Tu me dis que c'est un piège
Un jeu pour les perdants
Que le bateau est en liège

Et l'armure en fer blanc
Que plus rien ne te protège
Ou alors pas longtemps
Que c'est comme un sortilège
D'être seul à présent

Je peux seulement te dire :

Qu'il m'a fallu la peur

Pour être rassuré
Que j'ai connu la douleur
Avant d'être consolé
Qu'il m'a fallu les pleurs

Pour ne plus rien cacher
Que j'ai connu la rancœur
Bien avant d'être apaisé

Tu ne sais pas encore
Ce que je sais par cœur

Emmanuel Moire – Beau Malheur

Le Passé Enfermé – Partie 3

Elias n'était plus dans sa chambre, allongé dans son lit. Il n'était plus dans son laboratoire, ni à Kaamelott. Il n'était même pas sûr d'être toujours sur l'île de Bretagne. Envolés, la neige et le vent ; le grand pré au milieu duquel il se tenait était inondé de soleil et il n'y avait pas le moindre nuage à l'horizon. Autour d'Elias, des hordes d'hommes et de femmes richement vêtus conversaient, marchaient et riaient en petits groupes. Personne ne semblait lui prêter attention, et pour cause : en baissant le regard, l'enchanteur manqua s'étouffer en apercevant… rien, justement. Un grand vide là où il s'attendait à voir le reste de son corps. Il avait pourtant l'impression d'être physiquement bien là, les pieds dans l'herbe au milieu de la prairie, il pouvait presque sentir le sol sous ses bottes. D'ailleurs, il parvint à esquisser un « pas » en avant en faisant appel aux commandes motrices habituelles.

Prodigieux. Tout simplement prodigieux. Pouvoir conjurer un souvenir de façon si vivace et si réaliste devait nécessiter une parfaite connaissance de soi-même que seule une existence de près d'un millénaire pouvait octroyer. Si Merlin le permettait, il lui faudrait un moment après tout ça pour prendre quelques notes.

Elias n'eut pas à déambuler longtemps au milieu de la foule pour se rendre compte qu'il assistait à une fête, et quels en étaient les commanditaires.

Il eut en revanche tout le mal du monde à reconnaître Merlin, pourtant il ne pouvait que se rendre à l'évidence : le grand salsifis aux cheveux bruns, courts et en pétard qui dansait au milieu du pré ne pouvait être que son druide. Avec sa très courte barbe sombre et sa tenue bleu marine flamboyante, le jeune fils de démon subissait difficilement la comparaison avec son alter ego de neuf cents piges. Et encore, s'il n'y avait que l'apparence… Ce Merlin-ci respirait la joie et la fraîcheur, ses épaules encore dénuées du poids des responsabilités dont l'existence l'avait assommé. C'était aussi plaisant à voir que ç'en était triste.

Un large sourire heureux aux lèvres, le druide entraînait une partenaire de danse sur le rythme dicté par les flûtes et les tambours d'un petit orchestre. Elle le suivait gauchement, gênée soit par la danse elle-même ou son corset à l'air bien trop étroit, voire un savant mélange des deux. Elias déduisit assez facilement qu'il s'agissait là de la fameuse Guendolonea : presque aussi grande que Merlin, les épaules carrées, la démarche manquant de finesse, cette femme était certainement plus à l'aise en armure qu'emprisonnée dans les replis d'une robe d'apparat. C'était du moins ce que son sourire pincé laissait entrevoir à chaque fois que Merlin lui saisissait les mains pour lui faire décrire un nouvel arc de cercle.

Le druide n'avait pas menti, il fallait bien le reconnaître. Guendolonea n'était vraiment pas désagréable à regarder, c'était même tout le contraire. Ses cheveux d'un châtain clair tirant sur le blond, attachés en un chignon élaboré, encadraient un visage aux traits assez fins et harmonieux en dépit de la carrure de la dame. Alors qu'elle se laissait de bonne grâce attirée à gauche et à droite, ses grands yeux verts ne quittaient pas ceux de Merlin. Si Elias n'en savait pas déjà trop sur leur histoire commune, à ces deux-là, cela aurait pu passer pour la tendre fascination d'une femme pour son tout nouvel époux. Car à moins qu'Elias ne soit en train de se tromper lourdement, c'était bien de cela qu'il s'agissait : le mariage de Merlin et de Guendolonea, reine de Bretagne.

Les couronnes de fleurs, la musique, tout concordait. Jusqu'aux applaudissements polis des invités quand la musique s'arrêta et que les jeunes mariés se saluèrent mutuellement d'une révérence.

« Un grand merci pour cette danse, ma chère, fit Merlin en portant la main de son épouse à ses lèvres pour y déposer un baiser, avant de froncer les sourcils d'un air soucieux. Vous semblez tendue, j'espère que je ne vous ai pas trop fatiguée ?

- Du tout, mon ami, assura-t-elle avec une moitié de sourire. Pour tout vous dire, c'est cette maudite robe qui entrave mes mouvements, sans parler de ces escarpins ridicules. Il me tarde de rentrer ce soir à notre chambre pour tout retirer. Pas vous ? »

Guendolonea appuya ses derniers mots d'un rictus suggestif qui, sans qu'Elias soit étonné, embrasa les joues de Merlin. Le jeune druide détourna le regard, gêné par l'assurance de sa femme autant que par la proximité des invités qui avaient très bien pu entendre ce qu'elle venait de dire.

« Euh… si, répondit timidement Merlin du bout des lèvres. Si si… pour être franc, je n'y avais pas encore vraiment pensé.

- Pourquoi cette mine contrite, très cher ? Je me suis laissée dire que vous aviez déjà un siècle d'existence derrière vous, vous n'allez pas me faire croire que vous êtes novice en la matière ?

- N-Non ! Pas du tout !

- A la bonne heure, je suis rassurée. Venez, cela doit bien faire cinq minutes que cet idiot de Kamber nous fait signe depuis la table des boissons, allons voir ce qui lui prend. Surveillez vos arrières : même s'il a hérité de territoires supplémentaires dans la manœuvre, cet abruti n'a toujours pas digéré la mise à mort de son frère par ma main, ni que je lui trouve un remplaçant si vite, du reste. En plus il a l'air saoul comme cochon. Restez bien près de moi. »

Merlin pâlit très nettement et hocha la tête, liant avec empressement son bras à celui de Guendolonea. Ils s'éloignèrent tous les deux en direction d'un homme grand et brun qui agitait en effet une main à leur attention.

Elias commença à les suivre, mais il ne parvint qu'à faire trois pas à leur suite avant que l'environnement ne disparaisse complètement, comme si un bandeau noir avait été soudainement posé sur ses yeux. Il cligna des yeux et secoua la tête – du moins, c'était ce qu'il avait l'impression de faire, avec cette forme éthérée rien n'était vraiment sûr – mais rien n'y fit. C'était déjà fini ? Si Merlin comptait lui faire comprendre quoi que ce soit avec un bref aperçu du jour de son mariage, il se gourait cruellement. A part constater que la passion du druide pour la danse remontait à bien longtemps et que les cheveux courts lui filaient une tronche bizarre, Elias n'avait pas l'impression d'avoir appris grand-chose.

Puis, comme le rideau de velours se lève entre deux actes d'un spectacle des Pupi, le voile de l'obscurité s'effaça pour dévoiler à Elias une nouvelle scène à l'ambiance bien moins chatoyante.

Il se tenait devant un grand château, juché au sommet d'une colline surplombant la forêt d'un côté, et un large cours d'eau de l'autre. Au loin, la côte se déchirait en falaises abruptes contre lesquelles la mer venait s'écraser, une vague bruyante à la fois. Contrairement à Kaamelott, ce château-ci n'était pas constitué de pierres, mais d'un bois sombre qui luisait presque sous les rayons du soleil couchant. Ses palissades d'enceinte décrivaient un cercle autour de la bâtisse principale, tout en haut, et des constructions plus modestes qui l'entouraient.

