Résumé du chapitre : Merlin et Elias accompagnent Mehben et Mehgan à la fête de Samain en Armorique.


== L'Expédition ==

« Non mais qu'est-ce qu'elles foutent, au bout d'un moment ? »

Merlin souffla, excédé par la question qu'Elias posait pour la dixième fois en une demi-heure. « Elles sont sûrement en train de finir de se préparer, elles vont pas tarder.

- On avait dit onze heures, là il est midi passé. On a déjà loupé une diligence, bientôt on va louper la seconde, et si jamais ça arrive-

- Eh ben on prendra la suivante, qu'est-ce que ça peut foutre ? C'est leur première réunion druidique, elles font sûrement très attention en préparant leurs affaires. Soyez sympa, pour une fois. »

Elias poussa un soupir agacé et marmonna quelques mots certainement malpolis dans sa barbe, mais il se renfrogna dans son siège et ne fit aucun commentaire supplémentaire. Malgré tout, les doigts de sa main droite continuaient à battre un rythme impatient sur le bord de la table à laquelle ils étaient assis, et Merlin savait que l'irritabilité de son compagnon n'allait faire que croître tant que leurs deux compagnes de route ne se pointaient pas. La ponctualité, c'était d'une importance maladive chez le grand enchanteur du Nord, juste après son besoin viscéral d'être toujours le meilleur en tout ; si Merlin devait être tout à fait honnête, voyager avec Elias ne saurait pas être qualifié d'excessivement agréable.

Cependant, même s'il en avait eu l'opportunité, le druide n'aurait rien changé à sa situation.

Se rendre à la fête de Samain en Armorique et y amener les gamines avait été, à l'origine, l'idée d'Elias. Certes, à l'époque, le sorcier avait balancé ça pour faire diversion face à un Merlin aux nouveaux pouvoirs démoniques trop impressionnant – et trop entreprenant. Mais suite à la dernière requête d'Arthur et leur petite excursion dans les méandres du passé de Merlin, ils étaient tombés d'accord : déserter momentanément Kaamelott pour changer d'air à l'occasion d'une des plus grandes fêtes celtiques de l'année leur ferait le plus grand bien. Si cela pouvait permettre d'enrichir le parcours initiatique de Mehben et Mehgan, c'était encore mieux. Tout le monde y gagnait.

Même si le voyage en lui-même avec le Fourbe n'allait pas être de tout repos.

« Mais arrêtez de faire cette tête, on dirait un constipé, fustigea le druide, forçant un peu la voix pour être entendu par-dessus l'ambiance sonore de la taverne en plein milieu de son service du midi. Et puis ça sert à rien de regarder l'escalier comme une ligne de pêche, elles descendront quand elles descendront. Allez v'nez, approchez votre coupette, je vous en ressers un petit. On va tâcher de rentrer ça avant qu'il pleuve !

- On s'est déjà envoyé la moitié du pichet, rouspéta Elias en faisant néanmoins glisser sa coupe en fer sur la table vers son compagnon. Si on continue comme ça on va finir complètement torchés et ce sera plus la peine d'aller nulle part.

- Ah mais ça, c'est parce qu'on boit l'estomac vide. Vu l'heure, on a qu'à manger ici le casse-dalle qu'on comptait embarquer, ça sera toujours ça de gagné.

- Manger ici ? Dans les mêmes écuelles toutes pourries que je vois sur les autres tables ? Non merci, le meilleur endroit pour le botulisme c'est encore en dehors de mon corps.

- Rho vous êtes chiant, siffla Merlin en agitant le bras vers le comptoir au bout de la pièce. Ho hé ! Par ici !

- Non mais d'accord, vous étiez sérieux, en fait.

- Ces messieurs ! annonça le propriétaire de l'établissement en arrivant près de leur table, essuyant ses mains sur un torchon qui avait clairement vu de meilleurs jours. Qu'est-ce qui leur ferait plaisir ?

- Décarrer d'ici le plus tôt possible pour éviter de choper le typhus, grogna Elias entre ses dents, les yeux résolument fixés sur son bâton qu'il tapotait nerveusement contre le bord de sa chaise.

- On va vous prendre du jambon, une tomme de chèvre et une miche de pain, s'il vous plaît, demanda Merlin non sans gratifier son charmant collaborateur d'un regard noir.

- Une fesse de cochon et un claquos qui bêle, c'est parti ! Ils ont besoin qu'on les recharge en boiss- euh, attendez, attendez... Merlin ? C'est vous ? »

Le druide dévisagea le tavernier, la tête légèrement penchée sur le côté. « Ben oui c'est moi, pourquoi ?

- Hé bah dites donc, si je m'attendais ! s'exclama le tenancier en mettant les mains sur ses hanches, un grand sourire aux lèvres. Ça fait bien plaisir de vous voir ! D'autant que je savais pas si vous étiez toujours en activité, depuis l'temps.

- Bah où vous vouliez que je sois ? »

Une petite mine gênée s'installa sur le visage de l'autre homme et il esquissa un vague geste de la main. « Ben comme on vous a plus vu par ici depuis bien un an et que... allez pas vous vexer, hein, mais comme vous êtes plus exactement tout jeune... bah j'étais plutôt parti du principe que... voyez ?

