Tu me dis que rien n'efface
Ni la craie, ni le sang
On apprend après la classe
Ou après ses trente ans
Qu'on peut dire trois fois hélas
Que personne ne l'entend
Comme personne ne remplace
Ceux qui partent pour longtemps

Tu me dis que vient l'hiver
Qu'on oublie le printemps
Que l'on vide les étagères

Qu'on remplit autrement
Qu'on se rappelle les yeux verts
Le rire à chaque instant

Qu'après tout la voix se perd
Mais les mots sont vivants

Emmanuel Moire – Beau Malheur


== Le Passé Enfermé – Partie 2 ==

Comme lors de nombreuses précédentes occasions, et quoi qu'en disent les médisants qui constituaient son entourage, Elias avait une nouvelle fois visé juste. On n'y voyait pas à deux pieds devant soi, dans ce déchaînement de vent hostile et de neige à moitié fondue. Ou s'agissait-il de pluie à moitié gelée ? Cela n'avait guère d'importance, le résultait était le même : il était glacé jusqu'aux os.

« MOG ! » hurla-t-il pour se faire entendre au-dessus des bourrasques, tout en levant bien la lumière de son bâton devant lui. Cela ne l'aidait en rien à voir mieux, mais il le gardait quand même au cas où le chien-loup qui était censé l'accompagner en avait besoin pour le repérer au milieu des tourbillons de flocons. « Mogriave ! Reste avec moi, merde, je sais même pas où je vais ! Ho, Mog ! MOG- ah t'es là. »

Le chien l'attendait sur ce qui devait être la route menant à la forêt. Enfoncé jusqu'au ventre dans la poudreuse, Mogriave laissait derrière lui des traces massives qu'Elias suivait tant bien que mal. Mais il était assez pénible de progresser à travers l'épaisse couche de neige qui dépassait ses genoux, tout en plissant les yeux au maximum pour éviter de se geler les globes oculaires jusqu'à la rétine à chaque coup de vent.

Malgré le bonnet enfoncé jusqu'aux sourcils, l'écharpe remontée jusqu'au nez et les deux épais manteaux à capuche qu'il avait sur le dos – le sien plus celui de Merlin, jetée sur ses épaules comme une cape en attendant de pouvoir le donner au druide – Elias serrait les dents contre le froid qui trouvait toujours un moyen de s'insinuer partout. Il ne sentait presque plus ses orteils, ses bottes saturées de neige laissant passer la flotte glaciale aussi facilement qu'une passoire.

Quelle connerie, mais quelle connerie. Il avait pourtant pris le temps de vérifier avant de suivre son intuition si Merlin ne s'était pas réfugié dans une piaule libre du château, comme il avait initialement pensé. Mais ce n'était pas le cas, et personne ne semblait avoir croisé le druide ; alors l'enchanteur avait rejoint à contrecœur un Mogriave exaspéré devant la grande porte de Kaamelott pour se lancer dans la randonnée la plus stupide de ce siècle.

Cela faisait maintenant plus d'une heure qu'ils s'étaient mis en route et la tempête ne semblait pas décidée à faiblir. Absolument tout autour de lui était blanc, glacé et désespérément hostile. Même avec un sens de l'orientation impeccable, qu'Elias ne possédait certainement pas, il était impossible de trouver le moindre point de repère dans le paysage apocalyptique. C'était à peine s'il arrivait à mettre un pied devant l'autre sans se vautrer dans la neige, alors l'analyse topographique, ce n'était vraiment pas à l'ordre du jour.

« J'espère que tu sais où tu vas, parce que moi, non ! » beugla-t-il à travers son écharpe en direction de Mogriave, ses dents s'entrechoquant entre elles en dépit de ses meilleurs efforts.

Le chien s'ébroua pour se débarrasser de la poudreuse qui commençait à s'accumuler sur son dos avant de reprendre son allure bondissante. L'enchanteur se remit en marche avec un juron, le vent sifflant à ses oreilles malgré le bonnet et les deux capuches qui les recouvraient. Le corniaud n'avait pas intérêt à le mener en bateau, sinon le laboratoire allait se voir octroyer un nouveau tapis de fourrure pour s'essuyer les pieds, dépeçage maison. Si Elias parvenait à rentrer vivant, bien entendu.