Devant la herse d'entrée, quatre cavaliers se tenaient en ligne. Non, plutôt trois cavaliers et un cheval, tenu par la bride par une grande femme en armure qu'Elias connaissait désormais de vue. En face d'elle, emmitouflé dans un manteau gris, Merlin se tordait les doigts comme il avait l'habitude de faire lorsqu'il était rongé par l'inquiétude.

« Vous êtes sûre que c'est bien prudent, de partir à cette heure ? demanda-t-il, nerveux. Vous voulez pas attendre demain matin ?

- Demain matin, les Huns auront eu l'opportunité de brûler deux villages supplémentaires et peut-être de franchir les frontières de Cornouailles, répondit Guendolonea en serrant d'un coup sec la sangle qui maintenait sa hache attachée à sa selle. On ne peut pas se le permettre.

- Vous êtes obligée d'y aller ? Vous m'avez dit hier que vous aviez six fois plus de soldats que ceux d'en face, vous pouvez très bien rester ici.

- Et me priver du plaisir d'éclater les crânes de quelques-uns de ces barbares ? Ah ! C'est mal me connaître, mon ami.

- Bon, alors laissez-moi au moins venir avec vous-

- Non ! » En remarquant le sursaut de surprise de Merlin devant son ton catégorique, Guendolonea se radoucit. « Non, ce n'est pas nécessaire. Le champ de bataille n'est pas… approprié, pour quelqu'un comme vous. Vous nous gêneriez.

- Mais je ne serai pas dans vos pattes ! Je peux soigner les blessés, par exemple, ou veiller sur les invalides. C'est… je voudrais me rendre utile, » finit-il dans un murmure.

Avec un sourire de commisération, son épouse s'approcha pour porter à sa joue barbue la main qui ne tenait pas la bride. « Je comprends. Mais vous devez me croire quand je vous dis que vous serez beaucoup plus utile ici, à surveiller le château pour moi, qu'à courir des risques insensés dans cette campagne militaire. Je serai bien plus rassurée de vous savoir en sécurité dans la forteresse qu'à la merci d'une patrouille Hun. Vous ne comptez tout de même pas me causer du souci, mhm ? »

Merlin déglutit avec difficulté et donna l'impression de vouloir insister, mais Elias connaissait assez bien le druide pour flairer quand ce dernier allait abdiquer. Ce qui arriva une grosse poignée de secondes plus tard.

« Non, je ne veux pas vous inquiéter, admit-il en baissant les yeux.

- Parfait, acquiesça Guendolonea en flattant la joue de Merlin avec à peine plus de douceur que s'il s'agissait de son cheval. Parfait, parfait. Je suis bien contente que votre bon sens vous soit revenu, mon cher. Votre… vous m'êtes bien trop précieux pour que je me risque à vous perdre. »

Elias devait bien l'admettre, la lueur de tendresse qui s'alluma dans les yeux bleus de Merlin était un peu pathétique à observer. Si le druide de neuf cents ans pouvait parfois se faire malmener par son cœur d'artichaut, que dire de son jeune alter ego que la vie avait, pour le moment, largement épargné ?

« Vous m'êtes très précieuse aussi, répondit-il avec émotion, refermant ses deux mains sur celle de son épouse avant de la porter à ses lèvres. Rien qu'à vous savoir seule en plein cœur d'une bataille…

- Mais je ne suis pas seule, nigaud, et ceci est loin d'être ma première campagne. Je pars avec plusieurs avantages certains sur l'ennemi : le trône a déjà un héritier qui sera en âge de gouverner dans dix ans, le risque de mourir au combat en laissant le royaume sans futur roi n'est pas quelque chose que les Dieux peuvent me reprocher. Ils guideront mon bras vers la victoire. Tout ce que vous avez à faire de votre côté, mon bon ami, c'est de m'attendre ici bien à l'abri pour contribuer à ma tranquillité d'esprit. Cela vous convient, n'est-ce pas ? »

La question, à l'image de tous les derniers mots prononcés par la reine guerrière, ne respirait pas réellement la bienveillance. Elle ne souffrirait pas non plus une autre réponse que celle suggérée par le sourire pincé qui lui tordait les lèvres : un oui sans équivoque, que Merlin offrit d'un hochement de tête.

Satisfaite, Guendolonea se détourna pour se hisser en selle, son armure cliquetant tout le long du chemin. Une fois correctement installée, elle tira les rênes de côté pour entamer un demi-tour, probablement pour s'engager sur la route. Mais elle fut interrompue par Merlin, qui s'approcha de la monture pour poser une main sur le genou de son épouse, les yeux levés vers elle.

« J'attendrai votre retour ici, mais je vous en prie : faites bien attention à vous, » fit-il d'un ton presque suppliant qui obligea Elias à lever les yeux au ciel. Le rôle du mari anxieux, ça lui allait étonnamment bien au final, à cette patate. « Je vous aime.

- Merlin, allons, vous m'embarrassez, siffla Guendolonea en lançant un regard en biais vers les trois soldats qui patientaient à quelques pas de là. Je ne pars pas au peloton d'exécution. Cessez donc de faire l'enfant et tâchez de vous comporter en époux normal.

- Est-ce qu'un époux normal a le droit de demander un dernier baiser avant le départ de sa femme ? »

De nouveau, elle jeta un coup d'œil en direction des trois cavaliers qui n'attendaient manifestement plus qu'elle pour se mettre en route. Après quelques secondes de délibération silencieuse, elle se pencha finalement en avant, le dos raide et les mains crispées sur ses rênes, vers un Merlin qui se hissait sur la pointe des pieds pour lui faciliter la tâche. Le baiser qu'elle planta sur les lèvres du druide tenait plus de la transaction commerciale que de l'acte amoureux ; l'échange, aussi bref fut-il, généra quelques railleries et rires discrets parmi les autres hommes à cheval qui se turent dès que Guendolonea se redressa.

« Vous êtes satisfait, maintenant ? demanda-t-elle un peu sèchement.

- Euh, oui… j'imagine… enfin c'est pas vraiment une histoire d'être satisfait ou pas, c'était plutôt-

- Ma reine, interrompit un des soldats montés, nous perdons un temps précieux. Nous devrions être à mi-chemin des collines noires à cette heure-ci, les hommes attendent vos ordres sur le front.

- Je sais, Tristan, je sais, nous partons. Prenez soin de vous, mon ami, reprit-elle à l'attention de Merlin. Nous serons de retour dans quelques semaines. D'ici-là, restez bien sage, et ne vous lancez pas dans quelque promenade futile alors que les troupes Huns sont sur notre territoire. Si vous le faites, » Guendolonea esquissa un geste vague de la main en direction des deux gardes en armure qui flanquaient la porte principale de la forteresse, « je le saurai. »

La recommandation aux allures de menace résonna longtemps après le départ du quatuor à cheval, et Merlin s'attarda longuement sur le seuil du château, resserrant son manteau autour de lui à mesure que la nuit tombait. Il suivit des yeux les torches de la petite troupe jusqu'à ce qu'elles disparaissent au loin, au détour d'une colline. Puis, avec un soupir qui respirait la tristesse, le druide tourna les talons et retourna dans l'enceinte de la forteresse, laissant les gardes refermer la herse après son passage.

Cette fois-ci, le voile noir n'affola pas Elias ; il lui paraissait évident que le court moment d'obscurité marquait l'intervalle entre deux souvenirs. Est-ce que cela reflétait une pause dans l'esprit de Merlin, alors qu'il recherchait activement la « scène » suivante ? Elias n'en savait rien. Sa curiosité académique s'en serait trouvée piquée, en temps normal, mais toutes ses pensées allaient vers le druide et son affection à sens unique pour l'ancienne reine de Bretagne.

Ce n'était pas l'amour qui avait motivé Guendolonea à épouser Merlin, c'était incontestable au vu de son attitude. Elias avait vaguement souvenance de quelques mots lancés par son compagnon, avant sa fuite dans les bois ; il n'avait pas été des plus attentifs à ce moment-là, aveuglé comme il l'avait été par la colère et une bonne dose de jalousie mal placée, mais il lui semblait se rappeler d'un intérêt de la dame pour une descendance magique. Et aussi, de la perte irrémédiable de l'enfant désiré.

