Résumé du chapitre : de l'avis d'Elias, les semaines de métamorphose druidique, c'est quand même bien pourri.


== Le Retour du Zoomorphe ==

« Alors celle-ci, écoutez-la bien, parce que j'crois que c'est la plus mûre de l'année ! »

Merlin lâcha un bref souffle d'air par le nez, agacé. Vautré de tout son long en diagonale sur le lit, le soleil de midi filtrant par la fenêtre pour lui caresser le dos de ses rayons, il avait eu la ferme intention de se payer une bonne sieste bien méritée. Mais c'était sans compter l'arrivée tonitruante d'Elias, avec ses grosses bottes et sa liasse de courrier.

L'enchanteur était d'ailleurs en train d'agiter une missive en particulier, qu'il porta à ses yeux avant de se racler le gosier. « Tenez-vous bien ! annonça-t-il avant de prendre un ton de voix ridicule pour singer l'auteur de la lettre. Nous souhaiterions porter à l'attention du grand enchanteur Elias de Kelliwic'h et du grand druide Merlin – oui bon, ça, hein – qu'à l'occasion de la cent-onzième édition de la Fête de Samain présidée par blablabla machin-truc, ah voilà, nous avons noté une incohérence concernant le tutorat des novices Mehben et Mehgan... »

Merlin se fendit d'un bâillement désintéressé et se retourna, présentant son dos à l'importun. Peut-être que s'il l'ignorait, tout simplement, le sorcier s'en irait déballer ses commentaires à une oreille plus attentive. Et ensuite, une fois le calme revenu, à lui le roupillon au soleil.

« … constaté que le tuteur attribué auxdites novices différait entre la liste de présence et le registre. Aussi, vous êtes priés de compléter le formulaire de clarification joint à ce courrier et de rédiger sur parchemin libre une attestation sur l'honneur- non mais sans déconner, c'est pas à se râper les raisins, cette histoire ?! Ils ont que ça à foutre, les druides du Conseil, coller leurs pifs sur des papiers ? »

La question était rhétorique, aussi Merlin ne la gratifia d'aucune réponse. Balancer des fions sur le Haut Conseil Druidique, c'était aussi simple que de respirer, chez Elias. Peut-être même tout aussi vital.

« Feraient mieux de relire leurs lettres avant de les envoyer ! Ceux-là, les accords et la conjugaison, c'est quand ça les arrange, j'parie qu'ils ont collé un gamin à faire ça ! Sans blague, c'est hyper mal écrit en plus, même vos pattes de mouche c'est plus déchiffrable que ce torchon. »

Là encore, aucune réponse n'était attendue ni nécessaire. L'enchanteur ne cherchait qu'un réceptacle à toute sa frustration, pas un interlocuteur intelligent ou prêt à débattre avec lui de la source de son agacement. Aussi, Merlin se contenta de se gratter l'arrière de l'oreille en réfléchissant à ce qu'il pourrait bien piquer aux cuisines pour le dîner. Au cours de sa promenade matinale, il avait repéré un chariot de livraison duquel émanait une délicieuse odeur de poisson fumé. Avec un peu de chance, il en restait encore.

« Ah ben tiens, qu'est-ce que je disais ! s'exclama Elias en extirpant un bout de parchemin plié en quatre épinglé en bas de la missive. Y a un mot de cet abruti de Gwenaël pour les petites, je suis sûr que c'est lui qui a écrit la lettre ! Ouais, ben elles viendront le chercher toutes seules comme des grandes, je suis pas coursier moi. »

Sur le plafond, deux mouches se tournaient autour. Etait-ce une parade amoureuse ? Ou alors peut-être qu'il s'agissait de deux mâles en train de se battre, c'était bien la période pour ça. Une seule chose était sûre : si les bestioles passaient à portée, Merlin se ferait une joie de leur claquer le beignet. Il avait beau faire de son mieux pour respecter l'ensemble des créatures vivantes, certaines lui couraient malgré tout sur le système. Avec leur tendance à venir le houspiller en bourdonnant dans ses oreilles, les mouches faisaient partie de ce clan très restreint.

Même si elles n'étaient quand même pas aussi pénibles que les moustiques. Par tous les Dieux, les moustiques…

« Ho ? Vous m'écoutez absolument pas, en fait ? » accusa Elias.

Merlin lâcha un petit soupir. Manifestement, il n'allait pas réussir à se débarrasser de son cher compagnon. La sieste allait devoir attendre.