Passer l'orée de la forêt lui arracha un soupir de soulagement, non seulement parce qu'ils allaient dans la bonne direction, mais également car les arbres offraient un abri contre le plus gros des rafales de neige. Il fallait rester vigilant pour ne pas prendre une branche cassée sur le coin du béret, mais le léger répit permit à Elias de libérer son nez pour respirer un peu plus aisément. S'il progressait toujours à une allure pitoyable, au moins l'arrière-train touffu de Mogriave était plus visible et permettait un ajustement de la trajectoire plus rapide.

Le sorcier se plaquait de temps en temps à un large tronc pour se protéger d'une rafale ou pour reprendre son souffle deux minutes. Il n'osait pas s'arrêter trop longtemps, de peur que le froid ne finisse de lui geler toute la carcasse et qu'il se retrouve dans l'incapacité de se remettre à marcher. Alors il amorçait de nouveau le mouvement en espérant vivement ne pas finir assommé par une des branches qui craquaient dangereusement au-dessus de sa tête, et se traînait péniblement jusqu'à son prochain abri.

Un sentiment de déjà-vu s'empara d'Elias alors qu'il se planquait derrière un énième arbre le temps qu'une énième bourrasque givrée passe. Il avait déjà connu ce froid, il en avait déjà subi la morsure inflexible pendant des heures et des heures. Mais cela remontait à plus d'un siècle, et au moins cette fois-ci, il n'y avait pas de dragon des neiges assoiffé de vengeance lancé à sa poursuite dans le paysage pétrifié par le gel.

Après ce qui lui parut une éternité à avancer de refuge en refuge, l'enchanteur et son chien arrivèrent à un replat dénué du moindre arbre. Il aurait pu s'agir d'une clairière, mais pour la première fois depuis le début de cet absurde périple Elias savait où il se trouvait. La petite falaise attenante et les rochers disposés en cercle ne laissaient pas planer le doute : même s'il n'y avait plus foutu les pieds depuis l'anniversaire de Yoan, il savait qu'il se tenait sur les berges du Lac Sacré.

« Non, stop ! cria-t-il à l'attention de Mogriave qui s'apprêtait à continuer sa course droit devant. Marche pas là-dessus ! Viens, on fait le tour ! »

La surface du lac était probablement gelée, cependant rien ne prouvait qu'elle pourrait supporter leurs poids en supplément de l'épaisse couche de neige qui s'y étalait déjà. D'autant que la traversée, en plus d'être dangereuse, était complètement inutile. Elias savait que la baraque moisie que Merlin osait appeler sa « retraite forestière » était perchée en haut de la colline qui bordait le lac, ils pouvaient tout aussi bien commencer l'ascension de ce côté-ci.

Avec la prise d'altitude, même légère, la protection des arbres s'estompa et la neige commença de nouveau à fouetter la mince tranche de visage qu'Elias offrait aux éléments. Tout en pestant dans sa barbe, l'enchanteur baissa la tête et s'arc-bouta face à la pente.

« Neige à la con, colline à la con, journée à la con ! grogna-t-il en serrant fort son bâton contre son torse par crainte qu'une bourrasque ne le lui arrache. Qu'est-ce qui m'a pris, mais qu'est-ce qui m'a pris ?! Faut vraiment être le dernier des débiles pour- ack ! » Elias trébucha sur une racine dissimulée et se retrouva à genoux dans la neige, enseveli jusqu'à la taille dans l'épouvantable matière blanche et trempée. « Putain de merde ! »

Toute sa gorge et ses poumons lui donnaient l'impression de brûler de l'intérieur à chaque fois qu'il inspirait l'air glacial. Ses jambes ne voulaient plus lui répondre, tétanisées par le froid et le choc de la courte chute. S'il abandonnait maintenant, il était mort. Il ne lui restait même plus la force de conjurer quelques flammes histoire de se réchauffer. Il allait crever à flanc de colline comme un lapin surpris par le gel, et avec ce qui tombait personne ne le retrouverait avant le printemps. Il serait probablement à moitié décomposé d'ici là, et l'autre moitié avait de grandes chances de se faire becter par les animaux des bois. Bien moins présentable en somme que ce qu'il avait envisagé pour son enterrement.

Un hurlement lupin obligea Elias à relever la tête. A une trentaine de pas en amont, Mogriave s'agitait autour d'une grande forme rectangulaire et sombre, avec un genre de pointe sur le dessus.

La cabane de Merlin. La putain de cabane de Merlin.

S'il avait eu assez de souffle, l'enchanteur aurait pu imiter le chien et hurler sa joie en direction du ciel. Mais les choses étant ce qu'elles étaient, il trouva à peine la force d'esquisser un rictus soulagé derrière son écharpe gelée.