Tout à coup, Elias n'avait plus trop envie de poursuivre le périple psychologique. Mais il n'était pas aux commandes, simple passager qu'il était, et le souvenir suivant se dévoila sans qu'il puisse l'en empêcher.

La pièce dans laquelle il se trouvait était assez grande et sombre. Dans un coin, un foyer de pierre se détachait du mur de planches ; uniques sources de lumière, les flammes modestes qu'il hébergeait projetaient des ombres sur toutes les surfaces. Ainsi, Elias devina une armoire, une petite table, deux ou trois tabourets, et, tout près du feu, un lit. Un lit qui était tout sauf vide.

L'enchanteur comprit assez vite ce qui était en train de se passer sous les fourrures mouvantes, parmi les grincements et les halètements rauques. Son premier réflexe fut de fuir, de peur d'être aperçu par le couple engagé dans la plus intime des étreintes. Il se rappela toutefois les circonstances précises et les modalités de sa présence à cet endroit : il ne pouvait pas partir, et il ne pouvait pas être vu. Il n'était là que pour observer ce que Merlin choisissait de lui montrer. Alors même s'il avait la nette impression de passer pour le dernier des voyeurs, il observa.

Un peu de temps avait du s'écouler depuis le départ en campagne de Guendolonea, en témoignaient les mèches brunes mi-longues qui retombaient désormais sur la nuque de Merlin. Elles se balançaient paresseusement d'avant en arrière au gré des coups de rein lents et mesurés de leur propriétaire. Appuyé sur ses coudes au-dessus de son épouse, le druide emplissait l'air des murmures de plaisir qu'Elias avait appris à connaître assez bien, et à susciter encore mieux. C'était assez déstabilisant de les entendre dans un autre contexte que celui auquel il était habitué – et surtout de ne pas y contribuer – mais l'enchanteur mobilisa chaque fibre de sa volonté pour faire abstraction.

Merlin ralentissait régulièrement sa cadence déjà alanguie pour saupoudrer le visage et le cou de sa femme de baisers légers. Il avait donc toujours été comme ça, ce druide, incroyablement doux et profondément investi dans le bien-être de l'autre. Si c'était une chose qu'Elias appréciait grandement, cela n'avait pas l'air d'impressionner Guendolonea outre-mesure.

Allongée sous Merlin, les mains posées sur les épaules du fils de démon, la reine de Bretagne donnait plutôt l'impression de s'ennuyer ferme. Ses coups d'œil indolents à l'armure posée non loin sur une chaise et les tapotements qu'elle infligeait aux omoplates de son mari en étaient autant de preuves : elle aurait préféré être ailleurs.

Quand Merlin s'attarda un peu trop longtemps le long de sa mâchoire pour y déposer une ligne de baisers affectueux, Guendolonea éloigna sa tête avec un soupir de lassitude.

« Vous pourriez vous dépêcher ? demanda-t-elle sans trop de ménagement.

- Quoi ? pantela le druide.

- Est-ce que vous pouvez vous grouiller ? Et éviter de me baver dessus, au passage.

- Euh... oui, je peux, mais disons que... enfin je voudrais vous rendre ça plus... vous voyez ?

- Tout ce que je vois, c'est que ça fait au moins vingt minutes que vous vous agitez avec toute la vigueur d'une limace paralytique et que je risque de m'endormir. Alors activez-vous un peu, nom d'un chien, j'ai autre chose de prévu pour la soirée. »

Pris de court, Merlin acquiesça docilement. Accédant aux volontés de son épouse, il accéléra sensiblement l'allure ; assez rapidement – selon le point de vue adopté, bien sûr : Elias se serait volontiers arraché les yeux et les oreilles, ou n'importe quoi d'autre pourvu que le manège cesse – ses mouvements se firent erratiques et il étouffa bientôt un râle de jouissance derrière la barrière fermement scellée de ses dents.

Avant même qu'il n'ait pu reprendre son souffle, Guendolonea le poussa sur le côté avec un « Enfin ! » à peine dissimulé. Merlin s'écrasa contre son oreiller, surpris, et se retourna maladroitement pour faire face à son épouse qui s'était déjà assise sur le bord du lit pour rajuster sa chemise.

« Bah, et vous ? glissa-t-il entre deux halètements, le visage et la partie visible de son torse nu luisants de sueur. Venez par là, je peux-

- Non ça ira, merci bien. De toute manière je dois y aller.

- Vous allez à votre chambre ? Vous savez, j'ai bricolé deux trois trucs pour le ronflement avec les herbes que les paysans ont ramenées, on peut essayer de voir si ça fonctionne, si vous voulez. Si ça vous réveille plus, je me disais… ben que peut-être, vous pourriez, je sais pas… revenir dormir ici ?

- Oui… non mais on essaiera une autre fois, comme je vous l'ai dit j'ai autre chose de prévu pour ce soir. »

La reine de Bretagne se leva et parcourut en deux enjambées la distance qui la séparait de son armure. Le dos tourné au lit, elle commença à enfiler les chausses de cuir jusqu'alors drapées sur le dossier de la chaise.

Merlin se redressa sur un coude, intrigué. « Ah mais vous restez même pas au château, en fait ?

- Non, on m'attend sur la côte Est, les espions nous ont signalé des navires suspects qui patrouillaient par là-bas.

- Mais vous venez juste d'arriver, et là vous repartez déjà ?

- J'aurais pu y aller directement, d'ailleurs, sans faire de détour par ici. Estimez-vous déjà heureux que j'aie pris quelques heures pour venir vous voir.

- Une demi-heure à tout casser, » grommela Merlin en s'asseyant contre la tête de lit, bougon.

Guendolonea marqua une pause dans le laçage de ses bottes pour lever les yeux vers son époux. Elias connaissait bien ce type de regard : calme et froid en surface, mais dissimulant une promesse de représailles brûlantes pour l'interlocuteur en face.

« Pardon ? » s'enquit-elle doucereusement, dangereusement.

Merlin laissa son regard retomber sur ses mains, jointes par-dessus les couvertures. « Rien, souffla-t-il, les épaules affaissées par la défaite.

- Je préfère. Bon, j'espère que vous vous êtes appliqué cette fois-ci. Notre mariage remonte à plus d'un an, je vous avoue que j'espérais que ça irait un peu plus vite.

- Que quoi irait plus vite ?

- Un enfant, andouille, soupira Guendolonea en levant les yeux au ciel tout en bouclant les sangles du gilet de cuir qu'elle portait sous son armure.

- Ah… ben déjà, si je peux me permettre une remarque… ?

- Allez-y, s'il le faut…

- Euh… il me semble que ça fonctionnerait mieux si vous restiez tranquille au lieu de remonter tout de suite à cheval. Enfin, je pense.

- Quand vous serez un peu mieux informé sur les contraintes imposées par le port de la couronne, j'aurai soin de venir vous consulter. En attendant, contentez-vous de faire votre part du travail.

- Qu'est-ce que je fais d'autre ? marmonna Merlin en croisant les bras. Des mois que le territoire grouille apparemment de Huns, que vous battez la campagne pour les chasser et que je peux pas m'éloigner du château à plus de vingt pas sans qu'un garde m'y ramène. On ne se voit qu'au lit, j'arrive même plus à me souvenir de la dernière fois où on a dîné ensemble.

- Attention, très cher, vous commencez à râler, avertit Guendolonea en enfilant ses jambières en fer dans une symphonie de cliquetis métalliques. Et vous connaissez parfaitement mon avis sur les râleries.

- Je ne râle pas, c'est juste que… je commence à tourner en rond, ici, sans vous. Je ne suis pas fait pour me retrouver constamment enfermé entre quatre murs, ce n'est pas dans ma nature.

- Vous avez toute la cour extérieure, rien ne vous empêche de sortir.

- Non mais d'accord… mais moi je vous parle plutôt des grands espaces, de la forêt à perte de vue, des rivières… tout ce que vous voyez lors de vos campagnes, en somme. Si vous me permettiez de vous accompagner de temps en temps, non seulement je pourrais profiter d'un petit séjour en pleine nature, mais je passerais aussi plus de temps avec vous.

