Résumé du chapitre : Arthur débarque au laboratoire avec une requête qui remue beaucoup trop de souvenirs pour Merlin.


Tu me dis que rien ne passe
Même au bout d'un moment
Qu'un beau jour c'est une impasse
Et derrière l'océan
Que l'on garde toujours la trace
D'un amour, d'un absent
Que tout refait surface
Comme hier, droit devant

Tu me dis que rien ne sert
La parole ou le temps
Qu'il faudra une vie entière
Pour un jour faire semblant
Pour regarder en arrière
Revenir en souriant
En gardant ce qu'il faut taire
Et puis faire comme avant

Emmanuel Moire – Beau Malheur


== Le Passé Enfermé – Partie 1 ==

Malgré l'heure tardive et le manque de sommeil, Elias piocha assez de force dans son mental pour esquisser un sourire professionnel aux deux personnes qu'il trouva sur le seuil du laboratoire en ouvrant la porte.

« Ah, Sire, bonsoir, salua-t-il avec un hochement de tête cordial pour le roi et la silhouette encapuchonnée qui l'accompagnait. Qu'est-ce qu'il y aurait pour votre service ?

- Bonsoir, » répondit Arthur avec ce sourire un peu trop poli qui sous-entendait que la requête qui allait suivre n'avait rien de simple. A ses côtés, l'individu dissimulé ne retourna pas le salut d'Elias et se contenta de faire passer son poids d'une jambe à l'autre, presque nerveusement. « Pour tout vous dire, c'est plutôt Merlin que je voudrais voir. Il est là ?

- Euh, oui, il est en haut… Mais vous voulez pas que je m'en occupe ? Qu'est-ce qu'il vous faut ?

- C'est-à-dire que, c'est un peu délicat…

- Vous voulez pas me dire ?

- J'ai pas dit ça, j'ai dit que c'était délicat.

- Alors pourquoi je pourrais pas m'en occuper ?

- Bon, écoutez, on va pas en discuter deux plombes non plus, si Merlin est là vous me l'appelez, et c'est tout ! C'est quand même pas bien compliqué ce que je demande. »

Devant le ton agacé du souverain, Elias leva une main en signe de reddition. « Excusez-moi, Sire. » Le sorcier tourna ensuite la tête dans la direction générale du laboratoire. « Merlin ! Ho, Merlin !

- Quoi ? s'époumona une voix lointaine.

- Venez par ici !

- Je suis occupé !

- Vous êtes occupé à rien du tout, je vous ai vu, vous glandouillez ! Allez, radinez !

- Si c'est encore pour me montrer une faute d'orthographe sur mes étiquettes, j'vous préviens, j'ai ma dose !

- Mais non, mais qu'il est con, rouspéta Elias dans sa barbe en observant du coin de l'œil Arthur croiser les bras sur sa poitrine, impatient. Le roi veut vous voir, andouille, alors magnez-vous ! »

Un instant de silence, puis quelques bruits indistincts, et bientôt Merlin descendait les escaliers pour rejoindre le petit groupe sur le perron du laboratoire, ses cheveux blancs partant un peu dans tous les sens. « S'cusez-moi, j'étais au milieu de quelque chose…

- Au milieu d'une sieste, oui, marmonna Elias.

- Ah vous, hein, quand on aura besoin de commentaire…

- Bah vous viendrez me chercher, vu que vous savez pas faire.

- Zut !

- Dites, moi les disputes conjugales j'adore, je trouve ça super, ironisa Arthur. Seulement, est-ce qu'on peut rentrer dans votre canfouine ou c'est une coutume de laisser les visiteurs se les geler dehors sous la neige ?

- Pardon, Sire, entrez, entrez. »

Le roi de Bretagne et son mystérieux acolyte entrèrent dans le laboratoire, secouant les flocons accumulés sur leurs épaules pour se diriger instinctivement vers les flammes réconfortantes de la cheminée. Tout en refermant la porte, Elias laissa traîner un regard en biais vers la silhouette encapuchonnée ; ni très haut ni très épais, l'individu faisait de son mieux pour rester dans l'ombre d'Arthur et ne semblait pas très heureux d'être là. Il était même fort possible qu'il ait été amené contre sa volonté. Les deux mains fines qui émergèrent du manteau de fourrure pour se réchauffer auprès du feu et le soupir d'aise qui s'en suivit apprirent à Elias que le nouveau venu était en fait une femme, et il fronça les sourcils. Qu'est-ce que le roi pouvait bien être venu demander, et pourquoi ce besoin accru de discrétion ?

« Alors, commença Arthur en se frottant les mains près de la cheminée, permettez-moi déjà de vous souhaiter avec beaucoup de retard un bon anniversaire. Il m'est revenu aux oreilles que vous l'avez fêté quelques jours avant celui de Yoan et du coup, j'avoue que les préparatifs m'ont tenus assez occupé. D'autant plus que je n'étais pas au courant, alors voilà : bon anniversaire.

- Ben... merci, c'est gentil, répondit Merlin avec le petit air gêné qu'il arborait habituellement lorsqu'on lui faisait un compliment ou qu'on le félicitait pour quelque chose – aussi rares soient ces occurrences.

- Vous voulez... enfin je sais que vous êtes pas très porté fête d'anniversaire et tout ça, mais comme là c'est neuf cents ans tout pile, c'est quand même pas rien, si vous voulez qu'on organise un petit truc même en retard...

- Oula non, vous embêtez surtout pas pour ça ! Je veux dire, c'est gentil de proposer, mais si vous êtes venu uniquement pour ça, je regrette mais vous vous êtes déplacé pour rien.

- Non non, j'ai une autre raison, vous pensez bien, seulement j'ai préféré commencer par ça parce que c'est lié. » Arthur jeta un coup d'oeil à la femme qui l'accompagnait, mais cette dernière prit soin de détourner la tête pour que son visage demeure masqué par sa capuche, et il soupira. « On m'a aussi rapporté – mais bon attention, je vous dis ça, c'est peut-être des conneries, hein – qu'avec votre anniversaire donc, vous aviez... je sais pas vraiment comment dire ça, mais bon pour faire simple, que vous êtes devenu plus... puissant ? Que vous aviez de nouveaux pouvoirs ? Encore une fois, c'est peut-être complètement faux.