Commandant à ses muscles par pure opiniâtreté, Elias arracha son corps grelottant au sol enneigé en s'accompagnant d'un râle d'outre-tombe. Il se servit de l'élan ainsi obtenu pour tituber lourdement jusqu'à la bicoque en bois que la poudreuse s'affairait à recouvrir, une diabolique couche blanche à la fois. La maisonnette biscornue avait beau être à peine plus grande qu'un cagibi et trembler de façon inquiétante à chaque bourrasque, elle avait l'avantage indéniable de faire barrière contre le vent et il en profita allègrement.

« Merlin ! » brailla-t-il, la voix rendue rauque par le feu qui sévissait dans ses bronches. Il leva la main qui ne se cramponnait pas à son bâton pour marteler la porte de la frêle habitation. Il frappait sans aucune retenue, le gel qui rongeait ses doigts les rendant insensibles à la douleur, même s'il se doutait bien qu'il le paierait tôt ou tard. « MERLIN ! Je sais que vous êtes là ! »

Comme pour lui venir en aide, Mogriave se dressa contre la porte à moitié bloquée par la neige et se mit à en gratter le pourtour tout en aboyant.

« Merlin ! M'obligez pas à défoncer la porte, parce que j'le ferai ! » menaça le sorcier transi de froid avec tout l'aplomb dont il disposait – c'est-à-dire une quantité affreusement médiocre.

Il se remit à tambouriner de plus belle, au cas où le druide ne l'entendait pas à cause du vent violent. Il ne voulait même pas penser à la possibilité qu'il n'y avait personne dans la cabane, et qu'il avait fait tout ce chemin pour rien. La perspective était effarante.

« MERLIIIIIINN ! s'époumona-t-il avec la force du désespoir.

- Elias ? Mais c'est vous ?

- AH BEN QUAND MEME ! Mais évidemment que c'est moi !

- Qu'est-ce que vous foutez là, bougre de taré ?!

- J'm'ennuyais, je suis venu faire un peu de luge et admirer le paysage ! A votre avis je suis venu pour quoi, espèce de grosse betterave ?! Ouvrez cette porte, que je puisse vous en coller une ! »

Le panneau de bois vibra un peu, mais ne pivota pas.

« J'arrive pas à la pousser, ça doit être bloqué par la neige ! cria Merlin depuis l'intérieur. Faut déblayer !

- Ça tombe bien, j'ai pensé à ramener une pelle ! ironisa Elias. Comme ça quand j'aurai fini avec la neige, je pourrai vous en foutre un grand coup en travers du museau !

- De quoi ? J'entends rien !

- J'ai dit : je vais me débrouiller ! »

Même en se concentrant très fort, l'enchanteur ne parvint qu'à réunir l'énergie nécessaire pour produire une balle de flammes qui tenait dans la paume, et encore, elle s'éteignit au bout de trente grosses secondes. Adieu l'option de la fonte des neiges. Elias ne se sentait pas le courage de se mettre à quatre pattes pour virer la poudreuse congelée à mains nues, mais il connaissait quelqu'un qui pourrait s'en charger pour lui.

« Hé, Mog ! Là ! » Tout en claquant des dents, le magicien gratta du pied la surface de la neige, ses doigts engourdis fermement coincés sous ses aisselles. « Creuse, là ! Creuse ! »

Le chien n'avait pas appris une grande variété d'ordres au cours de sa vie, mais celui-ci lui était bien connu. Il se mit à labourer la neige devant la porte de ses larges pattes pour la projeter en grandes gerbes derrière lui, tapissant au passage la fourrure de son ventre.

Bientôt, la porte se retrouva en majeure partie déblayée et Elias frappa une nouvelle fois.

« Essayez maintenant ! croassa-t-il d'une voix rocailleuse.

- D'accord ! Poussez-vous du milieu, je vais forcer un peu pour ouvrir, comme ça vous pourrez rentrer à l'abri !

- Je m'en contrefous, de me mettre à l'abri ! Je suis venu pour vous ramener à Kaamelott, pas pour boire une tisane dans votre cambuse, alors vous vous magnez de sortir pour qu'on puisse rentrer avant de finir congelés à cause de vos gamineries ! »

La porte, qui avait commencé à s'ouvrir, marqua un temps d'arrêt qui ressemblait à une hésitation.

« Mes gamineries ? répéta Merlin.

