Message personnel à Plumencielle : merci énormément pour tes reviews aussi plaisantes que pertinentes ! J'adorerais pouvoir te répondre, est-ce que par hasard tu aurais un compte à un autre nom où je pourrais t'envoyer un message ? Malheureusement le système de review de ne permet pas de répondre aux reviews des guests :(
== L'Expédition – Partie 3 ==
La nuit était tombée depuis déjà pas mal de temps quand Merlin s'octroya une pause dans sa tournée règlementaire de prise de nouvelles. Après avoir discuté avec les trois quarts de ses connaissances, il avait les jambes lasses de rester debout dans le sable et la gorge sèche. Heureusement, le remède à ses maux était plutôt simple : un tabouret et une bonne coupe, et quelle chance, les deux étaient légion dans le secteur.
Tout en cheminant vers les tables installées sous les pins, Merlin observait la plage et ses occupants. De grands feux avaient été allumés une fois le soleil disparu derrière l'horizon maritime, projetant ombres et jeux de lumière sur le sable doré. Regroupés autour des flammes en petits groupes, des druides d'âges variables chantaient sous la lune et tendaient l'index vers les étoiles, devinant peut-être dans les astres si l'hiver s'annonçait rude. D'autres participants plus fêtards échangeaient flasques de gnôle et commérages croustillants, se souciant peu des échos assourdissants que leurs rires faisaient rebondir sur les rochers environnants.
Instinctivement, sans même y penser, les yeux de Merlin cherchèrent Mehben et Mehgan. Il les trouva près de la mer, engagées dans un concours de ricochets endiablé avec quatre autres apprentis. Parmi eux il reconnut Gwenaël, leur hôte d'accueil ; même à cette distance, il aurait été impossible de ne pas reconnaître sa voix scandant des encouragements. Mais les trois autres jeunes gens – deux filles de l'âge de Mehgan et un garçon qui ne devait pas avoir plus de quinze ans – lui étaient tout à fait inconnus. Avec un peu de chance, c'était également leur premier rassemblement druidique à eux aussi. Ils se familiariseraient ensemble, sans les préjugés déloyaux d'Elias sur l'utilité de ces réunions festives. C'était tout aussi bien.
Et en parlant de son compagnon acariâtre…
L'enchanteur du Nord avait vu juste, à leur arrivée : en dépit de l'heure tardive, il était toujours assis à une des longues tables, une coupe à la main et pas trop loin des tonneaux de spiritueux. Il avait bien entendu choisi le siège le plus éloigné, calfeutré dans l'ombre d'un grand pin. Il avait pourtant le choix : par dessein ou par défaut, il était le seul occupant de la table. Fuyait-il tous les autres participants, ou était-ce plutôt l'inverse ? Merlin aurait été bien en peine de se fixer sur une des deux options, mais il était fermement convaincu que les deux étaient tristement valables.
Il fallait dire qu'Elias n'inspirait pas forcément confiance, tapi dans la pénombre avec son manteau noir et son visage encore plus fermé qu'un pot de confiture oublié depuis trois ans. Merlin ne voyait pas trop comment quelqu'un d'autre que lui, qui savait bien qu'il s'agissait en réalité de la tronche arborée par le Fourbe lorsqu'il était perdu dans ses pensées, pourrait trouver la motivation d'entamer la conversation avec ce dragon à forme humaine. Le druide était chagriné d'une telle mise à l'écart ; mais dans un petit recoin égoïste de son esprit, il se réjouissait tout de même d'être le seul de toute l'assemblée – Mehben et Mehgan mises à part, bien sûr – à pouvoir approcher la bête sauvage sans risquer un coup de griffe.
Et même si c'était puéril, le fils de démon comptait bien en faire l'étalage devant tout le monde.
Après un arrêt au tonneau d'hydromel pour se servir une généreuse coupe du liquide doré, Merlin trottina vers la table isolée et son unique convive. Dans un sursaut d'espièglerie, il fit un détour pour approcher par le côté, à la limite du champ de vision périphérique d'Elias. Il avait appris à ses dépens qu'il était dangereux pour la santé de surprendre le Fourbe par derrière.
« Bonsoir monsieur, annonça-t-il à l'approche de la table avec un grand sourire de politesse feinte. Excusez-moi, est-ce que ce siège est libre ? »
Son compagnon tourna la tête vers lui, irrité par avance de devoir donner dans la sociabilité, mais il se détendit en identifiant le nouveau-venu. Il désigna le tabouret en face du sien d'un coup de menton avec un petit sourire en coin indiquant qu'il voulait bien se prêter au jeu. « Il est tout à vous.
- Merci bien. »
Merlin prit place, ses jambes soulagées de ne plus avoir à soutenir son poids. Guidées par l'habitude autant que par l'étroitesse de la table, elles s'intercalèrent entre celles d'Elias.
« Dites-moi, je ne crois pas vous avoir déjà vu, remarqua le druide pour continuer la mascarade. Vous venez souvent à ce genre d'évènement ?
- De temps en temps. Pour me remonter le moral, principalement, quand je doute de moi.
- Ah bon ? s'inquiéta le magicien blanc, son masque taquin se fissurant légèrement face à ce qui ressemblait à un début de confession.
- Oui. Des fois, je me dis que je suis nul, que j'aurais meilleur compte de changer de métier. Et puis je passe cinq minutes avec tous ces tocards bouffeurs de mousse et tout de suite, je me rends compte à quel point je suis doué, et ça va beaucoup mieux. »
Merlin éclata d'un rire de surprise autant que de dérision, secouant la tête. Il aurait du s'en douter.
Elias lui retourna un rictus goguenard en prenant une grande lampée de ce qu'il y avait dans sa coupe, essuyant d'un revers de main les quelques gouttes qui se cramponnèrent à sa moustache. Dans l'obscurité, impossible de voir ce dont il s'agissait, mais Merlin avait vu plusieurs barriques de vin aquitain sur son trajet jusqu'à la table. Connaissant l'attrait de l'enchanteur pour le somptueux breuvage, il fallait sûrement creuser dans cette direction.
« Parce que c'est quoi, votre métier ? demanda-t-il en portant sa propre coupe à ses lèvres, accueillant avec délice le bienheureux mariage de l'alcool et du sucre.
- Meilleur enchanteur du monde, répondit le sorcier avec tellement de vantardise que c'était un miracle que ses bottes n'éclatent pas, tant ses chevilles devaient être enflées.
- Ah ben carrément ! Si je m'attendais.
- Oui enfin ces temps-ci je fais surtout garde d'enfants et guide de voyage, mais qu'est-ce que vous voulez…
- Un homme aux talents multiples, à ce que je vois. » Réchauffé par l'hydromel et l'ambiance chaleureuse procurée par les nombreux feux de joie, Merlin se fendit d'un sourire qu'il espérait aguicheur. « Et est-ce que ces talents s'étendraient à d'autres domaines ?
- D'autres domaines de quel ordre ?
- D'autres domaines d'ordre… privé. Le genre qu'on peut explorer si on s'éloigne un peu dans la forêt, là-bas. »
Elias tourna la tête vers les profondeurs obscures de la végétation environnante, que les feux étaient bien en peine d'éclairer. Merlin pouvait presque entendre les rouages grincer dans sa cervelle de corbeau alors qu'il considérait la proposition. Sans en faire une habitude, ce ne serait pas la première fois qu'ils s'éclipsaient comme de jeunes apprentis pour voler quelques instants d'intimité loin des regards. Elias était d'ordre général assez réticent à l'idée ; non seulement le batifolage en plein air n'était pas forcément son fort – il avait suffi d'une fois, d'une seule, où le sorcier en était ressorti avec des échardes à des endroits inconfortables pour qu'il décrète que c'était complètement débile – mais il avait une peur bleue qu'un de leurs confrères s'égare et tombe sur eux par hasard.
Merlin savait aussi que son compagnon pouvait se laisser convaincre. L'alcool aidant.
Mais cette fois-ci Elias secoua la tête en soupirant. « Nan mais laissez tomber, j'peux pas, je suis venu accompagné, se lamenta-t-il. A coup sûr il me ferait la gueule…
- Ah zut… il est jaloux ?