- Vous pensiez qu'il était cané ? déduisit Elias avant de laisser échapper un rire moqueur. Ah ha ! Celle-là c'est la meilleure de l'année !

- La ferme, vous ! réprimanda Merlin, avant de recentrer son attention sur le tavernier. C'est vrai, ça ? Vous pensiez que j'étais mort ?

- Euh ben c'est-à-dire que... ah, j'entends qu'on m'appelle en cuisine, prétendit maladroitement le bonhomme en mettant sa main en cornet autour de son oreille. Je vous apporte votre commande tout de suite, et une nouvelle tournée de rouquin. Offert par la maison, hein, en souvenir du bon vieux temps ! »

Il s'échappa au milieu des bruits de couverts et des rires de poivrots avant que Merlin puisse protester – il fallait bien qu'il s'y colle, Elias n'allait certainement pas refuser un repas gratuit, aussi douteuse soit la propreté de l'assiette. La perspective semblait d'ailleurs avoir momentanément éloigné la mauvaise humeur de l'enchanteur.

« Plutôt sympa, votre copain des galeries, remarqua-t-il. Comment vous avez dit qu'il s'appelait ?

- Je peux pas vous l'avoir dit, j'en sais rien du tout.

- Vous savez pas comment il s'appelle ? Donc vous, vous passez dix ans sous terre avec un mec, et vous êtes pas foutu d'apprendre son nom ?

- Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? fit Merlin en haussant les épaules et en portant sa coupe à ses lèvres. C'est jamais venu sur le tapis, c'est tout.

- Mais j'y pense, mon nom à moi, vous le connaissez au moins ? »

Le druide récompensa la question sarcastique par un sourire mutin. « Vous, j'sais pas, mais j'ai au moins la certitude que vous connaissez le mien, de nom. Et depuis une certaine Réunion de la Pierre Bleue, je sais qu'une bonne partie de l'île le connaît aussi. »

La façon la plus efficace de faire taire le Fourbe, c'était encore d'évoquer ce genre de chose en public. Sans faute, Elias abandonna son insupportable rictus goguenard au profit d'une mine contrite assortie de joues rosies, avant de noyer sa gêne dans sa coupe de vin.

Amusé, Merlin s'apprêtait à tendre la main pour tapoter gentiment le bras de son compagnon quand un volumineux baluchon s'abattit sur leur table dans un bruit mou.

« Bonjour tonton Merlin, bonjour tonton Elias ! » s'exclama une Mehgan enthousiaste en tenue de voyage.

Le sorcier s'étouffa à moitié avec sa gorgée de vin et en recracha une bonne portion dans sa coupe en toussant. « Vous êtes marteau ?! rouspéta-t-il à voix basse en jetant des regards nerveux aux tables alentours. Qu'est-ce qu'on a dit ? Au labo et quand on est seuls, ça passe, mais on est en public, là !

- Y a quatre clodos qui se battent en duel et ils sont pratiquement tous ronds comme des boules, on est pour ainsi dire seuls, rétorqua Mehben en posant son propre baluchon à côté de celui de sa sœur, le sien émettant des cliquetis rappelant des fioles de verre s'entrechoquant.

- C'est le « pour ainsi dire » qui me plaît moyen ! Et puis c'est quoi ces sacs de vingt livres, on part une semaine, deux maximum, on se barre pas à l'autre bout du monde connu pour fonder un clan autonome, que je sache !

- Ça va, vous mettez pas en rogne ! C'est juste le strict nécessaire pour le voyage, c'est tout.

- Quand vous aurez fini de me prendre pour un jambon, vous m'expliquerez votre conception du « strict nécessaire de voyage » ? grinça Elias en croisant les bras sur son torse. Parce qu'on doit pas avoir la même, alors ça m'intéresse. Curiosité académique.

- On a fait au plus réduit, comme vous vouliez, c'est promis ! assura Mehgan. Deux tenues de rechange pour la route, une robe un peu sympa pour quand on sera arrivés, une brosse à cheveux-

- Une brosse à cheveux ? Non mais sans déconner...

- Ah ben c'est sûr qu'avec les quatre mèches que vous vous traînez, vous pouvez pas comprendre ! ironisa Mehben en mettant ses mains sur ses hanches. Mais si on se pointe là-bas après plusieurs jours de voyage sans se peigner, on risque de nous confondre avec des buissons et j'vous garantis que vous allez vous payer la honte de votre vie ! »

Elias enfouit son visage dans ses mains jointes et prit une grande inspiration, probablement pour se calmer. Merlin dissimula un sourire amusé et se garda bien d'intervenir ; ce voyage allait être une grande leçon pour l'enchanteur, tout particulièrement dans les domaines de la patience et du compromis.

« Bon, d'accord, mettons, soupira le sorcier. Mais ça peut pas être tout, vos baluchons font la taille d'un chaudron grand modèle !

- Bah on a pris aussi un autre jeu de godasses, si on salit celles qu'on porte maintenant, poursuivit Mehgan malgré un nouveau grognement exaspéré de son mentor. Une couverture pour la nuit et un trousseau de quelques trucs indispensables.

- Quoi, comme trucs indispensables ? »

L'aînée des filles de Karadoc balaya la question d'un vague geste de la main, l'air gêné. « Des trucs de fille, vous voulez pas savoir.

