Résumé : 3 fois où Elias a su prouver qu'il ne s'était absolument PAS attaché à la jeune génération de Kaamelott, et une fois où elle lui rendit la pareille.

Warning : dans ce chapitre, deux magiciens font des trucs de grands, d'où le changement de rating ! Rien de bien graphique, parce que je suis profondément incapable d'écrire du smut, mais voilà. Je le glisse entre deux trucs mignons, ça va passer.


== Les Adoptés ==

Pour ce qui devait être la trentième fois des deux dernières heures, Mehgan lâcha un lourd soupir et se retourna vers la moitié masculine de leur petite troupe équestre.

« Non mais là, je crois que vous avez toujours pas compris. Il faut absolument qu'on se grouille si on veut pas se faire quicher la tronche !

- Oui enfin, n'espérez pas trop non plus, hein, rétorqua Mehben en arrêtant sa monture à ses côtés. On va forcément se faire quicher la tronche, là on essaie juste de limiter la casse.

- Justement ! Au plus vite on rentre à Kaamelott, au plus la casse sera limitée, alors il faut qu'ils se magnent un peu le tronc !

- C'est agréable, je vous jure, bougonna Iagu en serrant bien le col de son manteau autour de son cou. On sort de deux mois de terrain, on se tape trois jours de traversée en bateau sur une mer toute moisie, et à peine posé le pied sur l'île, hop ! En selle, direction Kaamelott ! On a même pas eu le temps de manger un morceau ou de dormir un peu à l'auberge.

- Eh ben vous n'avez qu'à y retourner, à l'auberge, personne ne vous retient ! grogna Gareth. D'ailleurs personne ne vous a forcé à venir, je vous signale ! Vous auriez très bien pu rester en arrière.

- Euh… oui mais après j'aurais du faire le voyage de retour seul avec les seigneurs Bohort et Lionel et… ils sont gentils, ne me méprenez pas, mais en toute franchise si je dois encore me taper un monologue sur toutes les fleurs qu'on trouve à Gaunes au printemps, je m'arrache les oreilles.

- Alors vous la bouclez et vous avancez, dit le fils de Loth sans toutefois pouvoir réprimer un bâillement. Au plus vite on arrive, au plus vite on pourra se coucher. »

Mehgan adressa un sourire de gratitude à son fiancé, mais elle sentit également une pointe de culpabilité lui picoter les entrailles, et se força à rediriger son attention sur le chemin devant elle qui disparaissait peu à peu avec le coucher du soleil.

Aller attendre leurs chers et tendres au port pour leur faire une surprise, à la base, cela avait été son idée. Un message rédigé par Gareth était arrivé à la taverne, porté par un pigeon moins naze que la moyenne mais qui avait tout de même eu la flemme de parcourir le dernier bout de chemin jusqu'à Kaamelott, sa réelle destination. L'oiseau ivre de fatigue s'était posé sur le rebord de la fenêtre de Mehgan et n'avait émis aucune objection lorsqu'elle avait récupéré la missive qu'il trimballait. Sur le petit bout de parchemin humide, Gareth annonçait leur départ en mer depuis les côtes de Gaunes, et leur retour prochain sur l'île de Bretagne.

Aussitôt, Mehgan était allée cueillir sa sœur au saut du lit pour lui soumettre le plan qui prenait forme dans sa tête. Mehben avait été emballée par l'idée, mais leur fenêtre d'action était affreusement réduite si elles voulaient être à l'heure sur le quai pour surprendre les garçons. Les deux apprenties magiciennes avaient tout juste pris le temps d'empaqueter un casse-croûte – on ne pouvait pas être éduqué par Karadoc de Vannes sans en faire une priorité – et une carte de la région avant de sauter en selle et de filer en direction de la côte pour deux jours de cavalcade enjouée.

Elles avaient foutu le camp de façon si spontanée, si joyeusement fougueuse, que ce ne fut qu'au moment où le bateau s'approchait du quai que Mehgan s'était souvenue d'un petit détail qui avait une certaine importance : la leçon qu'elles auraient du avoir avec Merlin et Elias, le jour de leur départ de la taverne, pour laquelle elles avaient désormais deux jours de retard, presque trois.

Et si les trois garçons ne se bougeaient pas un peu, Mehgan avait bien peur que le chiffre final ne s'élève à quatre jours de retard, et qu'Elias les grille sur place dès leur arrivée à Kaamelott. La ponctualité, c'était sacré pour l'enchanteur du Nord, qui estimait qu'un quart d'heure de retard était un crime suffisamment odieux pour mériter de devoir nettoyer tous les ustensiles du labo. Alors trois ou quatre jours… il était bien possible que le sorcier leur fasse polir toutes les pierres du laboratoire et tous les pavés de la cour avec un carré de tissu pas plus gros que la main.

Il s'était bien adouci depuis leurs débuts chaotiques, Elias, mais il ne fallait pas tenter de la lui faire à l'envers. Non pas que Mehgan s'y essayait souvent, pas sciemment en tout cas. Elle avait beaucoup trop de respect pour le magicien qui depuis deux ans lui apprenait à penser par elle-même, l'encourageait à tenter de nouvelles choses, et la remotivait quand ses tentatives finissaient par échouer. Père et tonton Perceval aimaient Mehgan et Mehben de tout leurs cœurs, c'était indéniable ; mais Elias avait été le premier avec tonton Merlin à les traiter en êtres humains capables d'erreur autant que de succès, et pas en jolies poupées un peu fragiles qu'il ne fallait surtout pas mêler aux affaires des adultes.

Mehgan ne craignait pas vraiment la punition que leur retard allait certainement provoquer. Ce qu'elle redoutait plus que tout en revanche, au point de chevaucher de façon ininterrompue depuis bientôt vingt heures, c'était la déception qu'elle allait sans doute trouver dans les yeux d'Elias et de tonton Merlin.