- Nous en avons déjà parlé. C'est bien trop dangereux, vous êtes plus en sécurité ici.

- Mais je-

- Merlin. C'est non. Fin de la discussion. »

Le ton tranchant aurait aussi bien pu être utilisé pour fustiger un enfant particulièrement rebelle, au lieu d'un druide vieux de plus d'un siècle. Mais tel l'enfant réprimandé, Merlin baissa les yeux en direction de ses doigts qui trituraient nerveusement l'ourlet de la couverture. La vue de son compagnon si abattu, si esseulé tordit le cœur d'Elias à un angle assez désagréable. Et fit naître chez lui la pulsion sauvage de foutre le feu à une certaine reine de Bretagne décédée depuis des siècles.

« Est-ce que je peux au moins aller à la Fête du Solstice d'Hiver, le mois prochain ? demanda Merlin du bout des lèvres sans oser croiser le regard de son épouse désormais entièrement vêtue de son armure. Je ne suis allé à aucun rassemblement druidique cette année, ce n'est pas correct. J'ai reçu l'invitation et l'endroit choisi la semaine dernière, ça aura lieu tout près d'ici, à même pas trois heures de marche. Je peux emmener des gardes si ça peut vous rassurer, je ne les quitterai pas, je vous le promets. Ah, sauf qu'ils ne pourront pas m'accompagner jusqu'au bout, ils ne sont ni druide ni sorcier ni rien… mais je pense que si j'explique la situation au Haut Conseil-

- Merlin, ne faites pas d'effort en vain. Vous connaissez déjà la réponse que je vais vous faire. » Dans un mouvement souple qui trahissait des années de pratique, Guendolonea attrapa la hache à double tranchant posée contre le mur pour l'insérer dans l'étui sur-mesure qu'elle avait dans le dos. « Je vous laisse, Tristan m'attend aux écuries. Prenez bien soin de vous, cher époux. »

Sans attendre de retour à ses mots d'adieux, elle tourna les talons pour sortir de la chambre. La lourde porte en bois se referma dans un claquement sourd qui étouffa presque l'écho métallique des pas de la reine dans le couloir.

« Ouais… bah si un jour un gamin se pointe et qu'il a la même tignasse blonde que Môssieur le général Tristan, on me comptera pas parmi les étonnés, » grogna Merlin entre ses dents.

Sur ces derniers mots prononcés à voix basse de peur d'être entendu, le druide se recroquevilla sous les couvertures, dans ce grand lit au milieu de cette grande chambre vide et froide aux allures de prison.

L'obscurité était déjà tellement présente que le glissement de scène se passa presque sans aucun entracte, comme Elias s'était amusé à nommer la latence entre deux souvenirs. Il se trouvait toujours dans la chambre, toujours de nuit, et toujours avec ce même feu dans la cheminée. Toutefois, il devina au son qu'il avait fait un nouveau bond dans le temps.

Les pleurs, ou plutôt les hurlements d'un jeune enfant résonnaient contre les murs. Les sons perçants provenaient d'un petit paquet soigneusement emmailloté qu'un Merlin hagard et dépeigné promenait d'un bout à l'autre de la pièce.

« Tout va bien, tout va bien, chuchotait-il à la forme menue nichée dans le creux de son épaule qu'il s'affairait à bercer désespérément. Je sais, je sais. Ça va aller, je suis là. »

L'enfant ne semblait absolument pas réceptif aux mots rassurants du druide, à en juger par l'intensité de ses cris qui monta d'un cran. A ce stade il hurlait directement à l'oreille de Merlin, ce qui devait être assez insoutenable, mais ce dernier n'en laissait rien paraître.

« Je sais, crois-moi je sais, » murmura le fils de démon d'une voix brisée qu'Elias ne lui avait encore jamais connue et qui lui soulevait les entrailles. Le druide semblait prêt à éclater en sanglots. « Si seulement je pouvais aider, je le ferais, je le jure… je suis désolé… shh shhh… »

Derrière lui, on toqua à la porte et Merlin virevolta, intimant au nouveau-venu d'entrer avec un regard d'espoir. Ce dernier se fana visiblement lorsqu'une jeune femme – une domestique, à son accoutrement – pénétra dans la pièce, mais il hocha la tête en guise de salutation.

« Ah, Solenn… des nouvelles ?

- Aucune, monsieur, répondit la servante avec un air profondément attristé. Pas de message, et les éclaireurs sont revenus mais ils n'ont rien vu.

- C'est pas vrai, mais c'est pas vrai, se lamenta le druide en s'asseyant sur le bord du lit, ajustant dans ses bras le bébé qui hurlait toujours à s'en déchirer les poumons. Elle avait dit deux jours… elle a promis…

- Je suis désolée, monsieur… est-ce que vous voulez que j'aille chercher du lait de chèvre ?

- Non, non non, la dernière fois ça l'a rendu malade. Pour le moment il a besoin de toutes ses forces, je peux pas prendre le risque…

- Bien, monsieur. Et de la purée de pomme de terre ou de carotte, bien écrasée, presque liquide ?

- Il a tout juste deux mois, il est trop petit pour ça. C'est le lait de sa mère qu'il lui faut. » Merlin resserra son étreinte sur l'enfant gesticulant et baissa la tête, laissant finalement les larmes de frustration couler sur ses joues. « C'est l'amour de sa mère qu'il lui faut ! »

Crachés presque rageusement, les derniers mots résonnèrent contre les murs de bois, en provenance directe du cœur meurtri de Merlin. Après eux, le silence s'installa, perturbé uniquement par les pleurs du bébé affamé contre lesquels son père démuni ne pouvait rien.

Avec précaution, Solenn prit place sur le bord du lit. Après quelques instants à observer la souffrance de celui qui était son maître, la jeune femme posa une main hésitante sur son épaule tremblante.

« Vous êtes épuisé, dit-elle doucement. Vous non plus, vous ne mangez pas, et ça fait au moins trois nuits que vous ne dormez pas. Vous avez besoin de vous reposer. » Elle tendit les bras vers le bébé dont les cris s'étaient considérablement réduits au fil des dernières minutes. « Confiez-le moi pour le reste de la nuit. Ainsi vous pourrez dormir quelques heures. »

Merlin secoua la tête, ramenant l'enfant contre son torse. « C'est mon fils, renifla-t-il. C'est ma responsabilité de prendre soin de lui.

- Et c'est mon travail de prendre soin de vous. Monsieur, je vous en prie, j'ai énormément de peine à vous voir ainsi… vous êtes toujours si gentil avec tout le monde, si aidant. Laissez-moi vous aider en retour. »

Tout en caressant le dos du bébé que la fatigue avait du réduire au silence, Merlin sembla réfléchir à la proposition. Elias pouvait presque voir les rouages tourner dans la tête du druide, tenté par les quelques heures de sommeil que son corps réclamait mais réticent à l'idée de laisser son menu trésor sortir de son champ de vision. De cette bataille silencieuse, l'exténuation sortit grande gagnante.

« Jusqu'à l'aube, pas plus, acquiesça-t-il.

- Pas plus, confirma Solenn avec un sourire compatissant.

- Et si quelque chose ne va pas… enfin, je veux dire, si les choses empirent…

- Je vous le ramène sur-le-champ. Vous avez ma parole. »

Avec un nouveau hochement de tête peu assuré, Merlin éloigna son fils de sa poitrine pour le regarder. L'enfant ne semblait même plus avoir la force de produire quoi que ce soit de plus virulent que des gémissements qui évoquaient à Elias un chat à l'agonie.

Déglutissant avec difficulté, le druide embrassa le front du bébé avant de le déposer à contrecœur dans les bras tendus de Solenn. La jeune domestique enlaça tendrement le précieux colis avant de se lever et, non sans une petite révérence à Merlin, de quitter la pièce. Le père soucieux la suivit des yeux jusqu'à ce que la porte ne se referme derrière elle dans un clic à peine audible ; puis, les trois jours de fatigue cumulée s'abattirent sur lui comme la foudre sur le pin le plus haut de la forêt. Les pieds encore posés à même le sol, Merlin se laissa tomber en arrière sur son lit et s'endormit, les yeux humides et la respiration tremblante.

