Note : le morceau de musique qui m'a inspiré l'ambiance de la fête d'anniversaire est le très joli Ballintore Set, du groupe Naheulband. Si vous ne le connaissez pas encore, je vous le conseille vivement, ainsi que toutes leurs autres pistes !

L'Anniversaire – Partie 2

Elias n'arrivait pas à mettre la main sur sa ceinture. Il l'avait pourtant laissée tomber juste à côté du lit le soir précédent, ce qui ne devrait pas compliquer autant ses recherches, mais non. Elle avait disparue.

Il n'avait pas le temps de la chercher des heures, il en mettrait une autre. C'était dommage parce qu'elle allait bien avec les robes un peu plus élaborées qu'il gardait pour les occasions spéciales – et la présentation officielle de l'hériter du royaume de Logres au peuple breton en était une, assurément – mais les diligences qui devaient emmener les résidents de Kaamelott au lac où se tenait la fête étaient déjà alignées dans la cour principale. Il ne pouvait pas se permettre de traînasser pour un bête ceinturon.

Elias ouvrit le placard pour piocher une autre ceinture et la passer vite fait dans les boucles de ses braies noires, avant d'enfiler sa chemise blanche et enfin, les robes noires aux motifs entrecroisés couleur cuivre qu'il aimait tout particulièrement. Il enfila ensuite sa tiare d'étain sur ses cheveux soigneusement lavés la veille et, après avoir resserré ses bottes en cuir, le sorcier se hâta vers la sortie.

La vue de l'invitation à la fête de Samain, toujours roulée là où il l'avait abandonnée sur un fauteuil devant la cheminée, lui fit l'effet d'une fléchette transperçant sa poitrine. Il n'avait pas croisé Merlin au moment de tirer sa carcasse ensommeillée du lit – car oui, il avait finalement réussi à aligner une ou deux heures d'un sommeil agité juste avant l'aube – ni dans la chambre, ni dans le labo. Peut-être que cette nouvelle journée se déroulerait sous de meilleurs auspices ? Après tout, il avait réussi à tenir deux conversations avec l'Adonis d'ivoire la veille. La première en évitant de le regarder, et la seconde dans le noir complet, certes, mais cela devait bien compter comme une amélioration, non ?

Un tour de clé dans la serrure et le laboratoire était verrouillé pour la journée, laissant Elias libre de rejoindre les carrioles en partance pour la célébration. Il prit place dans la première qui lui passa sous le nez, persuadé que Merlin était déjà au lac, et s'appliqua tout le long du trajet à ignorer royalement ses compagnons de voyage en observant plutôt le paysage défiler par la fenêtre.

Une heure plus tard, ils étaient arrivés sur place, et Elias n'avait toujours pas décidé s'il avait hâte ou s'il redoutait plus que tout de poser ses yeux sur Merlin. La seconde option lui venait plus facilement à l'esprit mais aussitôt fut-il descendu de diligence, et en dépit de son sens inné d'auto-préservation, que le sorcier balaya instinctivement les berges du lac du regard à la recherche de son compagnon.

Il aurait fallu être aveugle pour louper, même dans la foule, un druide de six pieds de haut qui avait l'air de sortir tout droit des bas-reliefs d'un temple romain.

Merlin – ou plutôt, l'ange de la destruction qui s'était emparé de son enveloppe charnelle – se tenait près du bord du lac, en pleine conversation avec le roi et la reine de Bretagne. Non content d'avoir refait toutes ses petites tresses ornementées de la veille, le pignouf s'était également trouvé de nouvelles robes, et elles étaient… eh bien, à peine moins sublimes que le bonhomme qui les portait. D'un blanc éclatant, pour rester dans le thème, des couches entremêlées de tissu se superposaient pour épouser harmonieusement le corps du druide, de façon bien plus élégante que son ancien costard d'enchanteur officiel ou ses larges chemises de voyage. Un léger manteau, toujours aussi blanc, drapait les épaules de Merlin ; en plissant un peu les yeux contre cette clarté quasi-aveuglante, Elias parvint à distinguer des motifs aux reflets argentés sur les bordures et les manches de l'habit. Quelque chose qui ressemblait à du lierre, mêlé à d'autres formes plus géométriques.

C'était magnifique. C'était affreux. Son Problème venait soudainement de prendre du grade pour devenir un Gros Problème.

Comme magiquement alerté de l'arrivée d'Elias, Merlin tourna la tête droit dans sa direction, et même à cette distance la paire d'yeux bleus brillants fit passer le sorcier par toutes les températures qu'un corps humain pouvait supporter.

« Ho, Elias ? »

L'enchanteur secoua la tête et sortit de sa semi-transe, plongeant son regard dans celui – bien moins digne de poèmes – de Séli.

« Oui ? répondit-il. Qu'est-ce qu'il y a ?

- Mais vous, qu'est-ce qu'il y a ? » siffla la matrone de Carmélide, agacée.

Ça sentait la question piège. « Pourquoi vous demandez ? esquiva Elias.

- Parce que vous souriez comme un gland depuis que vous êtes arrivé, et que ça fait flipper tout le monde ! »

Sourire comme un gland ? Ah, maintenant qu'il y réfléchissait, c'était vrai que ses joues étaient pas mal doulour-

Comme réveillé par un seau d'eau froide, Elias sursauta et prit deux secondes pour regarder autour de lui. Il n'était plus du tout à côté de la diligence, mais près d'une table qui croulait presque sous le poids de dizaines de bouteilles. Il avait d'ailleurs une coupe de ce qui ressemblait à du vin rouge dans la main, encore pleine. Une tâche floue dans le coin de sa vision l'incita à porter sa main libre à son front ; quelqu'un lui avait foutu une grosse couronne de fleurs sur la tête, sans qu'il en ait aucun souvenir.

« Eh ben quoi, je profite de la fête, c'est interdit ? » prétendit-il pour donner le change, malgré les sueurs froides qu'il sentait dans son dos.

Ce jour était finalement arrivé. Toutes ces années à échapper de peu à la mort et à naviguer dans les eaux sombres de certaines branches de la magie avaient fini par le rendre zinzin.

Non, non, tout n'était pas forcément perdu… s'il se concentrait un peu, il pourrait retracer les évènements qui avaient suivi son arrivée au lac, c'était certain. Voyons voir, la diligence s'était arrêtée sur le chemin, il était descendu en évitant la dernière partie du marchepied qui semblait prête à se rompre, et puis ensuite…

Ah, voilà. Il avait fait la monumentale erreur de regarder une gorgone directement dans les yeux, au lieu de détourner le regard comme une personne intelligente. Le sourire était resté figé sur son visage, comme gravé dans le marbre. Après ça, il avait vaguement souvenance de quelques voix, une main lui tendant une coupe et une autre lui enfilant quelque chose sur la tête, mais guère plus.

Merlin l'avait brisé. Réduit sa cervelle en morceaux et balancé les miettes aux pigeons.

Ce n'était pas juste, il avait besoin de sa cervelle, c'était son gagne-pain, merde !

En face de lui, Séli continuait de le fixer d'un air suspicieux. « Mouais, m'enfin vous admettrez que venant de vous, ça fait louche ! Alors vous serez bien aimable d'arrêter de flanquer le traxis aux invités, parce que si vous gâchez l'anniversaire de mon petit-fils, croyez-moi, vous allez regretter de vous être levé ce matin !

- Vous êtes juste venue pour me dire ça ou vous avez autre chose de bienveillant pour moi, ce matin ? railla l'enchanteur, irrité par l'accusation.

- C'était aussi pour vous dire que tout le monde se dirige vers le lac pour la cérémonie et que vous êtes le seul clampin à rester planté là comme une betterave ! Alors même si vous n'en avez rien à cirer, vous radinez, et au trot !

- Quand c'est demandé si gentiment… »

Elias savait qu'il râlait pour la forme : en réalité, il était assez soulagé que Séli soit venu le cueillir avant qu'il ne passe pour un abruti complet aux yeux du royaume entier.

Car en effet, il lui semblait que tout le royaume était venu célébrer en masse l'anniversaire du jeune héritier. Il y avait bien plus de monde qu'à la petite cérémonie de réhabilitation – car le mot couronnement était, a priori, proscrit – d'Arthur sur le trône, deux ans auparavant. Ceci dit à l'époque, ils en étaient encore à déblayer les débris de la cour principale, alors bon… les grandes fêtes pompeuses, ça n'avait pas été trop l'ambiance à ce moment-là, alors que tout le monde était plutôt occupé à lécher ses plaies.

Elias se fondit dans la foule, laissant son regard traîner sur les autres participants. Des têtes connues, il y en avait un bon paquet, du jeune roi d'Irlande au rire de bouquetin jusqu'au duc d'Aquitaine qui voulait serrer la main à tout le monde, au grand désarroi de son épouse affligée. Là-bas, vers le premier rang, le seigneur Gauvain portait fièrement son nouveau statut de roi d'Orcanie. Si l'aîné de Loth avait initialement décliné l'offre de prendre la suite de son père sur le trône, il s'était par la suite laissé convaincre par ses trois frères, qui lui avaient promis de l'épauler en lui tenant lieu de conseillers. Gaheris et Agravain se tenaient d'ailleurs près de lui, l'air ravi, et Gareth ne devait pas être très loin. Probablement collé à sa jeune fiancée qui, si elle savait ce qui était bon pour elle, avait intérêt à tenir sa langue sur la discussion qu'Elias avait eue avec elle la veille.