- Il est chiant, surtout.
- Hé non mais ça va pas ! protesta le druide, faussement outré, en assénant une petite tape sur l'avant-bras du sorcier. J'vous permets pas ! »
Les deux magiciens de Kaamelott échangèrent un rire discret qui marqua la fin du jeu. Levant leurs coupes, ils trinquèrent et se collèrent ce qu'il leur restait de boisson droit dans la margoulette. Après avoir lorgné tristement les tonneaux de spiritueux qui nécessitaient malheureusement qu'il se lève pour aller se resservir, Elias reprit la parole.
« Bon alors, quelles nouvelles du monde ?
- Ça vous intéresse, tout à coup ? Je croyais que vous aviez mieux à faire que, c'était quoi déjà, « tailler le bout de gras avec tous les renifleurs de mousse du royaume » ?
- C'est toujours le cas, soyez pas déstabilisé. Sauf que je me fais chier, alors je veux bien y consacrer un peu de temps. Mais attention, la version courte et abrégée, hein, faut pas non plus exagérer.
- La version courte, la version courte, voyons voir… » Merlin se tapota le menton avec sa coupe vide dans un effort de réflexion. « Eh ben, déjà, Yael vient d'être papa.
- Encore ? grogna Elias. Ça lui en fait combien maintenant, huit ? Neuf ?
- Dix. Il a eu des jumeaux.
- Dix ! Bon sang, faut qu'il arrête, il va contaminer toutes les lignées de Logres avec ses mômes !
- Vous énervez pas contre moi, vous me demandez quelles sont les nouvelles, je réponds !
- Je pensais pas spécialement à la fécondité légendaire de l'autre pomme quand j'ai posé la question, c'est vous qui avez choisi de commencer par ça !
- Oui, bon ! Je l'ai vu en dernier, c'était encore frais, c'est pour ça. » Merlin prit quelques secondes pour se racler la soupière à la recherche d'autres nouvelles marquantes de la soirée. « Ah, oui ! Y a des bruits qui courent comme quoi un groupe de dissidents fidèles à Lancelot serait en train de se monter. »
En un clin d'œil, le visage d'Elias reprit toute sa sobriété et sa dureté habituelle. « Euh… de quoi ?
- C'est Kenann qui m'a dit ça. Il voyage pas mal sur le continent, il entend des trucs. Soi-disant que des types habillés en gris et blanc auraient été pris à se regrouper à quelques endroits pour foutre le bordel. Ils disent qu'ils œuvrent pour le « vrai roi de Logres » ou une autre connerie du genre, mais au final ils font rien de bien méchant. C'est du petit jeune, pas plus vieux que Mehgan.
- Mais ils font quoi, concrètement ?
- Mais rien, j'vous dis ! Ils se regroupent, ils caillassent des tours de guet désaffectées, ils écrivent des machins sur les murs, des gamins, quoi. Mais voilà, comme ils disent qu'ils agissent au nom de Lancelot, tout de suite ça a fait tout un foin. Franchement je pense pas qu'il y ait matière à s'inquiéter.
- Sans aller jusqu'à s'inquiéter, ça vaut peut-être le coup de garder un œil dessus, vous croyez pas ? Au cas où.
- Ben p't'être, je sais pas… j'en parlerai à Arthur quand on rentrera.
- Voilà. »
Sur ces dernières paroles, Elias ramena la coupe à ses lèvres, seulement pour s'apercevoir qu'elle ne s'était pas miraculeusement remplie depuis son ultime gorgée. Son air renfrogné tira à Merlin un sourire indulgent et le druide se porta volontaire pour aller recharger leurs coupes à la source. Lorsqu'il tendit la sienne à Elias, l'enchanteur le gratifia d'un sourire empreint d'affection qui fit éclater quelques bulles de chaleur dans le torse de Merlin. Si leurs mains s'attardèrent l'une sur l'autre au moment de s'échanger le récipient, eh bien, cela ne concernait personne d'autre qu'eux deux.
« Bon, et les petites alors, comment elles s'en sortent ? demanda le sorcier en sirotant son vin nouvellement acquis. J'imagine que vous les espionnez depuis le début, vous devez bien savoir.
- Espionner, espionner, tout de suite…
- Vous êtes pas allé les voir, peut-être ?
- Même pas ! » Devant l'air désabusé et franchement sceptique d'Elias, les épaules que Merlin avait tendues dans son indignation s'affaissèrent. « Oui, bon, ça va… mais une fois ou deux, c'est tout.
- Voilà, c'est mieux. Du coup ?
- Du coup ça va, elles ont mangé un morceau, elles discutent avec les autres jeunes. Je crois qu'ils ont dit qu'ils allaient jouer aux cartes.
- Eh ben voilà, vous voyez, ça se passe très bien. Ça valait pas vraiment le coup de se faire du mouron. » Le sourire satisfait d'Elias prit des reflets mutins et il poussa le mollet de Merlin de son pied botté, sous la table. « Hé. Peut-être même qu'on va pouvoir pioncer de notre côté, tranquilles, parce qu'elles voudront rester avec leurs copains.
- Vous déconnez ? s'alarma le druide, horrifié à l'idée de laisser Mehben et Mehgan dormir seules au milieu d'inconnus.
- Mais bien sûr, je déconne ! Je leur fais confiance jusqu'à une certaine limite, à tous ces pignoufs. Non, en vrai je leur fais pas confiance du tout, mais vous voyez ce que je veux dire.
- Ah ouf, vous m'avez fait peur… pendant une seconde j'ai cru que vous vouliez semer les gamines pour pouvoir abuser de moi au beau milieu des bois en toute impunité. » Si l'air épouvanté et les yeux écarquillés d'Elias amusèrent Merlin au départ, le côté comique finit par s'estomper quand l'expression resta figée sur le visage du Fourbe un poil trop longtemps. « Rho ça va, c'est vous qui avez commencé, vous allez quand même pas jouer à la nonne avec moi.
- Chut ! intima fermement son compagnon, l'air toujours aussi crispé.
- Mais vous, chut ! C'était une blague, je sais très bien que vous alliez pas vraiment le faire ! Et quand bien même, ce serait pas la première fois, prenez pas l'air si choqué…
- Vous allez fermer votre clapet, oui ?
- Mais quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Merlin en réalisant finalement que l'attitude d'Elias était bien trop agitée pour la situation.
- Il y a que… et merde, trop tard. »
Le druide se rendit alors compte qu'avant de détourner le regard, son amant semblait fixer un point par-dessus son épaule. Il se tourna instinctivement vers la source de cette panique – car, et il en était le premier surpris, c'était bien le seul mot qui pouvait décrire le comportement d'Elias – pour s'apercevoir qu'elle était bien plus proche que ce qu'il imaginait.
« Alors ça, on me l'avait dit, mais j'y croyais qu'à moitié… Elias de Kelliwic'h sur le continent pour une vieille fête toute ringarde. »
Pour être tout à fait honnête, cela faisait bien longtemps que Merlin n'avait pas croisé le chemin d'une femme aussi belle. Grande et élancée comme une biche, elle était probablement bien plus âgée que ce que son apparence suggérait, comme c'était généralement le cas chez toutes les enchanteresses. Seules deux ou trois mèches argentées venaient strier la longue crinière brune et bouclée qui cascadait sur ses épaules, retenue par une tiare ouvragée aux motifs géométriques. Les yeux de la nouvelle-venue étaient aussi sombres que ses cheveux, renvoyant la lumière des feux de joie en y ajoutant des reflets d'amusement rehaussés d'un soupçon de malice. La robe pourpre au décolleté scandaleusement inadapté au contexte de la fête en cours venait compléter l'ensemble, dévoilant des pans entiers d'une peau bien trop bronzée pour la saison. Des origine hispaniques, probablement.
« Elena, salua sèchement Elias avec toute la politesse de l'hydre contrariée, et au moins autant d'acidité.