- Parfaitement ! Se barrer pour bouder en pleine forêt alors qu'une tempête se lève, à cause de quelque chose qui est de votre faute, vous m'excuserez, c'est bien du domaine de la gaminerie ! Alors comme pour un gamin, je suis obligé de venir vous chercher dans votre trou paumé pour vous traîner à Kaamelott, là où on sera vraiment à l'abri ! »

Dans un claquement sec, et à la plus grande surprise d'Elias, la porte entrouverte se referma.

« Je vous ai pas demandé de venir ! rugit Merlin de l'intérieur, sa voix à peine audible par-dessus les rafales qui continuaient à labourer la colline. Vous auriez très bien pu rester tranquillement à Kaamelott, j'ai pas besoin que vous veniez me « sauver » de quoi que ce soit !

- Merlin, faites pas le con ! » tonna Elias en saisissant la anse en fer qui servait de poignée extérieure. Il tira à s'en rompre les tendons mais ne réussit qu'à s'arracher un peu de peau sur le métal glacé. L'abruti devait tenir la porte depuis l'autre côté. « Vous pouvez pas rester là ! Avec le vent qu'il y a, votre bicoque peut tomber en miettes à tout moment !

- Je m'en tape, foutez-moi la paix !

- Et si c'est pas le vent, ce sera le froid ! Si ça continue comme ça, vous allez être complètement enseveli d'ici une heure ou deux !

- Je m'en tape !

- Alors écoutez-moi bien ! aboya l'enchanteur en laissant complètement de côté son manteau de médiateur. Je viens de me farcir une randonnée de deux heures dans la neige, je sens absolument plus aucune de mes extrémités et je vais certainement me payer une grippe phénoménale ! Alors vous allez venir avec moi, de votre plein gré ou par la peau du cul mais je vous garantis que ça va se faire !

- JE. M'EN. TAPE !

- T'ES UN PUTAIN DE CHIEUR, MERLIN, J'ESPERE QUE TU LE SAIS ! »

Dans un craquement apocalyptique qui transperça le crâne d'Elias et le priva momentanément de son audition, la foudre s'abattit sur l'arbre qui se trouvait directement à sa gauche, le fendant proprement en deux de la cime à la moitié du tronc.

Serrant les dents sous le coup de la surprise et de la douleur, l'enchanteur porta ses mains à ses oreilles sifflantes et tituba de quelques pas en arrière, déséquilibré. Jusqu'à ce que son pied ne cherche à s'appuyer sur le vide, au lieu de la rassurante solidité du sol. Pendant un instant le temps demeura suspendu, comme si l'univers retenait son souffle, puis le couperet intransigeant de la fatalité s'abattit.

Elias ne put réfréner un glapissement d'effroi au moment où son corps dépassa l'arête de la falaise et bascula en arrière. Par chance – si on pouvait le désigner ainsi – la pente n'était pas complètement verticale ; mais elle était suffisamment abrupte pour que le sorcier dégringole sur toute sa longueur sans pouvoir ralentir son élan. Tel un ballot de paille emporté par le vent, Elias roula pendant ce qui lui parut une vie entière, tout en laissant derrière lui de grandes tranchées chaotiques dans la neige.

Toutes les teintes et dégradés de blanc et de gris se succédaient dans son champ de vision à mesure qu'il chutait. Le ciel, le sol, le ciel, le sol... le sorcier ferma les yeux pour combattre la nausée qui lui soulevait l'estomac et s'agrippa à la certitude qu'il n'allait pas tomber pour toute l'éternité, que la pente avait une fin et qu'il allait bientôt l'atteindre.

Une seconde avant d'atteindre le bas de la colline, les yeux d'Elias s'écarquillèrent lorsqu'il se souvint que ce n'était pas simplement un sol forestier couvert de neige qui l'attendait en bas.

Son épaule heurta la surface gelée du lac de plein fouet. La force de l'impact fendit la glace avec une facilité déconcertante pour engloutir le corps de l'enchanteur dans les eaux polaires en-dessous. Le froid qui l'avait mordu durant toute sa marche depuis Kaamelott faisait bien pâle figure face à l'enfer aquatique qui le paralysa instantanément. Tétanisé, le souffle coupé par le choc, Elias tenta pitoyablement de se hisser en direction de la surface mais ses vêtements épais l'alourdissaient bien trop, et ses forces l'abandonnaient à grande vitesse.

Ses muscles ne répondaient plus. Un voile noir envahissait petit à petit sa vision. Il ne distinguait même plus le trou par lequel il avait percé la glace. Peut-être qu'il s'était refermé entretemps ? Ce n'était pas grave. Il n'avait plus le courage de bouger, de toute manière, qu'est-ce qu'il aurait fait d'un trou dans la glace ? Il était bien, là, personne ne venait le faire chier. Il n'avait presque plus froid d'ailleurs.