Ou alors peut-être qu'il était toujours malade, accroupi derrière un buisson.

Du bord du lac, des voix s'élevaient, rendues à peine audibles par les murmures pas vraiment discrets de la foule. Elias tendit le cou, luttant pour apercevoir quelque chose entre les couronnes de fleurs de ses voisins de devant. Pourquoi est-ce que tout le monde dans ce foutu pays était obligé de faire dans les sept pieds de haut ?

Quand enfin le grand mec blond et ses cheveux en pétard qui lui bouchaient la vue se décalèrent d'un pas sur le côté, Elias eut un visuel sur le lac.

Clairement, il avait loupé le début. Guenièvre et Arthur se tenaient dans le lac, l'eau leur arrivant aux genoux. Si le roi ne semblait pas affecté, le sourire de son épouse était un peu crispé, trahissant son inconfort quant à la température de l'eau. Mais elle se forçait à faire bonne figure, ne serait-ce que pour rassurer Yoan qui regardait la surface du lac comme si un poisson géant allait en sortir pour le gober tout rond. Il n'avait rien à craindre : vu comment son père et sa mère le tenaient, aucune créature aussi massive fut-elle n'aurait pu subtiliser l'enfant.

Debout devant le trio royal, Merlin se tenait grand et droit, lui aussi immergé dans l'eau jusqu'aux mollets. A cette distance et entouré de tant d'autres personnes, Elias pouvait se permettre d'observer un peu son compagnon sans friser la crise cardiaque. Armé d'une sorte de louche en bois, le druide était en train de prononcer un discours probablement solennel mais dont Elias n'arrivait à entendre qu'un mot sur dix. « Lac sacré » semblait revenir assez souvent, de même que « royaume de Logres », ce qui laissait penser à une sorte de bénédiction druidique. Marrant, pour une fois il n'y avait pas de représentant du Dieu unique pour prendre part à la cérémonie. Arthur avait peut-être décidé de bouder un peu le christianisme, depuis que son cher cureton ne s'était pas fait prier pour rejoindre les rangs de Lancelot.

« Yoan Pendragon, premier du nom, dit alors Merlin d'une voix grave et portante qui réduisit la foule au silence complet. Fils d'Arthur Pendragon et de Guenièvre de Carmélide. Héritier légitime du trône de Logres. Reçois aujourd'hui la bénédiction du lac et la protection des Dieux dans tout ce que tu entreprendras. »

Fléchissant légèrement les genoux, Merlin plongea sa louche dans l'eau claire à ses pieds et vint la déverser directement sur la tête de l'enfant, lui arrachant un hoquet de surprise bientôt suivi de quelques pleurs contrariés. Elias eut une grimace de compassion ; même en été, le soleil breton n'était probablement pas suffisamment vaillant pour maintenir l'eau du lac à une température approchant le supportable.

« La vache, ça caille ! fit remarquer Arthur en agitant sa main mouillée. C'était obligé, la flotte ?

- C'est le rituel, j'y peux rien, dit Merlin en haussant les épaules. Et j'espère que ça ira, parce que normalement pour bien faire, on est censé mettre l'enfant entier dans l'eau. Mais comme vous vouliez pas...

- Oui non c'est ça, si c'est pour lui couper les orteils juste après à cause des engelures, merci bien. » Arthur ramena un Yoan reniflant contre la fourrure noire de son manteau de cérémonie tandis que Guenièvre lui essuyait le visage. « Bon, et maintenant ?

- Bah maintenant c'est fini.

- Comment ça ? Mais vous le faites plus, le discours d'après, là ?

- Ah non, hein, commencez pas ! Hier à la répétition, vous avez dit que vous vouliez le faire vous ! Du coup pour moi c'est fini, j'ai rien prévu d'autre.

- Oh non mais c'est solennel, j'vous jure, grogna Séli quelque part au premier rang. Un jour comme aujourd'hui, vous pourriez faire un effort pour être un moins gros baltringue que d'habitude !

- Zut ! »

Une vague de chuchotements amusés parcourut la foule, et Elias leva les yeux au ciel. Certaines choses ne changeaient jamais, c'était au moins ça de pris.

« Bon ben je vais le faire, moi, allez, décida Arthur. Par contre on sort parce que je sens plus mes arpions.

- Ce n'est pas moi qui vous dirais le contraire, » renchérit Guenièvre.

La reine saisit la main de son époux et le laissa la guider jusqu'à la petite plage, en prenant soin de ne pas glisser sur les galets. Une fois rechaussé, Arthur grimpa sur un gros rocher plat pour surplomber la foule, son fils calé dans le creux de son épaule. De là où il était, Elias n'avait cette fois-ci aucun mal à le voir, ni à l'entendre.

« Bon, euh… et bien déjà, bonjour à ceux que je n'ai pas encore croisés, commença le roi de Bretagne, rendu pataud par l'improvisation forcée. Je suis très heureux de vous accueillir aujourd'hui pour vous présenter officiellement Yoan, qui est actuellement en train d'essayer de se cacher sous ma chemise. Rassurez-vous, c'est bien un enfant, pas un furet. » Les rires bienveillants qui fusèrent parmi la foule détendirent visiblement Arthur, qui se fendit d'un sourire. « Merci à tous d'être venus, je sais que pour certains le voyage a été long, sachez que j'apprécie. Ah, et merci aussi pour tous les cadeaux, vous n'étiez pas obligés ! Mais ils lui feront très plaisir, ça ne fait aucun doute. »

Oh non. Le cadeau ! Dans la précipitation de la matinée – et la pagaille de son cerveau – Elias avait complètement oublié d'amener le petit coffret en bois qui attendait patiemment sur une étagère depuis plusieurs jours.

Fabriquer le jouet idéal pour un petit garçon d'un an, ça n'avait pas été simple, mais les deux magiciens avaient bien planché sur le sujet et étaient parvenus à un résultat dont ils étaient assez fiers : une poupée de dragon en laine rembourrée de duvet d'oie, comme un petit oreiller, teint du même rouge que les vipères de Carmélide. Merlin s'était attelé à la confection elle-même, et Elias avait enchanté le jouet pour le rendre quasiment indestructible. Il avait fallu répéter les charmes à chaque étape de fabrication de l'objet, pour ne laisser aucune brèche, mais le sorcier était plutôt confiant. Le petit dragon avait passé le test des crocs de Mogriave sans une égratignure, il ne devrait a priori pas trop souffrir des jeux d'un enfant. Du moins, tant que l'enchanteur à l'origine du sort était vivant.

« Et merde, le cadeau, soupira Elias. Je l'ai oublié au labo…

- Non mais c'est bon, je l'ai pris moi, » chuchota une voix horriblement familière directement dans son oreille.

L'enchanteur sentit très nettement son âme se catapulter hors de son enveloppe corporelle.

Il venait tout juste de reléguer la présence de Merlin à la fête dans un recoin de son esprit, distrait par le discours d'Arthur, mais le souffle chaud du druide contre sa joue venait de faire remonter sa pression sanguine à un niveau intolérable. A quel moment était-il arrivé à côté de lui ? Et bon sang, comment faisait cet ahuri pour ne faire aucun bruit ?

« Ah, parvint à répondre Elias en prenant grand soin de ne pas tourner la tête vers la droite. Bien, bien. »

A vrai dire, il ne savait même pas si Merlin lui en voulait encore pour la veille, ou s'il était déjà passé à autre chose. Le plus prudent serait de maintenir sa bouche fermement scellée et de porter son attention sur un endroit dénué de danger.

Par exemple, le rocher depuis lequel Arthur continuait à s'adresser à ses invités.

« … en profiter aussi pour vous faire passer un message, étant donné qu'on a rarement l'occasion de programmer des réunions de cette ampleur. Je vois beaucoup de visages connus, quelques-uns que je ne connais pas encore, et bien trop que je ne verrai plus jamais. »

Le roi de Bretagne marqua une pause, comme en hommage à ceux qui s'étaient éteints dans le silence le plus complet sous le joug de Lancelot. Bohort l'Ancien, Ketchatar d'Irlande et Goustan de Carmélide étaient probablement ceux qui lui venaient tout de suite à l'esprit, mais la liste complète était, malheureusement, bien plus longue.

« Bref, je voudrais pas plomber l'ambiance ni vous retenir trop longtemps pour parler politique, d'autant que je vois là-bas qu'on est en train d'installer la bouffe sous les arbres, alors je vous la ferai courte. Oui, nous sommes en train de retaper un peu le royaume de Logres depuis le départ de mon pas très regretté prédécesseur, et oui il reste encore pas mal de choses à faire. Mais nous allons prendre les problèmes un après l'autre et je peux vous garantir que si nous restons tous unis, dans un but commun, il n'y aura pas d'obstacle assez imposant pour nous arrêter. Si ces dernières années m'ont appris quelque chose, c'est que tout seul on va peut-être où on veut et très vite, mais qu'on ne va pas forcément bien loin, ni même là où il faudrait. Au final, la plus noble des quêtes, le plus beau des Graal, c'est le soutien et l'amour que l'on peut offrir aux autres. »

Malgré lui, Elias sentit un sourire lui titiller le coin des lèvres. Si Uther Pendragon pouvait entendre son fils parler d'amour et d'espoir à des bourrins de chefs de clan, il était sans doute en train de convulser dans sa tombe.