- Miracle ! Il se souvient de mon nom ! » La magicienne posa une main à plat sur la table et l'autre sur sa hanche, gratifiant Elias d'un sourire mielleux avant de tourner un regard appuyé vers Merlin. « Et tu me présentes pas ton charmant ami à l'aura magique si divinement singulière ? »
Le druide ressentit un brin de compassion pour les gros jambons braisés du marché que les promeneurs passaient leur temps à reluquer d'un œil avide ; il se sentait un peu comme eux sous les yeux de cette femme sortie des ombres.
Comme Elias se contenta de souffler du nez et d'ignorer royalement la question, et que toute cette attention commençait franchement à le mettre mal à l'aise, Merlin se racla la gorge. « Euh… bonsoir madame, je m'appelle-
- Non mais qu'est-ce que vous vous emmerdez ? interrompit sèchement le sorcier. C'est une question inutile, on répond pas, c'est tout.
- Bah tout de même-
- Tout de même rien, là ! Déjà, elle a pas besoin de connaître votre nom. Et ensuite c'est pas une dame, ça, j'ai déjà marché dans des bouses qui avaient plus d'élégance que cette saloperie sur pattes. »
Merlin ouvrit de grand yeux effarés et tourna par réflexe la tête vers la dénommée Elena. Il s'attendait à une réplique du même cru ou une fuite de la dame devant cette vulgarité gratuite ; aussi, il redoubla de surprise quand la belle étrangère éclata d'un rire cristallin.
« Au moins, certaines choses ne changent pas ! déclara-t-elle, amusée. Me voilà rassurée ! Parce que figure-toi qu'à la Guilde, on raconte tout et son contraire sur le grand Elias de Kelliwic'h. Que t'as quitté le royaume, que tu t'es installé à ton compte, que t'as acheté un donjon en Calédonie, que t'es mort…
- Cette dernière option commence à avoir un certain attrait, grommela l'enchanteur en tapotant nerveusement le bord de sa coupe.
- Il y a même des bruits qui courent comme quoi tu serais devenu le toutou du roi de Bretagne. Que tu rappliques dès qu'il siffle et même que tu remues la queue à tous ses ordres, non mais t'arrives à y croire ? Toi, en gentil chien-chien, avec un maître au-dessus de toi ? » Dans un nouvel éclat de rire, Elena donna un coup sur la table, hilare. « Je leur ai dit qu'ils avaient sûrement bien tous picolé, oui ! Elias le clebs obéissant, ah !
- Qu'est-ce que ça peut te foutre, vieille harpie ? Tu veux me vendre un traitement contre les puces ?
- Moi je dis ça, c'est pour toi, attention ! Je sais que j'aimerais pas qu'on dise ce genre de truc sur moi, alors je viens t'avertir, maintenant tu en fais ce que tu veux. Entre amis, c'est ce qui se fait. » Avec nonchalance, Elena posa une main sur l'épaule de Merlin et lui adressa un sourire qui ne respirait pas franchement la sincérité, comme pour chercher son soutien. « J'ai pas raison ?
- Ben, euh…
- Alors d'une, on est pas amis, cracha Elias en affichant le regard hargneux qu'il réservait habituellement aux ennemis sur le champ de bataille et aux tempêtes de neige. On l'a jamais été, je me suis fait mordre par des bestioles plus dignes du titre que toi. Et de deux, tu vas virer ta main crochue de là avant que je me lève et que je te montre de façon détaillée où tu peux te carrer tes avertissements. »
Elena retira sa main et croisa les bras, feignant une moue contrite. « Aouch. Je me souviens d'un temps où tu me parlais mieux.
- Ouais, et je me souviens d'un temps où les vipères se promenaient pas en robe, mais pourtant te voilà.
- Quasiment un siècle qu'on s'est pas vus, et c'est comme ça que tu choisis de m'accueillir ?
- J'suis désolé, je l'aurais bien fait à coup de boules de feu dans la tronche, mais tu connais le règlement, rétorqua Elias en désignant le rassemblement d'un grand geste du bras. Pas le droit d'utiliser de sort de combat, tout ça…
- C'est vrai que c'est regrettable, cette stupide règle. Aux réunions de la Guilde des Enchanteurs, heureusement, on fait bien ce qu'on veut. Enfin je dis « on », mais ça fait combien de temps que t'es pas venu à un rassemblement de la Guilde ? » Elena fit mine de réfléchir en se tapotant le menton de l'index. « Je me demande si ça ferait pas un siècle, justement…
- Quelle coïncidence, murmura le Fourbe, ses mains agrippées autour de sa coupe comme s'il aurait préféré pouvoir serrer autre chose dans ses poings.
- J'en déduis que tu m'en veux encore. De l'eau a coulé sous les ponts depuis, tu crois pas qu'il serait temps de grandir un peu ?
- Mhm.
- J'imagine qu'il est inutile de te demander si tu es intéressé pour repartir sur les routes, comme je comptais le faire au départ. Quel dommage... une place vient tout juste de se libérer dans le groupe. Je te passe les détails mais ça n'a pas été très propre, tu t'en doutes. Tu es sûr que ça ne te dit rien ? Les bardes adoreraient composer de nouvelles balades sur tes exploits.
- Je crois que je préfèrerais sincèrement crever les boyaux à l'air. »
Merlin ne se souvenait pas de la dernière conversation – si on pouvait qualifier ainsi le ballet de deux monologues qui semblaient seulement s'entrecroiser ponctuellement – où il s'était senti si gauche, si peu à sa place. Les yeux résolus fixés sur le fond de vin dans sa coupe, qu'il s'amusait à agiter pour occuper ses mains, le druide ne les levait que pour risquer des œillades inquiètes vers son compagnon. Le rouge qu'il voyait monter le long des tendons crispés de son cou ne lui inspirait rien de bon.
« C'est toi qui vois, soupira Elena, déçue. Ceci étant, la Guilde organise une petite fête en Hispanie pour le Solstice d'Hiver. Un petit truc tout simple, deux ou trois jeux, quelques rituels... Ce serait sympa si tu pouvais montrer ta tronche. Réfléchis-y. » Elle tendit la main et attrapa une longue mèche blanche de Merlin. « Et ramène ton charmant ami. Un peu de sang frais, ça rend les choses plus agréables. »
Avec un ultime sourire pétillant de mièvrerie, l'enchanteresse s'éloigna, laissant glisser les cheveux entre ses doigts.
Pendant quelques instants, les deux magiciens gardèrent le silence. Comme souvent, Merlin le brisa en premier, hésitant.
« Quand elle dit, « du sang frais »... elle veut quand même pas dire... ?
- Oh que si, » grogna Elias.
Le druide déglutit avec difficulté et jeta un regard en biais à celle qui venait quasiment de le menacer de sacrifice rituel, en toute amabilité. La femme à l'esthétique soignée avait rejoint un petit groupe près d'un feu et riait à gorge déployée en réponse à une remarque d'un de ses camarades. Il fronça les sourcils ; qui donc était cette mystérieuse enchanteresse qui avait le pouvoir de clouer le bec à Elias sans même essayer ? Il crevait d'envie de poser la question, mais il s'agissait manifestement d'un sujet sensible et il ne voulait pas mettre le sorcier de travers. Enfin, encore plus de travers qu'il ne l'était déjà.
« Allez-y, souffla Elias, dépité.
- De quoi ?
- Allez-y, posez vos questions. A ce stade, vous devez en avoir une dizaine, j'vois bien que ça vous démange. »
L'attitude amère du sorcier associée à son ton plus froid qu'un glacier calédonien ne donnait pas trop envie de creuser plus loin. Mais Merlin était bien trop curieux pour laisser passer une telle opportunité.
« Qui c'était ? demanda-t-il.
- Ancienne collaboratrice, répondit simplement Elias. Illusionniste hors pair, un peu nécromancienne sur les bords. Une très bonne magicienne. Et aussi une sacrée connasse. Notre collaboration s'est... très mal terminée.
- Ah... et est-ce que vous et elle, vous étiez... ?
- On était quoi ?
- Bah, vous savez bien... ensemble, quoi. »
L'enchanteresse était très belle, Merlin devait le reconnaître, sans compter qu'il y avait eu beaucoup d'affect dans l'échange qui venait d'avoir lieu. Le tutoiement des deux côtés de la ligne, par exemple, laissait supposer que les interlocuteurs se connaissaient plutôt bien. Intimement, même.