Elias ferma les yeux et se laissa glissa dans le confort de l'inconscience.


L'après-vie avait l'odeur de la soupe de courge et du chien mouillé. Qui l'eut cru ?

Il y faisait aussi diablement froid. Etrange, toutes les descriptions de l'enfer qu'Elias avait pu voir faisaient état de braises rougeoyantes et de bûchers en flammes ; une ambiance assez sulfureuse donc, en complète contradiction avec les frissons glacés qui lui chatouillaient l'échine.

Le paradis, alors ?

Elias étouffa un rire d'autodérision qui se mua en une sorte de geignement ironique. Ouais, non, fallait tout de même pas déconner.

« Vous êtes réveillé ? »

Péniblement, l'enchanteur ouvrit les yeux au son de la voix. Dans un premier temps il ne distingua qu'une grande forme claire, penchée au-dessus de sa tête. Et puis, tout doucement, un visage inquiet orné de longues mèches blanches prit forme.

« J'suis mort ? grinça Elias. Z'êtes un ange ?

- Non et non.

- Ah… un démon alors ?

- Euh… c'est plus compliqué que ça. Comment vous vous sentez ?

- J'ai froid. J'ai mal, aussi. Je croyais qu'on avait plus mal, quand on était mort.

- Vous êtes pas mort. » Le sol meuble sur lequel Elias était allongé vacilla, ce qui lui permit de déduire qu'il s'agissait en fait d'un lit, et que quelqu'un venait de s'asseoir sur le bord. Une main rugueuse se pressa contre son front. « Vous êtes en train de vous taper une bonne fièvre. Pas étonnant, après votre petit plongeon. Je vais chercher de quoi faire baisser tout ça. »

Le lit bougea de nouveau quand l'individu se leva et quitta la pièce à pas feutrés. Elias en profita pour observer ses alentours directs ; il était dans sa chambre à Kaamelott, dans son lit, coincé entre trois couches de fourrures à l'avant et au moins deux oreillers à l'arrière. Son corps entier lui semblait lourd comme du plomb, particulièrement au niveau des articulations, et sa tête bourdonnait de la façon la plus désagréable qui soit. Comment en était-il arrivé là ?

En faisant un effort de mémoire surhumain, Elias grappilla tant bien que mal des bribes de ses derniers souvenirs. Il se souvenait de la longue marche vers la cabane de Merlin. Il se souvenait de son concours de hurlements avec le druide, puis la foudre, puis le lac, puis… plus rien, à part la morsure du froid. L'homme qui était dans la pièce avec lui un peu plus tôt – probablement Merlin, Elias s'en rendait compte maintenant – avait du le ramener jusqu'à Kaamelott pour le mettre à l'abri de la tempête. Cette dernière semblait d'ailleurs s'être calmée ; du moins l'enchanteur n'en percevait plus les sifflements rageurs.

Une pointe de douleur entre les omoplates incita Elias à tenter de se redresser en position assise, mais l'effort lui déclencha une violente quinte de toux qui le plia en deux.

« Doucement ! s'écria Merlin au moment de repasser la porte de la chambre. Vous pouvez pas rester tranquille deux minutes, c'est pas vrai !

- Voulais m'asseoir, crachota le plus jeune.

- Et vous pouviez pas attendre que je revienne pour vous aider, gros malin ? Il faut forcément que Môssieur Elias se débrouille tout seul pour absolument tout, c'est ça ? » Avec un soupir mélodramatique, le druide posa la tasse fumante qu'il avait amenée avec lui sur la table de chevet et se pencha pour rajuster les coussins dans le dos d'Elias. « Là, ça devrait être mieux, venez que je vous installe… voilà. Vous arrivez à respirer correctement ? »

Confortablement calé contre les oreillers avec les couvertures remontées sous le menton, le sorcier prit une inspiration incertaine, pour se rendre compte que son nez était à moitié bouché. S'il ne se remettait pas à tousser, il pourrait s'en sortir en respirant par la bouche, même si le flux d'air le brûlait de la gorge jusqu'au fin fond des bronches.

« Ça peut aller, dit-il d'une voix nasillarde.

- C'est déjà ça de pris. Tenez, buvez ça.

- C'est quoi ?