« Pourrait-on au moins s'arrêter une petite demi-heure ? demanda un Petrok peiné en direction de son épouse. Au moins pour que les chevaux reprennent leur souffle, et nos derrières leur forme habituelle.

- Mais les chevaux vont très bien, et vos miches aussi, rétorqua Mehben. Il nous reste quelque chose comme trois heures avant d'arriver à Kaamelott, alors mes petits chevaliers vous serrez les dents et ce sera bientôt fini.

- Trois heures ? Mais le soleil se couche, dans une demi-heure il fait nuit noire ! protesta Iagu. Vous comptez nous faire crapahuter à l'aveuglette ? On sera beaux si un des chevaux se pète une jambe dans un trou !

- Vous allez arrêter de faire votre bébé deux minutes ? Ce soir c'est pleine lune, on y verra très bien. »

Mehben ne s'était pas trop trompée. Tant qu'ils restaient sagement sur le sentier, la lueur de la pleine lune leur fournissait la luminosité nécessaire pour avancer, à un rythme beaucoup plus modéré toutefois. Ce ralentissement forcé ne plaisait pas à Mehgan, mais elle devait bien reconnaître qu'il serait hasardeux, pour ne pas dire inconscient, de s'amuser à faire courir leurs montures alors qu'ils distinguaient à peine les virages que la route décrivait.

Après ce qui ressemblait à une éternité à contourner les collines, la petite troupe arriva enfin à un grand carrefour familier, et Mehgan s'autorisa un soupir de soulagement. Ils étaient presque arrivés ! Plus qu'une petite vingtaine de minutes, et ils passeraient la grande porte du château. Il leur resterait encore une bonne moitié de la nuit pour bricoler des excuses semi-convaincantes, et réunir leur courage pour les présenter le lendemain matin.

« Vous le voyez comme moi, le piaf sur le poteau ? Il est pas un peu bizarre ? »

La question de Iagu attira l'attention de ses quatre camarades sur la petite forme illuminée par la lune et perchée sur un des panneaux indicateurs, à un angle du carrefour. La présence même du grand corbeau était étonnante, dans la mesure où ces oiseaux n'étaient pas connus pour se promener de nuit, mais le détail le plus saisissant chez cet individu-là était certainement ses yeux. Rouges et brillants, ils semblaient scruter le voile épais de la nuit comme une sentinelle démonique à l'affût. Lorsque les deux orbes perçants se posèrent sur le groupe de jeunes – arrachant des murmures inquiets aux trois chevaliers en formation – l'animal marqua une pause, avant de s'envoler dans un bruissement de plumes dans la direction générale de Kaamelott.

Mehgan et Mehben échangèrent un regard consterné. A l'inverse de leurs compagnons, elles n'avaient pas besoin de se poser la moindre question sur le mystérieux volatile.

« Il sait, dit simplement Mehgan.

- Fait chier, » grommela Mehben.

En mettant pied à terre dans la cour principale de Kaamelott, aucune des sœurs ne fut surprise de voir la lumière encore allumée par la grande fenêtre du laboratoire. Si la lueur chatoyante des torches était attrayante par cette sombre nuit d'automne, la forme sombre qui se tenait devant la porte grande ouverte du labo l'était déjà nettement moins.

« Autant y aller maintenant, ce sera pire demain, » chuchota Mehben avec un petit coup de coude, et Mehgan devait bien admettre qu'elle n'avait pas tort.

Après avoir installé les chevaux aux écuries, le groupe se dirigea avec réticence vers sa perte, un pas hésitant à la fois. Mehben et Mehgan ouvraient bravement la voie, gravissant les marches deux pas devant leurs trois acolytes terrifiés, et bientôt les jeunes se retrouvèrent sur le seuil du laboratoire, devant le dragon fulminant qui les y attendait de pied ferme.

Un dragon de moins de six pieds de haut, certes, mais qui pouvait cracher du feu tout pareil.

Du feu, Elias n'en cracha pas tout de suite, même si le frémissement de ses narines laissait deviner qu'il en crevait d'envie. Droit comme un piquet d'exécution, les bras croisés sur ses robes noires, l'enchanteur les toisait avec une colère à peine contenue. Il avait beau ne pas dépasser Petrok ou Gareth en taille, la fureur qui semblait émaner de lui en vagues régulières leur donnait l'impression d'être tout petits et insignifiants. Sur le visage du mage, l'insomnie avait creusé des cernes lugubres, et Mehgan espérait en dépit du bon sens ne pas avoir été à l'origine de ce désagrément.

Un jappement sourd résonna, et Mogriave se précipita hors du laboratoire pour venir accueillir les nouveaux-venus avec bonne humeur. Le chien se faufila entre leurs jambes, pressant son flanc et sa joue contre leurs cuisses en quête de caresses. Mais personne n'osa tendre la main pour le toucher, de peur que le moindre geste puisse faire déborder la mare de rage qui bouillonnait dans les yeux bleus gris d'Elias.

Le silence s'éternisa, lourd et accusateur, mais aucun des jeunes n'était prêt à le briser. Ils estimaient plus prudent de fixer le bout de leurs bottes, penauds, en attendant que l'orage éclate. Ce qui finit par arriver au bout d'une interminable poignée de secondes.

« Pas un message, rien ! rugit l'enchanteur, renvoyant Mogriave à l'intérieur avec la queue entre les pattes. Vous étiez pas à la taverne, ni au château, ni sur aucune route des environs ! On vous a cherchées partout comme des abrutis, j'ai mis des corbeaux sur toutes les putains de routes, de jour comme de nuit ! Parce que bien sûr vous avez dit à personne où vous partiez, ce serait trop facile !

- On est parties un peu vite, c'est vrai, mais- , commença Mehben à mi-voix.