Enfin pas si intimement que ça, à en juger par les sourcils d'Elias qui montèrent si haut qu'ils disparurent presque sous sa tiare. « De quoi ?! Non ! s'étouffa-t-il, choqué. Plutôt me claquer la porte du labo sur les parties ! Non, on a juste bossé ensemble quelques années, c'est tout. Je mélange pas les affaires et le privé, jamais. » Devant la moue sceptique de Merlin, le sorcier se vit obligé de corriger sa dernière déclaration. « Bon, je mélange très rarement les affaires et le privé, mais là croyez-moi, je risquais pas de le faire. Et puis j'ai eu plutôt raison, parce que bon... elle a fini par être responsable des trois quarts de mes cicatrices, alors... »
Merlin redressa la tête, son intérêt ravivé. Les cicatrices d'Elias demeuraient à ce jour le secret le mieux gardé de leur vie commune. Il pouvait compter sur les doigts d'une main les fois où elles avaient été évoquées, et ce n'était jamais du fait du sorcier. Ce dernier évitait d'ailleurs le sujet comme la peste et était passé maître dans l'art de rediriger l'attention sur autre chose que les dizaines de lignes pâles qui lui ceignaient le corps. Avec le temps, le druide avait entièrement laissé tomber l'idée et ne s'était plus engagé sur ce terrain ; alors entendre Elias les mentionner, comme ça en passant, et même leur attribuer un début d'origine...
C'était inespéré. Et révélateur de la quantité d'alcool qui courait dans les veines de l'enchanteur.
« Ah bon ? commenta Merlin en faisant de son mieux pour brider son insatiable curiosité. Comment ça ? »
Elias le dévisagea un instant puis, semblant parvenir à une conclusion, poussa un soupir de défaite. « C'est rien de bien reluisant, ni digne d'intérêt, en vrai. J'étais jeune et con, j'ai fait des erreurs, vous voyez de quoi j'veux parler. Mon père, le seul associé que j'avais jamais eu, venait de mourir et je me retrouvais seul pour la première fois. Je voulais me tirer. Alors j'ai rejoint un groupe qui battait la campagne à la recherche de contrats en tous genres, style mission d'escorte ou d'élimination de nuisibles. Le groupe c'était Elena, la chef, que vous avez eu l'insigne honneur de rencontrer à l'instant, plus deux ou trois types qui changeaient assez souvent à cause, ben... des risques du métier. Ouais, c'est ça qu'elle disait. Les risques du métier. »
Elias marqua une pause pour terminer sa coupe. Merlin proposa presque d'aller la remplir de nouveau, mais il avait peur que son intervention ne vienne couper le récit et que l'enchanteur décide d'en rester là. Alors il patienta, en silence, et bientôt le sorcier reprit la parole.
« Moi je m'en foutais. On voyageait, on bossait, on encaissait le blé. Ça m'allait très bien. Les années passaient, les contrats s'enchaînaient. On commençait à se faire une jolie petite renommée alors là où on passait, la vie était plutôt confortable. Puis les types de mission ont changé, et les méthodes aussi. Plus dangereuses, plus crades aussi. Ça m'allait tout aussi bien. Jusqu'au boulot de trop. » Elias gratta une écharde saillante de la table avec le rebord de sa coupe, perdu dans ses pensées. « On nous a envoyés chez les Pictes libérer le fils de je sais plus quel chef de clan qu'avait fait une connerie. Sur le papier c'était facile et ça l'a été, vraiment, on a fait évader le mec discrètement sans même se battre. Mais ça a dérapé au moment du paiement ; je sais pas trop s'ils essayaient de nous gruger ou si Elena tentait de gonfler le prix de base... bref, elle s'est mis en pétard, elle a buté le gamin par dépit et on s'est retrouvés à s'enfuir à toutes jambes avec toute la garde du bled aux miches. On a atteint les écuries, on était presque sortis de la purée quand cette... salope me balance un sort et me pète la jambe. »
Le poing d'Elias s'abattit sur la table d'une telle force qu'il vacilla sur son tabouret. Instinctivement, Merlin lui agrippa l'avant-bras pour lui éviter la chute, mais cette dernière ne vint pas. A la place, le sorcier se cramponna à son coude avec force, comme s'il souhaitait convoyer par le geste toute son indignation passée.
« Ils m'ont laissé là, et ils se sont barrés avec les chevaux. S'ils te chopent toi, ça leur suffira, c'est rien de personnel hein, qu'elle m'a dit avant de se tirer. Ils m'ont laissé là comme un putain d'appât et évidemment toute la meute m'est tombée dessus. Le pire c'est qu'elle a eu raison : ces débiles de gardes, on aurait dit qu'attraper un seul de la bande leur suffisait, ils se sont tout de suite arrêtés de poursuivre les autres pour se concentrer sur moi. Pile poil ce que cette enfoirée espérait. Après ça, ben... outre le tabassage en règle auquel j'ai eu droit au début, juste pour rigoler, ils ont passé des jours et des jours à m'interroger pour savoir comment retrouver les autres. Sauf qu'on passait notre temps sur la route alors on avait pas de point de chute, pas de repaire, même pas une taverne favorite, peau d'balle – parce que laissez-moi vous dire que s'il y avait eu, je les aurais vendus dès le premier jour, ces glandus. Comme c'était pas une réponse qui leur convenait trop, à mes charmants geôliers, ils se sont mis à me torturer un peu, des fois que la « mémoire » me reviendrait. J'en ai gardé quelques marques, voilà. »
« Quelques marques », c'était une formulation timide pour désigner les dizaines de lignes qui rivalisaient de taille et de forme pour peindre une fresque morbide sur la peau de l'enchanteur. En tout cas, Merlin connaissait désormais leur origine, ainsi que la raison pour laquelle Elias n'avait pas pu les faire soigner assez tôt pour éviter qu'elles soient si visibles ; le statut de prisonnier n'offrait pas vraiment ce genre de possibilité.
Prisonnier. Elias. Les deux notions avaient du mal à cohabiter dans l'esprit du druide et il serra le bras de son compagnon avec compassion.
« Je suis désolé que ça vous soit arrivé, souffla-t-il à voix basse, caressant la peau de l'enchanteur à travers sa manche.
- Pourquoi ça ? C'est pas votre faute, c'est celle de cette traîtresse qui boit un coup près du feu, là-bas. Et pour les cicatrices, vous bilez pas, j'aime bien les considérer comme un rappel permanent de ce qui peut arriver quand on fait confiance aux gens.
- Tous les gens ? »
Les yeux bleu-gris d'Elias rencontrèrent ceux de Merlin et il sembla au magicien blanc que le feu qui y brûlait perdit sensiblement en intensité. Le plus jeune membre de leur duo incongru finit même par lui concéder un faible sourire indulgent et serrer à son tour le bras qu'il tenait toujours.
« … la plupart des gens. »
Merlin lui accorda un sourire qu'il voulait rassurant. Evidemment, se faire trahir de façon aussi éhontée par une collaboratrice de longue date avait du contribuer à bâtir les défenses d'Elias et le convaincre qu'il valait mieux être seul que mal accompagné. Sans doute que cet épisode avait également un rôle à jouer dans la bulle de méfiance que le sorcier érigeait autour de lui à la seconde où il mettait le pied hors de Kaamelott ; il ne devait pas être seul, bien sûr, car même un bonhomme aussi borné qu'Elias n'aurait pas laissé son caractère être dicté par un seul événement vieux d'un siècle.
Mais Merlin ne comptait pas creuser davantage. Assez de vérités avaient été mises en avant pour la soirée, il saurait s'en contenter pour s'adonner à une tâche plus digne de son intérêt : remonter le moral du grand misanthrope du Nord.
« Corrigez-moi si j'ai mal entendu, mais elle a bien dit quelque chose à propos de chansons sur vos exploits ? » demanda-t-il avec un sourire en coin mutin.
Elias grimaça et ramena son bras à lui pour esquisser un vague geste de la main, gêné. « Ouais, ça par contre vous voyez, j'ai absolument pas assez bu pour en parler ce soir.
- Ah merde, à ce point ?