- Non mais c'est pas des conneries, c'est vrai, » confirma Merlin, et Elias resta fasciné par l'humilité de son compagnon. Si on lui avait filé des pouvoirs démoniques, à lui, il aurait certainement été incapable de la fermer pendant des mois et des mois. « C'est encore un peu flou, je découvre petit à petit, mais oui j'ai pas mal gagné en puissance. Après, tout dépend de ce que vous appelez « pouvoirs », je reste druide je vous rappelle.

- Je me doute, merci, mais là je vous avoue que tous les avis sont bons à prendre parce que je suis un peu dans l'impasse. Donc, la raison pour laquelle je viens vous voir-

- Euh, juste, interrompit Elias, est-ce que je me tire ?

- Est-ce que vous vous tirez ? répéta lentement Arthur sans donner l'air de trop comprendre. Je sais pas, vous faites bien comme vous voulez, c'est votre labo.

- Parce que comme vous vouliez voir que Merlin...

- Mais je voulais pas voir que Merlin, ne me faites pas dire ce que j'ai pas dit ! Il se trouve que la question s'adresse principalement à lui mais si vous voulez rester, ça ne me dérange pas. En plus c'est quelque chose dont je vous ai déjà parlé il y a longtemps, d'une certaine manière vous êtes déjà impliqué. »

Elias prit quelques secondes pour réfléchir. Une requête que le roi lui aurait adressée il y a longtemps, et qu'il n'aurait manifestement pas pu satisfaire, puisque le souverain revenait à la charge. « C'est combien de temps, « longtemps » ? Parce que là je vous avoue que je me souviens pas.

- Treize ou quatorze ans, peut-être plus, » précisa Arthur, et Elias écarquilla les yeux. Ce genre de longtemps, donc. « J'étais venu vous voir, pour une histoire d'anges et de démons.

- Des anges et des démons ? interrogea Merlin en regardant l'enchanteur. Vous m'avez jamais parlé de ça.

- Parce qu'il y avait rien à raconter, j'y connaissais pas grand-chose à l'époque. Remarquez, j'en sais guère plus aujourd'hui. Ah mais attendez, c'est ça ! » Elias frappa ses mains ensemble et désigna la mystérieuse invitée du doigt. « C'est elle votre fameuse bonne femme qui est un ange mais qui est plus dans son plan !

- Un ange qui est plus dans son plan ? demanda de nouveau le druide, confus et avec cette fois-ci une pointe de méfiance. C'est possible ça ?

- J'avoue que j'en ai jamais entendu parler et j'ai jamais lu quoi que ce soit à ce sujet, admit le sorcier. Sans vouloir vous manquer de respect, Sire, j'étais vraiment resté sur l'idée que vous aviez une gonzesse encombrante dont vous vouliez vous débarrasser discrètement.

- De quoi ?! »

La nouvelle voix, aigue et indignée, s'était échappée de sous la capuche alors que la femme mystérieuse se tournait brusquement vers Arthur. Le mouvement dégagea une mèche de cheveux, longue et rousse, qui vint créer un contraste saisissant contre les fourrures sombres du manteau qu'elle portait. Curieusement, Merlin recula d'un pas pour venir se poster juste derrière l'épaule d'Elias qui fronça les sourcils, intrigué par ce qui était clairement une tentative de planque.

« Alors c'est ça que vous cherchiez à faire ? poursuivait la femme, outrée. Vous débarrasser de moi, tout simplement !

- Mais absolument pas ! Je cherchais un moyen de vous renvoyer chez vous, c'est quand même pas la même chose !

- Vous saviez très bien ce qu'il aurait fallu faire pour me renvoyer chez moi, seulement à l'époque vous n'en faisiez qu'à votre tête ! Avouez plutôt que vous cherchiez une façon de contourner le problème sans faire aucun effort, c'est pour ça que vous êtes venu demander de l'aide à l'autre glandu, là !

- Euh, le glandu, c'est moi ? grogna Elias. Parce que je préfère prévenir, ça me plaît pas des masses.

- Ah s'il vous plaît, n'en rajoutez pas, c'est déjà bien assez compliqué comme ça ! s'agaça Arthur en levant une main pour couper l'enchanteur, qui outrepassa complètement le geste.

- Vous m'excuserez Sire, mais je vais pas me laisser traiter de tous les noms par une bonne femme qui vient dans mon labo en dissimulant son visage alors qu'elle a manifestement besoin de notre aide ! »

Elias sentit la main de Merlin attraper l'arrière de son manteau, au niveau de l'omoplate, comme pour le retenir d'en dire plus.

« Oui, là je peux pas vraiment lui donner tort, admit Arthur. Vous pourriez être un poil plus polie et au moins m'enlever cette capuche. Dehors c'est une chose mais ici il neige pas, il me semble.

- Je vous l'ai dit, il vaut mieux-

- Non mais je m'en tape, vous enlevez ça, c'est la moindre des choses quand on débarque chez les gens. Vous l'avez pas appris ça, en plus de dix piges à crapahuter en Bretagne ? »

Avec un marmonnement à peine masqué, elle s'exécuta et rabattit sa capuche vers l'arrière, révélant un visage jeune et fin – sans oublier passablement agacé – encadré par une longue et indomptable chevelure rousse. Ses yeux, d'un bleu turquoise qui rappelait la couleur des lacs d'altitude, évitaient soigneusement les deux magiciens pour se concentrer sur les contorsions des flammes dans la cheminée. Une très jolie femme, du point de vue d'Elias, même si ses manières laissaient à désirer.

Dans son dos, il sentit les doigts de Merlin se crisper, mais il l'ignora pour faire avancer la conversation.