En parlant de convulsions, Elias sentit une main chaude et familière se glisser dans la sienne, profitant de la densité de la foule et des replis de ses robes. L'épaule de Merlin vint se presser doucement contre la sienne et, malgré le feu qui lui brûlait le bras entier, le sorcier parvint à serrer les doigts du druide dans les siens.

Il était pardonné pour la veille, semblait-il, ça faisait au moins un point d'interrogation en moins. Même si la racine du problème était bien intacte et lui hurlait de se ronger la patte pour prendre ses jambes à son cou.

Le discours d'Arthur avait suscité de nombreux murmures approbateurs parmi les invités mais également une proportion non négligeable de regards et de gestes confus. Le roi de Bretagne ouvrit alors de grands yeux effarés, comme réalisant ce qu'il venait de dire – et à qui il venait de le dire. « Non mais c'est toujours un vase, hein ! Ou une coupe ! Le Graal c'est toujours une coupe, ça, ça change pas ! Allez pas vous imaginer… enfin c'est juste une image, quoi !

- Euh Sire, c'est une coupe ou c'est une image ? résonna la voix de Perceval. Faudrait qu'on sache, pour chercher la même chose.

- Bon, merde, là ! grogna Arthur alors que Yoan émergeait enfin du creux de son épaule, attiré par la voix de son parrain. Oubliez le Graal pour aujourd'hui, allez, tout le monde à la bouffe ! »

Ces mots magiques lui amenèrent plus d'applaudissements que le discours lui-même.


Pour une fois, l'orchestre choisi pour la journée était plutôt compétent et alternait entre musique d'ambiance et morceaux plus entraînants, pour ceux qui voudraient digérer en gigotant un peu.

La bouffe n'était pas trop mal non plus, mais avec Séli aux commandes ce n'était pas surprenant. Mamie veillait au grain, rien n'était trop bien pour son petit bout. Saumon fumé, pâté en croute, légumes farcis… les tables ne croulaient pas exactement sous la quantité, l'état des finances étant ce qu'il était, mais c'était amplement suffisant pour que tout le monde puisse en profiter.

Et personne ne se gênait, pour profiter. Outre la nourriture et la boisson, qui n'était pas en reste, l'ambiance générale était joyeuse et détendue sur les abords ensoleillés du lac. Les invités échangeaient autour d'une saucisse grillée ou d'une coupe de vin, discutant de tout et de rien mais surtout, forcément, des sévices du règne de Lancelot encore bien présents dans leur mémoire. Seuls Horsa et Wulfstan – invités uniquement par nécessité, Arthur ne pouvant pas justifier de les tenir à l'écart sans risquer l'incident diplomatique – étaient, de façon très compréhensible, largement évités par la foule et conversaient de leur côté. Le seul qui avait voulu aller trinquer avec eux était, bien entendu, le naïf duc d'Aquitaine que son épouse avait bien vite attrapé par le col.

Arthur et Guenièvre naviguaient parmi leurs invités pour adresser leurs remerciements de façon plus personnelle. De temps en temps, ils jetaient un œil vers leur fils ; assis sur les genoux de Léodagan avec un morceau de pain à la main, Yoan ne semblait pas trop souffrir de l'éloignement de ses parents. Les grimaces de son cousin Gauvain le distrayaient suffisamment.

Alliée à sa coupe d'hydromel, la bonne humeur ambiante avait ramené un peu de calme dans l'esprit d'Elias. Il avait lâché la main de Merlin sitôt le discours d'Arthur terminé, profitant du mouvement de foule pour prendre un peu de distance, et le druide n'avait miraculeusement pas suivi.

Depuis une bonne demi-heure désormais, le magicien blanc s'adonnait à sa seconde passion après le sauvetage d'animaux blessés : la danse. Il enchaînait les partenaires sur le large carré d'herbe qui avait été étiqueté « piste de danse » au début de la journée, passant de la gigue à la sarabande avec une facilité déconcertante et sans montrer aucun signe de fatigue. Quand ses partenaires les moins doués lui marchaient sur les pieds, il riait en faisant tanguer sa couronne de fleurs. Quand le duc d'Aquitaine avait insisté pour lui enseigner une danse traditionnelle apprise lors d'un voyage en Hispanie, Merlin s'était volontiers prêté au jeu.

Mais à chaque fois que le druide jetait un œil intéressé vers la table contre laquelle Elias était accoudé, ce dernier trouvait les petites fleurs à ses pieds dignes du plus grand intérêt.

Il ne pouvait même pas regarder son compagnon sans que son sang ne se mette à battre dans ses oreilles, alors danser avec lui, c'était risquer l'implosion publique. Et puis il n'aimait pas danser, de toute manière. Il connaissait à peu près les pas de base, bien sûr, mais c'était déjà bien assez chiant comme ça quand un rituel l'exigeait, il n'allait pas non plus le faire pour le plaisir. Même si un druide ridiculement superbe lui faisait des yeux de chien battu.

Une légère secousse l'informa qu'une seconde personne venait de s'appuyer contre la table.

« Bah alors, to- m'sieur Elias, vous dansez pas ? demanda Mehgan avec un sourire taquin et des joues rosies par autre chose que la petite brise qui s'était levée plus tôt.

- Pas là, non, répondit-il en plissant les yeux, suspicieux. Vous avez bu combien de coupes ?

- Pfff, une ou deux, c'est tout, ça va…

- Ouais, ou dix.

- Même pas ! Et puis ho, hein, ho, j'ai déjà mon père sur le dos, je tiens pas à commencer une collection.

- Bon, c'est pour me convaincre que vous avez rien bu que vous êtes venue me voir ?

- Nan, sourit largement Mehgan en lui tendant les mains. Vous v'nez, on va danser ?

- Je rêve ou vous êtes devenue sourde ? Je vous l'ai dit, je danse pas.

- Ah, bah on va rester là alors, tant pis. Mais comme moi de mon côté, je voulais vous parler de… » La jeune femme regarda à droite et à gauche, exagérant le mouvement, pour s'assurer que personne n'était dans les parages immédiats. « De vous-savez-quoi, je me disais que ce serait mieux de se rapprocher de l'orchestre, qu'avec la musique personne ne nous entende. »

Elias fronça les sourcils, irrité par la tournure de la conversation et regrettant une fois de plus d'avoir ouvert sa bouche la veille. « Aucun danger, vu qu'on ne risque pas de parler de vous-savez-quoi où que ce soit à n'importe quel moment de ce millénaire.

- Oh mais si, allez ! Dites-moi au moins si ça va mieux, si vous avez pu en parler !

- Je dirai rien du tout, foutez-moi la paix.

- Bon, c'est pas grave, j'irai demander à tonton Merlin tout à l'heure… »

La trahison et l'effroi étaient en train de se disputer le premier rang dans le théâtre absurde qu'était devenu l'esprit d'Elias. Cette petite allait finir par le mener à la mort.

« Mais pourquoi vous voulez pas danser avec votre fiancé, plutôt ? tenta-t-il, acculé.

- Parce que vous voulez pas danser avec le vôtre, répondit simplement Mehgan en lui saisissant le bras, marchant déjà vers la piste de danse improvisée. Venez ! Ils jouent un morceau parfait pour la bourrée à deux temps, j'adore la danser ! »

En fouillant dans sa mémoire musculaire et en observant un peu les autres danseurs, Elias parvint à limiter la casse et à bricoler quelques pas de danse pas trop affligeants. Heureusement que le rythme était simple et la foule trop dense pour qu'on se soucie de lui ; tout comme sa partenaire, qui semblait plus soucieuse de ce qu'il avait à dire plutôt que de son hésitation au moment de changer de tempo.

« Sérieusement, les hommes, vous êtes d'un ridicule… pourquoi vous lui en avez pas parlé ?

- Vous êtes marrante, vous, j'aimerais vous y voir ! grommela Elias en gardant l'œil ouvert sur les autres duos dansants, au cas où un grand dadais tout de blanc vêtu viendrait gigoter dans leur direction. J'y arrive pas, j'y arrive pas, voilà !

- Mais c'est tonton Merlin, de quoi vous avez peur ?

- C'est pas de la peur, c'est… je saurais même pas dire ce que c'est !

- De mieux en mieux, railla Mehgan. On est bien avancés avec ça !

- Dites, euh, allez-y mollo avec les sarcasmes, tout de même. Je vous rappelle qu'on est pas potes de taverne.

- Pardon, m'sieur Elias, s'excusa la jeune femme en ayant la décence d'adopter une attitude un peu penaude. C'est juste que… parfois, je me dis que s'il avait pas été avec nous, toutes ces années dans les galeries, bah on serait probablement pas là aujourd'hui. On lui doit beaucoup, alors je veux pas qu'il soit malheureux, vous comprenez ?

- J'pense bien, oui, vous le défendez à chaque occasion qui se présente et peu importe qui est en face, soupira le sorcier, attirant sa partenaire de danse vers lui pour l'éloigner des gesticulations saccadées du roi d'Armorique. Mais je vais lui parler, il faut juste que je me pose deux secondes et que je réfléchisse à comment m'y prendre.

- Ben j'espère que vous réfléchissez vite, parce que là vous allez manquer de temps.