- Croyez-la, vous voulez pas, grimaça Merlin.

- Ah... c'est ça qui a fait des bruit de verre dans votre sac ?

- Non, ça, ça doit être les pots d'onguents et les potions qu'on a pris au cas où.

- Au cas où quoi ?

- Ben, au cas où quelqu'un se blesse ou tombe malade, quoi d'autre ? fit Mehben en levant les yeux au ciel comme si la réponse était d'une évidence rare.

- Bon sang, mais on part pas sur le champ de bataille ! s'emporta Elias. Personne ne va se blesser ! Et si l'un de nous tombe malade en bouffant une connerie, on aura toujours ce machin-là pour nous bricoler quelque chose en chemin avec des racines ou des crottes de moineau !

- Non mais dites, ça va bien, hein ! maugréa Merlin en repoussant l'index que son compagnon pointait vers lui. Vous savez ce qu'il vous dit, le machin ?

- Bref, vous allez m'enlever tout ça de votre paquetage, et fissa ! Dans un quart d'heure j'en ai rien à foutre, on doit être dans la prochaine diligence pour le port, ça vous laisse tout juste le temps de me réduire vos cargaisons de navire marchand à un truc pas plus gros que ça. »

Elias brandit la besace qu'il avait posée au sol près de ses pieds. Le sac en toile était moitié moins volumineux que les baluchons des deux sœurs ; à sa vue, ces dernières échangèrent un regard incertain.

« Les potions, elles sont tout au fond, c'est mort pour tout réorganiser avant la prochaine diligence, remarqua Mehben. Si on prend le temps de tout défaire, on va la louper.

- Vous êtes au courant qu'on part depuis plus d'une semaine, grommela l'enchanteur du Nord en se massant une tempe. Comment ça se fait qu'on se retrouve au dernier moment avec ce genre de problème ?

- Oh ça va, hein, pas besoin de nous faire la morale comme si on avait dix ans ! s'offusqua Mehgan. Figurez-vous qu'on avait pas exactement que ça à penser non plus ! Entre la taverne, l'entraînement et les garçons, on a pas spécialement eu le temps de cogiter. Sans compter Tonton Perceval qui essaie depuis des jours de se faire mordre par un serpent parce qu'il a entendu dire que le venin permettait de voir l'avenir.

- En vrai c'est juste un poivrot qui s'est fait niaquer la main par une vipère et qui a eu des hallucinations, étaya Mehben. Mais Tonton Perceval, ben... il a compris de travers.

- Vous m'excuserez si j'suis pas terrassé de surprise...

- Tout ça pour dire qu'on a pas eu des mois pour gamberger sur ce qu'on emmène et ce qu'on emmène pas. Et puis il faut pas exagérer aussi, nos sacs sont pas tellement plus gros que les vôtres !

- Alors d'une, si, bien sûr que si, faudrait songer à vous nettoyer les mirettes une fois de temps en temps, railla Elias. Et de deux, qu'est-ce que vous entendez par « les vôtres » ? La besace, là, c'est pour nous deux. »

Les jeunes femmes regardèrent ladite besace avec la même expression estomaquée, avant d'échanger un regard hébété. « Ce... ce machin riquiqui, là, c'est votre baluchon commun à tous les deux ? répéta Mehgan, éberluée. Mais y a quoi dedans ?

- La vraie version du « strict nécessaire » de voyage, multiplié par deux, et largement assez de place restante pour caser un casse-croûte. D'autres questions ?

- Oh, une seule : comment vous faites, vous les hommes, pour vivre chaque jour d'une façon aussi imprudente ? »


Lorsqu'ils passèrent devant l'auberge portuaire sans s'arrêter, Merlin se figura que les filles avaient du convaincre Elias de faire un tour au bord de la mer pendant qu'il faisait encore jour. Lorsqu'ils s'engagèrent sur les pontons, il se dit que c'était sûrement parce qu'il était plus facile de promener sur les planches plutôt que sur les rochers humides où les glissades devaient être légion.

Mais lorsqu'Elias engagea la conversation avec un grand type blond au visage buriné qui se tenait près d'un imposant navire aux membrures sombres, et lui remit quelques pièces dans le creux de la main, Merlin commença à flairer l'embrouille.

« C'est qui, vous le connaissez ? demanda-t-il en s'approchant de son compagnon, tandis que l'inconnu s'éloignait en direction du port.

- Du tout, c'est le capitaine de ce navire-là, répondit le sorcier en rempochant sa bourse. Il lui restait une cabine de libre, d'ailleurs on va monter parce qu'on lève l'ancre dans pas très longtemps, autant ne pas s'éloigner. Allez. »

Si Mehgan et Mehben gravirent la passerelle pour rejoindre le pont du vaisseau massif avec tout l'entrain de la jeunesse, Merlin resta immobile et fronça les sourcils.

« Mais on prend le bateau ce soir, du coup ? Je croyais que c'était demain matin.