« Alors c'est vous, la p'tite dame qui était un ange mais qui est plus un ange…

- Plus un ange, tout de suite, rouspéta-t-elle sans le regarder. Ça n'est pas forcément définitif…

- Vu que ça dure depuis plus de dix ans, on est en droit de se poser la question, intervint Arthur, s'attirant un regard noir de la part de son accompagnatrice. Ah bah si, je suis désolé.

- Mais je comprends pas, reprit Elias. J'ai pas tous les détails, mais vous aviez été bannie à cause d'une faute c'est ça ? Et depuis tout ce temps, la faute est toujours pas réparée ?

- Eh ben, si, de fait si… sauf que je suis encore bloquée ici, allez savoir pourquoi…

- Voilà, fit le roi de Bretagne. Donc moi de mon côté, je me suis dit que ça valait le coup de venir vous voir tous les deux – alors, plutôt Merlin, c'est vrai – pour voir s'il ne serait pas possible de-

- Non. »

Elias eut un léger sursaut et se retourna instinctivement vers la source de la voix, juste à côté de lui. Cela faisait bien longtemps que le druide n'avait pas employé de ton si catégorique, à la limite de l'agressivité. Associé au masque sévère bien en place sur le visage habituellement placide de Merlin, le tableau avait de quoi surprendre, et le sorcier n'était pas le seul à être déstabilisé.

« Comment ça, « non » ? demanda Arthur, stupéfait. J'ai même pas encore fini de demander !

- Vous donnez pas cette peine, ma réponse c'est non, je ferai rien du tout. »

Abasourdi et démuni, le roi se tourna vers son ange déchu, qui secoua un doigt devant son nez avant de le pointer vers Merlin. « Ah non mais ne me regardez pas comme ça, hein ! Je vous avais bien dit qu'il ne voudrait pas !

- Oui mais comme vous ne m'avez toujours pas dit pourquoi, je risque pas de piger !

- Vous lui avez rien dit, alors ? railla le druide. C'est marrant, ça, mener les gens par le bout du nez c'est pourtant pas votre genre !

- Oh vous, hein, vous, voilà, rétorqua la femme avec peu d'éloquence et un mouvement de la main évoquant un clapet fermé.

- J'imagine bien que vous voudriez que je la boucle, oui !

- Mais vous vous connaissez, en fait ? réalisa Arthur au même moment qu'Elias, ses yeux naviguant d'une personne à l'autre. Ça vous ennuierait de nous expliquer, un peu ?

- Ce serait pas mal, ouais, » renchérit le sorcier en venant se placer près du roi pour avoir un visuel sur les deux autres.

La femme rousse enroulait et déroulait une de ses longues mèches autour de ses doigts, clairement embarrassée par la tournure de la discussion. « On se connaît, on se connaît, juste comme ça quoi…

- Vous manquez pas de souffle ! siffla Merlin, irrité. Donc vous, vous épousez les gens « juste comme ça » ?

- Que, de quoi ? Epouser qui ? s'étouffa Arthur.

- Parfaitement, Sire ! Votre ange banni, là, c'est mon ex-femme ! »

Elias eut la très nette impression que sa mâchoire allait se décrocher de son crâne pour terminer sa course explosée par terre. Merlin, marié ?! Dire qu'il l'avait presque accusé de ne pas lui avoir parlé de cette histoire d'ange banni la première fois qu'Arthur était venu lui demander de l'aide ! Question information sensible dissimulée qui aurait pu être évoquée à un moment donné, le druide se défendait plutôt bien.

« Votre ex-femme ? répéta bêtement le roi, abruti. Mais comment… mais pourquoi vous m'en avez jamais parlé, vous ? Vous saviez très bien qu'il créchait à Kaamelott, en plus !

- J'en ai jamais parlé parce que ce sont de vieilles histoires, c'est tout, se défendit la rousse, pleinement agacée maintenant que son secret avait été percé à jour.

- C'est peut-être des vieilles histoires, n'empêche que c'est vrai !

- Oui ben ne venez pas trop la ramener, vous, parce que je vous signale que techniquement on est toujours mariés, hein !

- Non, madame Nimue, ou Viviane, ou je sais pas quel nom vous vous donnez ces jours-ci ! feula Merlin en s'approchant de l'objet de sa colère. Vous avez choisi de rejoindre les anges, et je vous apprends rien quand je vous dis que les anges, ils aiment pas bien qu'on fricote avec les démons, même ceux qui le sont qu'à moitié ! Sans compter que me laisser pour mort au beau milieu d'un trou perdu, vous m'excuserez, je pense que ça compte comme motif d'annulation de mariage !

- Ah voilà, ah je l'attendais celle-là ! Laissé pour mort, ce qu'il faut pas entendre !

- M'emprisonner au milieu de nulle part, vous appelez ça comment vous ?

- Si vous êtes resté là-bas aussi longtemps, c'est que vous l'avez bien voulu, aussi ! rétorqua l'ange déchu, un index accusateur enfoncé dans la poitrine du druide. Ne commencez pas à me mettre toute la faute sur le dos !

- Mais c'est pas possible une mauvaise foi pareille !

- STOP ! »

Le hurlement d'Arthur trancha net dans la joute verbale, rétablissant le silence et attirant les regards de Merlin et de la femme rousse sur lui. Ceux d'Elias, quant à eux, étaient ancrés sur le duo d'enragés et ne semblaient pas pouvoir s'en libérer. Les mots « ex-femme » et « mariage » tournicotaient dans son crâne comme des geais moqueurs, picotant sournoisement sa cervelle pour le rendre momentanément inutilisable.

« Merci bien, fit le souverain une fois assuré qu'il avait l'attention de ses interlocuteurs. Alors moi, je n'étais pas au courant de tous les détails en venant ici – en même temps j'aurais eu du mal à imaginer ce genre de surprise – mais je maintiens ma demande.

- Votre demande de quoi ? grommela Merlin.