- Une tisane, pour faire baisser la fièvre. Vu comme vous tremblez ça vous aidera à vous réchauffer, aussi, ça peut pas faire de mal. »

Elias devait bien admettre que, même sous trois couches de fourrures, il était frigorifié. La simple idée de tenir contre lui une tasse chaude l'attirait assez pour qu'il acquiesce et libère une main de son cocon de chaleur. Au moment de la tendre vers Merlin, cependant, il fronça les sourcils à la vue de la bande qui bloquait trois de ses doigts ensemble.

« Ah, oui, il va falloir y aller doucement, vous avez des doigts cassés, indiqua le druide en voyant son air étonné. Je sais pas si c'est arrivé au moment de la chute ou si c'est à force de frapper comme un sourd sur ma porte. C'est pas grand-chose, ça guérira très bien si vous faites un peu attention, et puis vous êtes ambidextre alors ça devrait pas trop vous faire défaut. »

Elias hocha docilement la tête, trop engourdi pour râler, avant de saisir la tasse de sa main gauche valide. La vapeur qui s'échappait du breuvage aux reflets dorés picotait ses joues, sa peau à vif rendue sensible par le vent glacial. La chaleur émanant de la tisane fraîchement préparée lui fit couler le nez, et il renifla sans grâce aucune une paire de fois avant d'accepter le carré de tissu que lui tendait Merlin.

Alors qu'il se mouchait maladroitement de sa main valide tout en maintenant la tasse en équilibre sur son ventre de sa main bandée, le druide prit place sur le lit à côté de lui.

« Vous avez pas mal de bleus un peu partout, aussi, et je pense que vous vous êtes fêlé au moins une côte. Le plus dangereux ça restait l'hypothermie, quand je vous ai tiré du lac vous étiez presque bleu, j'ai fait aussi vite que possible pour vous ramener ici.

- Vous… vous m'avez ramené ?

- Bah oui, j'allais quand même pas vous laisser au fond du lac ! Faites pas l'étonné, non plus.

- Mais… la tempête…

- Ça s'est beaucoup calmé par la suite, j'ai pas eu trop de mal à revenir à Kaamelott même en vous portant, fit Merlin d'un air désinvolte. Pardon de vous le dire, mais vous pesez pas bien lourd. »

Elias lui jeta un regard suspicieux, même s'il plissait les yeux plus par fatigue que par accusation. Comme par hasard, la tempête connaissait une accalmie pile poil au moment où le druide en avait besoin. Un chouya trop pratique pour être une simple coïncidence.

« Quand vous aurez fini la tisane, j'ai de la soupe de courge pour vous, poursuivit le fils de démon sans tenir compte des yeux pâles et méfiants tournés vers lui. Je sais que vous aimez pas ça mais c'était tout ce qu'ils avaient de disponible aux cuisines et vous avez besoin de vous retaper. De base vous êtes pas bien épais, alors là avec la fièvre et le froid en prime je vais pas vous lâcher, je préfère prévenir. »

Pendant un instant, Elias caressa l'idée de protester, ne serait-ce que pour la forme. Après tout, lui n'avait pas le droit de venir chercher Merlin dans sa cabane pourrie alors qu'une tempête sévissait, mais le druide aurait le champ libre pour le gaver d'immonde soupe de courge ? Si ce n'était pas de l'injustice éhontée, Elias ne savait pas ce que c'était ; malheureusement il ne se sentait pas la vaillance d'aller contre la volonté du vieux hibou.

Avec une docilité qui l'aurait débéqueté en temps normal, il avala le bol de soupe en deux ou trois traits. Par chance, son odorat et son goût diminués lui facilitèrent la tâche et il rendit assez vite le récipient vide à un Merlin satisfait, avant de se pelotonner de nouveau en frissonnant sous les couvertures. L'odieux breuvage orange l'avait quelque peu réchauffé mais ses articulations lui donnaient toujours l'impression d'être prisonnières d'un bloc de gel.

« Vous avez toujours froid ? s'enquit le druide, préoccupé.

- N-non, je claque des dents pour le p-plaisir… bien sûr que j'me gèle les noix, vous voyez b-bien… »

Merlin le regarda, songeur, avant de déclarer : « Bougez pas, j'arrive. »

Il se leva du lit pour se diriger vers l'armoire qui trônait contre le mur Nord et en sortir sa chemise de nuit. Il ôta rapidement ses vêtements et ses bottes – un spectacle assez plaisant, de là où Elias l'épiait par-dessus ses fourrures, même si le moment était mal choisi – pour l'enfiler et trottina avec empressement vers le lit, ses pieds nus en contact direct avec les dalles froides du sol.