- Et on peut savoir quand est-ce que vous êtes devenue cartomancienne en plus du reste, qu'on rigole un peu ?

- Non je veux dire, là tout de suite, vous avez plus le temps. »

Un horrible pressentiment hérissa les petits cheveux sur la nuque d'Elias lorsqu'il réalisa que Mehgan fixait un point par-dessus son épaule. Dans un tressaillement, il se retourna, mais il était déjà trop tard.

Merlin les avait rejoints, sa couronne de fleurs de travers et un grand sourire béat sur son visage aux joues rosies par la petite douzaine de danses qu'il venait d'aligner.

« Excusez-moi, je peux ? demanda-t-il, une main tendue vers l'avant en une discrète demande.

- Oui, bien sûr ! répondit vivement Elias en fourrant la main de Mehgan dans la paume de Merlin. J'en avais marre, de toute manière ! »

Le Fourbe s'éloigna d'une démarche crispée, esquivant les couples de danseurs pour rejoindre la sécurité relative de la lisière du bois. En attendant que son cœur se remettre à battre à un rythme normal, il poussa un peu plus loin sous les arbres, laissant derrière lui la musique et les rires de la fête au profit de la quiétude de la forêt.

Il n'était pas débile, il avait bien compris que le partenaire de danse que Merlin avait tenté de récupérer, c'était lui, et pas sa nièce d'adoption. Mais il n'aurait jamais pu y survivre, alors il n'avait eu aucun scrupule à jeter Mehgan dans la gueule du loup pour pouvoir s'enfuir. Il restait simplement à espérer que la gamine tiendrait sa langue.

Un craquement sec retentit dans son dos, évoquant des brindilles cassées. Elias se raidit instinctivement ; même si les bruits de la célébration étaient désormais étouffés, il ne pensait pas s'être suffisamment éloigné pour croiser le chemin d'animaux sauvages. Un coup d'œil par-dessus son épaule lui indiqua que, non, il ne s'agissait pas d'un ours, et que oui, il aurait préféré que cela soit le cas.

« Hé, Elias ! lança le druide en se baissant pour passer sous une branche. Tout va bien ? »

A ce stade, s'enfuir ne servirait à rien. La forêt était trop épaisse et Merlin bien trop accompli dans la navigation des sous-bois pour que le sorcier ait la moindre chance de s'esquiver. Grimper dans un arbre, alors ? Dangereux, et inutile.

Il était fait comme un rat dans un piège posé par Séli.

« B-bien sûr, tout va bien, prétendit-il en triturant nerveusement le premier buisson venu. Tout va très bien, même. Pourquoi cette question ?

- Eh bah là, vous venez de saisir une poignée d'orties, donc… »

Elias baissa les yeux sur son « buisson » martyr aux larges feuilles crénelées et, pour la vingtième fois en deux jours, se demanda ce qu'il avait bien pu faire de si terrible pour mettre les Dieux de travers. Il relâcha avec empressement sa poignée de feuilles velues et secoua sa main pour combattre la brûlure de leurs piqûres, pestant à voix basse.

Son petit manège semblait amuser Merlin, qui était désormais à quelques pas seulement. Apparemment, la douleur aidait à maintenir un peu de rationalité dans l'esprit d'Elias, malgré la proximité du druide. Intéressant, bien que peu agréable.

« Heureusement que je sais que vous êtes indestructible, sinon je m'inquièterais ! pouffa le fils de démon en robes blanches.

- Donc pour la compassion, on repassera si j'ai bien compris, grommela l'enchanteur en frottant sa paume meurtrie. Vous auriez pas pu me le dire avant, au lieu de… mais, c'est ma ceinture ? »

Merlin parut momentanément surpris, puis un sourire espiègle s'installa sur son visage et il se redressa pour exposer encore plus la lanière de cuir ouvragée enserrant sa taille sous son manteau aux bordures argentées. « Pourquoi vous dites ça ? C'est peut-être une des miennes.

- Vous ne mettez pas de ceinture !

- Faux ! J'en mets pas souvent, nuance ! Mais j'en possède une ou deux, donc parfois j'en mets.

- Peut-être, mais celle-ci avec la boucle gravée, c'est la mienne ! » Leurs regards s'ancrèrent l'un à l'autre. Elias manqua de se perdre une nouvelle fois dans les yeux bleus dévastateurs de cet imposteur bizarre qui avait pris la place de son compagnon, mais il lutta de toutes ses forces. Il n'aimait pas qu'on lui pique ses affaires, et il détestait qu'on le fasse sans sa permission. « Pourquoi vous avez pris ma ceinture ?! »

Le sourire de Merlin s'élargit et Elias eut la désagréable sensation d'avoir mordu à un hameçon invisible comme une grosse truite. « Si ça vous dérange tant que ça, venez la reprendre.

- De, de quoi ? »

Le druide s'approcha davantage, donnant à Elias l'impression de se trouver trop proche d'un feu de camp tant la peau de son visage se mit à le brûler. Il recula d'un pas, mais son dos heurta un large tronc d'arbre, lui coupant toute échappatoire.

Merlin appuya une main sur l'arbre au-dessus d'Elias et pencha un peu la tête sur le côté, ses yeux animés de reflets joueurs. « Si vous la voulez tant que ça, alors reprenez votre ceinture. »

Elias déglutit avec difficulté, paralysé. Ce n'était pas comme si Merlin n'initiait jamais rien question intimité, mais il était d'ordinaire beaucoup plus subtil et indirect dans l'expression de ses intentions. Alors l'entendre suggérer ce genre de chose, alors qu'ils étaient à peine hors de vue des festivités et que n'importe qui pouvait leur tomber sur le râble, c'était pour le moins inhabituel. Même en temps normal.

D'autre part, se retrouver acculé n'avait jamais plu à Elias. Ses tripes lui hurlaient de courir, esquiver, répliquer, mais il se tenait là, les pieds comme plantés dans deux seaux de plomb. Il ne pouvait pas bouger, il se souvenait à peine comment respirer. A cette distance, il pouvait voir de façon très nette une question suggestive briller dans les yeux de Merlin, et sentir la douceur piquante de l'hydromel dans le souffle du druide. Son estomac se tordit. Des petits points noirs se mirent à danser dans son champ de vision.

« Euh, commença Elias alors que son compagnon se penchait imperceptiblement vers lui. Ce… ça va, c'est pas grave, vous… vous pouvez la garder pour aujourd'hui. »

Malgré son inconfort, il regretta les mots aussitôt qu'ils quittèrent sa bouche. Il se sentit de nouveau libre de ses mouvements, mais c'était comme si une cuillère géante l'avait vidé de ses entrailles.

Merlin soupira, ramenant son bras à lui. « Comme d'habitude, vous faites tout un flan pour pas grand-chose, dit-il doucement mais Elias ne manqua pas le ton déçu et les épaules affaissées. Allez, venez, c'est bourré de sangliers avec des bébés par ici en ce moment, vaut mieux pas qu'ils nous tombent dessus.

- Ah. D'accord. »

Le sorcier consentit à suivre le magicien blanc pour retourner sur les berges du lac, imprimant sa frustration et sa colère dans le sol herbeux à chacun de ses pas. Une fois pour toutes, qu'est-ce qui clochait chez lui ? Il vivait avec le bonhomme depuis plus de deux ans, en était amoureux depuis bien plus longtemps que ça. Ils avaient fait bien pire que se bécoter dans les bois pendant une fête ! Ça devrait être spontané, agréable, facile, et pourtant c'était aussi pénible qu'un arrachage de dent. Pour couronner le tout, il faisait souffrir son compagnon, qui avait la décence de ne rien lui reprocher – pour le moment.

Lorsqu'ils furent de nouveau au milieu des invités, Merlin s'éloigna de son côté sans chercher à entraîner Elias. Sans autre meilleure alternative, le sorcier s'appropria une nouvelle coupe de vin et prit place sur un banc à l'une des grandes tables aménagées le long du lac que les invités semblaient bouder en faveur de la piste de danse et du buffet.

Il ne resta pas seul bien longtemps, malheureusement.

« Eh ben alors, vous en tirez une tronche ! fit Léodagan en s'asseyant en face de lui, installant son petit-fils sur ses genoux. Quelqu'un a pissé dans votre soupe ?

- Charmant, grogna Elias, l'œil tout de suite attiré par le petit couteau dans les mains de Yoan. Il a le droit d'avoir ça, lui ?

- Je veux, oui ! C'est un cadeau d'anniversaire de son papy, il ferait beau voir qu'il ait pas le droit d'y toucher ! » Le Sanguinaire sourit à pleines dents, rappelant à Elias ces grands requins qui rôdaient dans les océans de l'Ouest, en ébouriffant la tignasse brune de l'enfant. « C'est jamais assez tôt pour commencer, j'l'ai toujours dit, moi ! »

Elias doutait fortement que les parents étaient du même avis, mais il n'était pas assez stupide pour initier de genre de débat et se contenta d'hocher docilement la tête.

« Bon alors, vous la crachez votre pastille, ou il faut vous coller une avoine ? demanda Léodagan avec son tact habituel, prenant une lampée de la coupe qu'il avait amenée avec lui.

- Quelle pastille ?

- Votre tronche de six pieds de long, là ! Vous êtes assis là, tout seul, on dirait un constipé.