- Initialement, oui, sauf que l'autre il nous aurait laissé à Gaunes. Celui-ci va au port d'Alet, ça nous rallonge un peu le trajet maritime mais c'est bien plus proche de notre destination. On gagne facile deux jours de marche. » Elias changea sa besace d'épaule et lança au navire un regard un peu dédaigneux sur les bords. « Et puis sur celui-là, c'est tout à la voile, y a pas de galériens. C'est plus lent, mais c'est mieux.

- Qu'est-ce que vous avez contre les galériens ?

- Qu'est-ce que j'ai contre passer plusieurs jours et plusieurs nuits enfermé au milieu de la mer dans un cercueil flottant avec des criminels, vous voulez dire ? J'sais pas, bonne question. Allez venez, ils vont pas tarder à larguer les amarres. » Elias s'engagea sur la passerelle mais se retourna quand Merlin ne lui emboîta pas le pas. « Ho, vous montez ou vous avez prévu de vous reconvertir en piquet à huîtres ?

- J'ai pas eu le temps de me faire à l'idée ! protesta le druide. Alors vous me laissez deux minutes. »

L'enchanteur adopta cette expression ahurie qui signifiait habituellement que Merlin venait de dire une grosse connerie. « A l'idée de quoi ? Je vous signale que ça fait deux semaines qu'on a décidé de faire ce voyage, vous pensez pas que vous avez largement eu le temps de changer d'avis ?

- C'est pas ça ! J'aime pas les trajets en bateau, c'est tout.

- Ben oui, j'sais bien, mais l'Armorique c'est de l'autre côté de la mer, c'est quand même pas ma faute ! Et qu'on prenne le bateau ce soir ou demain, ça va pas changer, alors je vois pas pourquoi vous faites votre sucrée, là.

- Si on l'avait pris demain matin, j'aurais eu toute la nuit pour me faire à l'idée, mais là c'est pas le cas ! » rouspéta Merlin.

La voix paniquée du druide commençait à grimper dans les aigus et à attirer l'attention des badauds. Elias s'en rendit compte et leva ses deux mains en signe d'apaisement pour calmer la situation avant qu'elle ne dégénère. « C'est bon, c'est bon, pas la peine de taper un scandale. Ce qu'on va faire, moi je monte rejoindre les petites, histoire qu'on trouve où est la cabine. De votre côté, vous prenez le temps qu'il vous faut – essayez de pas louper le départ, quand même – et après vous nous retrouvez quand vous êtes prêt, hein ? On fait comme ça ? »

Merlin acquiesça vivement et regarda son compagnon terminer de grimper à bord. Il lui parut entendre un « Sans déconner, j'te jure... » emporté par le vent marin mais il ne s'en formalisa pas.

Elias pouvait bien râler, il ne savait pas ce que c'était que d'être saisi par la terreur à la simple vue de n'importe quelle embarcation. Il existait dans les océans des bestioles qui faisaient facilement la taille d'un navire marchand, voire le double. Des machins horribles avec des bouches béantes et des dents tranchantes qui vivaient dans les profondeurs et qui remontaient de nuit, attirés par les lanternes des bateaux insouciants. A la seule pensée de ces monstres marins qui auraient fait passer le serpent du Lac de l'Ombre pour une anguille juvénile, Merlin frissonna. Il ne savait pas ce qu'il redoutait le plus : ces créatures de cauchemar ou le violent mal de mer qu'il se payait quasiment à chacune de ses rares traversées.

Il opta pour le mal de mer. A l'inverse des monstres marins, celui-là ne loupait jamais une occasion de pointer son nez.

Les amarres étaient déjà à moitié larguées quand Merlin se décida enfin à grimper à bord, sous les regards exaspérés des matelots qui l'attendaient pour pouvoir enfin ranger la passerelle. Le druide marmonna quelques mots d'excuses à leur attention avant de prendre quelques profondes inspirations. Il avait besoin de se calmer avant de retrouver les autres membres du groupe, ne serait-ce que pour faire bonne figure devant les petites – et s'épargner les moqueries d'Elias sur son pied marin inexistant.

Merlin repéra bien vite sur le pont le duo de longues chevelures bouclées. Accoudées au bastingage, Mehben et Mehgan observaient les reflets écarlates et dorés que le soleil couchant peignait sur la mer. Sur des jambes déjà flageolantes bien que le bateau fut toujours à quai, le druide se rapprocha des deux sœurs et appuya ses avant-bras sur le bastingage dans une posture qu'il espérait décontractée.

« Alors les filles, vous avez réussi à semer Elias ? plaisanta-t-il en notant fièrement que sa voix tremblait à peine.

- Il est en bas, il cherche la cabine, dit Mehben. Puis il a dit qu'après il allait faire le tour du bateau, au cas où. Alors par contre, au cas où quoi, j'en sais rien.

- Il serait pas un peu parano sur les bords ? demanda Mehgan.

- Il doit avoir de bonnes raisons de l'être, ça fait longtemps que je questionne plus rien de ce que fait cet oiseau-là. Bon alors du coup, vous êtes venues regarder le coucher de soleil en attendant ? » Le visage des deux jeunes femmes s'illumina d'un sourire radieux qui perça l'angoisse maritime de Merlin et lui tira un léger rire. « Quoi, me dites pas que vous avez jamais vu la mer !

- Ben la mer, oui, par contre monter sur un bateau ? Ça c'est une première.