« Mais c'est déjà le soir, que vous vous habillez pour d-dormir ? demanda l'enchanteur alors que son compagnon se glissait à ses côtés dans le havre de chaleur en soulevant le moins possible les couvertures.

- C'est même la nuit. On a du rentrer ici vers midi et vous avez dormi toute l'après-midi. Vous deviez en avoir besoin, je suis prêt à parier que vous avez pas fermé l'œil la nuit dernière.

- Qu'est-ce qui vous fait croire ça ?

- J'vous connais, c'est tout. Allez, poussez-vous un peu, je suis sur le bord là. »

Quelques ajustements plus tard, les deux magiciens étaient confortablement installés dans la couche. Avec la souplesse et la grâce de la pâte à tourte, Elias était moulé au flanc de Merlin, un bras et une jambe jetés en travers du corps du druide. Le tissu un peu rugueux de la chemise de nuit irritait la peau meurtrie de sa joue mais c'était un tribut qu'il était prêt à payer pour se rapprocher de la chaleur qui émanait de la poitrine de son compagnon.

Il prenait garde cependant à éviter les pieds glacés du fils de démon, même s'il n'avait aucun remord à coller les siens – qui devaient être au moins aussi gelés – contre les mollets de Merlin. Ce dernier ne se plaignait étonnamment pas d'être ainsi utilisé comme une bouillotte géante, contrairement à son habitude ; assis contre les oreillers, un bras enroulé autour des épaules d'Elias et l'autre reposant sur son estomac, le druide gardait le silence. Son étreinte, tout comme les soins prodigués plus tôt, était plus fonctionnelle qu'affectueuse, visant au partage de chaleur corporelle et pas à grand-chose d'autre.

Cette attitude un peu raide piqua l'attention d'Elias, et l'enchanteur tourna des yeux inquisiteurs vers son amant. « Vous faites toujours la gueule ? »

Merlin souffla par le nez, dédaigneux. « Bah oui c'est bien connu. Je vous repêche comme une truite, je vous ramène ici, je vous change, je vous sèche et je vous soigne, mais vous avez raison, je fais toujours la gueule.

- Donc c'est oui ?

- … un peu. Non. Je sais pas.

- Vous savez pas…

- Zut. Figurez-vous que j'avais autre chose à penser ces dernières heures qu'à votre caractère de merde, alors je me suis pas posé la question. » Merlin laissa sa tête basculer en arrière sur les oreillers pour regarder les lattes du plafond, pensif. Il reprit la parole après quelques instants et un soupir de lassitude. « C'est pas que je fais la gueule, c'est plutôt… c'est compliqué.

- J'vois ça…

- Ah mais vous allez me laisser expliquer, oui ? C'est déjà assez pénible, si vous me coupez toutes les deux minutes je préfère me barrer.

- Pardon. Allez-y.

- Merci bien. Donc, comme je disais, c'est compliqué. J'ai pas su comment réagir hier parce que… enfin je veux dire, revoir Viviane, notre discussion d'après… ça a fait ressortir beaucoup de choses que je croyais oubliées depuis longtemps. Des histoires dont je pensais avoir fait le deuil. Mais en fait pas du tout. »

Pour tenir sa résolution de ne pas interrompre Merlin, Elias se mordit l'intérieur de la joue. Mais après quelques secondes de silence – techniquement, il ne coupait pas la parole, si l'autre en face ne parlait plus – il déglutit avec difficulté et demanda d'une voix qu'il espérait assurée. « Vous… rassurez-moi, vous êtes pas en train de me dire que… vous avez envie de recoller les morceaux avec la rouquine maintenant qu'elle est sur le même plan que vous et que je peux partir me trouver une nouvelle piaule… si ? »

Si Elias avait trouvé jusqu'alors le corps de Merlin un peu raide contre le sien, il n'y avait guère de qualification pour la tétanie soudaine qui se saisit du druide.

« Mais ça va pas, non mais vous êtes pas con, non ?! J'ai jamais parlé de ça !

- Bah vous venez juste de dire-

- J'ai dit que ça a fait ressortir des souvenirs de mon premier mariage dont j'aurais préféré ne jamais me rappeler ! A quel moment vous avez traduit ça par : « Vous et moi, c'est terminé. » ?