- Mais qu'est-ce que ça peut vous foutre, à la fin ? Vous pouvez pas vous occuper de vos roustons, faut forcément venir me râper les miens ?

- Hé, vous allez changer de ton, j'vous préviens ! Vous êtes peut-être cul et chemise avec ma femme, mais vous et moi on a pas gardé les chèvres ensemble, hein !

- Bah… un peu quand même, vous vous souvenez pas ?

- Ouais… enfin vous voyez ce que je veux dire. » Léodagan termina sa coupe d'un trait et fit signe à un des loufiats qui circulaient avec des pichets pour une recharge. « Alors qu'est-ce qui vous ronge ?

- Si on a pas gardé les chèvres ensemble, je vois pas pourquoi je répondrais, rétorqua Elias en acceptant volontiers un nouveau remplissage de sa propre coupe.

- C'est votre cruche de druide, pas vrai ?

- Que… qu'est-ce qui vous fait croire ça ?

- Parce que c'est toujours votre cruche de druide, le problème. »

C'était faux, absolument faux. Parfois, c'était ses cruches d'apprenties, le problème.

Persuadé d'avoir visé juste face au silence de l'enchanteur, Léodagan se pencha un peu en avant, goguenard. « Qu'est-ce que vous avez fait, ce coup-ci ?

- Qu'est-ce qui vous dit que c'est forcément ma faute ?

- Parce que notre bon Merlin est physiquement incapable de blesser une mouche et que vous êtes… ben, vous, quoi.

- C'est censé vouloir dire quoi, ça ?

- Evitez pas la question ! Qu'est-ce que vous avez fait ?

- Pourquoi est-ce qu'il faut toujours que ce soit quelque chose que j'ai fait, murmura Elias en portant sa coupe à ses lèvres.

- Quelque chose que vous avez pas fait, alors ? Euh… » Léodagan observa leurs environs directs avant de reprendre, à mi-voix. « Vous… vous savez qu'il y a des potions pour ce genre de problème, hein ? »

Elias passa à deux doigts de cracher sa gorgée de vin sur l'héritier au trône et son grand-père. Il fallait absolument qu'il arrête de discuter avec des gens avinés – ou du moins, qu'il arrête de boire en même temps.

« Je sais, merci, je vous rappelle que c'est moi qui les fais ces potions, grogna-t-il. Et vous serez gentil de ne plus jamais parler de ça avec moi, merci bien. Déjà, ça n'a rien à voir dans le contexte, et en plus… ça me file la gerbe.

- Oh ça va, faites pas votre sucré, c'est pas votre genre. Moi c'était juste pour aider.

- Aider ? Vous ? Vous parlez d'un truc qu'est pas votre genre ! On peut savoir ce qui vous prend ?

- Bah j'sais pas, il fait beau, j'ai bien bouffé, la fête est plutôt réussie. On va dire que ça me met dans de bonnes dispositions ! Non et puis, hier mon cornichon de gendre m'a validé mon projet pour la surveillance de la côte Est, alors vous me connaissez, moi il m'en faut peu…

- La surveillance de la côte Est ? C'est-à-dire ? »

Les yeux de Léodagan s'illuminèrent – et pas à cause du vin – à la perspective de pouvoir expliquer à une tierce personne sa vision très particulière et agressive de la défense du territoire. Cette stratégie, Elias l'avait déjà entendue des dizaines de fois en Carmélide, et des centaines depuis le début de la reconstruction de Kaamelott. Mais si ça pouvait détourner l'attention du Sanguinaire vers un autre sujet, il était prêt à l'écouter une nouvelle fois. L'avantage, vu qu'il connaissait le récit presque par cœur, c'était qu'il pouvait lui prêter une oreille discrète et continuer à réfléchir à son Problème de son côté.

Le sorcier tenta d'organiser ses souvenirs décousus pour en tirer du sens. L'air incertain de Merlin au moment de rentrer au labo, lorsqu'il avait demandé son avis à Elias sur sa nouvelle coupe. Ses tentatives de séduction qui manquaient de son habituelle subtilité, et sa déception lorsque son compagnon ne suivait pas. C'était presque comme s'il recherchait désespérément l'approbation d'Elias pour une raison inconnue, lui qui avait toujours été indépendant et débrouillard, mais de façon grossièrement évidente. L'enchanteur se sentait traqué, incapable de gérer cet afflux d'attention nouvelle, et il aurait fallu être aveugle pour ne pas voir à quel point cela blessait Merlin.

Mais qu'était-il censé faire ?

Léodagan était toujours en train de décrire ses grands projets pour la surveillance côtière – « Des tourelles avec un scorpion monté sur le toit, pour cramer les navires avant même qu'ils accostent ! Une révolution, je vous dis ! » - lorsque le jour se mit à décliner. Les diligences avaient repris du service, et les premiers invités avaient commencé à rentrer chez eux. Pour ceux qui venaient de loin, Arthur avait gracieusement proposé les quelques chambres d'amis qui avaient pu être réhabilitées à Kaamelott. Les délégations d'Orcanie, d'Aquitaine et d'Armorique avaient accepté avec joie, colonisant les carrioles à des stades d'ébriété variables.

« Bon, bah c'est pas le tout, mais il va falloir rentrer celui-ci avant qu'il pleuve, déclara Léodagan en se levant de son banc, ajustant un Yoan endormi – mais résolument agrippé à son petit couteau – dans ses bras. D'autant qu'il faut que je trouve ma femme avant, si je rentre sans elle, elle est capable de me faire la gueule le reste de la semaine. Ah les gonzesses… pouvez pas savoir la chance que vous avez, mon vieux… allez, j'y vais. »

La chance qu'il avait… c'était encore à démontrer.

Alors qu'il regardait Léodagan et son petit-fils s'éloigner vers les petits attroupements autour des diligences, une main se posa sur l'épaule d'Elias.

« On rentre ? » demanda la voix hésitante, presque timide, de Merlin dans son dos.

A quel moment de ce siècle le foutu druide allait-il avoir la décence de s'annoncer avant de lui sauter dessus ?

« Je… je reste encore un peu, répondit Elias sans oser tourner la tête, le regard fixé au fond de sa coupe de vin et le dos raide. Mais allez-y, rentrez si vous voulez, je ne vais pas tarder.

- Oh… d'accord. A tout à l'heure. »

Merlin ne tenta même pas de le convaincre ou de demander pourquoi il voulait rester alors que tous les invités étaient en train de se barrer. Elias s'en trouva soulagé – bricoler une excuse comme quoi il restait aider les larbins à tout ranger n'aurait pas été crédible du tout – mais il regarda néanmoins le druide rejoindre une diligence avec un pincement au cœur. Si seulement il n'était pas si lâche…

Il resta assis sur son banc jusqu'à s'en faire chasser par deux servantes déterminées à nettoyer l'endroit pour pouvoir enfin aller se coucher. Il sirota sa coupe en observant le soleil se coucher, peignant le lac de teintes écarlates et dorées. Il accepta avec grâce les remerciements d'Arthur pour la poupée dragon, se forçant à sourire aux compliments du souverain concernant le soin apporté à la fabrication de l'objet. Mais enfin il ne resta plus que deux diligences en partance pour Kaamelott, et Elias dut se résoudre à y monter.

La lune brillait, haute et fière dans le ciel d'été étoilé, au moment où Elias passa la porte du laboratoire. Sur la pointe des pieds, il monta l'escalier de pierre qui menait à l'étage et poussa avec précaution la porte de la chambre.

Cette fois-ci, aucune bougie n'avait été laissée allumée à son intention. Aouch. Manœuvrant avec prudence dans l'obscurité, Elias récupéra sa chemise de nuit sous son oreiller et se changea rapidement, drapant à tâtons ses habits du jour sur la chaise qu'il gardait à côté du lit. Il les rangerait le lendemain. Avec plus de discrétion qu'un cambrioleur, le sorcier se glissa entre les draps et tendit l'oreille, tous ses muscles en alerte. La respiration de Merlin était …lente, mais pas assez profonde pour être celle d'un homme endormi. Le druide ne dormait pas, il faisait simplement semblant ; mais il n'avait encore rien dit, alors Elias s'allongea sur le dos et attendit.

« Bon, ben au moins t'es rentré, » soupira simplement son compagnon depuis son côté du lit.

Elias grimaça. Merlin pouvait, en de rares occasions, produire ce timbre de voix unique à la fois brûlant et glacé. Il ne le sortait qu'à certains moments clés qui ne finissaient jamais agréablement.

« Désolé, je… j'ai pas vu le temps filer, » fut tout ce qu'Elias trouva à dire pour sa défense.

Un reniflement exagéré s'échappa de la masse immobile à ses côtés. « Et t'es pas beurré, c'est déjà ça de pris.

- Non, j'ai du boire trois coupes sur la journée. » Merlin marmonna quelque chose dans sa barbe qu'Elias n'arriva pas à déchiffrer. « Quoi ?

- Rien. »

Rassemblant son courage, le sorcier tendit une main nerveuse à sa droite pour toucher ce qui ressemblait au bras du druide. Quand ce dernier autorisa le contact, Elias caressa le biceps du dos de ses doigts, en ignorant du mieux qu'il pouvait les petites braises qui lui cramaient la main.