- Celle que j'ai pas pu terminer parce que vous êtes tout de suite monté dans les tours, et que je vais retenter maintenant que je peux en placer une ! Donc, vous l'aurez compris, la faute a été réparée, tout est rentré dans l'ordre, celle-ci aurait du en toute logique repartir sur le plan céleste sauf qu'elle est toujours là.

- Qu'est-ce que vous voulez que ça me foute ?

- Eh ben ? Avec vos nouveaux pouvoirs machin-truc, vous pourriez pas, je sais pas, parler aux Dieux pour voir où ça cloche ?

- Parler aux Dieux, bien sûr ! s'écria Merlin avec un rire amer. Moi, je vais parler aux Dieux ! Remarquez ça tombe bien, j'ai justement un créneau qui vient de se libérer demain entre mon goûter avec Cicéron et ma partie de cartes avec le serpent du Lac de l'Ombre, je savais pas comment l'occuper !

- Non mais pas leur parler directement, vous m'avez bien compris ! Mais par la divination, comme je vous ai déjà vu faire, ou d'autres trucs que je connais pas…

- La divination c'est soumis à interprétation, l'hydromancie ou l'observation des astres ça donne des résultats différents selon la personne qui les consulte ! C'est comme les présages, on peut croire y lire trois mille trucs et se gourer quand même, c'est un attrape-couillon et rien d'autre !

- Y en a qui y arrivent très bien, c'est comme tout, il suffit d'être un peu compétent, persifla Viviane.

- Ah vous hein, quand on aura besoin de savoir s'il neige demain on vous fera signe !

- Bon allez, on va dire que c'est bon, parce que sinon on y est encore dans trois jours, » coupa Elias en venant s'intercaler entre Merlin et la harpie rousse qui avait manifestement été son épouse - et de nouveau, le mot lui provoqua un genre de haut-le-cœur – à un moment donné. Non seulement ils tournaient en rond, mais en plus il commençait à être sérieusement agacé par leur proximité et les piques qui ressemblaient bien trop aux joutes verbales qu'il avait lui-même pu avoir avec le druide. « Sire, la divination ça marche pas comme ça. Sauf dans de très rares cas, ce sont les Dieux qui envoient un message, par un rêve ou une manifestation physique, et la divination sert à le décoder. Mais ça marche pas dans l'autre sens, c'est pas comme un pigeon voyageur. On peut sacrifier toutes les bêtes du pays ou observer les étoiles tous les soirs pendant six mois, si les Dieux ont rien prévu de vous dire, ils vous diront rien. »

Fort de cette explication, qui passait étonnamment mieux quand personne ne gueulait, Arthur hocha la tête et prit un instant pour réfléchir, avant de croiser le regard d'Elias. « Et vous, depuis la dernière fois qu'on en a parlé, vous en savez pas plus sur la question, par hasard ?

- Non, je vous l'ai dit, les anges et les démons c'est vraiment pas ma branche. Même celui-ci- » Elias tapota le torse de Merlin, geste de précision totalement inutile vu qu'il n'y avait qu'un fils de démon dans la pièce mais pour une raison étrange, il avait besoin d'effacer la marque imprimée par le doigt de Viviane sur la chemise du druide « -je le pratique tous les jours et je pige pas toujours tout, alors…

- Pourtant votre père il était pas démoniste, ou je sais pas quoi ? »

Le sorcier leva les yeux au ciel. Si on voulait aller par là, le père d'Arthur décapitait trois personnes par semaine à l'apogée de son règne. Il n'était pas très malin pour le souverain de Logres de s'engager sur ce chemin car il risquait fort de se casser la gueule.

Avant qu'il ne puisse ouvrir la bouche pour exprimer une version plus respectueuse de ce constat, Viviane fila vers Arthur pour se poster derrière lui, ses grands yeux bleus écarquillés par l'effroi.

« V-vous m'avez amenée chez un démoniste ? s'écria-t-elle en empoignant à pleines mains la fourrure du manteau du roi. Vous êtes devenu fou !

- Ho, doucement les aigus ! Et pourquoi je serais spécialement fou, je vous prie ?

- Mais ce sont des gens très dangereux, et sans aucune moralité ! Vous auriez même pas du le laisser mettre les pieds à Kaamelott, d'abord !

- On se calme ! Déjà vous êtes bien gentille mais je laisse entrer qui je veux à Kaamelott, et ensuite il est pas démoniste, c'est son père qui l'était.

- Le fils, le père, c'est tout pareil chez ces tarés ! Si ça se trouve, c'est lui qui lui a appris à manier la magie, vous vous rendez compte du risque que vous faites prendre à tout le monde ?

- Loin de moi l'idée de péter une ambiance aussi charmante, s'intercala Elias en piochant dans ses réserves de patience qui se vidaient à vive allure, mais comme je risque de me mettre à gueuler de façon assez soudaine, avant je voulais juste vous dire qu'on va se pencher sur votre demande avec Merlin, et que dans l'éventualité peu probable où on trouve un truc, on vous le fera savoir.

- De quoi ?! s'indigna le druide. Dites, ne m'incluez pas dans le lot, j'ai dit que je ferai rien !

- Vous tenez vraiment à garder votre… ex-femme dans les pattes durant le reste de sa vie de mortel, si tant est qu'elle vieillisse à un rythme normal ?

- Bah… non.

- Voilà. Donc vous serez d'accord qu'on doit au moins essayer. Bien. Maintenant. » Elias se retourna vers Arthur et l'enquiquineuse qui avait trouvé refuge derrière lui. « C'était quoi ces conneries sur mon père ? »


Quand enfin le roi et sa délicieuse acolyte débarrassèrent le plancher, Elias pouvait presque sentir la fumée s'échapper de ses naseaux, tel le dragon proverbial. Le toupet ! Oser venir dans son laboratoire, insulter son père, alors qu'elle avait besoin de son aide !

« Non mais on nage en pleine féerie, grogna-t-il en fixant d'un regard noir la porte par laquelle le duo venait de sortir.