- Silence ! Moi encore, on s'en tape, mais vous savez même pas dans quel état vous avez mis votre oncle. Merlin a fait trois fois le tour de la forêt, ça fait deux nuits qu'il dort pas, quand il est rentré tout à l'heure il était à deux doigts du malaise vagal ! Vous croyez que c'est intelligent ? » Lorsque personne n'osa lui répondre, Elias frappa du poing sur la porte en bois, provoquant un sursaut général. « Ho, je vous parle ! Vous vous croyez malines, à faire chialer votre oncle ?

- Non, monsieur Elias, souffla Mehgan, sentant un début de larmes picoter le coin de ses propres yeux à l'annonce de l'angoisse de Merlin.

- Eh ben quand même ! Bon, là il dort, parce que je l'ai obligé. Mais demain matin à la première heure, vous allez lui faire vos excuses, et elles ont intérêt à être travaillées sinon ça va chauffer pour vos derches, je préfère prévenir ! Est-ce que c'est bien compris ?

- Oui, monsieur Elias.

- J'espère bien. » Elias décroisa ses bras pour venir poser les mains sur ses hanches et laisser promener son regard sur les jeunes visages contrits devant lui. Si les yeux du sorcier reflétaient toujours un profond agacement, il semblait avoir perdu de sa rage initiale, et lorsqu'il reprit la parole sa voix était moins tranchante. « Vous êtes blessées ?

- Pardon ? fit Mehben, surprise.

- Est-ce que vous ou l'un des trois guignols qui se planquent derrière vous est blessé ? répéta-t-il calmement.

- Euh... non, je crois pas, répondit Mehgan en espérant très fort qu'aucun des trois hurluberlus derrière elle ne se mettrait à parler de son postérieur meurtri par les heures de chevauchée.

- Bien. C'est déjà ça de pris. » Elias ouvrit plus grand la porte du laboratoire et leur indiqua d'entrer d'un coup de menton. « Allez. J'imagine que vous devez avoir faim. Vous avez du ragoût de mouton et du pain sur la table. Je vais vous installer des paillasses et des couvertures dans la seconde chambre là-haut pendant ce temps. On discutera de vos conneries demain, jusque-là, je veux pas vous entendre. »

Au matin, après une nuit blottie contre le dos de Gareth et bercée par les légers ronflements de Petrok, Mehgan se fit la réflexion que le soulagement d'Elias avait du être aussi grand que celui de Merlin, à défaut d'être aussi évident. Les regards bienveillants que le sorcier lançait – pas assez – discrètement vers le druide alors que ce dernier serrait ses nièces d'adoption dans ses bras étaient autant de preuves indéniables.

Ça et l'absence incongrue de punition dans les jours qui suivirent.


Le grand enchanteur du Nord pesta une nouvelle fois dans sa barbe et tenta d'ouvrir la porte de son laboratoire avec le coude, les bras chargés de deux lourds paquets de produits qu'il avait le plus grand mal à manœuvrer. Il aurait pu en poser au moins un par terre, bien sûr, juste le temps d'ouvrir la porte ; mais le sol était mouillé, et il était hors de question de poser des paquets détrempés et boueux sur un établi. C'était tout bonnement dégoûtant.

Après moult contorsions et une promesse de remplacer la poignée par quelque chose de plus pratique à actionner sans les mains, Elias entendit le clic salvateur de l'ouverture de porte et poussa le panneau d'un coup d'épaule.

« Merci pour le coup de main, vraiment, fallait pas, » railla-t-il en entrant dans son lieu de travail.

Mais la pièce était vide. Etrange, la porte était pourtant déverrouillée. Elias haussa une épaule ; ce ne serait pas la première fois que Merlin oubliait de donner un tour de clé en partant. Le sorcier se retourna pour fermer la porte du bout du pied, quand un bruit à l'étage attira son attention et lui fit tendre l'oreille.

« Y a quelqu'un ? appela-t-il. Ho ? Merlin ? »

Un cri semblable à un rugissement lui répondit, suivi de très près par un hurlement suraigu qui ne pouvait appartenir qu'à un jeune enfant. Le sang d'Elias gela directement dans ses veines.

Yoan.

Avant même de l'avoir consciemment décidé, Elias avait laissé tomber ses paquetages dans un fracas de verre brisé pour se ruer vers l'escalier. Alors qu'il grimpait les marches trois par trois, il sentait son corps entier se préparer au combat, de son cœur tambourinant contre ses côtes aux petites étincelles qui crépitaient déjà entre ses doigts. Son sang, quelques secondes auparavant figé par l'horreur, se mit à bouillonner de rage.

Un autre hurlement retentit juste au moment où il arrivait en haut de l'escalier, en provenance de la chambre qu'il partageait avec Merlin. Peu importe qui menaçait le jeune héritier, le débile était déjà mort.

D'un violent coup de pied, Elias ouvrit la porte de la chambre et chercha la menace des yeux. Il la trouva assez vite, sous la forme d'une grande silhouette emmitouflée dans une cape écarlate et penchée sur le lit, où un Yoan tremblotant tentait de se cacher sous un oreiller. Le sorcier n'eut pas le loisir de se demander comment le jeune Pendragon était arrivé là, ou qui se planquait sous la capuche de l'agresseur.

Sans perdre une seconde, il envoya une boule de feu de sommation qui s'écrasa contre la pierre au-dessus de la tête de lit, laissant une marque noire sur le mur.

« Recule, enfoiré, ou la prochaine c'est droit dans ta tronche ! hurla-t-il à l'attention de l'intrus, qui avait déjà esquissé un pas en arrière.

- Non mais ça va pas bien ?! »

La voix familière brisa la mélodie guerrière que l'adrénaline jouait à l'arrière du crâne d'Elias, et le sorcier baissa les bras. « Merlin ?

- Bah oui c'est moi ! répondit le druide en rabattant le coin de couverture qui lui servait de capuche. Qui voulez-vous que ce soit ?