« Je suis, euh… désolé, si tu t'es inquiété. »

Merlin soupira, mais un peu de tension semblait l'avoir quitté. « L'essentiel c'est que tu sois rentré. Tu as bien refermé la porte en bas ?

- Oui.

- Bien. Bonne nuit, Elias.

- Bonne nuit. »

L'enchanteur se tourna sur le côté, dos à son compagnon, et s'installa confortablement sur le matelas. La journée l'avait épuisé, et il n'avait dormi que deux ou trois heures la nuit précédente. Il ne tarderait pas à s'endormir, malgré la présence distrayante de Merlin derrière lui. Peut-être qu'il commençait enfin à s'habituer, petit à petit ? C'était un travail de fourmi, mais si chaque jour amenait un peu d'amélioration, les choses reviendraient sûrement un jour à la normale.

Dans trois ou quatre ans, certes, mais un jour.

« Pardon d'avoir pris ta ceinture sans te demander, » murmura Merlin.

Elias sursauta légèrement contre son oreiller, la scène de cet après-midi dans les bois se rappelant à son bon souvenir. Le lit devint soudain inconfortablement chaud, et il baissa un peu les couvertures en quête de fraîcheur.

« Ce… c'est pas grave, t'en fais pas. En plus ça t'allait bien, donc bon…

- C'est vrai ? demanda le druide, sincèrement surpris.

- Ben… ouais, » répondit Elias avec éloquence.

Quelques instants d'un silence pesant et le matelas s'agita un peu, signe explicite de mouvement. Elias se força à ne pas paniquer quand un bras trouva son chemin autour de sa taille et que le souffle chaud de Merlin caressa sa nuque. Ses jambes tressaillirent, comme prêtes à courir, mais il resta cloué sur place.

« Promis, la prochaine fois je te demanderai avant de la prendre, bâilla le druide contre son omoplate.

- D-d'accord.

- 'Nuit, à demain.

- D-demain. »

Au final, Merlin s'endormit en premier, piégeant Elias sous le poids de son bras jusqu'à ce que l'enchanteur succombe lui aussi à la fatigue de la journée, au rythme des battements de cœur qu'il pouvait sentir contre son dos.


La lumière pâle qui s'invitait par la petite fenêtre de la chambre promettait une journée bien grise, avec une possibilité de pluie. Après l'avoir constaté, Elias referma les yeux et s'enfouit dans la chaleur réconfortante de ses couvertures. Il aurait le plus grand mal à s'arracher du lit, ainsi qu'à se débarrasser du sommeil de plomb qui s'accrochait encore à ses paupières. Il avait fait le plus étrange des rêves durant la nuit, et il hibernerait bien quelques jours pour l'explorer plus en détail. Un rêve avec Merlin, mais un Merlin bizarre et terriblement attractif, pour la plus obscure des raisons. Il allait devoir lui en parler à son retour de voyage ; mais en attendant…

Elias roula de l'autre côté du lit les yeux fermés, balançant sa tête contre l'oreiller de Merlin comme il faisait chaque matin où le druide n'était pas là pour tenter de capturer un peu de son odeur avant de débuter la journée ; mais ce matin l'oreiller était étrangement bien plus chaud et solide que d'habitude.

« Aïeuh, » couina le coussin maltraité.

Elias se recula et cligna des yeux, confus.

Merlin était allongé là, en train de frotter son nez endolori. Il retourna le regard à moitié endormi de son compagnon avec un sourire léthargique. « Pas ma façon préférée de m'réveiller… mais bonjour quand même. »

Elias cligna de nouveau des yeux et lutta contre les lourdes griffes du sommeil qui étaient encore bien plantées dans son esprit. Merlin était affreusement présent pour quelqu'un qui n'était pas supposé être là… sauf s'il était rentré de voyage dans la nuit et s'était glissé dans le lit sans le réveiller… attendez, ces cheveux tout blancs, étalés sur l'oreiller comme des rivières de peinture immaculée… ce ronronnement de magie pure… Merde !

C'ETAIT PAS UN REVE !

Le sorcier ouvrit de grands yeux effarés, toute notion de somnolence saisie et promptement jetée par la fenêtre. Sous son poids, Merlin laissa échapper un bref souffle d'air amusé par le nez. « Oui, bonjour, cher ami, répéta-t-il en venant déposer ses mains sur les hanches d'Elias, ses pouces y traçant des cercles alanguis. On nous attend nulle part ce matin, non ? »

Son toucher et ses yeux étaient si brûlants que l'enchanteur se sentait à quelques degrés de la combustion spontanée, sa gorge entière asséchée par la chaleur. Il ouvrit la bouche. Il referma la bouche. Il avala sa salive et ouvrit de nouveau la bouche, sans plus de succès. Merlin plissa les yeux, le voile engourdi du sommeil peu à peu remplacé par une lueur plus méfiante, plus calculatrice, et Elias sut alors qu'il fallait faire vite.

« Je… jereviensj'ailaisséquelquechoseaulabo ! » s'écria-t-il avant de rejeter les couvertures et de bondir hors du lit.

Il tenta de s'enfuir en direction du couloir, ses pieds nus claquant contre les dalles du sol. Mais il ne parvint qu'à ouvrir la porte de la chambre avant qu'une paire de bras ne le saisisse autour de la taille pour le soulever, lui arrachant un glapissement de surprise.

« Lâche-moi !

- Non ! rugit Merlin contre son dos. Ça commence à bien faire, maintenant ! Je te lâcherai quand tu m'auras dit ce que j'ai fait de travers !

- Mais c'est pas… t'es pas… laisse-moi- ARGHH ! »

Dans une démonstration de force physique assez impressionnante, Merlin pivota pour jeter Elias sur le lit comme un vulgaire sac de patates. Avec une rapidité qui ne reflétait pas son âge, le druide profita de la stupeur de l'autre magicien pour lui grimper dessus et lui bloquer les mains contre le matelas, au-dessus de sa tête.

Elias se sentit prendre une jolie teinte cramoisie et tenta de s'échapper en se tortillant vers la tête de lit, sans succès aucun.

« BARRE-TOI DE LA ! cria-t-il, cédant à la panique.

- Non, haleta Merlin juste au-dessus de lui. D'une, tu ne m'as même pas encore dit bonjour. Et de deux, on a à parler, toi et moi.

- Ça peut pas attendre ?! »

Les yeux du sorcier s'agitaient dans tous les sens pour trouver une échappatoire, une voie de sortie, une combine, n'importe quoi pourvu qu'il s'éloigne des deux saphirs qui étaient résolument fixés sur lui. Mais le poids de Merlin sur ses jambes et la prise inflexible qu'il avait sur ses poignets ne lui laissaient que peu d'options.

« Non, ça peut pas attendre. Ça fait deux jours que tu m'évites et que tu agis vraiment bizarrement, j'en ai marre. Je bougerai pas de là tant que tu auras pas craché le morceau. »

Elias poussa un long grognement de frustration et tourna la tête contre l'oreiller, yeux fermés. Alors voilà, c'était comme ça qu'il allait mourir ? Piégé sous le poids de Merlin en confessant son plus sombre secret ? Ce n'était probablement pas la pire façon de crever, mais il ne s'attendait pas à ce que son destin se scelle si tôt. Il aurait aimé voir Mehgan ou Mehben réussir à lancer un joli sortilège, avant de passer ad patres.

Merlin poussa un soupir las et relâcha ses poignets, s'asseyant sur ses cuisses. « Bon, on va commencer par un truc pas trop dur : bonjour, Elias. »

Par réflexe, le sorcier ramena un avant-bras devant ses yeux pour les masquer. Peut-être que s'il ne le regardait pas, tout irait bien. Après tout ça avait bien fonctionné jusqu'ici ; même si le poids du druide sur ses jambes ne faisait rien pour l'aider à se concentrer.

« Salut, dit-il simplement.

- Elias, je refuse d'avoir cette conversation avec toi planqué comme ça. Non mais t'as quel âge ? »

Oh, il avait fallu qu'il sorte les gros mots, bien sûr. Le sorcier prit une profonde inspiration et éloigna son bras de ses yeux. La vision angélique était toujours là, flottant juste devant lui, avec les cheveux ébouriffés par leur chahut matinal mais toujours aussi flamboyants. Le druide entier semblait vibrer d'une énergie ardente – à l'opposé complet de la quiétude sereine dont il faisait habituellement preuve dans l'intimité de leur vie commune – qui intimidait Elias plus qu'il n'aurait pu l'avouer ni le décrire.

« Voilà, c'est un peu mieux, approuva Merlin. Donc je disais, bonjour Elias. J'attends toujours un retour, d'ailleurs.

- Bonjour, monsieur. »

Une pause. Les sourcils de Merlin montèrent si haut qu'ils se confondirent presque avec ses cheveux et il eut un léger mouvement de recul. Elias se sentit très nettement basculer dans les tourments de l'Enfer, attrapant vivement son oreiller pour le plaquer sur son visage et faire disparaître ce monde qu'il ne souhaitait plus voir.

« Euh, o-ouais, balbutia Merlin. On va… on va peut-être la refaire, hein… »

Elias resserra sa prise sur l'oreiller et secoua violemment la tête. On ne se relevait pas d'un truc pareil. Fin de l'histoire. Il venait de mourir un matin d'été pluvieux.

« Prends soin des petites pour moi, dit-il, la voix étouffée par l'oreiller. Apprends-leur la magie, et pas que des conneries de druide, des vrais trucs aussi.