- Vous avez aucune idée. Aucune.
- Intéressant... du coup, ce serait vraiment chiant pour vous si les gamines venaient à l'apprendre, disons, de façon malencontreuse... »
Le redoutable enchanteur du Nord se figea et pâlit, horrifié. « Ah mais n'allez pas faire ça, hein, espèce de marteau ! Elles seraient capables de retourner le pays pour trouver un vieux barde qui en aurait entendu parler !
- Tout juste ! Et même qu'elles réussiraient, les connaissant. Je dois dire, ça me plairait assez de voir ça.
- Merlin...
- C'est bon, ça va, c'était pour déconner, le rassura le druide en voyant la détresse grandir dans le regard de son amant. Votre secret est à l'abri. N'empêche que je vais quand même aller chercher les petites, on a besoin d'elles pour la suite.
- Euh... c'est-à-dire ?
- On va tâcher de les inscrire sur le registre avant qu'on vienne de nouveau nous souffler dans les bronches ou que vous soyez trop torché pour le faire. Vu la tournure que prend la soirée, les deux ont de grosses chances d'arriver assez vite. »
Extirper Mehben et Mehgan de leur nouveau petit groupe de copains n'avait pas été très aisé. Assises dans le sable avec d'autres apprentis de leur âge, les deux jeunes femmes avaient mis un moment à comprendre que Merlin les appelait, bien trop occupées à boire les paroles d'un Gwenaël passionné.
« Le sort de boule de feu, quand on y pense, c'est le sort le plus pratique au monde ! Besoin d'un peu de lumière ? Boule de feu. Quelques braises pour cuisiner ? Boule de feu. Un connard qui comprend pas qu'il faut vous lâcher la grappe ? Boule de feu ! »
Merlin avait levé les yeux au ciel et s'était empressé d'éloigner les deux sœurs avant que ce discours digne d'Elias ne les influence de trop. Il y avait déjà un destructeur pyromane dans l'équipe, merci bien, pas besoin de commencer une collection.
Ils retrouvèrent ledit pyromane près d'un rocher plat planté à la jonction entre plage et forêt. Sur la pierre, le fameux registre qui avait causé tant de problème lors de leur arrivée était ouvert à une page qui semblait grandement intriguer Elias, à en juger par son regard fixe.
« Bah alors, qu'est-ce qui se passe ? demanda Merlin une fois à portée de voix. Me dites pas qu'ils ont écorché votre nom en le réécrivant, je vais commencer à croire que le Conseil vous en veut personnellement !
- Nan, il est bien écrit, c'est juste que... » L'enchanteur chercha ses mots un moment puis finit par soupirer. « Laissez tomber, c'est rien. Bon. Maintenant il va falloir tâcher de réfléchir un peu, s'agirait de pas se planter.
- Se planter ? répéta Mehgan, se raidissant à la notion d'une épreuve potentielle.
- C'est manière de dire. Ce bouquin, c'est pas le vieux recueil de cuisine de mémé qui prend la poussière sur une étagère. Avant d'inscrire quelque chose dedans, il faut se racler la soupière un minimum parce qu'une fois que c'est noté, c'est noté. La liste des personnes habilitées à le corriger est très, très courte. On a déjà fait appel à eux une fois ce soir, alors bon, ça va que l'erreur venait d'eux, mais si vous vous foirez en écrivant votre nom c'est tant pis pour vos tronches.
- Mais quoi, il est enchanté ? » demanda Mehben en passant un doigt le long de la reliure de cuir craquelée par les âges.
Elias hocha la tête. « Archi-enchanté. Protection contre les flammes, les rongeurs, l'humidité, sortilège de multiplication des pages et de réorganisation alphabétique... ça fait des siècles que ce registre référence les noms et statuts de tous les pratiquants de magie du territoire de Logres, vous vous doutez bien qu'ils mettent le paquet pour qu'il survivre à peu près à tout ce qui existe.
- Euh… s'il est si protégé, comment ça se fait qu'il ait l'air de tomber en morceaux ?
- Je crois qu'un de ces corniauds du Conseil a un jour décrété que ça faisait « plus classe » comme ça... mais c'est qu'une apparence, ce bouquin nous enterrera tous, vous pouvez me croire sur parole. »
Merlin profita des explications d'Elias pour jeter un œil à la page ouverte devant lui. Il loucha un peu sur les lignes qui se suivaient, les différents styles d'écriture créant un mélange assez bordélique qu'il trouvait néanmoins bien plus charmant que les notes uniformes et millimétrées que le sorcier tenait dans les grimoires du labo.
De temps en temps, une ligne droite venait barrer proprement un nom, et la colonne du statut indiquait les circonstances du décès, si elles étaient connues. Ce genre de rature, il y en avait eu énormément au premier rassemblement druidique après la reprise de Kaamelott. Le Conseil avait léché ses plaies et fait l'état des lieux de l'étendue des dégâts, page après page. Toutes les victimes, Merlin les avait connues de près ou de loin ; les rayer du livre, c'était un peu comme les rayer de sa vie, et son cœur en avait cruellement souffert.
Le druide ravala son amertume et s'intéressa à la troisième et dernière colonne de chaque page, bien plus réjouissante : celle des apprentis. Chaque magicien accompli avait sa propre ligne dans le registre, mais les apprentis commençaient par être simplement rattachés à un tuteur par le biais de cette troisième colonne. Une fois leur formation jugée terminée, ils pouvaient s'inscrire pour de vrai à la fin du livre qui, à chaque fois qu'il était refermé, les intégrait dans la liste par ordre alphabétique. Un élégant petit brin de magie, et Merlin ne se lassait pas de l'air émerveillé des jeunes druides qui ouvraient de nouveau le registre pour voir leurs noms rangés proprement au milieu de leurs pairs.
Sans étonnement aucun, il tomba sur la ligne d'Elias, son nom réhabilité comme si la fausse nouvelle de son décès n'avait jamais eu lieu. Si on collait le nez sur le parchemin, on pouvait toutefois s'apercevoir que l'encre était fraîche et que le « Statut : vivant, réside à la forteresse de Kaamelott » avait été inscrit par une main empressée, et tremblante à en juger par la forme des lettres. A l'inverse du reste de la page, la colonne réservée aux apprentis demeurait pour le Fourbe tristement vide, à tel point que les lignes voisines avaient tendance à déborder un peu sur son territoire.
Ah, mais voilà ce qui avait du perturber Elias. Cette discrète mais tangible indication que personne ne s'attendait à ce qu'il soit capable – ou désireux – d'enseigner. Sa fierté l'avait empêché de l'avouer, mais Merlin aurait pu mettre sa main à couper qu'il s'agissait de cela. Eh bien, heureusement qu'il était encore temps de corriger le tir.
« Mais du coup, quand est-ce qu'on a le droit à une vraie ligne dans le registre ? questionnait toujours Mehben.
- Quand votre formation est finie, répondit Elias en attrapant l'encrier et la plume – enchantés eux aussi, bien entendu – qui reposaient sur la pierre près du registre.
- Et quand est-ce qu'une formation se termine ?
- Quand votre maître dit qu'elle est terminée.
- Et ça prend à peu près combien de temps ?
- Le temps qu'il faut. Ça suffit les questions, on peut enchaîner ? Parce que maintenant il va falloir bien choisir qui vous voulez comme tuteur officiel, je vais me répéter mais c'est pas une fois qu'on aura fini qu'il faudra changer d'avis.
- Non mais c'est bon, prenez-les avec vous, » dit Merlin sans vraiment l'avoir prémédité.
Les trois autres membres du petit groupe se tournèrent vers lui, ahuris. Si les petites restèrent sans voix, Elias retrouva bien vite la sienne. « Qu'est-ce que vous bavez, encore ? s'enquit-il, méfiant.
- Vous vous la jouez détaché, mais vous seriez pas capable de choisir. Je le sais parce que c'est pareil pour moi. Et puis des apprentis, j'en ai eu un paquet, je crois même qu'il n'y a plus aucune place sur ma ligne. Le registre a pas forcément été conçu pour les types comme moi qui vivent bien trop longtemps. Alors que vous, vous en avez tout le tour du ventre, de la place, on a qu'à en profiter.