- Mais vous… enfin, j'ai entendu crier, je…

- Bien sûr que ça crie ! C'est généralement ce qui se passe quand un dragon attaque un village, ça crie ! Enfin, quand dans ce pays on veut bien laisser les dragons piller et massacrer en paix, hein ! » Sans accorder un autre regard à son compagnon, Merlin repositionna la couverture rouge autour de sa tête et reporta son attention sur Yoan. « Alors, on en était où, nous ? Ah oui ! Donne tout ton or, aventurier, ou je te gobe en entier !

- Noooooon ! » scanda Yoan, hilare, en se tortillant sur le lit pour échapper aux griffes du reptile imaginaire.

Elias ne pouvait que regarder, médusé, alors que Merlin et l'enfant reprenaient leur session de jeu. Dire qu'il se sentait un peu con aurait été l'euphémisme de la décennie ; mais au moins, le seul danger réellement présent dans la pièce était celui de voir Yoan se pisser dessus sur le lit à force de rire.

« Vous occupez pas de moi, je vais… ramasser tout ce que j'ai foutu par terre, » soupira-t-il en tournant les talons, royalement ignoré par le duo.

Il espérait simplement que la fiole de sang de basilic n'était pas brisée. Non seulement ça coûtait la peau du cul, cette saloperie, mais c'était également une vraie plaie à nettoyer.


« La porte est bien verrouillée cette fois ? demanda Merlin entre deux baisers brûlants, repoussant un peu Elias pour pouvoir en placer une.

- Oui oui.

- Non mais elle l'est vraiment, ou tu me dis « oui oui » pour te débarrasser ?

- Oui c'est verrouillé, j'ai vérifié deux fois, maintenant reviens là ! »

Avec un grognement frustré, Elias saisit deux poignées de la cape de voyage de Merlin pour l'attirer brutalement contre lui. Le druide faillit perdre l'équilibre et envoya par réflexe ses mains contre le mur derrière le sorcier, tandis que ce dernier se hissait sur la pointe des pieds pour remonter à l'assaut de ses lèvres.

« Doucement ! glapit Merlin en redressant la tête pour se mettre un peu hors de portée et reprendre son souffle.

- Doucement, ç'aurait été possible si t'étais rentré au bout de trois semaines comme t'avais dit en partant ! Sauf que là, mon pinson, ça fait trois mois !

- Je t'ai déjà dit : Alban et ses potes m'ont pratiquement supplié de rentrer avec eux à Gaunes pour régler un conflit entre deux meutes de loups ! Alors j'ai dit oui, mais ça m'a pris un temps fou, les loups du continent c'est pas la même tisane que ceux d'ici, figure-toi ! Et puis après au moment de reprendre le bateau-

- Ça va, ça va, je connais le couplet, le capitaine qui t'a oublié, puis le mauvais temps, pas la peine de me refaire l'épopée !

- Bah c'est pas pour me chercher des excuses, mais c'est vrai ! En plus j'avais envoyé un message pour prévenir…

- Avec un pigeon daubé, sûrement, parce qu'il est jamais arrivé le message. Allez, on arrête de jacasser, y a mieux à faire ! »

A l'aveuglette, Elias se décala pour s'asseoir sur l'unique petite table de l'arrière-salle du labo, gardant une main fermement ancrée sur les habits de Merlin, des fois qu'il viendrait au druide des ambitions de fuite. Aucune inquiétude à avoir de ce côté-là : s'il avait clairement manqué à l'enchanteur teigneux, la réciproque était au moins aussi vraie.

En rentrant à Kaamelott au beau milieu de la nuit, il ne s'était pas attendu à voir encore de la lumière filtrer par la fenêtre du laboratoire, mais il n'avait pas non plus été étonné outre mesure. Il savait bien que, s'il n'était pas là pour chapeauter l'affaire, Elias reprenait un rythme de sommeil erratique, et des habitudes alimentaires pires encore. Ce qui ne l'empêchait pas de faire preuve d'une force insoupçonnée lorsqu'il s'agissait de saisir Merlin avant même le clac de fermeture de la porte du laboratoire, et de l'entraîner dans l'obscurité de l'arrière-salle que la lueur de l'unique torche encore allumée peinait à éclairer.

« J'ai même pas pu poser mon sac, rouspéta Merlin tout en laissant son compagnon l'attirer de nouveau contre lui.

- Si y a que ça. » Elias attrapa la lanière de la besace en question pour la faire glisser le long du bras du druide, et la laisser tomber par terre sans ménagement. « Hop, posé, d'autres réclamations ?

- J'ai au moins quatre couches d'habits de voyage à lever, je passerais bien par l'étape débarbouillage, j'ai faim aussi-

- Quel dommage, le bureau des réclamations vient de fermer, revenez nous voir demain ! »

D'un mouvement fourbe qui faisait bien honneur à son nom, Elias passa ses jambes autour de celles de Merlin pour venir lui caler ses talons à l'arrière des genoux. Fort de ce nouveau levier, l'enchanteur ramena son compagnon entre ses jambes et se mit à fouiller avec empressement parmi les fameuses quatre couches d'habits de voyage. Celui-là, lorsqu'il avait une idée en tête…

La sensation d'une main se glissant furtivement dans ses braies arracha un sursaut à Merlin. « Ah mais d'accord, là ici tout de suite en fait ?

- Bah oui, là ici tout de suite, pas demain ! Pourquoi, c'était pas assez explicite ? Je peux bricoler un gros écriteau vite fait, au besoin.

- Non non, très bien, je m'étais juste pas rendu compte…

- Pas rendu compte ? Rassure-moi, tu pensais tout de même pas que ça-» Elias subtilisa une des mains du druide pour la caler dans son entrejambe. « -c'était juste un couteau dans ma poche, si ?

- Ah bah là, du coup, plus de doute possible.

- Voilà.

- Mais on peut pas au moins aller au plumard ? J'ai plus deux cents ans, moi, faire ça comme ça debout, ça me scie les pattes.

- Moi, ce qui me scie les pattes, c'est que ton froc soit pas déjà au niveau de tes bottes ! Magne-toi un peu !