- Mais de quoi tu parles ? demanda Merlin en tentant de retirer l'oreiller que son compagnon agrippait avec toute la raideur de la rigidité cadavérique. Elias, arrête de faire le gamin… »

Gamin ou pas, il était hors de question qu'il bouge. Sa tombe était douce, chaude et confortable. Elle était paisible aussi, si on excluait le veuf horriblement séduisant qui frappait sur sa pierre tombale en menaçant de perturber la tranquillité des morts qui n'avaient pas envie de revivre l'embarrassant moment de leur décès.

« Ah ben d'accord, tu veux la jouer comme ça ? Très bien, siffla Merlin. Je te laisse cinq secondes, après ce sera tant pis pour toi. Cinq… »

Cinq secondes et après quoi ? Il ne pouvait rien arriver de pire, Elias était déjà mort et il était même la honte du cimetière, les choses ne pouvaient guère s'aggraver.

« Trois… »

Merlin n'était pas un bon menteur, ni un bon bluffeur. Il aboyait beaucoup, mais il ne mordait pas… enfin pas souvent, et pas très fort.

« Un… Tu viendras pas chouiner. »

Soudainement, l'oreiller s'écrasa contre le visage d'Elias, lui coupant toute respiration. Le Fourbe agita ses bras à la recherche des mains de Merlin, pour lui faire lâcher prise, et le druide profita de ce moment d'égarement pour subtiliser l'oreiller avec un « Ah ha ! » triomphal et le jeter par terre.

Elias ne pouvait que le regarder en haletant, yeux écarquillés. « T'as essayé de me buter !

- Non, je voulais juste ton attention, et maintenant que je l'ai : parle-moi. » Merlin attrapa l'autre oreiller quand le sorcier esquissa un mouvement pour s'en saisir et l'envoya rejoindre son collègue sur le sol. « Elias de Kelliwic'h ! On a pas survécu au taré du Lac pour finir comme ça ! Alors maintenant tu vas arrêter tes conneries et me dire ce que j'ai fait de mal pour que je puisse le corriger ! Je peux plus… je supporte plus de voir que tu as peur de moi, juste toi… »

Ces derniers mots trouvèrent une brèche dans la barricade de malaise d'Elias et il soupira, levant une main pour masquer la moitié de son visage et ainsi dissimuler au moins une joue brûlante. Il lui restait un œil de libre pour observer Merlin, dont les épaules s'étaient affaissées à la fin de sa tirade. « J'ai pas peur de toi, Merlin, pas dans le sens où tu l'entends. C'est juste que… tu me rends nerveux…

- Mais pourquoi, à la fin ?

- « Pourquoi », qu'il demande ! railla le sorcier, ramenant ses deux mains sur son visage pour trois bonne secondes avant que Merlin ne les lui retire. A ton avis ?

- Si je demande, c'est que je veux l'entendre de ta bouche !

- Je ne sais plus comment me comporter quand je te vois ! vociféra finalement Elias. Depuis que tu es revenu, avant-hier, j'ai oublié comment fonctionner normalement ! A chaque fois que tu t'approches, à chaque fois que tu me regardes, il y a quelque chose qui fait que je perds tous mes moyens comme le dernier des cons ! Et ce qui me gave le plus, c'est que j'ai pas la moindre idée de la putain de raison derrière tout ça ! »

Il avait tout sorti d'un coup, au risque de perdre son élan. Il s'attendait à voir un air intrigué s'installer sur le visage de Merlin ; il n'avait pas anticipé la mine profondément malheureuse qui l'accueillit lorsqu'il leva les yeux vers son compagnon.

« J'en étais sûr, » murmura Merlin, abattu, en relâchant complètement Elias pour s'asseoir sur le bord du lit et enfouir son visage dans ses mains.

Malgré le caractère inespéré de cette liberté retrouvée, l'enchanteur ne sauta pas sur l'occasion pour prendre la poudre d'escampette. Quelque chose dans l'attitude démoralisée de son druide le maintenait cloué au plumard, et il roula sur le côté à la recherche – volontaire, pour la première fois en deux jours – du regard de Merlin.

« Sûr de quoi ? demanda-t-il à voix basse.

- Que tu réagirais comme ça. Je voulais me convaincre que c'était autre chose, que tu cherchais juste à me faire chier pour un truc que j'aurais fait, mais je savais bien que c'était ça…

- Que c'était ça quoi ? Je pane rien, là. »

Avec un soupir accablé, Merlin se frotta le visage et se décida enfin à rencontrer les yeux inquisiteurs d'Elias. « Je… j'ai pas été tout à fait honnête avec toi, concernant mon dernier voyage.

- Celui en Cornouailles ?

- Oui… bah voilà, déjà je suis pas allé en Cornouailles.

- Ah… elle était où, la réunion druidique, alors ?

- A vrai dire, y avait pas de réunion, j'ai menti sur ça aussi…

- Mais… t'es parti pour quoi, exactement ? »

L'angoisse commençait à prendre racine dans le cœur d'Elias, mais pas celle qui l'avait tourmentée ces deux derniers jours. Plus vicelarde, elle lui soufflait mille raisons qui pourraient pousser le druide à fuir sa présence, toutes plus valables les unes que les autres.

Merlin se tordait les doigts comme un enfant surpris en pleine bêtise. « Tu te souviens que je t'ai jamais parlé de ma date d'anniversaire ?

- Je sais que t'aimes pas le sujet, oui, mais quel rapport ?

- Eh ben voilà… la semaine dernière, j'ai eu neuf cents ans tout pile. En âge démonique, ça coïncide avec mon septième anniversaire, et pour les démons c'est un peu… enfin c'est pas un âge anodin, quoi. Comme je savais pas ce qui allait se passer, j'ai préféré partir et m'isoler, au cas où. » D'une main vacillante, le druide attrapa une longue mèche blanche comme la neige. « Le matin de mon anniversaire, je me suis réveillé comme ça, là-dessus j'ai dit la vérité. Ce que j'ai pas dit, en revanche, c'est qu'il m'a fallu trois jours pour m'habituer à marcher sans crouler sous le poids de ma toute nouvelle puissance démonique. »

Elias se figea, ouvrant de grands yeux ahuris. C'était donc ça ! L'aura magique atypique et presque suffocante qui lui brouillait les sens dès que Merlin l'approchait à moins de trois pieds, c'était l'héritage démonique qu'il avait reçu en cadeau d'anniversaire. Il poussa un soupir de soulagement intérieur ; il n'était donc pas fou, son malaise avait bien une origine !

« C'était éreintant, je pouvais sentir les moindres mouvements du sol sous mes pieds, entendre jusqu'au plus petit bruissement de feuille, poursuivait Merlin. Il m'a fallu tous les efforts du monde pour museler cette nouvelle perception magique.

- La museler ? T'es pas givré, non, pourquoi tu ferais une chose pareille ?

- Parce que je voulais pas te blesser ! » Devant la mine troublée de son compagnon, Merlin décida de développer un peu. « Tu m'excuseras, mais t'as un égo gros comme une tour de siège burgonde. Si je me ramenais avec des pouvoirs tout neufs, tombés de nulle part, j'étais sûr que tu m'en voudrais. T'as tellement bossé pour en arriver là, je pouvais pas me pointer comme une fleur et me la jouer « Salut Elias, comment ça va ? Ah au fait, maintenant je peux couper en deux une montagne avec mon petit doigt, sinon qu'est-ce qu'on mange ce soir ? »

- Tu… tu peux couper une montagne avec-

- Mais non, mais j'en sais rien, c'était pour grossir le trait ! » Merlin reposa son menton dans ses mains, les coudes appuyés sur les genoux. « Bref, de toute façon j'ai foiré sur toute la ligne. J'ai tenté une nouvelle coupe pour détourner l'attention, ça a foiré. J'ai fait de mon mieux pour faire comme si rien n'avait changé, ça a foiré. Tout a foiré. Et au final, ça n'a servi à rien, parce que tu m'en veux quand même. »

Elias repensa aux deux derniers jours, et à l'attitude inhabituelle de Merlin. Son côté collant, ses sourires trop forcés pour être sincères, ses besoins d'intimité plus prononcés qu'à l'ordinaire… Même le coup du vol de ceinture était une manœuvre visant à regagner l'attention de l'enchanteur, à s'assurer qu'il avait toujours sa place auprès de lui et que tout allait continuer comme avant. Il avait vu juste en se figurant que le druide redoutait le changement ; il s'était juste trompé sur l'origine de cette crainte.

Merlin lui avait balancé des pelletées de « normalité » à la tronche alors qu'il était évident que quelque chose se tramait, et c'était ce décalage grotesque qui lui avait retourné la cervelle. Sans parler de l'orage de magie qui s'était mis à lui papillonner inexplicablement autour.

Maintenant qu'il y voyait un peu plus clair, Elias tendit une main pour attraper le bras de son compagnon juste au-dessus du coude et l'attirer à lui. Merlin n'opposa aucune résistance et se laissa tomber sur le matelas, pivotant pour caler sa joue sur le torse de l'enchanteur. Elias tortilla son bras pour le glisser autour des épaules de Merlin et le serrer contre son flanc.