Le druide prit tout son temps pour étirer l'intégralité de son corps, un membre à la fois, avant de se retourner vers Elias. A grands renforts de bâillements, il se redressa en position assise et toisa le magicien impertinent qui osait venir perturber ses précieux cycles de sommeil. Cet insomniaque de profession n'avait vraiment aucun respect envers ceux qui accordaient au repos l'importance qui lui était due – aussi connus sous l'appellation « personnes normales ».

« Bah quand même, c'est pas dommage ! remarqua Elias, les bras croisés sur sa poitrine. Ça vous dirait de pas faire comme si j'étais pas là ? Vous avez pioncé quasiment toute la matinée, ça devrait vous suffire. »

Le toupet ! Si l'enchanteur avait eu tout le loisir de dormir durant la nuit, cela n'avait pas été le cas de Merlin. Arpenter les alentours du château à la recherche de nuisibles, ce n'était pas exactement de tout repos. Ah mais ça, ça passait bien au-dessus de la tête de Môssieur Elias ! Il ne risquait pas d'en tenir compte, Môssieur Elias, de la fatigue et de la pénibilité ressenties par le reste du monde. Eh bien s'il voulait la jouer comme ça, ils pouvaient le faire à deux : rien n'obligeait Merlin à tenir compte de l'avis de son grand navet de compagnon. Alors au lieu de lui prêter de l'attention, le druide fit la sourde oreille et s'occupa à jouer avec un fil qui dépassait de la couverture.

« Me dites pas que vous boudez, en prime ? » Elias soupira et porta à sa tempe la main qui n'était pas pleine de courrier pour juguler un début de migraine. « Non mais moi aussi, qu'est-ce que j'essaie de vous parler alors que vous êtes comme ça… Au passage, vous êtes au courant que la règle « Pas d'animaux sur le lit » s'applique aussi à vous ? »

Merlin prit un malin plaisir à s'ébrouer en réponse à cette remarque. L'expression de pur dégoût sur les traits d'Elias alors qu'il regardait les poils blancs retomber lentement sur le lit était délicieuse. Quel dommage que les chats soient physiquement incapables de sourire Merlin ne s'en serait pas privé. A la place, il se contenta d'un court miaulement qu'Elias avait un jour qualifié « d'insolent », celui-là même qu'il utilisait pour exiger une ouverture de porte ou dissuader Mogriave de lui piquer de la bouffe.

« Hé ho, pas de ça avec moi, sinon je vous balance au milieu du chenil et vous allez tout de suite moins faire le malin ! menaça le sorcier. Déjà que vous rôdez toute la nuit je sais pas où, vous rentrez à des heures pas possibles en faisant un boucan du diable, je trouve que je suis déjà assez souple comme ça alors méfiez-vous ! Non mais regardez-moi ce merdier… » Elias s'avança pour pincer entre ses doigts une belle touffe des poils qui jonchaient le couvre-lit et la coller devant le museau de Merlin. « J'ai nettoyé le lit hier soir, hier soir bon sang ! Regardez à quel rythme vous pourrissez tout ! Je m'en fous, je nettoie plus rien. Il reste encore deux jours avant la fin de la semaine du chat alors je vais attendre tranquillement, vous me nettoierez tout ça jusqu'au dernier poil et gare à votre cul s'il en reste un seul ! »

Oh ho. Elias était vraiment en pétard. Pas bon du tout, ça. Si jamais Merlin avait besoin de lui pour sortir du labo ou y entrer, le bougre était capable de refuser juste pour l'emmerder. Il fallait retourner dans ses bonnes grâces, et vite !

Par instinct, Merlin frotta sa tête de gros matou sur les doigts incriminants du Fourbe qui se trouvaient toujours devant son nez, une joue à la fois. Pour faire bonne mesure, et aussi parce que le gratouillis des ongles contre ses moustaches était assez agréable, il laissa échapper quelques ronronnements sonores.

La posture d'Elias perdit en raideur et son regard s'adoucit sensiblement. « Mouais… faites gaffe à pas trop tirer sur la corde, quand même, parce qu'un jour tout va finir par vous tomber sur la tronche. »

Victoire ! Même le Fourbe n'arrivait pas à résister à un tel étalage d'affection. De tout le château, il n'y avait guère que la reine Guenièvre qui semblait indifférente au charme félin de Merlin pour tous les autres, ses grands yeux bleus et son pelage couleur neige avaient tôt fait de lui rapporter une tranche de jambon ou un filet de sardine. En débarrassant la chambre de dame Séli d'un trio de souris, Merlin avait même gagné le respect de la reine de Carmélide – ainsi qu'une belle assiette de lardons poêlés.