- Je vous le fais pas dire, renchérit Merlin en hochant la tête, et sa voix attira l'attention du sorcier.

- Et vous, là ! Vous croyez pas que vous auriez pu m'en parler avant, de cette histoire ?

- Pour quoi faire ? Je vois pas en quoi c'est important. »

Le druide se paya l'audace de hausser une épaule désinvolte et de se détourner pour se diriger vers l'escalier, certainement dans l'intention de poursuivre ce qu'il faisait avant l'irruption inopinée d'Arthur – autrement dit, sa sieste.

« Pas important ? Votre mariage avec la rouquine ? Arrêtez de me prendre pour un faisan ! » Elias se précipita pour barrer la route à Merlin. « Si vous croyez que vous allez vous en tirer sans explications supplémentaires, vous vous foutez le doigt dans l'œil, mon vieux !

- Mais y a rien à expliquer ! C'était il y a cinq cents ans, à une vache près, alors j'ai pas à me farcir votre crise de jalousie débile. Sans compter qu'elle est hypocrite, aussi : vous allez me faire croire qu'en plus de cent cinquante ans, je suis le premier que vous mettez dans votre lit ?

- Non, c'est vrai, mais moi j'ai épousé personne !

- Eh ben moi si, voilà ! Y a franchement pas de quoi en faire une montagne.

- Sans aller jusqu'à en faire une montagne, vous pouvez me donner quelques détails ou vous préférez passer la nuit dans votre cabane, sous la neige, avec un coup de pompe au cul pour vous tenir chaud ? »

Merlin lui lança un regard courroucé, même s'il devait savoir tout aussi bien qu'Elias qu'il ne s'agissait que d'une menace en l'air. Mais comme le sorcier l'empêchait d'emprunter l'escalier, il se fendit d'un soupir cinq fois trop dramatique et alla se laisser tomber dans un fauteuil devant la cheminée, vaincu. « Bon. J'vous raconte vite fait, et après vous me laissez tranquille. »

Elias acquiesça et prit place dans le fauteuil en face, ne lâchant pas des yeux le visage pensif du druide sur lequel se reflétaient les flammes qui dansaient dans l'âtre.

« A l'époque, elle s'appelait Nimue, en tout cas c'est le nom qu'elle m'a donné quand on s'est rencontrés. Elle était mon élève, et je suis tombé amoureux d'elle assez vite.

- Ah ben bien, persifla Elias.

- C'est moi qui raconte ou c'est vous ? Bon. Comme je disais, j'étais très amoureux d'elle, et j'avais l'impression qu'elle aussi. De moi, je veux dire. J'étais un jeune con prêt à tout pour l'impressionner, je lui ai même construit une grande maison en lisière de forêt, ça m'a pris un temps fou. Elle voulait tout savoir sur la magie, alors dans cette maison, je lui ai appris absolument tout ce que je savais. Je me rendais pas compte qu'il s'agissait d'une grosse erreur, je m'en foutais, je l'aimais comme un dingue. »

Elias pouvait se l'imaginer avec une facilité étonnante, ce jeune Merlin enthousiaste et désireux de se faire bien voir de son amoureuse. Les siècles n'avaient pas changé le fond du caractère du druide, même s'ils avaient certainement rajouté des couches de prudence par-dessus.

« Au bout de trois ou quatre ans, elle a voulu qu'on se marie. Je voyais pas trop pourquoi, on avait déjà tout ce qu'il nous fallait dans la forêt, mais bon j'ai dit oui. On a fait un mariage druidique, une grande fête, j'ai tellement bu que je m'en souviens à peine de ce jour-là. Avec le recul, bien plus tard, je me suis rendu compte que c'était elle qui me faisait boire, mais encore une fois je me doutais de rien. Après la fête, on est rentrés à la maison et on a… euh, ben, vous voyez…

- Je sais à peu près ce qu'implique une nuit de noces, merci, marmonna Elias.

- Voilà. Donc vous savez certainement qu'il n'est pas habituel de terminer une nuit de noces par un rituel de magie du sang pour voler la puissance magique de son époux et s'en servir pour devenir un ange. »

Elias écarquilla les yeux, surpris par ce tournant effarant dans un récit qui n'était déjà pas très agréable à entendre. La magie du sang était une branche très ancienne, très dangereuse également et empreinte d'intentions peu louables. Comme son nom l'indiquait, il était question d'utiliser la force vitale d'un autre être vivant pour atteindre un objectif ; au plus l'objectif se révélait être ambitieux, au plus l'être vivant en question se devait d'être puissant. Elias n'y avait jamais songé en ce sens – l'idée même le dégoûtait – mais le sang démonique de Merlin avait le potentiel de causer d'énormes ravages, pour peu qu'il tombe sur un sorcier bien informé.

« Vous lui aviez appris la magie du sang ? demanda-t-il, abasourdi.

- La théorie, seulement ! Et uniquement parce qu'elle m'avait posé la question ! J'aurais du me douter qu'elle avait quelque chose derrière la tête, mais j'ai rien vu venir. Elle s'est servi de notre mariage, enfin surtout de notre nuit de noces, pour ouvrir une passerelle entre nous deux et récupérer toute la puissance magique qu'elle pouvait. Ça m'a plongé dans un sommeil tellement profond que ça ressemblait à la mort, et quand je me suis enfin réveillé, elle n'était plus là et la maison était scellée par la magie. J'étais tellement faible que j'y ai passé des semaines sans pouvoir m'échapper, en attendant que mes forces reviennent un peu. Quand je suis enfin sorti, et que j'ai réalisé que je m'étais fait avoir comme un bleu, j'étais tellement en colère que ça a provoqué un tremblement de terre. Ça a détruit la maison et fait un gros trou à la place, c'est un lac maintenant, je vous montrerai un jour à l'occasion. »

Elias ne put s'empêcher de lever les yeux au ciel. Visiter l'endroit où l'ex-femme de Merlin avait failli le buter ne figurait pas vraiment sur sa liste de tourisme.