Combien de temps il passa ainsi, à observer son compagnon subir les tourments d'un sommeil agité, Elias l'ignorait. Les heures ne semblaient pas avoir d'emprise physique sur lui, ou bien il n'en ressentait pas le passage de la même manière que dans le monde… eh bien, réel. Encore quelque chose qu'il allait devoir éclaircir en revenant à Kaamelott ; pas qu'il en était réellement parti, non. Bref. Tout ceci méritait une analyse plus approfondie.

Les dernières braises dans la cheminée venaient tout juste de mourir et l'aube commençait à peine à teinter le ciel à travers la fenêtre lorsque quelques coups discrets retentirent à la porte de la chambre de Merlin. Elias fronça les sourcils ; c'était trop tôt, et il avait la désagréable impression de savoir ce qui était en train de se passer.

« Monsieur ? Vous êtes réveillé ? » parvint la voix timide de Solenn. Quand son appel resta sans réponse, la servante frappa de nouveau à la porte de façon plus franche. « Monsieur ! »

Merlin s'éveilla en sursaut. « Qui, quoi, il faut quoi ? » balbutia-t-il, groggy.

Son premier réflexe fut de regarder le berceau en bois qui trônait près du lit. En le trouvant vide, ses yeux s'écarquillèrent d'effroi, comme s'il avait oublié avoir confié l'enfant à Solenn au cours de la nuit. Mais bientôt cette dernière reprit la parole de l'autre côté de la porte.

« Monsieur, est-ce que je peux entrer ? Votre fils… ça ne va pas du tout. »

D'un bond, Merlin fut sur pieds, toute trace de sommeil chassée de son visage par l'angoisse. En quelques enjambées, il parcourut la distance qui le séparait de la porte et l'ouvrit précipitamment.

« Qu'est-ce qu'il s'est passé ? demanda-t-il, inquiet, alors que Solenn pénétrait dans la pièce en tenant le bébé silencieux tout contre sa poitrine.

- Il ne se réveille pas, répondit-elle d'une voix chevrotante trahissant la panique qui était en train de la saisir. Il s'est endormi il y a quelques heures, il était calme… mais je ne sens presque plus sa respiration, et c'est à peine s'il bouge quand j'essaie de le réveiller. »

La gorge serrée autour d'un hoquet effaré, Merlin récupéra son fils avec des mains tremblantes pour l'examiner. Le changement de bras et les manipulations du druide ne tirèrent au bébé qu'un miaulement éraillé presque imperceptible.

« Hé ho, il faut se réveiller, » souffla doucement Merlin en installant l'enfant contre son épaule pour lui tapoter le dos.

Même de là où il se tenait, Elias pouvait voir les spasmes alarmés qui parcouraient les doigts du magicien. Ils offraient un contraste saisissant avec la délicatesse de l'étreinte dans laquelle Merlin avait enveloppé son petit. Le guérisseur posa une main sur la petite tête parcourue de rares mèches brunes, les yeux fermés, certainement pour faire un état des lieux de l'avancée des dégâts. Ce qu'il voyait ne devait pas être bien engageant car lorsqu'il ouvrit de nouveaux les yeux, ces derniers étaient embués de larmes.

« Tu vas quand même pas dormir toute la journée, hein ? bafouilla-t-il avec l'ombre d'un rictus chagriné. J'ai besoin de toi, moi. On a plein de trucs à faire, on doit… on va aller dehors, voir le potager… on a tout plein de carottes à cueillir, tu verras, y en a de toutes les couleurs…

- Monsieur…

- Et la petite jument noire a mis bas hier matin, un tout petit poulain, il faut que tu m'aides à lui trouver un nom…

- Monsieur.

- Après on va se débarbouiller un peu, parce que ta mère devrait rentrer d'un moment à l'autre, on va tâcher d'être présentables…

- Monsieur, je… je crois qu'il ne respire plus du tout…

- Non ! coassa le druide prostré. Non, il respire, il le faut. Je peux pas… il le faut. »

Merlin se rassit sur le bord du lit, serrant tout contre sa poitrine l'enfant immobile. Il se mit à le bercer, doucement, désespérément. Les mots qu'il murmurait à l'oreille du bébé auraient aussi bien pu être des suppliques que des incantations ; de là où Elias se tenait, incapable de bouger, il était bien en peine d'en discerner la moindre syllabe. La posture et le timbre de voix anéantis de Merlin étaient, de toute manière, suffisamment douloureux à entendre.

Solenn se tordait nerveusement les mains, debout près du lit. « Vous êtes un grand guérisseur, j'ai vu comment vous avez soigné les fils de Keu l'hiver dernier… vous ne pourriez pas… vous n'auriez pas une solution pour… ?

- Une solution, répéta Merlin avec un rire amer vite noyé sous les sanglots. Ma solution, elle se promène à cheval à travers toute l'île de Bretagne. Ma solution, elle trouve moyen de se rendre à tous les endroits possibles et imaginables, excepté celui où on a vraiment besoin d'elle ! »

Avec un gémissement de bête blessée, Merlin laissa tomber son front contre le petit corps sans vie. D'une main, il caressait l'arrière de la tête de l'enfant, tout en pressant des baisers et des « Je suis désolé » litaniques sur son front.

Si Solenn paraissait étonnée de ne pas voir le druide tenter l'impossible pour sauver son fils, Elias de son côté connaissait la raison de cet apparent abandon. Il se rappelait très bien de ce que Merlin lui avait dit pour Goustan : si son heure était venue, il n'y avait plus rien à faire.

Les premières gouttes de pluie s'écrasèrent contre les carreaux de la fenêtre, arrachant un sursaut à Elias. Il n'avait même pas vu les nuages menaçants s'amonceler dans le ciel ; mais ils étaient bien là, bloquant l'horizon, et ils ne mirent pas longtemps à déverser des barriques d'eau sur toute la région.

Mécaniquement, Merlin se leva et tituba jusqu'au berceau pour y déposer le bébé muet. Avec la plus grande des précautions, il lui remonta la couverture jusque sous le menton et le borda. Comme s'il ne s'agissait que d'une sieste impromptue, inoffensive. Puis le druide posa une main de chaque côté du berceau et s'immobilisa, les yeux ancrés sur la petite forme inerte.

Solenn s'approcha pour poser une main bienveillante sur l'épaule de Merlin. Elle allait se détourner, probablement dans l'intention de le laisser faire son deuil en toute intimité, mais il lui attrapa le poignet avant qu'elle ne puisse s'éloigner.

« Ne partez pas, supplia-t-il dans un souffle. S'il vous plaît. »

La jeune servante lança un regard nerveux en direction de la porte. Elle hésita un instant mais finit par acquiescer ; aussitôt, Merlin s'effondra contre elle, vidé de ses dernières forces. Dépassant la jeune femme d'une bonne tête et demie, il se vit obligé de se recroqueviller pour enfouir son visage dans le cou de Solenn et y cacher ses pleurs. Prise de court, la jeune femme ne pouvait que se tenir là, sans rien dire, et étreindre maladroitement un Merlin dont la carcasse entière était secouée par de violents sanglots.

Ces derniers déchiraient encore l'air quand l'obscurité tomba sur la chambre, mettant fin à la scène au grand soulagement d'Elias. La souffrance nue de Merlin était un supplice à observer et il espérait de tout cœur que la session était terminée, qu'il allait laisser le château froid et inflexible dans les oubliettes du passé pour reprendre conscience à Kaamelott, dans la chaleur rassurante de son lit.

Alors quand la chambre qui avait été le théâtre de tant de funestes souvenirs réapparut une nouvelle fois, l'enchanteur aurait pu s'arracher les yeux, s'il en avait été physiquement capable.