- Mais Tonton Merlin…
- Tout va bien, je suis toujours là et ça ne change rien à nos habitudes, rassura le druide en posant une main sur l'épaule d'une Mehgan déconfite. C'est juste une formalité, un passage obligé pour rendre tout ça officiel, mais on continue comme avant. Je vais pas vous abandonner à l'autre vautour, vous bilez pas. »
« L'autre vautour » hérissa brièvement ses plumes puis haussa simplement une épaule, l'air de dire que le choix lui était égal. Il essayait d'adopter une attitude nonchalante, mais Merlin avait depuis longtemps appris à voir clair à travers cette façade. Sa proposition avait touché l'enchanteur, d'autant que ce dernier savait bien à quel point le druide tenait aux deux sœurs ; en les lui confiant ainsi, le fils de démon espérait démontrer à quel point il était persuadé que Mehben et Mehgan étaient en sécurité avec Elias.
Bonus non négligeable, le Fourbe serait tenu responsable de toute connerie perpétrée par l'une ou l'autre des deux gosses dans le monde de la magie. Une grosse source d'amusement en perspective pour un bon paquet d'années.
« Moi ça me va, affirma Mehben avec un sourire en coin. Si je peux coller les miquettes aux gens en disant que je suis l'apprentie du grand Elias de Kelliwic'h, franchement, je marche. Mehgan ?
- Pareil. Enfin, pas que pour coller les miquettes aux gens, hein. Parce que j'ai envie, aussi.
- Eh ben question solennel, on a déjà vu mieux, grinça l'enchanteur. Bon, allez. Si votre décision est arrêtée, vous inscrivez vos deux noms dans la colonne que je vous ai montrée. Attention, chacune écrit son propre nom, c'est important.
- On laisse combien de place libre ? demanda l'aînée en attrapant la plume tendue pour la tremper dans l'encrier.
- Euh, en toute honnêteté, je crois qu'il n'y aura personne après vous deux. Vous prenez la place que vous voulez. »
Merlin observa les deux jeunes femmes qu'il considérait comme des petites nièces inscrire avec application leurs noms près de celui d'Elias. Si Mehben traça les lettres avec assurance, Mehgan prit son temps, un coin de langue rose visible au bord de ses lèvres alors qu'elle grattait de sa plume le parchemin ancien. Le doux souvenir d'une leçon d'écriture menée dans une galerie relativement calme, éclairée par deux ou trois bougies, s'empara du druide et lui tira un sourire attendri. Elle avait toujours eu le souci de bien faire, Mehgan, et elle préférait prendre son temps pour réussir du premier coup ce que sa sœur mettait trois ou quatre audacieuses tentatives à achever.
« Du coup, c'est bon ? fit Mehben une fois que les deux noms furent tracés. Enfin j'veux dire, c'est officiel ?
- Pas tout à fait. Il reste une dernière petite chose, c'est pas la plus plaisante, mais on peut pas y couper. » Elias fouilla dans sa poche pour en sortir un petit couteau à la lame argentée. « Au-delà de la fonction administrative, le registre est également utilisé pour sceller le lien entre maître et apprenti. C'est un petit sortilège un peu vieillot, mais c'est resté.
- Mais ça sert à quoi ? demanda Mehgan en évitant clairement de regarder le couteau.
- A plein de petites choses, en théorie. En gros c'est censé renforcer le lien magique entre les personnes concernées. Après faut pas s'emballer, c'est juste un petit plus, on fait beaucoup plus efficace aujourd'hui. Mais bon, voilà, c'est traditionnel. Donc. » Elias tapota le manche de son couteau contre son pouce gauche. « Vous vous piquez le pouce avec ça et avec la goutte de sang, vous allez faire une impression de votre doigt près de votre nom. Moi après je ferai pareil, et ce sera bon. »
Mehgan inclina la tête sur le côté, intriguée. « Mais, euh... ce serait pas de la magie du sang, ça ?
- Non ! s'insurgea Elias, avant de se raviser presque aussitôt. Oui. Pas vraiment. Non mais j'vois ce que vous voulez dire...
- Vous nous avez pas dit que c'était... interdit ?
- C'est pas interdit au sens où personne va vous foutre au trou si vous le faites, la magie du sang c'est avant tout hyper malsain parce que ça implique qu'on devient plus fort au détriment de l'autre en face ! Mais là, on est pas du tout dans la même catégorie, vous avez pas de mouron à vous faire. Oubliez pas que dans l'histoire, ce serait moi qui aurais plus à perdre que vous. Bon, on enchaîne ? J'ai une chope d'hydromel avec mon nom dessus qui m'attend. »
Les deux apprenties levèrent les yeux au ciel mais se gardèrent de reprocher à leur nouveau tuteur sa propre conception de la solennité. A tour de rôle, elles utilisèrent la petite lame pour se piquer le plat du pouce et presser une empreinte écarlate sur la page jaunie, en-dessous de leurs prénoms. Elias récupéra le couteau pour les imiter, la marque laissée par son pouce bien plus large recouvrant intégralement celles des deux sœurs.
Lorsqu'il souffla dessus pour les aider à sécher, les marques s'illuminèrent comme des braises ravivées par le vent, scellant dans une bouffée de magie ancestrale le lien de sang dans lequel trois personnes venaient de s'engager. Puis elles reprirent une couleur rouge terne et l'effluve de magie retomba, comme si le registre poussait un soupir paisible.
« Et voilà, annonça Merlin pour briser le silence qui s'était installé dans leur petit coin de forêt côtière. Maintenant vous êtes cuites ! Parce que bon, moi si demain j'en ai marre, je m'en vais quand je veux. Mais vous deux, vous êtes coincées avec Môssieur Joie-de-Vivre pour un bon paquet d'années ! »
Si les rires de Mehben et Mehgan allégèrent l'air, ils n'eurent pour autant aucun effet sur Elias. Ce dernier fixait la page devant lui, l'air prudent et concentré, comme lorsqu'il travaillait au labo sur une préparation au potentiel explosif particulièrement élevé. Merlin le poussa légèrement du coude pour rediriger son attention.
« Alors ? s'enquit-il.
- Alors quoi ? lui parvint la réponse pincée.
- Alors, qu'est-ce que ça fait d'avoir vos premières apprenties rien qu'à vous ?
- Ben… ça fait bizarre.
- Bizarre comment ?
- Juste… bizarre. Nouveau.
- Ça fait plus de deux ans qu'on les forme, je vois pas ce qu'il y a de « nouveau ».
- Non mais d'accord, mais là… c'est officiel, fit Elias en désignant de la main la page innocente sur laquelle l'encre fraîche finissait de sécher. C'est écrit, tout le monde peut le voir…
- C'est ça qui vous embête, que tout le monde puisse le voir ? » Merlin se rapprocha d'un pas, de sorte à avoir son épaule en contact avec celle d'Elias ; une forme de soutien discrète que les deux magiciens utilisaient fréquemment en public. « Que toute la communauté magique sache que vous avez un peu… changé ?
- Justement, c'est ça le problème. Je crois que je m'en fous. »
Le grand enchanteur du Nord leva vers son compagnon des yeux sereins où brillaient seulement quelques reflets de stupéfaction. Cette attitude si candide, si affreusement charmante face au constat qu'il n'avait même pas à lutter pour assumer ses nouvelles responsabilités tira un sourire attendri à Merlin. Dans un élan de spontanéité, et puisqu'il n'y avait personne dans les parages, le druide inclina la tête pour presser un doux baiser contre les lèvres d'Elias. Le contact, aussi court fut-il, suffit à arracher au Fourbe un léger sourire affectueux – et des protestations faussement dégoûtées à leurs deux seules spectatrices.
« Bah voilà que ça se bécote dans les bois comme si ça avait encore vingt ans, maintenant. »
Enfin, « seules »… pas tant que ça, au final.
D'un seul mouvement, Merlin et Elias se retournèrent vers l'origine de la nouvelle voix, pour constater que trois magiciens avaient réussi à s'approcher sans se faire remarquer. Etant donné l'épais tapis d'aiguilles qui jonchait le sol, le trio avait du s'appliquer sciemment à ne pas faire de bruit pour passer outre l'ouïe surnaturelle d'Elias.