« Bref, j'ai fait de mon mieux pour passer à autre chose, poursuivit Merlin en aplanissant des plis imaginaires sur sa chemise.

- Vous l'avez pas revue depuis ? demanda l'enchanteur malgré lui. Je veux dire... elle est jamais revenue vers vous en tant qu'ange ?

- Une seule fois. Quand j'ai ramené Arthur chez son père adoptif, après la première fois où il a retiré l'épée du rocher. Elle est apparue comme ça, au milieu du chemin, sans prévenir. Elle m'a dit qu'elle s'appelait Viviane, que dorénavant elle s'occuperait du petit et que les Dieux avaient plus besoin que j'intervienne. » Merlin détourna le regard pour venir observer les braises rougeoyantes dans la cheminée, songeur. « Elle a fait comme si elle ne m'avait jamais vu avant. C'est peut-être ça, qui m'a le plus fait mal.

- Vous vous êtes attaché à quelqu'un et ça vous a pété à la tronche, vous êtes pas le premier et vous serez sûrement pas le dernier. Bon, là j'avoue, vous êtes tombé sur de la morue premier choix, mais si vous étiez pas si naïf aussi…

- Mettez-vous à ma place, aussi ! J'étais jeune, je me sentais seul, ça devait faire bien trois cents ans que personne s'intéressait à moi comme ça… ah ben, depuis mon premier mariage, en fait. »

Elias était bien content d'être déjà assis. Sans ça, il se serait retrouvé le cul par terre.

« Parce que celui-ci c'était pas votre seul mariage ? glapit-il, scandalisé. Vous avez épousé une autre bonne femme ?!

- Ben… oui.

- Et on peut savoir combien il y en a eu au total, histoire d'être fixé ? Non parce que les surprises sorties du chapeau c'est sympa un moment, mais ça commence à faire beaucoup pour une seule journée !

- Il n'y a eu que ces deux-là, bougre de taré ! En neuf cents ans vous admettrez qu'il n'y a pas non plus matière à s'affoler !

- C'était qui votre première femme, une autre élève ? Est-ce qu'il faut que je prévienne les petites de surveiller leurs arrières ? » L'indignation brute qui s'étala sur les traits de Merlin tira une grimace à Elias. « Ouais, non, désolé c'était dégueulasse. Mais c'était qui, alors ? »

Le druide rajusta sa position sur son fauteuil, hésitant, avant de finalement soupirer. « Guendolonea. La fille du roi de Cornouailles, il y a huit cents ans.

- Vous… vous avez épousé une princesse ?

- Pire que ça : son premier mari avant que j'arrive dans le paysage, c'était Locrinus, le second roi que la Bretagne ait connu. Donc techniquement, quand je l'ai épousée, elle était reine de Bretagne. »

Elias n'en croyait pas ses oreilles. « J'ai rêvé, ou vous venez de dire que vous avez été roi de Bretagne ?!

- Pas directement, non, et pas de façon aussi évidente. A l'époque il n'y avait pas d'histoire d'Excalibur, pas Excalibur, le royaume était même pas tout à fait unifié. Le roi Locrinus venait de mourir, alors la reine prenait le relais jusqu'à ce que le fils héritier soit en âge de monter sur le trône, c'est tout. Après si elle choisissait de se remarier entretemps, ça faisait pas du nouveau-venu – dans l'histoire, il s'agit de moi – le nouveau roi de Bretagne.

- Donc quoi, vous l'avez épousée par… amour ?

- Par amour, par amour… non, elle m'a plus ou moins pas laissé le choix. Faut dire qu'elle en imposait assez, la demoiselle. C'était une férue de grosses batailles, elle se promenait en armure tous les jours, et je vous parle même pas de l'énorme hache qu'elle portait constamment dans le dos même dans la salle à manger. Hache avec laquelle elle avait coupé Locrinus en deux parce qu'il fricotait avec une autre, soit dit en passant, laissant la place vacante pour le prochain.

- Vous allez me faire croire que vous avez été forcé ?

- Ben… sans aller jusque-là, j'avais un peu peur d'être le prochain sur la liste du découpage en morceaux si je refusais. J'avais même pas cent ans, j'étais qu'un petit jeune encore tout vert, et elle était vraiment pas désagréable à regarder. Alors quand elle m'a plus ou moins ordonné de l'épouser, forcément, j'ai accepté. Je me suis dit que l'amour, l'attachement, tout ça, ça pouvait venir après.

- Eh ben super, bougonna Elias, jaloux malgré lui d'une personne morte il y a plusieurs siècles. Du coup, pour moi c'est pareil ? Vous restez parce que vous osez pas dire non ?

- Non mais nous, ça n'a rien à voir !

- Ou alors c'est parce que je suis le premier à m'intéresser un peu à vous depuis longtemps, comme vous dites ? Moi ou quelqu'un d'autre, en somme, ce serait pareil.

- Absolument pas, mais vous tournez pas rond, ou quoi ?

- C'est vous qui tournez pas rond ! Des années maintenant qu'on est un peu plus que de simples collaborateurs, et vous me pondez ça d'un coup, de nulle part ! Et si le roi était pas venu avec son ange banni, là, vous m'en auriez peut-être jamais parlé ! » Elias croisa les bras sur sa poitrine, fulminant. « J'vous jure, on croit connaître un minimum quelqu'un...