Merlin était assis au sol, adossé au mur, les genoux ramenés contre sa poitrine. Ses yeux, éteints, fixaient le berceau désormais vide qui trônait toujours près du lit. Il ne pleurait plus, laissant Elias songeur quant au temps qui avait du s'écouler depuis la perte du bébé. Ses traits étaient tirés, son visage creusé de profondes cernes ; mais ce qui dénotait le plus chez le druide, c'était certainement la froide détermination qui avait élu domicile au fond de son regard. Oubliée, la fraîcheur bleutée d'un lac paisible : ce qui bouillonnait dans les deux iris ressemblait plutôt à une fosse marine. Profonde, et imprévisible.

Aucune flamme ne brûlait dans l'âtre, la seule lumière provenait d'une unique torche fixée au mur. Au loin, par la fenêtre, on pouvait entendre le roulement distant d'un orage.

La porte s'ouvrit sans ménagement, pivotant sur ses gonds pour heurter le mur dans un claquement assourdissant. Pour autant, Merlin ne sursauta pas, ni n'accorda la moindre attention à la silhouette en armure qui venait de pénétrer dans la pièce.

« Quel temps ! s'exclama Guendolonea en rejetant en arrière sa chevelure trempée. Ça doit faire quatre jours qu'il pleut sans faiblir sur toute la région, un vrai calvaire. »

Aucune réponse ne lui parvint de son mari, aucun regard non plus. Merlin ne lâchait pas le berceau des yeux.

« Eh bien, qu'est-ce que c'est que ces manières ? On ne s'est pas vus depuis plus d'une semaine et je n'ai même pas le droit à un bonjour ?

- C'est justement parce qu'on ne s'est pas vus depuis plus d'une semaine que vous ne pouvez prétendre à rien du tout, » rétorqua Merlin avec mordant, toujours sans croiser son regard.

Guendolonea porta son attention au même endroit que celle de son mari et fronça les sourcils à la vue du berceau dénué de toute présence. « Ah, oui, j'ai entendu les écuyers en parler en arrivant… c'est bien regrettable.

- Regrettable ? » Abandonnant sa posture abattue, Merlin se hissa prestement sur pieds et s'avança vers son épouse, ses yeux animés de reflets dangereux. Au-dehors, l'orage et son cortège de tambours semblaient se rapprocher. « Regrettable ? Regrettable, c'est perdre un fer à cheval neuf sur un sentier rocailleux. Regrettable, c'est quand il se met à pleuvoir un jour où on voulait aller à la pêche. Regrettable, c'est le seul mot qui vous vient à l'esprit en apprenant que votre fils, notre enfant, est mort ?!

- Il ne vous viendrait pas à l'idée de lever la voix avec moi, mon ami ? Vous oubliez à qui vous vous adressez, sermonna gentiment la reine de Bretagne en libérant les sangles de son armure mouillée. Mais je vais laisser passer pour cette fois, je vois bien que vous êtes un peu chamboulé.

- Sérieusement ? grogna Merlin, furieux. Vous n'allez rien dire, vous ne comptez même pas avoir la décence de reconnaître que notre fils est mort par votre faute ?

- Que voulez-vous dire, « par ma faute » ? La mortalité infantile est assez conséquente dans notre pays, c'est vrai, mais je ne vois pas pourquoi je dois en endosser la responsabilité.

- Vous me prenez vraiment pour le dernier des débiles ! Deux jours ! Vous disiez que vous seriez absente deux jours ! C'était déjà pas franchement sérieux, mais c'est devenu catastrophique quand vous avez décidé de vous tirer une semaine supplémentaire !

- La Cambrie avait besoin de moi-

- Votre fils avait besoin de vous ! rugit le druide. Il n'est pas mort de froid ou des suites d'une maladie incontrôlable ! Il est mort de faim, parce que sa mère préfère arpenter les chemins à la recherche d'ennemis imaginaires et se taper tous ses généraux en boucle plutôt que- »

La fin de la phrase de Merlin termina sa course dans un bruit guttural étranglé quand la main de Guendolonea, encore vêtue de son gantelet de fer, percuta sa pommette d'un violent revers. Sous le coup de la surprise, il tituba de quelques pas en arrière pour heurter le mur, où il se retrouva plaqué par l'avant-bras en armure de sa femme en travers de sa gorge.

« Vous allez modérer vos paroles, cher époux, fit-elle sèchement. Le deuil n'est pas une excuse derrière laquelle on peut se cacher pour justifier tous ses propos.

- Ah parce que vous connaissez le mot, quand même ? répliqua le druide, du sang coulant de la coupure qui lui zébrait désormais la joue. A défaut de le ressentir, vous savez au moins que c'est ce que les gens normaux doivent éprouver, c'est déjà ça de pris.

- Ne jouez pas au malin avec moi, vous n'êtes pas exempté de toute culpabilité dans cette affaire. Si le sang qui coule dans vos veines était aussi puissant qu'on se plaît à le raconter, vous auriez été capable d'engendrer un fils plus résistant que la piètre créature qui n'a pas su survivre un malheureux jour de plus en mon absence.

- Comment pouvez-vous… » Merlin s'interrompit un instant, réduit au silence par le choc et la plaque de métal pressée contre sa trachée, avant de reprendre dans un feulement teinté de rage. « Vous l'avez porté. Vous l'avez mis au monde. Et maintenant vous le reniez sans un regard en arrière. Sans même avoir eu la décence de lui trouver un nom ! Vous êtes un monstre.

- Non, c'est vous le monstre. Le fils de démon né d'une nonne encore pucelle, la puissance de mille armées confinée dans une enveloppe corporelle humaine. A ce stade même votre cervelle de demeuré aura aisément compris que c'est l'unique raison qui m'a incitée à vous épouser. Même s'il me semble m'être légèrement fourvoyé… »

Le visage barbu de Merlin s'endurcit, ses traits s'assombrissant de colère mêlée d'amertume devant celle qu'il avait un jour été heureux de prendre pour femme. « Alors laissez-moi partir. Si je ne corresponds pas à vos… vos attentes, si je ne vous sers à rien, rendez-moi ma liberté.

- Vous êtes bien trop dur avec vous-même, mon mari chéri ! ricana Guendolonea en portant à la joue indemne du druide la main qui n'était pas occupée à le plaquer au mur. Je suis un peu irritable par moments, je l'admets volontiers, mais je ne vais tout de même pas vous mettre à la porte sans vous accorder une seconde chance.

- Une… seconde chance ?

- Mais oui ! Cet enfant n'a manifestement pas hérité de votre sang, il était trop faible, mais ça ne veut pas dire que ce sera toujours le cas. » Du dos des doigts, la reine de Bretagne caressa le visage de Merlin de sa tempe à l'angle de sa mâchoire. « Une seule façon de le savoir. »

Horrifié, le magicien brun la repoussa avec une aversion non dissimulée. « Vous croyez vraiment que je vais vous toucher de nouveau un jour ? Vous êtes une grande malade !

- Je suis tout simplement pragmatique, mon bon ami, et je ne supporte pas de rester sur un échec. Car ceci, » elle désigna de sa main libre le berceau désespérément vide, « n'est rien de plus et rien de moins qu'un échec. »

Toutes les teintes du spectre émotionnel se succédèrent dans les yeux écarquillés de Merlin. De l'indignation ouverte en passant par l'hostilité sauvage précédant le meutre, le druide semblait avoir le plus grand mal à décider qui aurait le dessus. La colère donnait l'impression de figurer au menu, toutefois, à l'image de l'ouragan qui venait d'éclater à l'extérieur des murs.

« Vous ne m'approcherez plus jamais, décréta-t-il, catégorique. Je ne resterai pas une journée de plus ici.

- Et où comptez-vous aller ? Dehors ? » Guendolonea se fendit d'un rire condescendant. « Vous êtes bien trop crédule et empoté pour vous débrouiller tout seul en ces temps dangereux. C'est déjà un miracle que vous ayez réussi à survivre aussi longtemps. Non, vous n'irez nulle part, je n'en ai pas fini avec vous.

- Je ne demandais pas votre permission. Je m'en vais.