- Mais j'sais pas, des fois vous dites des choses, je pige de travers, c'était juste pour être sûr…

- Ah non mais vous m'aurez tout fait, hein. » Merlin passa son second bras autour d'Elias et le serra contre sa poitrine avec fermeté mais un fond de douceur. « Vous allez nulle part, gros navet. Ce qu'il faut pas entendre, j'vous jure. »

La dépose d'un solide baiser sur sa tempe acheva de pacifier Elias. L'enchanteur renoua avec sa position de chat alangui contre son compagnon, recalant sa tête bourdonnante dans le creux de son épaule. Pendant un bon moment, aucun des deux ne pipa mot ; seuls leurs deux jeux de respirations – profonde et calme pour Merlin, râpeuse et légèrement sifflante pour Elias – venaient perturber le silence de la chambre.

Le druide réfléchissait, ça se sentait dans l'air et dans la façon qu'il avait de tracer des cercles indécis dans le dos d'Elias avec sa main. Il ruminait si fortement que cela se manifestait dans son aura magique sous la forme de picotements, comme une couverture en laine chaude et rassurante mais un peu irritante quand même.

« Je pense que je vais pas réussir à vous en parler, conclut-il à voix haute à la fin de sa réflexion.

- Personne vous y oblige, répondit doucement Elias. Je suis… j'ai pas été très délicat, hier, faut reconnaître. J'étais en colère, je sais que c'est pas une excuse valable, mais bon… Si vous avez pas envie d'en parler, vous en parlez pas. Vous me devez rien.

- C'est pas que j'ai pas envie, c'est... ce serait simplement trop compliqué, je pense pas pouvoir y arriver.

- Alors on laisse tomber, c'est bon, tant pis. Te mets pas la rate à l'envers pour ça.

- Non. Maintenant que ça a été mis sur le tapis, autant que tu sois au courant de tout. Si t'es prêt à braver une tempête de neige pour venir me chercher, tu mérites au moins ça…

- On laisse tomber, j'ai dit. Tu l'as dit toi-même, tu vas pas réussir à en parler, ça sert à rien de discutailler trois plombes.

- Je peux peut-être pas en parler... mais je crois que je peux te montrer. »

Intrigué, Elias tourna la tête vers le haut et chercha le regard de Merlin à travers la barbe blanche. « Me montrer ? C'est-à-dire ?

- Je suis pas totalement sûr de mon coup, mais j'ai l'impression que maintenant, j'arrive à partager des pensées, ou des souvenirs. J'ai essayé la semaine dernière avec Mehben, c'est un peu comme la psychokinésie mais en inversé et en plus visuel. Par contre j'ai l'impression que ça fonctionne qu'avec des souvenirs très marquants, que j'arrive à visualiser facilement. Ça coûte rien d'essayer... si tu es d'accord, bien sûr. »

L'enchanteur prit quelques instants pour réfléchir à la proposition. S'il était un grand habitué de la psychokinésie, il n'avait encore jamais entendu parler de ce type de manipulation mentale ; mais après tout, il avait lui-même mis au point des variantes de la technique, ce qui prouvait bien que c'était possible. Et puis, Merlin était un fils de démon un peu plus accompli désormais, peut-être que c'était un des avantages qui accompagnaient la fonction ?

« D'accord, acquiesça-t-il finalement. Ça coûte rien d'essayer, comme tu dis. Bon, du coup, euh... comment ça se passe, comment on procède ?

- Ah tu veux qu'on essaie maintenant ? T'es pas trop fatigué ?

- Non, enfin je crois pas... sauf si c'est particulièrement physique comme truc.

- Normalement non. Après je dis ça, attention, je maîtrise pas encore tout bien, hein. C'est assez nouveau pour moi. On essaie quand même ?

- On essaie quand même. Fais juste gaffe à pas me bloquer dans ta tête, tu sais que j'ai peur du vide. »

Merlin leva les yeux au ciel, faussement outré, avant d'incliner la tête pour venir poser son front frais contre celui, bien plus chaud, d'Elias. Le druide ferma les yeux et l'enchanteur l'imita, à défaut de savoir quoi faire d'autre. Il attendit patiemment ainsi, longtemps, sans oser parler de peur de perturber la concentration de Merlin. Il aurait eu meilleur compte de se rencarder avant sur la durée de la procédure ; entre les yeux fermés, la position confortable et la chaleur ambiante, Elias était prêt à s'endormir.

Après une éternité et demie à attendre… et bien, il ne savait plus trop quoi au final, l'enchanteur ouvrit les yeux et la bouche pour demander si c'était prévu pour aujourd'hui ou pour le lendemain. Sa remarque mourut sur ses lèvres avant même qu'il ne commence à la formuler.