- Mais... je comprends pas, vos parents ils viennent de Vannes, non ? C'est sur le continent. Vous êtes jamais allées voir de la famille là-bas ?

- Non, indiqua Mehgan en levant les yeux au ciel. Notre connasse de mère a décrété que c'était tous des bouseux et qu'ils valaient pas la peine de se taper une traversée en bateau.

- Ah ouais, super ambiance… en même temps, je suis pas vraiment étonné, connaissant la dame. »

Autour d'eux, l'équipage commença à s'agiter et à relayer des ordres de manœuvre en criant dans différents langages, indiquant un départ imminent. Merlin sentit très nettement sa nervosité monter d'un cran et son estomac débuter une danse aussi familière que désagréable.

« Bon, il faudrait peut-être qu'on retrouve tonton Elias, fit Mehben en s'éloignant du bastingage. C'est lui qui a la bouffe et je voudrais voir où est la cabine, pour me poser un peu. On y va ?

- Allez-y, je reste encore un peu, je vais… prendre l'air, dit-il d'une voix mal assurée, les mains crispées sur la rambarde en bois. Je vous rejoins dans un petit moment. »

A son grand soulagement, les filles s'engouffrèrent sous le pont sans poser de question. Et heureusement d'ailleurs ; aux premières vagues de la mer houleuse qui attendait le navire à la sortie du port, les nausées s'intensifièrent, et sans surprise aucune le déjeuner de Merlin termina sa course au milieu de l'écume.

Le druide resta longtemps avec le torse penché sur le flanc de l'embarcation, à enchaîner les haut-le-cœur, si bien que lorsqu'il reprit à peu près le contrôle de son corps, il faisait nuit noire. Toutes les lanternes du pont avaient été allumées et oscillaient au gré des vagues, accentuant encore le tournis infernal qui ravageait son oreille interne. Attrapant à titre préventif un seau qui traînait au milieu des cordages, Merlin tituba en direction des escaliers qui menaient sous le pont à la recherche du reste du groupe.

Les couloirs étaient étroits et se ressemblaient tous, et les quelques cabines qui s'y succédaient étaient à peine mieux. Les Dieux avaient du le prendre en pitié, lui et son pied marin déplorable, car au moment de s'engager dans le troisième couloir bas de plafond, le rire familier de Mehben résonna et il n'eut qu'à se laisser guider vers la deuxième porte entrouverte sur la droite.

« Vous avouerez que c'est un peu ridicule quand même, non ? pouffait la sœur aînée au moment où Merlin poussa la porte de la cabine.

- C'est une tradition, c'est pas plus ou moins ridicule qu'autre chose, fit Elias en haussant une épaule, assis sur un tabouret avec son bâton en travers des genoux. Je vous explique juste, après vous êtes pas obligées de vous y plier.

- Donc attendez, le mec il se trimballe pendant toute la soirée avec des bois de cerf sur la tête – déjà c'est un peu bizarre, désolée de le dire – et plusieurs fois il va les planquer quelque part, sans que personne le voie. A chaque fois il faut les chercher et les remettre sur la tête du type, parce que ça symbolise… quoi déjà ?

- Le cycle du renouveau, la renaissance perpétuelle. Le cerf perd ses bois chaque année, après ça repousse, et ainsi de suite. » Les yeux d'Elias s'ancrèrent sur ceux de Merlin puis sur le seau qu'il tenait à la main, animés d'une question silencieuse que le druide balaya d'un vague geste de la main. « Bref, c'est qu'un jeu, une sorte d'animation. Personne ne vous oblige à le faire, enfin activement je veux dire.

- Mais si on tombe sur les bois, comme ça, par hasard ? s'enquit Mehgan depuis la plus haute des deux couchettes coincées dans l'angle au fond de la cabine. On peut pas faire semblant de pas les avoir vus, quand même.

- Ah ben non, là vous faites un effort, c'est censé être une fête sacrée j'vous rappelle. Si vous tombez par hasard sur les bois, sans les chercher, y a peut-être un peu de destin là-dedans. Dans ce cas-là vous les ramenez au mec, ça coûte pas grand-chose. Faut juste faire attention : d'abord le bois du côté de la tête qui est le plus à la lumière, selon comment le type est tourné, et ensuite celui qui est le plus à l'obscurité. C'est un parallèle avec les mois ensoleillés qu'on laisse derrière nous, pour accueillir les mois sombres de l'hiver.

- Oh la la, se lamenta Mehgan en laissant tomber son visage dans ses mains. Entre ça et les offrandes de bouffe, je vais jamais pouvoir tout retenir…

- Mais si, vous verrez, ça va très bien se passer, la rassura sa sœur en grimpant s'asseoir à côté d'elle. C'est juste que ça fait deux heures qu'on en discute, forcément ça fait trop d'informations d'un coup. On aura l'occasion d'en rediscuter avant d'arriver là-bas.

