettre en tenue de nuit ; il ne risquait pas de s'endormir. D'un côté, cela lui laissait plus de temps pour échafauder un plan pour le lendemain, mais de l'autre, il était obligé de rester conscient de son extrême proximité avec le responsable de sa déroute.
Il avait beau se retourner le cerveau, il n'arrivait pas à se souvenir d'une occurrence où il s'était retrouvé autant dans la merde.