- Ah carrément ? Mais la fenêtre-

- On voit pas ce coin depuis la fenêtre, j'ai vérifié, crois-moi j'ai bien eu le temps de cogiter la question en trois putains de mois ! »

Merlin ouvrit la bouche pour se défendre une nouvelle fois mais Elias enroula sa main libre autour de sa nuque et écrasa littéralement sa bouche contre la sienne, transformant toute protestation en un bruit étouffé indistinct. Alors que le sorcier se pressait avec insistance vers l'avant, le druide n'eut pas d'autre choix pour conserver son équilibre que d'agripper les hanches de son amant comme un naufragé se cramponne à un rocher au milieu d'une tempête.

Quelques secondes plus tard, ses braies glissaient jusqu'à ses pieds, et l'air frais de la nuit lui lécha les jambes. Merlin n'eut toutefois même pas le loisir de frissonner, car la main avide – mais terriblement accommodante – d'Elias se remit bien vite au travail. Le salopard connaissait bien son affaire, après des années de pratique ; il savait parfaitement quelles allures alterner, quelles proportions de douceur et de fermeté donner à ses caresses pour transformer les genoux de Merlin en pâte à clafoutis. Il n'y avait aucun domaine dans lequel Elias visait autre chose que la perfection, il s'y employait avec un acharnement à la limite de la psychopathie.

C'est donc sans étonnement que le druide, qui n'était rentré que depuis une vingtaine de minutes, se retrouva bientôt à donner des coups de reins erratiques dans la paume d'Elias, son visage enfoui dans la jonction du cou et de l'épaule du sorcier pour y cacher ses gémissements.

« Tu veux toujours monter au plumard ? lui chuchota-t-il à l'oreille, taquin.

- Ah ça va, hein, haleta Merlin, laissant courir la pointe d'une canine contre la carotide d'Elias en guise de faux avertissement. Dans cinq minutes… dans cinq minutes, tu vas voir… »

L'éloquence n'avait jamais vraiment été son fort, mais pour ce coup-ci, il avait une raison valable.

« Cinq minutes ? Bah je croyais qu'avec l'âge on devenait plus endurant au pageot, faut croire que c'était des conneries.

- Flûte ! »

Merlin devait pourtant l'admettre, il n'allait pas tenir longtemps. Elias l'avait certainement senti dans le resserrement de la prise du druide sur ses hanches, car il accéléra le rythme, sa main libre agrippée aux épaules de Merlin.

Avant de s'arrêter, totalement et inexplicablement, arrachant à son compagnon un long grognement peiné. Il était si proche !

« Qu'est-ce que tu fous ? geignit-il, se pressant contre Elias pour l'inciter à reprendre le mouvement. Fais pas le con, allez…

- Chut, lui intima l'enchanteur à voix basse, le corps tendu comme à l'affût de quelque chose.

- De quoi, chut ? Sans déconner, tu peux pas-

- Chu-teuh ! Il y a eu un bruit.

- Un bruit ? Quel bruit ?

- A l'étage, un bruit.

- Sûrement un truc tombé par terre, ou alors c'est Mogriave, qu'est-ce qu'on s'en fout ? » Merlin avait bien conscience qu'il avait l'air ridicule mais la sensation de la main immobile d'Elias à un endroit où il avait désespérément besoin de mouvement était en train de lui vriller les nerfs de frustration. « C'est pas comme s'il y avait quelqu'un d'autre ici ! »

A ces mots, Elias ouvrit de grands yeux un peu paniqués, ceux-là mêmes qu'il avait encore tendance à faire quand on lui collait Yoan dans les bras. « Merde ! Les petites !

- Quoi les petites ?

- Je voulais pas qu'elles repartent de nuit, j'ai… je leur ai filé la seconde piaule pour qu'elles dorment ici !

- De quoi ?! feula Merlin à mi-voix, alarmé. Et tu me sautes dessus comme ça, non mais t'es pas cintré ?

- J'avais oublié, ça va ! Et je pensais pas que tu rentrerais cette nuit ! rétorqua Elias. Maintenant ferme-la, il faut qu'on bouge avant que- »

La fin de sa phrase se mua en un Grrrk ! étranglé quand l'écho caractéristique de pas descendant l'escalier leur parvint aux oreilles. Tétanisés par l'horreur, les deux magiciens échangèrent un regard affolé ; il était bien trop tard pour s'enfuir.

Avec une démarche mal assurée et une bougie à la main, Mehgan descendait les marches avec toute la grâce du mort-vivant sortant d'hibernation. Les cheveux en vrac et les yeux à moitié fermés, la jeune femme déambula dans le laboratoire en direction de la cheminée, tournant le dos à ses deux précepteurs et leur position plus que compromettante. Si la longue cape de voyage de Merlin – toujours bien en place sur ses épaules, les Dieux soient loués – cachait aux yeux extérieurs les détails les plus intimes de leur étreinte, aucun doute ne planait sur le tableau global.

Mehgan posa sa bougie sur un établi et lâcha un large bâillement, étirant bien haut ses bras au-dessus de sa tête. Brisant le lourd silence qui régnait sur le laboratoire, que les deux magiciens n'osaient même pas perturber en respirant, elle saisit une coupe sur une étagère et ouvrit le tonneau d'eau près de la cheminée pour l'y plonger.

Merlin chercha dans l'obscurité le reflet des yeux d'Elias et s'y cramponna tout aussi solidement qu'à sa taille. Ils étaient au fond de l'arrière-salle, dans un recoin, et loin du faible éclairage fourni par l'unique torche au mur et la bougie descendue par Mehgan. S'ils restaient parfaitement immobiles et silencieux, il y avait encore un espoir pour que la jeune femme à moitié assoupie ne se rende compte de rien. En tout cas, pour sa santé mentale, Merlin se devait d'y croire ardemment ; encore une chance qu'Elias avait retiré sa ridicule tiare pour la soirée, le bijou brillant qui y était serti aurait vendu la mèche en deux secondes.