- Oh ça va, foutez-moi la paix, merde à la fin ! rugit Merlin en se levant de son fauteuil, excédé. C'est des machins qui ont plus d'âge, et c'était probablement les pires années de ma vie alors vous m'excuserez si j'ai pas des masses envie d'en parler ! Vous voulez vraiment savoir ? Eh ben on y va ! Elle me trompait tous les trois jours avec tous ses lieutenants, et moi de mon côté j'avais le droit ni de quitter le château, ni même de l'ouvrir ! Cette déglinguée crevait les yeux de tous ceux qui me regardaient un peu trop longtemps, quant à ceux qui avaient l'audace de me parler, ils finissaient pendus aussi sec ! Le pied, hein ? La seule chose qu'elle attendait de moi, c'était un gosse avec du sang de démon pour l'accompagner au combat, mais même quand elle l'a eu, elle l'a laissé crever ! »

Sans laisser à Elias le loisir de répliquer, Merlin parcourut en trois grandes enjambées la distance qui le séparait de la sortie et s'enfuit hors du laboratoire, laissant la porte claquer après son passage. Pendant deux bonnes secondes, le sorcier hésita à s'élancer à sa suite, mais il se ravisa presque aussitôt. Bon débarras, après tout si l'abruti avait envie de courir sous la neige alors que la nuit tombait, c'était son problème. Ça lui apprendrait à faire des cachotteries sur des trucs « insignifiants » comme ses deux précédents mariages, à ce fumier.

Motivé par la colère, Elias se saisit de quelques grimoires et s'installa sur un établi pour commencer à bosser sur la requête du roi. Il fallait bien qu'au moins une personne dans ce laboratoire fasse preuve d'un certain professionnalisme ; vu que son compagnon s'était certainement tiré pour bouder dans un coin, c'était mal barré pour qu'il endosse ce rôle. Même si c'était plutôt à lui qu'Arthur avait confié l'affaire.

« Faut toujours tout faire ici, » marmonna le sorcier en tournant quelques pages, bien décidé à ignorer l'autre pignouf en se plongeant dans la recherche d'information concernant les anges, les Dieux et tout ce qui pouvait se trouver entre les deux.

Le soir céda tout son terrain à la nuit et les heures s'enchaînèrent dans le plus grand des silences, brisé uniquement par le froissement des pages et le gratouillis des notes qu'Elias prenait sur un parchemin à mesure qu'il glanait des débuts de piste qui mériteraient d'être approfondis par un petit détour aux archives le lendemain. L'heure du souper passa sans qu'il n'y prête la moindre attention. Il ne se leva que pour ouvrir la porte à Mogriave lorsqu'il l'entendit gratter le battant, laissant entrer le chien trempé par la neige qui continuait de tomber à gros flocons au dehors.

Mogriave s'ébroua et se précipita dans l'escalier, montant les marches trois par trois en faisant cliqueter ses griffes sur la pierre.

« Te fatigue pas, il est pas là ! » appela Elias en se rasseyant à son établi, reprenant sa lecture là où il l'avait laissée. Après quelques instants, le chien redescendit dans le laboratoire. « Il s'est barré, ton pote. On s'est disputés alors le débilos a foutu le camp pour faire la gueule dans un coin. Il reviendra plus tard, quand il se sera rendu compte que certains secrets sont pas bons à garder. »

Mogriave lui jeta un regard confus – du moins c'était l'interprétation qu'Elias en faisait – avant de s'étirer et de venir se coucher sous l'établi, sur les pieds de l'enchanteur, pour piquer un roupillon.

Une petite heure de travail s'écoula ainsi, puis une deuxième, avant que le sorcier ne se mette à piquer du nez sur les pages parcheminées. Bercé par le craquement des flammes dans la cheminée, il avait d'ailleurs fermé les yeux quelques secondes – ou plutôt quinze minutes, mais qui était là pour compter ? – quand une bourrasque particulièrement violente s'écrasa en sifflant contre la fenêtre, le faisant sursauter.

« Et merde, rouspéta Elias en se frottant les yeux. Hiver pourri, avec sa météo à la con. »

Malgré la faible visibilité dont il disposait, il ne faisait aucun doute que la tempête qui sévissait au dehors était d'une violence peu commune. Neige et pluie s'écrabouillaient à gros bouillons contre les vitres, bombardées par des rafales d'une force suffisante pour décorner les dragons. Au loin, le tonnerre grondait comme un loup mécontent, laissant présager que l'accalmie n'était pas encore au menu des prochaines heures.

Mogriave se leva, privant les pieds d'Elias de la chaleur de son corps poilu, pour venir s'asseoir devant la porte.

« Je serais toi, j'éviterais, conseilla le sorcier en s'étirant pour soulager sa nuque endolorie par les heures de lecture. Ce qui tombe dehors, ça ressemble à la mer en entier. Mais celle de l'Orcanie du Nord, avec les morceaux de glace et tout. Crois-moi, t'es mieux ici. »

Elias reporta son attention sur son bouquin. Il fallait qu'il dorme un peu avant de continuer, deux ou trois heures suffiraient ; juste de quoi ne plus avoir les yeux qui se brouillaient. Alors qu'il insérait un marque-page au chapitre « Lire les volontés divines dans le foie de veau » – un machin ringard au possible, que même les plus arriérés des druides d'Armorique ne pratiquaient plus depuis des lustres, mais il fallait bien chercher quelque part – un jappement plaintif le fit soupirer.

« T'es sourd ? J'ai dit non, tu sors pas. Et me fais pas le coup de devoir aller pisser, t'es rentré y a même pas deux heures alors je sais que c'est pas vrai. » Les deux aboiements qui constituèrent la réponse de Mogriave forcèrent Elias à se retourner, irrité. « Ho, mais ça va pas non ? Qu'est-ce qui te prend- »

Mais le chien n'était plus devant la porte. Au lieu de ça, il reniflait le manteau de fourrures grises pendu à un crochet près de l'entrée.

Le manteau de Merlin. Qui n'était pas sur le dos de Merlin, alors que la Bretagne subissait sa pire tempête de neige depuis les vingt dernières années.