- Vous ne passerez pas le mur d'enceinte. Tout le monde a l'ordre strict de ne pas vous laisser sortir.

- Tout le monde ne vous est pas forcément fidèle, rétorqua le druide. Certains sont prêts à choisir la sympathie plutôt que la terreur, j'en suis persuadé.

- Vous voulez dire comme la gamine que vous faites entrer dans votre chambre quand je ne suis pas là? La petite brune qui est arrivée aux cuisines l'an dernier ?

- Qu'est-ce que... Solenn ?

- Vous avez même retenu son nom, lâcha Guendolonea avec révulsion. Que vous lui appreniez une recette de tarte aux pommes ou que vous promeniez avec dans les jardins, passe encore, j'ai laissé faire. Mais qu'elle rôde la nuit dans vos quartiers ? C'est intolérable.

- Elle ne faisait rien de mal, et moi non plus ! Elle est simplement venue m'aider avec le petit- oh et puis vous savez quoi, j'ai absolument pas besoin de me justifier, surtout quand on sait que de votre côté vous vous privez pas ! Vous manquez vraiment pas de souffle !

- J'en connais une à qui il en manque, en revanche, du souffle. »

Merlin, qui avait commencé à contourner sa femme pour se diriger vers la porte, se figea et perdit toutes ses couleurs. La soudaine pâleur de son visage ajoutée à ses cernes lui conférait l'allure sordide d'un cadavre fraîchement déterré.

« Qu'est-ce que vous avez fait ? demanda-t-il, effaré.

- Ce qui devait être fait, répondit-elle simplement. Vous comprenez bien que je ne peux pas laisser s'installer de rumeurs sur les écarts de conduite de mon mari pendant que je suis en campagne. Mon autorité ne peut pas se le permettre.

- Qu'est-ce que vous avez fait ? répéta Merlin, un brin de panique trouvant son chemin dans sa voix jusqu'alors plutôt assurée.

- La même chose qui attend tous ceux qui auront assez de « sympathie » pour vouloir vous aider, et la bêtise de croire que cela ne me reviendra pas aux oreilles : un joli nœud autour du cou, et une petite chute du haut du chemin de ronde. »

Dans un langage étranger, quelque part dans le monde connu, il existait certainement un mot qui aurait su décrire avec justesse l'égale proportion d'épouvante et d'écœurement qu'on pouvait lire dans l'expression de Merlin. Ce fameux langage était toutefois inconnu d'Elias qui ne pouvait qu'observer, impuissant et dévasté, alors que le monde entier du druide s'écroulait autour de lui.

« Vous êtes un monstre, répéta-t-il dans un souffle, la cruauté de la situation amenant des larmes au coin de ses yeux.

- Et vous m'avez épousée, devant les Dieux et tout le royaume. Jusqu'à ce que la mort nous sépare, vous vous rappelez ?

- C'est une solution qui commence à avoir du mérite...

- Vous ? Me tuer ? » Guendolonea éclata d'un rire franc et tendit la main pour tirer une des longues mèches brunes de Merlin avec une affection feinte, souriant alors même que les roulements de tonnerre et les bourrasques faisaient vibrer les carreaux de la fenêtre. « Mon pauvre ami, commencez déjà par ne pas chouiner à chaque fois qu'on pend un larbin du haut des remparts et après vous reviendrez me voir. »


Il fallut un bon moment à Elias pour réaliser que s'il souhaitait se débarrasser de l'obscurité ambiante, il lui suffisait désormais d'ouvrir les yeux, pour de vrai.

L'enchanteur retrouva les tentures familières de sa chambre à Kaamelott et les pénibles retombées physiologiques de sa randonnée en pleine tempête de neige. Il renoua également avec la chaleur nettement plus agréable des couvertures et du corps de Merlin allongé contre le sien.

Le druide – avec ses neuf cents piges et sa tignasse blanche habituelle – était résolument silencieux. En levant les yeux pour le regarder, Elias se rendit compte que quelques larmes avaient trouvé leur chemin jusque dans la barbe d'ivoire de son compagnon.

Malgré ses articulations douloureuses et l'étau qui s'amusait à lui serrer le crâne, le sorcier se hissa tant bien que mal en position assise pour pouvoir passer ses bras autour des épaules de Merlin et l'attirer contre son torse. Le druide se laissa faire sans protester, humidifiant la chemise de son partenaire là où sa joue trouva refuge.

« Comment tu t'es débarrassé de cette folle ? demanda Elias contre les cheveux de Merlin après quelques instants passés dans un silence lourd de sens. Dis-moi que tu l'as butée au détour d'un couloir.

- Non, elle avait raison là-dessus, j'aurais jamais pu… » Merlin porta une main à ses yeux pour les essuyer. « Je me suis débarrassé d'elle de la même manière que tout le reste : au bout d'un moment, les gens vieillissent, meurent, et pas moi. On est restés mariés quelque chose comme vingt ans avant qu'un beau jour, elle tombe malade. Une saloperie hivernale, je sais plus trop quoi… je suis même tellement con que j'ai tenté de la soigner. Mais au bout de quelques jours elle est morte, et j'étais libre. »

Elias pouvait à peine se figurer comment Merlin avait survécu à vingt ans d'isolement et d'enfermement dans un mariage aussi cruel, sans parler de la perte d'un enfant qu'il avait été le seul à aimer. Il comprenait un peu mieux la réticence du druide à se retrouver enfermé dans un labo sans fenêtre ; mais il l'avait fait pour Arthur, et Arthur n'avait rien à voir avec Guendolonea, même s'il était souvent arrivé au souverain de dénigrer Merlin.

Une autre pensée irritante vint le titiller. Les gens vieillissent, meurent, et pas moi. Un jour viendrait où le temps – ou peut-être bien le destin – rappellerait à Elias son statut de mortel ; s'il jouissait grâce à la magie d'une longévité très honorable, il n'en demeurait pas moins vrai qu'il existait quand même une date d'expiration dans un futur pas si éloigné que ça. Ce qui n'était absolument pas le cas de Merlin qui, pour autant qu'on sache, était susceptible de vivre encore durant cinquante vies d'homme.

Elias ravala ses considérations angoissantes pour se reconcentrer sur une tâche plus importante. Il était très mauvais lorsqu'il s'agissait de réconforter quelqu'un, mais il allait faire de son mieux. Pour Merlin.

« Je suis désolé que tu aies eu à subir tout ça, dit-il à voix basse, glissant une main dans les cheveux de son compagnon en prenant garde à ses doigts bandés. Je peux pas… je vais pas te promettre d'être patient et compréhensif et parfait tous les jours, j'en suis incapable, on l'a encore vu hier et aujourd'hui. Mais ce qui est sûr c'est que je chercherai jamais à t'enfermer, si tu veux partir, tu pars. Un jour, un mois, définitivement… bon la dernière option ferait très mal, c'est sûr, parce qu'avec le temps et en dépit de mes meilleurs efforts, j'ai quand même fini par m'attacher un peu… » Le souffle d'air amusé que Merlin laissa échapper par son nez fit naître un petit sourire sur les lèvres d'Elias. « Mais c'est toi qui décides.

- Merci, » dit simplement le druide en resserrant sa prise sur la taille de l'enchanteur.

Merlin semblait plus calme qu'une poignée de minutes auparavant, alors Elias tenta un petit quelque chose pour alléger l'atmosphère. « Et puis, c'est pas pour me vanter, mais j'ai un avantage indéniable sur les deux morues qui t'ont mis le grappin dessus avant moi.

- Un sens inné de la modestie ?

- Non mais à part ça.

- Une notion de l'humour assez particulière ?

- C'est pas parce que tu sais pas apprécier mes blagues qu'elles ne sont pas drôles, tous les gugusses du dernier Rassemblement du Corbeau m'en soient témoins, grommela gentiment Elias en tirant doucement sur un coin de barbe de Merlin en représailles. Nan, c'est toujours pas ça.

- Alors là, je sèche.