Mehgan vida sa coupe à grandes gorgées, clairement assoiffée à en juger par le bruyant soupir de soulagement qu'elle lâcha tout de suite après. De nouveau, elle préleva dans le tonneau une nouvelle cargaison d'eau, qu'elle but cette fois-ci avec plus de retenue.

Merlin n'arrivait pas à décider s'il préférait que la petite se grouille un peu, pour mettre fin à leur supplice, ou s'il souhaitait au contraire que le moment reste figé éternellement. En effet, tant qu'elle leur tournait le dos, il n'y avait aucune possibilité pour que Mehgan ne remarque leur présence. Même s'il ne pouvait pas le distinguer dans la pénombre ambiante, le visage d'Elias avait du virer au rouge cramoisi et ses traits devaient être aussi tendus que les doigts qui s'étaient figés à l'entrejambe du druide. Ce qui commençait à devenir un chouya inconfortable, d'ailleurs.

Après avoir reposé la coupe sur l'étagère et refermé le tonneau, Mehgan reprit sa bougie en main et se retourna pour se traîner vers l'escalier ce qui, fatalement, la rapprocha de l'arrière-salle. Le cœur de Merlin sauta une poignée de battements à l'approche des pas de sa nièce adoptive. Il se voyait déjà découvert, devant choisir entre avancer des raisons pour justifier leur position délicate, ou se répandre en plates excuses pour leur comportement effronté. Réfléchir à cette allure avec encore la douce caresse du plaisir le long de son échine était tout sauf aisé.

Par un truchement de chance inespérée qui prouvait que les Dieux n'avaient pas encore tout à fait abandonné les deux magiciens, Mehgan pivota pour remonter l'escalier vers les chambres d'un pas tout aussi pataud qu'à l'aller. Merlin sentit l'exhalation soulagée et la chute de tension dans les muscles d'Elias, qui devait sûrement faire écho à la sienne. Ils s'autorisèrent même un rictus de connivence éhontée, comme deux sales gosses planqués sous une table qu'on avait failli attraper à piquer des gâteaux aux cuisines.

« Bonne nuit tonton Merlin, bonne nuit tonton Elias. »

La voix ensommeillée provenant du milieu des marches les glaça de nouveau jusqu'au bout des orteils. Aucun des deux ne trouva sa voix à temps pour répondre – non pas qu'ils en auraient eu l'audace – et la lueur de la bougie de Mehgan disparut complètement en haut de l'escalier.

Peu à peu, les yeux de Merlin se réhabituèrent à l'obscurité et il constata qu'il n'était pas le seul que le choc avait réduit au silence, voire mené au bord de la crise de nerfs. Le visage d'Elias revêtait une grimace d'inconfort suprême ; le druide ne savait dire s'il s'agissait d'une mortification profonde, d'un désir de trucider quelqu'un ou simplement de ressentiment à l'encontre de la cruauté de l'univers.

Merlin força un petit rire vacillant pour décrisper son amant. « Tu… tu penses qu'elle s'est rendu compte… ?

- Ah ben là, y a des chances, oui…

- Par contre, j'ai mal entendu ou… « tonton Elias » ?

- Hein ? Ah oui, tiens, merde… »

Le sorcier tourna la tête, intrigué, vers les escaliers en haut desquels son apprentie venait de disparaître. Et c'était peut-être la faible luminosité ou la fatigue, mais Merlin aurait juré entrevoir une sincère surprise, sans aucune trace de réticence.

Cette réaction serait à réexaminer plus tard, dans un contexte plus propice. Mais pour l'heure…

« Euh… y aurait moyen de… ? » Presque timidement, Merlin poussa ses hanches dans la main d'Elias. « Enfin… tu vois ? »

Le regard noir qu'il reçut en retour aurait pu incinérer un homme plus faible, mais le druide était à moitié démon, alors ça devait passer. Avec un grommellement agacé, l'enchanteur se remit à l'ouvrage, à la grande satisfaction de son compagnon qui recala sa joue contre la colonne de son cou.

Avant d'abandonner entièrement ses pensées à la douce ivresse du plaisir, Merlin se nota dans un coin de la tête de remercier Elias en gérant la discussion possiblement épineuse du lendemain matin avec Mehgan.


Le silence dans le laboratoire était au moins aussi suspect que les sourires sur les visages de Merlin, Mehben et Mehgan. Alignés en rang d'oignon avec les mains derrière le dos, silencieux et presque au garde-à-vous, ils avaient l'air aussi innocents que des voleurs de poule qui auraient encore des plumes dépassant des poches.

« Allons bon, soupira Elias en terminant de refermer la porte du labo derrière lui. Qu'est-ce que vous avez foutu, encore ? J'vous préviens, si vous avez encore teint tous les chevaux des écuries en essayant de balancer un sortilège, vous vous démerdez, je vais pas constamment nettoyer vos conneries.

- Mais non, rho ! fit Mehben en levant les yeux au ciel. Et puis c'était juste une fois ! Pourquoi vous nous le ressortez tout le temps ?

- Parce que c'est moi qui ai du expliquer pendant deux heures à Léodagan qu'ils allaient devoir se trimballer des chevaux roses le temps que je collecte de quoi préparer le contre-sort. Alors si j'ai envie de ressortir cette histoire trois fois par jour, je fais c'que j'veux ! »

Elias prit le temps de poser sa brassée de parchemins sur une étagère et de retirer son bonnet, le secouant pour en chasser la neige. Du coin de l'œil, il vit les trois complices – car ils étaient complices de quelque chose, ça ne faisait aucun doute – échanger des regards incertains. Si Merlin ne semblait pas plus inquiet que ça, les deux filles en revanche oscillaient nerveusement sur place.

« Allez, ça va, pas la peine de faire ces têtes de constipés, céda-t-il en pendant son lourd manteau à un crochet près de la porte. Vous pouvez me dire, je promets de pas trop gueuler. Enfin je ferai de mon mieux, ça dépend. »

Mehgan lança un ultime regard en biais vers Merlin, et quand ce dernier hocha la tête d'un air encourageant, la jeune fille ramena ses mains devant elle.