- Pas que ça m'enchante de l'admettre, mais Mehben a raison, acquiesça Elias en se levant de son tabouret pour s'étirer. Le mieux à faire, c'est encore de dormir, et estimez-vous heureuse qu'on soit pas allés en Irlande pour la fête de Samain. Eux pour le coup, ce sont vraiment des tarés à cette époque de l'année. »

Sur ces derniers mots, le sorcier s'installa sur la couchette du bas, où Merlin avait trouvé refuge dès son entrée dans la cabine. Le druide savait très bien qu'il ne devait pas avoir fière allure : assis contre le mur du fond, les cheveux en pagaille, il suait par tous les pores de sa peau dans ses efforts pour contenir les relents nauséeux qui n'avaient de cesse de le tourmenter. Cramponné à son seau salvateur, il sursauta quand la main d'Elias se posa sur son avant-bras.

« Comment ça va ? demanda le plus jeune magicien à voix basse.

- Impeccable, la pêche. Ça se voit pas ?

- Pas la peine d'être désagréable, je posais juste la question comme ça. » Elias ôta ses bottes, accrocha son bâton à un clou dépassant du mur et s'allongea sur la couchette aux draps sentant vaguement le moisi qu'ils allaient devoir partager durant la traversée. Le matelas – si on pouvait qualifier ainsi la mince couche de paille emballée de tissu – était si étroit qu'il leur faudrait se serrer à outrance pour ne pas risquer de tomber du pageot. « Vous devriez manger quelque chose, il parait que ça aide. Il y a du pain et du bœuf séché dans la besace, si vous voulez.

- Pitié, parlez pas de manger, grimaça Merlin en agrippant son seau de plus belle.

- Bah je sais que c'est pas trop engageant, mais c'est vrai. Ça vous dit pas ?

- Vous aurez le droit de parler de bouffe quand on aura de nouveau les deux pieds sur le plancher des vaches, pas avant.

- C'est vous qui voyez. »

Quelques coups discrets contre la structure des couchettes superposées incitèrent les deux magiciens à lever la tête vers la source du bruit. Penchée à l'envers depuis l'étage supérieur, Mehben les fixait avec une expression teintée de méfiance.

« Et tous les deux, pour le confort de tous, vous allez faire un effort de cohabitation. Aussi, vous serez bien aimables de ne pas nous tenir éveillées avec des petits bruits suspects, qu'ils soient corporels ou matériels. Avec nos remerciements. »

Elias tourna la tête vers Merlin, toujours pâle et penché sur son seau comme si sa vie en dépendait, avant de faire de nouveau face à son apprentie. « Euh... j'vous rassure, c'est vraiment, mais alors vraiment pas l'ambiance. Vous pouvez dormir tranquille. »

Avec un ultime regard qui convoyait parfaitement ses doutes quant à la déclaration de l'enchanteur, la tête de Mehben sortit lentement de leur champ de vision pour regagner sa couchette. Elias gratifia Merlin d'un regard légèrement indigné qui amusa le druide malgré son inconfort ; se faire remonter les bretelles par une gamine six fois plus jeune que lui concernant ses activités nocturnes, ça ne devait pas trop être à son goût, au Fourbe. Mais Mehben était chanceuse : Elias avait développé une faiblesse pour les deux sœurs au fil de leur apprentissage. Cet assouplissement s'était installé sournoisement, jour après jour sur les deux dernières années, et même s'il le déguisait souvent sous une généreuse couche de sarcasme, Merlin savait bien que son compagnon n'éprouvait rien d'autre que de la bienveillance à l'égard de leurs apprenties.

Même si cette bienveillance était souvent mise à rude épreuve par le jeune duo.

« Non mais vous y croyez, vous ? chuchota Elias, abasourdi. Le culot…

- Bah on peut pas leur en vouloir, elles sont tombées sur quelques trucs qu'elles auraient jamais du entendre. A leur place et vu les antécédents, je préfèrerais prévenir, moi aussi.

- Oui enfin là mon pinson, allez pas vous vexer, mais au moment où on parle vous êtes pas spécialement aguichant. D'ailleurs, vous voulez pas vous allonger un peu ? Vous êtes pâle comme un cul. »

Elias se redressa et s'assit sur le bord de la couchette pour laisser la place à Merlin de manœuvrer sa grande carcasse patraque en position allongée. Le mouvement perturba son estomac déjà malmené mais heureusement, le malaise se maintint à un niveau assez gérable. Par mesure de sécurité, le druide conserva le seau à portée de main, en équilibre sur son ventre ; il ne serait pas de bon ton de vomir sur Elias au beau milieu de la nuit.

Le sorcier écarta quelques mèches blanches collées au visage du druide par la sueur, la main guidée par une tendresse qu'il montrait rarement en dehors de l'intimité du labo. « Comme ça, c'est mieux ?

- Bof… ça ira mieux quand on sera plus sur le bateau, » marmonna Merlin en appréciant néanmoins les doigts glissés dans sa chevelure. Les caresses et gratouillis appliqués à son crâne offraient une diversion bienvenue au tournis qui y sévissait.

« Bon… j'attendais de voir comment vous vous sentiez mais là… » L'enchanteur fouilla dans sa poche et en sortit une petite fiole mince emplie d'un liquide verdâtre. « Buvez ça. Une moitié maintenant, et l'autre demain matin.

- Mais c'est quoi ?