« Trou du cul de druide, grogna Elias devant la stupidité de son amant. Même pas capable de… hé, c'est pas bientôt fini ce boucan ? » Mogriave alternait entre jappements et couinements, allant du manteau gris à la porte tout en gratifiant Elias de regards appuyés. Le message était plutôt clair, même sans être druide. « Non, je ne vais pas aller le chercher, et toi non plus. A tous les coups il s'est trouvé une piaule libre ailleurs dans le château, il peut pas être resté dehors avec ce temps. Et quand bien même ce serait le cas, je vais pas aller me choper des engelures à crapahuter à sa poursuite, c'est hors de question. »

Qu'il assume un peu, ce gros faisan. C'était trop facile, le coup de la sortie dramatique pour faire culpabiliser l'auditoire. Elias refusait de s'y laisser prendre, même si Mogriave continuait à chouiner devant la porte comme un veuf éploré.

« Eh ben c'est ça, chiale, c'est encore moi le méchant de l'histoire c'est ça ? Bah j'en ai rien à foutre ! C'est pas moi qui sème des ex-femmes dans tous les plans comme si c'était pas important, c'est pas à moi de lui courir après. Je vois même pas pourquoi je te raconte tout ça, tu dois rien comprendre, et j'ai l'air débile. » Elias se frotta les tempes un peu fort pour en chasser la frustration et s'en alla vers l'escalier, tournant le dos au chien et ses petits pleurs suraigus. « Allez, bonne nuit, reste là si tu veux guetter le retour de l'autre navet. Moi en tout cas, qu'il soit là ou pas là, ça va pas m'empêcher de dormir tu peux me croire ! »

Comme une flèche biscornue tirée par un archer aveugle ne pouvait que rater sa cible, cette dernière affirmation tomba bien loin de la vérité. Après avoir passé trois heures à se tourner et se retourner dans des draps froids, à dormir par tranches de dix minutes et à se réveiller en sursaut à cause d'un coup de tonnerre particulièrement violent, Elias devait se rendre à l'évidence : il n'allait pas réussir à trouver le repos.

Par acquis de conscience, il passa la tête dans la seconde chambre avant de descendre. Non, manifestement sa – tout sauf meilleure – moitié ne s'était pas encore donné la peine de revenir. Ce qui expliquait pourquoi Mogriave n'avait pas bougé de son poste devant la porte, pas plus qu'il n'avait laissé tomber ses pleurnicheries.

« Sérieusement, Mog ? grogna l'enchanteur en sentant les prémices d'une colossale migraine faire pression sur ses tempes. C'est pas la première fois que Merlin se barre, qu'est-ce qui t'angoisse comme ça ? »

Comme pour répondre à la question d'Elias, une bourrasque de vent percuta la façade avec une brutalité qui fit trembler la grande fenêtre du labo dans son cadre en fer forgé. Le chien superposa un hurlement rauque au sifflement des rafales et se mit à gratter le bas de la porte avec vigueur.

Sa colère de la veille largement refroidie par sa courte nuit agitée, le sorcier jeta un œil à l'extérieur. Le soleil avait du se lever, car le paysage était plus gris foncé que noir, mais la visibilité ne s'était pas franchement améliorée. Un large tourbillon de neige et de pluie certainement verglacée ne lui permettait pas de voir au-delà de la petite cour en bas des escaliers. Il distinguait à peine le matériel qui volait à droite et à gauche au gré des coups de vent.

Un mauvais pressentiment lui hérissa les petits cheveux de la nuque. L'imbécile n'aurait pas fait la connerie de prendre la route par ce temps, et sans se couvrir, pas vrai ? Ceci dit, au moment de sa sortie version tragédie grecque, la tempête ne s'était pas encore pleinement déclarée, alors il demeurait très possible que Merlin en ait profité pour rejoindre son endroit favori pour faire la gueule pendant un jour ou deux.

Sa cabane dans les bois. Sa très fragile, très sommairement isolée cabane dans les bois.

A tous les coups, c'était là où il s'était barré. Par un procédé obscur, Mogriave devait s'en douter aussi, d'où son comportement hautement inhabituel.

« Non mais c'est pas sérieux, je vais quand même pas partir au flan alors qu'on y voit pas plus loin que le bout de son pif pour récupérer cet allumé avant qu'il crève de froid, si ? » demanda Elias au chien, qui lui rendit un regard qu'on aurait pu qualifier d'expectatif.

Au festival des décisions de merde, celle-ci devait tenir la scène centrale et beurrer les tartines pour toutes les autres. Aucune chance qu'il arrive à suivre le sentier sous deux pieds de neige à la recherche d'une cabane dans la forêt qu'il n'avait vue que deux ou trois fois depuis sa construction. C'était totalement inconscient et irréfléchi, à la limite de la mission suicide.

Un jappement sec planta le dernier clou dans le cercueil de la réticence d'Elias.

« Vous me faites tous chier, tous ! déplora-t-il rageusement. Le druide, les gamines, le clebs, tous ! Je suis devenu une lopette à cause de vous, un jour ça va me tuer. » Un dernier regard en direction du froid polaire qui l'attendait patiemment de l'autre côté de la porte lui tira un frisson. La neige, quelle plaie. « Laisse-moi m'habiller comme il faut et on y va. Et t'as intérêt à bien me guider là-dehors : de toutes les façons de crever que j'envisage, me transformer en bloc de glace est tout en bas de la liste. »


NB : le mariage de Merlin avec Guendolonea, reine de Bretagne, n'est absolument pas inventé, pas plus que le caractère de la dame. Leur histoire tumultueuse est décrite dans Vita Merlini, une oeuvre de Geoffroy de Monmouth, sur laquelle je me suis appuyée pour ce chapitre (en prenant bien sûr pas mal de libertés).

La relation entre Merlin et Viviane est abordée par plusieurs auteurs (comme par exemple Robert de Boron) en adoptant des perspectives différentes, mais cela implique généralement la séduction de Merlin par Viviane et finit par la trahison de cette dernière, qui emprisonne ou endort Merlin dans le but de voler ses pouvoirs. Si dans certains textes Merlin n'a d'intérêt que pour le pucelage de notre chère Viviane, il est parfois décrit comme un amoureux transi qui va jusqu'à créer un château de cristal pour sa bien-aimée, caché sous les flots d'un lac dont la localisation exacte n'est pas donnée par la légende :)