« Surprise ! annonça-t-elle en tendant ce qui ressemblait à un gâteau biscornu devant elle.

- Joyeux anniversaire ! » renchérit Mehben en faisant de même avec un paquet un peu en longueur qu'elle dissimulait derrière son dos.

Elias cligna des yeux, fauché par l'étonnement. « Mon anniversaire ? répéta-t-il bêtement. C'est pas mon anniversaire.

- Bien sûr que si, andouille, assura Merlin. Votre anniversaire, c'est une semaine avant le Solstice d'Hiver, et ça tombe aujourd'hui.

- Ah… ouais, peut-être. J'ai pas la mémoire des dates. »

C'était étrange. Ni Merlin ni lui n'avait pour habitude de fêter leurs anniversaires. Un bon repas ou une coupette de vin pour marquer le coup, oui, mais rien de très formel. Les gâteaux et les cadeaux, c'était bien pour les gamins, mais après un siècle d'existence les années se succédaient sans réelle délimitation. Où terminait celle d'avant, où commençait la suivante… ces notions avaient tendance à se noyer dans la masse et perdre de l'importance.

Voilà. Il commençait à penser comme une vieille bique. Heureusement qu'il n'atteindrait jamais l'âge de Merlin.

« Si vous avez pas la mémoire des dates, comment ça se fait que vous nous faites toujours des cadeaux à nos anniversaires ? s'enquit Mehgan.

- Mais je vous ai jamais fait de cadeau à vos anniversaires.

- Ah bon ? Alors les plumes d'aigle neuves, les carnets avec la reliure en cuir, les bouquins…

- C'est pas des cadeaux, ça, c'est pour bosser, dévia-t-il habilement.

- Bien sûr, affirma Mehben d'un air entendu. Bien sûr. Eh ben nous aussi, c'est pour bosser ! »

Sans autre préambule, la jeune apprentie lui fourra le paquet en toile de jute dans les mains et se recula pour revenir entre sa sœur et son oncle.

Mince et solide, l'objet emballé devait faire dans les trois pieds de long et se terminait par une sorte de crochet. Il avait été soigneusement empaqueté, la toile de jute maintenue fermée par de petites ficelles proprement nouées à intervalles réguliers. Merlin n'accordant que peu d'intérêt à ce genre de détail, Elias ne pouvait que déduire qu'une des filles était responsable de ce conditionnement millimétré, et il ressentit malgré lui une petite bulle de fierté.

« Alors vous l'ouvrez ou on attend que la nuit tombe ? » demanda Merlin.

Avec autant de paires d'yeux inquisiteurs sur lui, Elias ne pouvait que se sentir traqué, et il secoua nerveusement la tête. « Nan mais c'est vraiment pas la peine, je suis pas trop « cadeaux » moi…

- Soyez pas chiant et ouvrez-le ! soupira le druide. Celui-là vous allez l'aimer, je vous le garantis ! On a beaucoup bossé dessus avec les petites.

- Tous les trois ?

- Oui, tous les trois, maintenant ouvrez-le sinon on mange le cake à l'abricot sans vous.

- A l'abricot ? fit Elias en tendant la tête à la mention de son fruit favori. En cette saison ?

- Avec la bonne méthode de conservation, c'est toujours la saison des abricots. »

Elias dirigea son regard sur le paquet, puis sur son public attentif. Manifestement, il n'allait pas pouvoir y couper, autant s'en débarrasser au plus vite. Avec prudence, il dénoua les ficelles qui maintenaient l'emballage clôt une à une, puis déroula la toile de jute. Quand ses yeux se posèrent sur l'objet ainsi dévoilé, ils s'écarquillèrent à un degré qui devait friser la comédie dramatique.

Un petit dragon de cuivre familier le regardait, planté au sommet d'un bâton de bois sombre. Le souffle d'Elias se retrouva piégé dans sa poitrine, maintenu captif par la surprise et quelque chose de plus doux, de plus chaud. La nostalgie, peut-être, avec une pointe de mélancolie par-dessus. En tout cas, des émotions qu'il pensait bien hors de sa portée.

Le manche, issu d'un bois sombre et gravé de runes, était nouveau mais le dragon au sommet était bien celui de son ancien bâton. Cela ne faisait aucun doute ; le polissage acharné que l'accessoire semblait avoir reçu n'avait pas pu effacer les éraflures assénées par le temps.

« Mais… comment… ?

- Je l'ai trouvé dans le labo, juste après l'assaut des burgondes, expliqua Merlin. Au début je voulais vous le rendre directement, mais après j'ai un peu oublié… Du coup, je me suis dit que si on arrivait à vous le rafistoler, ça ferait une chouette surprise ! Vous êtes surpris ou pas ? »

Pour être surpris, il était surpris, pas de problème là-dessus. D'autant que le bâton semblait ronronner dans sa paume, vibrant d'une magie nouvelle mais rassurante. Estomaqué, il ne pouvait qu'acquiescer, incapable pour le moment de répondre à la question du druide par les mots.

« Je peux vous dire qu'il a pas été facile à ré-enchanter, votre merdier ! poursuivit Merlin. Déjà j'ai du trouver un enchanteur qui savait faire ET à qui vous aviez pas causé du tort. Rien que ça, j'y ai passé un sacré bout de temps.

- Tonton Merlin, on a dit qu'on en parlait pas, de ça, rappela Mehgan en fronçant les sourcils.

- Ah ouais, pardon. Bref, j'ai trouvé un mec en Aquitaine spécialisé en enchantement d'artefact, je l'ai invité l'an dernier à la Célébration du Sanglier et je lui ai filé. A un moment il m'a écrit pour me dire qu'il l'avait paumé, il m'a flanqué une de ces frousses ! Mais en fait il l'avait juste confondu avec-

- Non mais ça non plus, on a dit qu'on le disait pas ! coupa Mehben, irritée. Vous cassez tout le moment, là !