- Moi, tu peux pas m'épouser. » Les mots sortirent de façon bien moins taquine que ce que le sorcier avait prévu, et la petite pointe de regret qui lui piqua le cœur à l'annonce de cette vérité le prit entièrement par surprise. Mais il se força à afficher un sourire goguenard pour donner le change. « Alors tu peux me noyer dans le lac si ça te chante, les Dieux seront jamais en pétard contre toi. Dans mon cas, je pense qu'ils seraient même assez contents.

- Jamais je ferais ça, s'offusqua Merlin.

- Ben tiens, comme si t'en avais jamais eu envie depuis qu'on se connaît. Tiens d'ailleurs, puisqu'on est sur le sujet… la tempête de neige, tout ça, c'était toi hein ?

- Euh… je crois, oui.

- Donc la foudre aussi…

- Oui… mais j'ai pas fait exprès ! offrit le druide pour toute défense en se pelotonnant d'autant plus contre le torse d'Elias, comme pour se cacher.

- Ouais, pas fait exprès, tu parles… bah je vais devoir me répéter, mais t'es un chieur. » Le sorcier pressa un baiser fatigué contre la tempe de son enfoiré de druide avant de se recaler contre les oreillers. Les péripéties de la journée étaient en train de le rattraper, il en sentait le contrecoup alourdir ses paupières. « T'as du bol que j't'aime quand même. »

Merlin déposa à son tour un baiser contre la clavicule de l'enchanteur. « Je t'aime aussi, Elias. Même si t'es le plus gros chieur du royaume.

- Redis-moi ça demain quand ma tête ne sera plus sur le point d'exploser, on verra comment ça se passe. »


La bonne vieille crève qu'Elias avait récoltée lors de son expédition insensée pour retrouver un grand couillon de druide dans les bois enneigés lui mena la vie dure pendant une paire de jour avant de se faire plus discrète, malmenée par les tisanes et les horribles décoctions au soufre que Merlin infligeait matin et soir à son compagnon.

En vérité, quand Arthur et Viviane se présentèrent à la porte du laboratoire une semaine après son escapade polaire, Elias ne traînait plus qu'une légère toux et un nez irrité par les sessions de mouchage successives.

« Bonjour Sire, salua-t-il en ignorant royalement la jeune femme rousse. Je suppose que vous venez prendre des nouvelles de votre dernière requête ?

- Vous supposez bien, acquiesça Arthur en caressant d'un air bienveillant la tête de Mogriave qui était venu l'accueillir à la porte. Vous êtes tout seul ? Il est où Merlin ?

- Pas là, » mentit facilement le Fourbe, bien conscient que le fils de démon faisait la sieste à l'étage mais réticent à l'idée qu'il se retrouve de nouveau confronté à Viviane. « Mais je peux vous faire un rapport moi, de toute façon ça va aller vite : on a rien trouvé.

- Ah mais d'accord, carrément. Mais, enfin je veux dire… rien rien ?

- Peau d'balle, je vous dis. On a retourné les archives du château – d'ailleurs, entre parenthèses, c'est encore plus mal rangé qu'à l'époque où c'était votre cureton qui s'en occupait, hein, alors je me suis permis de mettre un peu d'ordre – on a relu tous les bouquins possibles, on a testé quarante techniques de divination, que dalle. Je sais pas comment votre ange s'est démerdée pour se faire bannir, mais elle va rester ici un moment, vous pouvez me croire !

- Mais vous avez même pas une indication, un début de piste ? demanda précipitamment le roi de Bretagne avant qu'une Viviane courroucée ne puisse prendre la parole. Rien qui pourrait expliquer le pourquoi… ?

- Pour moi, mais bon attention je vous dis ça, c'est déduction maison, hein, je m'appuie sur rien. Pour moi, y a pas trente-six mille explications : soit la faute est pas réparée, soit elle est réparée mais il y en a une autre qu'est venue la remplacer. Je suis désolé, je vois que ça.

- Merde, souffla Arthur, perdu dans ses réflexions. M'enfin tout de même qu'est-ce qui pourrait bien… ce serait quand même pas…

- Quand même pas quoi ? demanda l'enchanteur en croisant les bras sur son torse. Sire, si vous me dites pas tout, c'est pas la peine que je me casse le bonnet avec des grimoires vieux de trois cents ans.

- Non mais c'est rien, c'est rien, je pensais à voix haute. Bon, on peut pas trouver la raison, tant pis… mais est-ce qu'on aurait un moyen de la renvoyer là-haut malgré tout ?

- Sire, je vais vous dire la même chose que je vous avais dit à l'époque : si les volontés divines pouvaient être contrecarrées par des mortels qui bricolent leurs combines dans leur coin, je vois pas bien à quoi elles serviraient. »

Arthur soupira, puis jeta un regard hésitant à Viviane. « Et j'imagine qu'on peut pas… faire comme la première fois ?

- Quelle première fois ? s'enquit-elle.

- La première fois que vous êtes devenue un ange. Parce que si j'ai bien tout suivi vous étiez mortelle, avant, quand vous avez épousé Merlin – un truc dont je me suis pas encore remis, d'ailleurs. Comment vous vous êtes débrouillée pour rejoindre le plan céleste ? Si ça se trouve, vous pouvez recommencer. »

Mal à l'aise, Viviane croisa le regard noir d'Elias et se mordit la lèvre inférieure. « Franchement, je crois que la question ne vaut même pas le coup de s'y attarder.

- Je confirme, » grogna l'enchanteur.

Plutôt crever les tripes à l'air que de laisser Merlin se faire piéger dans un autre rituel de magie du sang, et dans son propre laboratoire qui plus est. Elias ne le permettrait pas.

Arthur avait bien remarqué, à l'échange de regard de ses deux interlocuteurs, qu'il lui manquait des informations sur les circonstances de cette transformation en ange. Mais il ne pressa pas la question et se contenta de se frotter l'arête du nez, fatigué. « Bon, ben vous allez devoir rester un petit moment avec nous, de toute évidence. L'avantage cette fois, c'est que vous aurez pas besoin de vous planquer. On va vous trouver une jolie piaule du côté de l'aile qui vient d'être retapée et-

- Attendez, mais vous comptez tout de même pas abandonner comme ça, au bout d'une malheureuse semaine ? s'offusqua Viviane, se tournant si vite vers le roi que ses mèches rousses fouettèrent l'air.

- Bah, je comprends que vous soyez pas plus emballée que ça, mais faut bien être réaliste. On a pas de piste, on a pas de piste, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? On verra bien si ça change avec le temps.

- Mais c'est celui-ci qui vous dit qu'il a pas de piste ! s'exclama l'ange déchu en pointant un index accusateur vers le sorcier. C'est quand même pas le seul enchanteur du royaume de Logres, si ?

- Certainement que non, et si vous avez la chance d'en connaître, ben vous gênez pas pour les contacter ! persifla Arthur, son exaspération commençant légèrement à transparaître dans sa voix. Seulement moi, Elias de Kelliwic'h, ben c'est ce que j'avais de plus balèze sous la main ! Maintenant si vous avez une meilleure idée-

- Attendez, attendez. » Le doigt toujours pointé vers le magicien brun – quoiqu'un peu vacillant désormais – Viviane ouvrit de grands yeux bleus épouvantés. « Vous êtes... c'est vous Elias de Kelliwic'h ?

- Bah oui, c'est moi.

- Et... donc votre p-père c'était Gregor de Kelliwic'h ? Le... le Boucher de Caerdydd ?

- Pas son meilleur titre, grogna Elias en fronçant les sourcils. Mais oui, c'est lui. Qu'est-ce que ça peut vous foutre ? »

Bouche bée comme une truite tirée hors de l'eau, Viviane fit rebondir son regard effaré entre les deux hommes, incapable de produire le moindre mot. Puis ses jambes se dérobèrent sous son poids et elle s'évanouit promptement sur le sol du labo, sous les regards interdits des deux hommes présents.

Avec un soupir chargé de lassitude, Arthur se tourna vers son enchanteur. « Un de ces quatre, il faudra quand même que vous m'en disiez un peu plus sur votre paternel. Ça commence à m'intriguer. »