- Une variante de la potion anti-vomissement. Je l'ai re-calibrée pour le mal de mer, c'est un peu expérimental mais ça devrait fonctionner. J'en ai qu'une par contre, alors je voulais attendre parce que pour l'instant la mer est pas trop agitée, si vous la prenez maintenant vous en aurez plus pour le reste du voyage. J'en ai une autre pour le trajet de retour, celle-là je la garde. »

Merlin sourit largement, emporté par le soulagement. « Franchement, un jour, je vais finir par tout envoyer péter et vous épouser. »

C'était peut-être une hallucination, mais il sembla au druide que les pommettes du Fourbe prirent une jolie teinte rosée. Après, la luminosité offerte par l'unique lanterne de la cabine n'était pas non plus optimale.

« Arrêtez de dire des conneries et buvez ça, » murmura-t-il en pressant la petite fiole dans la paume moite de Merlin.

Le druide s'exécuta sans protester, avalant une bonne moitié de la mixture aux arrière-gouts mentholés. Quasi-instantanément, ses nausées s'évanouirent et la sensation de vertige le quitta, lui tirant un soupir soulagé.

« Alors ? s'enquit Elias en l'observant de près.

- Hyper efficace, j'ai plus rien. En même temps c'est vous qui l'avez faite, alors le doute était pas trop permis. » Merlin attrapa le col de son amant pour l'attirer à lui et presser sur sa joue barbue un baiser affectueux. « Merci.

- Doucement, on a nos deux chaperonnes juste au-dessus, vous oubliez ?

- Ça va, un bisou j'ai bien le droit non ? Elles vont pas hurler au scandale pour si peu.

- Avec elles, on sait jamais. »

Elias s'extirpa de la couchette et Merlin fronça les sourcils, intrigué. Il n'allait tout de même pas dormir sur le tabouret – ou pire encore, le sol humide – à cause des remarques de Mehben, non ?

« Vous allez où, comme ça ? demanda le druide d'un ton rendu un peu sec par la déception.

- Du calme, je verrouille juste la porte et je reviens. Je m'enfuis pas. Faut vous détendre, hein. »

Comme annoncé, Elias donna un tour de clé à la porte de la cabine. Puis, au lieu de revenir directement se coucher, il tira un petit couteau d'une de ses poches et commença à graver le panneau de bois attaqué par les embruns.

« Non mais ça va pas mieux, vous, constata Merlin. Qu'est-ce que vous foutez ? Le bateau est pas assez abîmé comme ça, vous avez besoin de rajouter votre touche personnelle ?

- Je pose un sceau de protection, expliqua simplement Elias sans quitter sa tâche des yeux. Si quelqu'un essaie d'entrer en douce, ça l'en empêchera.

- Vous venez de verrouiller la porte, ça vous suffit pas ?

- Il n'est marqué nulle part que la clé qu'ils nous ont filée n'a pas de sœur jumelle. Pour autant qu'on sache, ces trouducs de haute mer attendent que les passagers pioncent pour leur piquer des trucs. Ou pire.

- Vous faites vraiment confiance à personne, hein. »

Les épaules d'Elias se raidirent, juste une fraction de seconde, mais ce fut suffisant pour ne pas échapper à Merlin. « J'essaie juste de parer à toutes les éventualités, grogna-t-il en entamant la gravure d'une troisième rune avec un peu plus de violence que pour les deux premières. J'vous demande pas de comprendre, ce serait trop beau, mais au moins laissez-moi bosser tranquille.

- Bon, bon, ça va.

- Merci bien. »

Une bonne quinzaine de minutes s'écoula sans qu'un autre mot soit prononcé. Pour autant, le silence ne régnait pas vraiment dans la cabine, entre les grincements sinistres du bois et les gravures d'Elias. Libérées de l'oppression du mal de mer, les pensées de Merlin se tournèrent de nouveau vers les profondeurs inconnues qui s'étendaient sous le ventre de leur embarcation, et les différentes horreurs qui pouvaient s'y tapir. Frissonnant, le druide se couvrit machinalement avec la couverture un brin trouée qui gisait au bout du lit ; il savait bien que c'était puéril, mais il trouva un peu de réconfort à être ainsi dissimulé et espéra de toutes ses forces qu'Elias allait bientôt venir le rejoindre.

Lorsque l'enchanteur s'écarta enfin pour examiner son travail, Merlin aperçut une douzaine de runes soigneusement gravées, disposées le long d'un parfait ovale sur toute la hauteur de la porte. Pas exactement du genre discret, à vrai dire ; mais avec un peu de chance, personne dans l'équipage ne remarquerait cette nouvelle déco avant qu'ils ne soient à mi-chemin du lieu choisi pour la fête de Samain.

« Tonton Elias ? »

Merlin reconnut la voix inquiète de Mehgan en provenance de la couchette du haut, douce et discrète, certainement pour ne pas réveiller sa sœur déjà endormie. Entendant l'appel, et sans chercher à corriger la petite étant donné qu'ils étaient dans un espace – relativement – privé, le sorcier se retourna.

« Qu'est-ce qu'il y a ? chuchota-t-il tout en se rapprochant. Me dites pas que vous voulez aller aux chiottes, j'ai vraiment pas envie de me taper la traversée du pont en pleine nuit avec le vent qu'il y a dehors...

- Non c'est pas ça, c'est... et si ça se passe mal ?

- Si quoi se passe mal ? Le rassemblement ?

- Oui...