- Pardon, pardon ! fit Merlin en levant les mains pour pacifier les gamines qui lui jetaient des regards agacés. Ça fait tellement longtemps que je lutte pour pas balancer le secret, j'ai du mal à doser ! Bon pour faire court, toutes les propriétés magiques du machin ont été perdues quand le manche a cramé parce que ça formait une seule entité avec la tête du bâton. Alors pour éviter de refaire la même connerie, il n'y a que la partie avec le dragon qui est enchantée maintenant, comme ça il résistera à la casse ou s'il y a un nouvel incendie. »

Elias combattit de toutes ses forces son envie de lever les yeux au ciel. Même si l'idée avait du mérite, il ne comptait pas foutre le feu au laboratoire tous les jours, merci bien. Le sorcier passa ensuite son pouce sur les runes qui décoraient le manche, intrigué. Si seul le dragon était désormais enchanté, alors pourquoi…

« Pour le manche, on a travaillé dessus avec Mehben, indiqua Mehgan, devinant sûrement la question de son précepteur à son attitude. On voulait… enfin, on s'est servies de ce que vous nous avez appris sur les talismans et les protections runiques.

- Bon, faut pas vous attendre à des miracles, hein, précisa sa sœur. C'est des runes de débutant, c'est pas grâce à elles que vous pourrez résister aux flammes ou un autre truc balèze. Mais on s'est dit que ça complétait bien. »

Elias regarda les gravures de plus près. Les lignes n'étaient pas forcément toutes droites, trahissant la jeunesse et l'inexpérience de la main qui les avait tracées, mais l'attention et le cœur apportés à la tâche étaient évidents. Il n'eut aucun mal à reconnaître la grande majorité des glyphes : un peu de force d'âme, une habile association de santé et de patience qui faillit lui arracher un rire amusé, et un soupçon de chance.

La rune gravée tout autour du pommeau, en revanche, lui demanda un peu plus de réflexion. Les lignes entrecroisées lui évoquaient un glyphe de protection, mais avec une petite variation. Les formes triangulaires gravées en périphérie étaient trop nettes pour être le fruit d'une maladresse, et trop régulièrement espacées. Elles avaient été mises là de façon délibérée, formant une frise sur le pourtour du manche. Elias n'avait encore jamais vu ce genre de-

Le sorcier s'interrompit dans ses pensées quand la réponse lui sauta dessus. Bien sûr que si, il avait déjà vu ce signe, en de rares occasions. S'il ne l'avait pas reconnu tout de suite, c'était parce qu'il n'ornait pas habituellement les objets, mais plutôt les poutres et les portes des maisons.

La protection de la famille.

Elias eut la sensation que son cœur venait de chuter jusque dans ses talons, emportant son estomac et ses cordes vocales au passage. Il était bien conscient que sa pétrification devait sembler déroutante – voire carrément inquiétante – pour ses observateurs, mais pendant un instant ses pensées eurent le plus grand mal à s'organiser. Il n'arrivait pas à détacher ses yeux des entailles dessinées dans le bois. Les bords n'étaient pas très nets. La profondeur variait d'un bout à l'autre de la rune. Et pourtant, c'était peut-être une des plus belles choses sur lesquelles il avait un jour pu poser les yeux.

Toujours incapable de parler, l'enchanteur releva la tête. Si Merlin le connaissait assez pour identifier un silence stupéfait mais positif, ce n'était pas le cas de Mehben ou Mehgan. Les jeunes femmes faisaient de leur mieux pour présenter une façade détachée, mais leur manière de tripoter une longue mèche de cheveux ou un pli de vêtement tout en évitant de porter un regard franc sur Elias trahissait leur nervosité.

Jamais personne ne lui avait fait un tel cadeau. Jamais personne de lui avait porté assez d'estime, au-delà de son utilité la plus basique, pour le croire digne d'un tel honneur. Jamais personne n'avait souhaité « l'adopter ».

L'émotion lui serrait le fond de la gorge. Il aurait pu la balayer avec une raillerie bien sentie, une remarque coupante. Il aurait pu dire que les runes avaient peu de chance de fonctionner, déjà à cause de leur nombre trop important pour un seul artefact et ensuite à cause de la médiocrité de leur exécution. A une époque, et avec des interlocuteurs différents, il l'aurait sûrement fait, ne serait-ce que pour échapper à la gêne de la gratitude.

Au lieu de ça, avant de pouvoir se convaincre qu'il s'agissait d'une idée pourrie, Elias ouvrit légèrement les bras.

L'invitation discrète suffit à Mehben et Mehgan, qui s'empressèrent de venir l'enlacer avant qu'il ne change d'avis. Chaque apprentie s'appropria un flanc de l'enchanteur, s'y pressant avec une affection qui était habituellement réservée à Merlin ou au Seigneur Perceval. Elles cachèrent leurs sourires dans ses épaules, mais il les repéra quand même, et referma ses bras autour des deux gamines qui s'étaient taillé une place dans son quotidien sans qu'il ne s'en rende réellement compte.

Mieux valait en profiter autant que possible ; avec le caractère moisi qu'il se trimballait, une telle baisse de sa garde ne se reproduirait peut-être jamais.

Merlin s'approcha, arborant un sourire bien trop satisfait sur son visage de maman poule toute fière. « Alors ? J'avais pas dit que vous alliez l'aimer, votre cadeau ? »

De peur que l'émotion n'envahisse sa voix de la même manière que la buée était en train de coloniser sa vision, Elias se contenta d'adresser un hochement de tête peu assuré au druide. Tout en ignorant les crâneries du fils de démon qui suivirent, le sorcier porta de nouveau son regard sur Mehgan et Mehben, toujours blotties contre son torse.

Ses petites, en quelque sorte, désormais.

Finalement, les anniversaires, ce n'était pas si chiant que ça.