Les lascars n'étaient pas très visibles, leurs visages éclairés simplement par les rayons de lune qui filtraient à travers les branches et les feux de plage les plus proches. L'un d'eux, un grand bonhomme aux cheveux courts et sombres, avait sensiblement le même âge qu'Elias mais les deux autres étaient nettement plus jeunes, observant un pas de retrait derrière le premier. C'était même probablement lui qui avait pris la parole un peu plus tôt.
« Vous les connaissez, vous ? chuchota Merlin, pour qui les nouveaux-venus étaient de parfaits inconnus.
- Le type avec la gueule balafrée, celui de devant, il me dit vaguement quelque chose, répondit Elias avec un mouvement du menton vers l'aîné de la bande qui se traînait effectivement de méchantes cicatrices sur toute la partie droite du visage. Mais sans plus, quoi. Et les autres, pas du tout. Et vous ?
- Jamais vus de ma vie. En tout cas, ils ont pas des tronches de druides, c'est tout ce que je peux vous dire.
- Hé, interpella celui qui devait être le chef de la troupe en esquissant un pas supplémentaire en avant. Si on vous fait chier, hésitez surtout pas à le dire ! »
Elias fronça les sourcils, sa mauvaise humeur de plus tôt repointant le bout de son nez. « Bah puisque vous en parlez, vous nous faites ch-
- Désolé, j'imagine que vous venez utiliser le registre ? interrompit Merlin en s'éloignant du rocher, principalement pour bloquer à son compagnon la vue des trois importuns. On a un peu traîné, pardon, mais il est tout à vous. »
Il valait toujours mieux désamorcer le conflit avant qu'il n'éclate ; c'était particulièrement vrai quand Elias était impliqué. Si le Fourbe avait fait de nets progrès envers les résidents de Kaamelott question patience et indulgence, on ne pouvait pas dire la même chose de ses relations avec le reste des gens. Surtout ceux qui ne s'acharnaient pas à faire une bonne première impression.
« Croyez pas qu'vous avez un peu trop traîné ailleurs, aussi ? fit remarquer un des deux autres, un petit blond, qui était manifestement – et malheureusement – lui aussi doué de parole.
- Euh, là comme ça, non... vous pensez à quelque chose en particulier ?
- Sur le continent, bande de bouseux ! Elle est pas assez grande votre île, il faut forcément que vous vous tapiez la traversée depuis votre cambrousse pour venir nous imposer vos faces de glandus de la campagne ?
- Mais... parce que vous savez qui on est ? s'étonna Merlin, plus interloqué qu'agacé, en observant du coin de l'œil Elias s'avancer pour être à son niveau.
- Un peu qu'on sait, affirma la troisième roue de la brouette, un jeunot au rictus narquois et à la pilosité faciale indécise. Merlin, l'enchanteur de Kaamelott qu'est pas enchanteur du tout, et Elias le grand enchanteur du Nord qu'est pas grand du tout. Tu parles d'une renommée.
- Au moins on en a une, » rétorqua le sorcier là où Merlin ne pouvait que regarder, contraint au silence devant une telle hostilité gratuite. Il n'avait jamais été accosté ainsi au cours d'une fête druidique, et encore moins par un groupe d'inconnus sortis de nulle part ! « Pour vous en revanche, c'est une autre histoire. Dites vos noms, un peu pour voir ?
- Vous en avez pas marre de vous user la santé à trimballer vos vieilles carcasses de l'autre côté de la mer ? demanda le balafré, ignorant royalement la question d'Elias.
- La santé, j'sais pas, par contre dans pas longtemps y a des chances que je me mette à user le rebord de ma botte sur vos dents ! Alors les comiques vous êtes bien gentils mais maintenant vous vous barrez, sinon ça va saigner.
- Merlin, tu veux bien dire à ton animal de compagnie d'arrêter de nous menacer ? »
Avec un grognement indigné, Elias s'avança avec l'intention de fermer leur clapet aux inconvenants. Merlin lui attrapa le bras avant qu'il ne soit hors de portée.
« Non mais laissez, c'est juste de la provocation, vous allez pas marcher là-dedans, si ? siffla-t-il.
- Je vais pas non plus me laisser piétiner comme ça ! grinça l'enchanteur en retour. Ça vous plaît peut-être de jouer au paillasson mais moi, c'est pas mon truc !
- Vous voyez bien qu'ils ont bu ou je sais pas quoi d'autre ! On les connait même pas, ces types, c'est pas la peine de s'attarder sur eux. Et puis on a les petites, on vient juste de les inscrire, non vraiment... venez on se tire, on s'en fout... »
Elias ouvrit la bouche pour protester une nouvelle fois, mais Merlin serra vivement son avant-bras pour lui intimer de ne pas discuter. Les yeux du Fourbe glissèrent vers Mehben et Mehgan, qui le regardaient avec incertitude ; sa rage s'adoucit légèrement et il hocha la tête de mauvaise grâce.
« Ouais, allez, céda-t-il en tournant le dos aux trois malpolis. On a mieux à faire que perdre du temps avec ces débiles. Mehben, Mehgan, venez on va boire un coup pour fêter votre inscription et on va tâcher d'oublier qu'on respire le même air que certains clampins. »
Les deux sœurs échangèrent un regard dubitatif mais s'élancèrent à la suite de leur nouveau tuteur officiel, déjà en route vers le brouhaha festif de la plage. Merlin fermait la marche de leur petit cortège, bien décidé à reléguer cette désagréable rencontre dans un tiroir à l'arrière de sa tête et de jeter la clé.
« Ouais voilà, soyez sages et faites bien ce que vous dit le chef !
- Ils s'emmerdent pas, quand même, les insulaires ! ricana le blondinet. Se dégoter des p'tites poulettes comme ça comme « apprenties », j'aimerais bien voir le genre de leçon qui se tient chez eux ! »
Elias s'arrêta brutalement. Mehben et Mehgan percutèrent son dos. Merlin soupira.
Et merde. Ils avaient été à ça d'en rester là.
Lentement, l'enchanteur se retourna pour faire face aux trois mages secoués par l'hilarité qui, à l'inverse de Merlin, ne se rendaient pas compte de ce qu'ils venaient de déclencher. Les pauvres fous… oh et puis après tout, c'était leur bêtise, pas la sienne.
« Pardon, je crois que j'ai mal entendu, prétendit Elias d'un ton faussement poli. Vous pouvez répéter la partie concernant… tout ce que vous venez de dire ?
- Il a la feuille en rideau, le papy ? railla le petit jeune, son sourire narquois toujours bien ancré sur ses traits. Il a d'autres morceaux qui sont défaillants à son âge ou alors ça aide d'avoir deux p'tites « novices » sous la main pour s'en occuper ? »
La tirade déclencha une nouvelle vague de rires chez les trois débiles – le seul nom de scène que Merlin utiliserait désormais pour les désigner – qui en vinrent même à se donner de grandes claques dans le dos tant ils étaient fiers de leurs bons mots. C'était vraiment étrange ; si ces couillons connaissaient Elias, ils savaient probablement à quel point le tempérament du Fourbe pouvait s'avérer volatile. C'était à se demander s'ils ne recherchaient pas activement une mort lente et humiliante.
Mehben fronça les sourcils et virevolta vers le trio d'inconscients, prête à s'insurger contre leurs incriminations dégoûtantes, mais Elias la retint d'une main sur l'épaule. Calmement, il remit dans les mains de la jeune femme son bâton, puis sa tiare et enfin les deux bagues qu'il portait aux doigts. Toujours aussi placidement et sans rajouter un mot, l'enchanteur remonta la file de leur petit groupe pour se diriger vers les trois glandus qui n'en avaient pas fini de se fendre la poire.
Merlin savait bien qu'un calme apparent était souvent bien plus inquiétant qu'une colère ouverte, chez Elias, et que la rage qui bouillonnait cachée juste sous la surface pouvait s'avérer bien plus dévastatrice que celle qui éclatait au grand jour. Aussi, lorsque son compagnon arriva à son niveau, il le stoppa d'une main sur la poitrine.