- Non mais vous, question angoisse existentielle, vous êtes quand même hors concours, et croyez-moi je sais de quoi je parle. » Avec un soupir fatigué, Elias appuya ses coudes contre la structure des couchettes, masquant aux yeux de Merlin sa tête et la partie haute de son torse. « J'vous écoute, pourquoi donc que ça se passerait mal, ce rassemblement ?

- Mais je sais pas... et si je loupe un truc ? Si je sais pas comment faire ? Et puis ce sera rempli de grands druides et de puissants enchanteurs, là-bas, qu'est-ce que je fais si jamais ils me parlent et que je sais pas quoi répondre ? Ils vont s'en rendre compte tout de suite, qu'on est... qu'on est juste...

- Juste quoi, des novices ? Des apprenties ? Vous croyez quoi, que tout ce petit monde s'est levé un matin en sachant manier la magie, comme ça, sans lever le petit doigt ? » Habituellement, Elias énonçait les vérités flagrantes sur un ton exaspéré à la limite de la condescendance, pour bien asseoir sa supériorité envers l'interlocuteur d'en face. Mais pas là. Avec Mehgan, il adoptait une voix étonnamment calme, presque douce. « Ils ont appris, comme vous. Ils ne risquent pas de vous mépriser, car ils ont un jour été à votre place. Et puis, « puissants enchanteurs », faut pas trop pousser non plus... j'suis désolé de vous l'apprendre, mais beaucoup d'entre eux sont pas capables de lancer une boule de feu sans se faire cramer la moustache, alors vous emballez pas trop question admiration aveugle.

- N'empêche, ils arrivent quand même à la lancer, la boule de feu, marmonna Mehgan avec amertume.

- Tout comme vous la lancerez un jour, arrêtez de vous faire des cheveux. La magie ça demande beaucoup de travail, je l'ai pas dit ça, peut-être ? Et le travail, ça paie. Faut être patient.

- Mouais...

- Bon, si ça vous va toujours pas, je peux aussi vous proposer de foutre le feu aux slibards de ceux qui feront la moindre remarque sur votre honorable statut d'apprentie magicienne. Ça vous convient mieux comme ça, vous êtes rassurée ? »

Mehgan étouffa un gloussement face à ce commentaire nettement plus proche du caractère habituel d'Elias. « Ouais, ça c'est déjà plus plausible…

- J'vous le fais pas dire. Allez, dormez maintenant, on a encore pas mal de route avant d'arriver au festival des débiles mangeurs de lichen. Bonne nuit.

- Bonne nuit, tonton Elias. Et merci. »

Le grommellement gêné qui s'échappa du Fourbe était des plus adorables. Bien entendu, Merlin ne se serait jamais risqué à en faire la remarque au principal intéressé ; il ne fut par contre pas assez rapide pour dissimuler son sourire attendri quand Elias se pencha pour s'installer de nouveau sur leur couchette commune.

« Quoi ? grinça-t-il gauchement.

- Rien.

- Qu'est-ce qui vous fait sourire comme un abruti ?

- Mais rien, j'ai rien dit !

- Ouais… faites péter un bout de couverture, déjà que vous prenez quasiment toute la place, y a pas de raison que je me paie une rhinite en plus du lumbago. »

Merlin leva les yeux au ciel et céda un pan de couverture, reculant jusqu'à avoir le dos collé au mur. Elias prit la pleine possession de ce territoire nouvellement conquis mais ne s'allongea pas ; au lieu de ça, il conserva une position assise dos au mur, face à la porte de la cabine.

« Bah, vous comptez quand même pas dormir comme ça ? s'enquit le fils de démon, interloqué. Vous allez vous bousiller le dos.

- Je compte pas dormir du tout, figurez-vous. Je vais monter la garde, des fois que des glandus auraient dans l'idée de venir nous rendre une petite visite en nocturne. Ce serait malpoli de pas les accueillir comme il se doit.

- Mais… et les runes sur la porte, le sceau de protection machin-truc, à quoi ça sert si vous faites le pet toute la nuit ?

- Le sceau, c'est uniquement si je m'endors par inadvertance. D'ailleurs, vous faites bien de me rappeler… » Elias claqua des doigts, et les runes s'illuminèrent brièvement, leur bleu glacial créant un contraste saisissant contre le bois vermoulu. « Voilà. Maintenant qu'ils viennent, les blaireaux, j'les attends.

- Elias… le monde entier est pas en guerre contre vous. Vous le savez ça, hein ? »

Quand son compagnon ne répondit pas, Merlin soupira et jeta un bras en travers de ses jambes, calant sa tête entre son oreiller et la hanche du sorcier. Il ne savait pas trop ce qu'avait pu vivre le Fourbe pour être ainsi hérissé à chaque fois qu'il subissait la proximité forcée d'inconnus – à vrai dire, il n'était pas certain de vouloir savoir – mais à chaque voyage, c'était la même rengaine. Aucune once de confiance en ses congénères.

Avec un bâillement et un « Bonne nuit » qui lui fut retourné du bout des lèvres, Merlin laissa le sommeil l'emporter. Il aurait besoin de toutes ses forces pour affronter le reste du trajet avec l'enchanteur taciturne. Sans parler de la fête de Samain elle-même.