« Tu crois vraiment que je pourrais t'en vouloir pour un truc sur lequel tu n'as aucune emprise ? demanda-t-il lentement, son menton posé sur la tignasse blanche.

- Je sais pas, j'ai pas réfléchi… C'est ce sang de démon qui s'est mis à s'exprimer d'un coup, ça m'a vrillé la tête… J'aurais du t'en parler au moment où je suis rentré, mais je savais pas comment aborder le sujet, et au plus le temps passait, au plus ça devenait difficile. Alors j'ai préféré faire comme si de rien n'était en me disant que ça allait passer. J'imagine que tu dois me trouver débile…

- Je suis tenté, mais comme j'ai fait exactement la même chose, je vais fermer ma gueule pour cette fois, sourit Elias. On est une belle paire de cons, quand même.

- Alors, tu… tu m'en veux pas ? D'avoir menti, tout ça ?

- Mais non, grand couillon, même si j'aurais préféré que tu me le dises dès le début. Tu l'as dit toi-même, tu savais pas ce qui allait se passer le jour de ton anniversaire, t'aurais pu être en danger tout seul dans ton coin alors qu'ici, tu étais en sécurité. Imagine s'il t'était poussé des cornes et une queue fourchue ? Au premier patelin croisé, t'aurais récolté des coups de fourche aux miches, on aurait été beaux… »

Merlin étouffa un rire contre la chemise de nuit d'Elias et lui passa un bras autour de la taille, libéré de toute la tension qu'il avait sans doute accumulée depuis plusieurs jours. Le sorcier l'accompagna dans son hilarité, amusé par l'image qu'il avait lui-même dessinée.

Quand Merlin regagna enfin son calme, il se releva sur un coude pour adresser à Elias un grand sourire. « Je suis bien content qu'on ait fini par en parler et mettre ça derrière nous, parce que tu m'as drôlement manqué. »

Tout en parlant, il commença à déboutonner le col de sa chemise de nuit, et Elias se tendit instinctivement. Ce n'était pas parce qu'il comprenait le pourquoi de sa nervosité qu'il en était débarrassé pour autant ; ses réactions épidermiques à la nouvelle aura magique de Merlin l'intimidaient toujours pas mal. « Euh, ouais, je… euh…

- Qu'est-ce qu'il y a ?

- Ben je suis pas sûr… j'suis pas encore habitué, tu… tu voudrais pas… ?

- C'est rien de nouveau, Elias, tu as déjà vu tout ce qu'il y avait à voir, lui assura le druide avec un petit sourire empathique, mais il le prit en pitié et abandonna son déboutonnage. C'est toujours moi. Je t'aime toujours autant. C'est pas quatre cheveux blancs et un nouveau siècle qui vont y changer quoi que ce soit, je te le promets. »

Merlin se pencha pour poser son front contre celui d'Elias. L'enchanteur retint son souffle et serra les mâchoires par anticipation, mais la vague de magie était enrobée de tant de chaleur et de tendresse qu'il baissa les armes et la laissa le submerger entièrement. Finalement, ce n'était pas si terrible que ça ; à partir du moment où il renonçait à lutter, le rugissement de puissance qui l'avait tant agressé ces deux derniers jours se muait en un ronronnement paisible, un cocon qui l'étreignait aussi délicatement qu'une couette, sans le blesser.

Le sorcier ouvrit les yeux qu'il ne se souvenait pas avoir fermés, pour tomber sur le regard hypnotisant qu'il avait fait de son mieux pour éviter et s'y abandonna.

« Merlin, réussit-il à murmurer, sans savoir quoi dire derrière.

- Ah, te voilà enfin, » constata le druide et c'était impossible – ça aurait du l'être, en tout cas – mais son sourire gagna encore en douceur.

Il plaça une main sur le torse d'Elias, juste au-dessus du cœur si malmené durant ces dernières heures, mais qui battait désormais à un rythme paisible. L'enchanteur sentit son corps entier se détendre dans le matelas, la tension qui coulait dans ses veines le quittant par barriques entières et jusqu'à la dernière goutte. La douce caresse de la magie vibrait à l'arrière de son crâne, confortable et chaude comme une bonne coupe de vin romain.

Merlin se pencha de nouveau sur lui, et les mots soufflés contre sa joue auraient pu tenir lieu de baiser. « Bonjour.

- Bonjour. »

Quand leurs lèvres se rencontrèrent enfin, un rayon de soleil perça finalement l'épaisse couverture grise du ciel et illumina la chambre pour peindre les murs de tons chatoyants. Elias aurait pu mettre sa main à couper qu'il ne s'agissait en aucun cas d'une coïncidence, mais quand Merlin reprit sa position initiale à califourchon sur ses cuisses, il eut soudainement mieux à faire que de divaguer sur les caprices de la météo.


Les deux magiciens mirent un bon moment à décider de commencer la journée, et même après s'être habillés et avoir passé la porte de la chambre, ils avaient du mal à se lâcher. Courbaturé par leurs activités matinales, Elias s'amusait à pousser Merlin d'une épaule et ricanait quand le druide se rattrapait à lui, tanguant sur des guiboles qui avaient déjà bien trop travaillé pour une seule matinée. Merlin se vengeait en foutant ses grosses paluches froides dans le col de sa chemise pour lui tirer des frissons – avec pas mal de succès, il fallait admettre – avant de changer complètement de direction pour presser des baisers dans le creux de la nuque de son compagnon.

Elias n'arrivait pas à se souvenir de la dernière fois où il s'était senti si détendu, si apaisé.

Ils alternaient encore entre chamaillerie et bécotage tout en descendant les escaliers, pouffant sous cape comme des adolescents, quand leurs regards tombèrent quasiment au même moment sur la personne qui se trouvait déjà dans le laboratoire.

Assise à un établi, Mehgan les gratifia d'un signe de main et d'un sourire un peu bizarre. « Bonjour…

- Bonjour, répondit lentement Merlin, confus. Mais… vous deviez venir ce matin ?

- Ben, oui, pour passer les marinades pour les philtres de force, ça fait pile une semaine ce matin. » La jeune femme désigna du doigt les trois bols sertis d'un couvercle disposés sur le plan de travail. « Vous aviez dit qu'il fallait pas laisser dépasser sinon c'était fichu, et comme je vous voyais pas arriver, j'ai commencé à installer…

- Comment vous êtes entrée ?

- C'était ouvert.

- Ah oui, d'accord, marmonna Merlin et Elias se retrouva du mauvais côté d'un vilain regard accusateur. Et vous… vous êtes là depuis longtemps ?

- Euh, eh bien… oui et non ?

- Oui, et non ? répéta Elias, intrigué. Ce qui veut dire ? »

A ce stade, Mehgan se tortillait d'inconfort sur son tabouret. « Bah je suis venue un peu tôt, je savais pas le temps que ça allait prendre. Après… après je suis repartie, et je suis revenue là il y a quoi, quinze minutes à tout casser. »

Elias et Merlin échangèrent un regard inquiet. Il fallait demander, c'était obligé, et le sorcier endossa cette responsabilité. Il était, après tout, celui qui avait oublié de verrouiller la porte. « Pourquoi vous êtes repartie pour revenir ensuite ?

- Oh ça, ah ha, eh bien, euh… vous étiez pas là, j'avais peur de faire une bêtise en me lançant toute seule dans le tamisage alors j'ai préféré attendre que vous soyez levés, c'est tout ! expliqua Mehgan un peu trop rapidement pour paraître tout à fait honnête. D'ailleurs maintenant que vous êtes là tous les deux, permettez-moi de vous dire : je suis très, très contente de vous voir rabibochés, ça me fait énormément plaisir. »

Merlin lança à Elias une œillade surprise. « De quoi ? Comment ça se fait qu'elle-

- J'expliquerai plus tard, balaya le sorcier d'un geste de la main, avant de reporter son attention sur son apprentie. Eh ben… merci.

- Juste une toute petite chose, cependant… la prochaine fois, vous pourriez fermer la porte de la chambre ? » fit-elle avec une petite voix et des joues plus rouges que les tuniques de son père.

Les deux magiciens la regardèrent, abasourdis, avant de se regarder pour constater que chacun était un miroir de l'air horrifié de l'autre.

« C'est, c'est rien, hein, c'est juste… je veux dire, les sons ont tendance à résonner depuis le couloir et… foutue pierre, hein ? Ha ha… oulala, vous avez vu l'heure ? J'ai promis à Père de manger avec lui et Mehben à la taverne, si je veux être à l'heure il faut que j'y aille maintenant ! Pour les marinades, je reviens plus tard ! » Mehgan se leva avec précipitation, son visage cramoisi lui conférant l'aspect d'une fraise des bois en fuite – si les fraises des bois avaient des jambes. « A tout à l'heure tonton Merlin, à tout à l'heure t- m'sieur Elias ! »

En quelques enjambées, elle était dehors, laissant dans son sillage un silence pesant que seul le pépiement des oiseaux au-dehors venait briser.

Avec un bruit qui ne correspondait à aucun langage du répertoire humain ou animal, Merlin enfouit son visage dans une main. « Elle est partie parce qu'elle nous a entendus.

- Oui, confirma Elias, accablé.

- C'est décidé, c'était la dernière fois qu'on couche ensemble.

- Oui.

- La pauvre petite… pourquoi ça arrive qu'à nous, ces conneries ?

- J'sais pas. Mais j'en ai marre. »