« Elias… » commença-t-il, nerveux, avant de comprendre dans le regard glacial de l'enchanteur qu'il n'avait pas la moindre chance de le dissuader, cette fois-ci. Il poussa un nouveau soupir ; au moins, il pourrait dire sans mentir qu'il avait essayé. « Juste… pas de magie hein…
- Pas de magie, » confirma-t-il.
Avec une ultime œillade empreinte d'avertissement, Merlin retira sa main pour libérer la tornade vengeresse qui dévora en quelques enjambées la distance qui la séparait de la brochette d'abrutis. Au premier glapissement de souffrance – ce devait être le plus jeune, sa voix irritante était reconnaissable même déformée par la douleur – le druide se demanda ce qu'ils avaient bien pu faire pour mettre les Dieux à ce point de travers que les ennuis semblaient toujours les trouver.
Le bon côté des choses, c'était qu'Elias avait trouvé un exutoire pour toute la frustration de la soirée. Si ça pouvait lui permettre de roupiller plus tranquillement, ça valait bien quelques mandales.
« C'est mort, j'y reviens plus jamais à vos rassemblements de débiles !
- Vous dites ça à chaque fois, mais vous revenez toujours, » fit observer Merlin en tamponnant un bout de tissu sur la plaie qui barrait l'arête du nez d'Elias. L'absence de sang révéla un angle loin d'être normal ; c'était cassé, comme le druide s'en doutait. La remise en place n'allait pas être agréable, autant faire vite.
« Je reviens parce que vous insistez ! Mais cette fois-ci, je le dis, je le fais, je ne reviendrai plus jamais à vos- OUAILLE !
- Voilà, c'est remis, bougez pas je vais vous faire un cataplasme pour éviter que ça gonfle trop.
- Putain mais ça fait mal, vous auriez pu prévenir espèce de grand malade !
- C'est que le début, va falloir serrer les dents. Ça vous apprendra à vous pouiller avec tous les glandus qui passent. Mehgan, on est comment au niveau des mains ?
- Ça pourrait clairement être mieux, observa la jeune femme, désapprobatrice, tout en appliquant un onguent cicatrisant sur les jointures éclatées par les nombreux coups de poing. Les plaies sont superficielles mais j'ai un ou deux doigts possiblement déboîtés. Je veux bien que vous jetiez un œil Tonton Merlin, je veux pas faire de bêtise.
- Je vais regarder ça. »
Merlin piocha dans la besace de Mehgan un pot en verre contenant de la pommade à base d'argile et un carré de tissu propre. Il étala d'un geste exercé une bonne couche de la substance collante et verdâtre sur le nez d'Elias, ignorant le grognement plaintif du sorcier. Le bourrin n'avait pas vraiment voix au chapitre ; il pouvait déjà s'estimer heureux de s'être fait traîner à l'écart après la bagarre pour une séance de réparation bien nécessaire. S'il croyait que c'était marrant de devoir le rafistoler à tout bout de champs…
Enfin, du moins, Merlin et Mehgan ne trouvaient pas ça marrant.
« C'était génial ! » s'exclama Mehben, debout près du rocher plat qui servait de siège à Elias tandis qu'il se faisait soigner. La jeune femme agitait la tiare et le bâton d'Elias qu'elle détenait toujours dans tous les sens sous le coup de l'enthousiasme. « Vous leur en avez collé plein la mouille à ces trous d'balle, ça a pas fait un pli !
- Pas fait un pli, pas fait un pli, marmonna Merlin en s'intéressant à la main gauche d'Elias dont l'index et le majeur arboraient en effet une couleur violacée inquiétante. Faut voir l'état dans lequel il s'est mis, aussi.
- Si j'avais eu le droit d'utiliser la magie, j'aurais plié l'affaire en deux secondes sans une seule éraflure, rétorqua l'enchanteur blessé.
- Bah en attendant vous pouviez pas faire de magie, et c'est pas la peine de fanfaronner parce que des éraflures vous en avez ramassé un paquet ! Non mais regardez-vous un peu : vous avez le nez pété, un cocard à faire peur, l'arcade et la lèvre éclatées et j'ose même pas parler de vos mains ! Et là encore, c'est juste les endroits qu'on voit…
- Ouais mais ils étaient trois, Tonton Elias était seul, et ils sont repartis encore plus déglingués que lui ! le défendit Mehben avant de se jeter à genoux au sol près d'Elias, affichant une expression exagérément adoratrice. J'veux être comme vous quand je serai grande ! »
Il fallait bien le reconnaître, les trois tocards avaient fui la queue entre les jambes devant les assauts furieux de l'enchanteur insulté. Ce qu'il ne possédait pas en stature ou en force physique, Elias le compensait en vitesse et en hargne pure. Sans compter qu'il ne tenait pas particulièrement à se battre à la loyale : une poignée de sable dans les yeux, un coup de genou dans les noyaux, avec le Fourbe toutes les techniques étaient bonnes à prendre à partir du moment où elles lui permettaient de gagner l'avantage.
Pour être honnête, à la seconde où Elias s'était saisi de cette solide branche de deux pieds de longs, les autres magiciens étaient foutus.
« Et bim, et bam, et paf ! poursuivait Mehben en mimant avec le bâton au dragon de cuivre les coups de latte assénés aux abrutis d'en face. Droit dans la gueule ! Sans déconner, je veux venir à tous les rassemblements, c'est trop bien !
- Vous vous rendez compte de l'exemple que vous donnez ? sermonna Merlin en tentant de remettre en place les doigts d'Elias de la façon la plus indolore possible, la magie aidant. Vous êtes leur mentor depuis quoi, même pas une heure, et déjà vous faites n'importe quoi !
- Mais j'ai rien demandé, moi, c'est ces connards qui sont venus me souffler dans les bronches ! protesta l'enchanteur en gesticulant, s'attirant un regard noir de Mehgan qui tentait d'éponger le sang coulant de son arcade fendue. Ils cherchaient la merde, allez pas me dire le contraire !
- C'est vrai que c'était quand même bizarre, leur façon de faire, admit le druide. Vous êtes sûr que vous les connaissez pas ?
- Evidemment ! Une gueule comme la leur, vous pensez bien que si je m'en souvenais, je vous le dirais ! Sans blague, vous allez me gonfler jusqu'à quelle heure avec ça ?
- C'est bon, ça va, c'est pas la peine de vous mettre en rogne ! J'vous signale qu'on est du même côté, gros débile, sans ça on serait pas en train de recoller vos morceaux.
- Si on est du même côté, alors arrêtez de poser des questions cons !
- Seulement si vous faites un effort pour la boucler ou, au moins, pour être plus aimable !
- Bah voilà on fait comme ça, parfait !
- Parfait ! »
Les deux magiciens s'enfermèrent dans un silence bougon ; le premier s'occupant des plaies et des bosses avec des gestes secs mais experts, le second encaissant en maintenant ses dents fermement serrées.
Au bout de quelques minutes de cette quiétude qui n'avait rien de léger, Mehgan se racla la gorge. « Je voudrais pas, euh, avoir l'air de me la péter ou quoi, mais… vous êtes pas content au final qu'on ait gardé le matériel de soin dans nos sacs de voyage ? » La jeune femme ne se démonta pas devant le regard noir empli de mauvaise humeur d'Elias et haussa simplement une épaule. « Non mais en vrai ? C'était une bonne idée ou pas ? »
L'enchanteur soupira, envoyant voleter quelques pelures de la couche d'argile qui avait commencé à sécher sur son nez.
« C'était une bonne idée, » grommela-t-il sur un ton qui n'aurait pas pu être qualifié « d'aimable » mais qui était satisfaisant pour Merlin. Sachant à quel point le loustic détestait habituellement avoir tort – et abhorrait qu'on le lui fasse remarquer – il ne pouvait guère espérer mieux. « Mehben et vous aviez raison. Là, vous êtes contente ? »
Mehben ouvrit de grands yeux stupéfaits devant cette phrase encore plus rare qu'une naissance de dragon, bâton et tiare serrés contre sa poitrine.
« J'adore les rassemblements druidiques, » souffla-t-elle à voix basse.