Il était seulement naturel qu'Elias, à son tour, succombe à ses atours de fauve.

« Bon, dépêchez-vous de venir manger un morceau, lui intima l'enchanteur en jetant par la fenêtre les poils qu'il tenait toujours en main. Après je pars relever les pièges à insectes et je verrouille le labo, cette fois-ci vous attendrez dehors que je revienne. La pisse dans la cheminée c'est marrant mais une seule fois pour toute une vie, ça me convient. »

Merlin gratifia Elias de son regard le plus assassin. Qu'est-ce qu'il aurait voulu, qu'il se soulage en plein milieu du labo ? En même temps, quand on ne voulait pas retrouver de la pisse quelque part, on ne laissait pas un animal enfermé dans une pièce pendant des heures. C'était tout autant la faute d'Elias que celle de Merlin.

Après, le druide aurait aussi très bien pu reprendre forme humaine juste le temps d'ouvrir la porte. Certes. Mais le processus de métamorphose était long et pénible, et la cheminée avait été si proche et facile d'accès. Elias ne s'était d'ailleurs rendu compte de rien en rentrant au labo. Enfin du moins jusqu'au moment d'allumer un feu pour commencer une fournée de potion de guérison des plaies. Les exclamations de dégoût de l'enchanteur face aux effluves nauséabondes avaient été, de l'avis de Merlin, puériles et largement exagérées.

Et puis c'était vieux de deux ou trois jours, cette histoire ! Au bout d'un moment, il fallait passer à autre chose. Ah c'était bien typique de cet enquiquineur en robes noires de ressasser encore et encore les moindres petits écarts des autres, comme un chien se plait à ronger le même os pendant des jours sans jamais se lasser. Eh ben il allait voir ! Merlin pouvait très bien l'attendre en dehors du labo. Il pouvait même s'en aller tout de suite et passer les deux jours restants de la semaine du chat dehors, loin d'Elias, à crapahuter sur les toits et à chasser le mulot au clair de lune. Il n'avait pas besoin de cet abruti de sorcier, il n'avait besoin de personne d'ailleurs !

« J'vous ai piqué deux truites fumées aux cuisines. Ça ira ? »

Merlin redressa la tête vers son compagnon, l'œil rond et l'oreille dressée. Avec un miaulement enjoué, il bondit sur les épaules d'Elias et s'y installa telle une grosse écharpe velue, ignorant avec soin les protestations du bonhomme quant aux griffes qui se cramponnèrent instinctivement au tissu de son manteau.

Il n'avait toujours pas besoin de cet abruti de sorcier, mais il allait rester encore un peu.


Pour ce qui lui semblait être la dixième fois depuis le début de la réunion, Elias lutta contre une furieuse envie de bailler. Il ne devait qu'à son placement autour de la table, pile poil en ligne de mire du roi Arthur, de ne pas encore avoir cédé à cette pulsion.

A sa décharge, cela devait maintenant bien faire quinze minutes que le souverain de Logres et son beau-père s'échangeaient des fions, oubliant dans leur ferveur destructrice qu'ils avaient un public composé de Bohort, Séli et Elias si ce dernier avait été relativement amusé par les premières « politesses » balancées d'un bout à l'autre de la tablée, il s'était bien vite lassé de la conversation qui ne semblait pas décidée à progresser.

« Une bonne fois pour toutes, deux mois, ça fait trop long ! vociféra Arthur en abattant un poing sur la table, faisant vibrer les parchemins qui se trouvaient devant lui. Les mecs si je les envoie en rase campagne à rien faire d'autre que regarder voler les moustiques dans une cambuse de deux pieds de large pendant autant de temps, ils vont virer zinzin !

- Attendez, attendez, les mecs dont vous parlez, ils sont militaires ou ils le sont pas ? rétorqua Léodagan. Parce qu'au bout d'un moment faudrait savoir, merde !

- Ils sont en formation militaire, c'est pas pareil ! Si c'est pour les dégoûter de la branche d'entrée de jeu, je les colle à regarder pousser la mousse sur le rempart Nord et c'est marre, ça leur économisera le voyage.

- Vous me dites : « Il faut trouver une solution pour renforcer la surveillance » mais vous êtes jamais content de ce que je propose ! » Léodagan tendit une main abîmée par des années de bêchage pour compter sur ses doigts. « Je peux pas mettre de nouvelles tours de guet, soi-disant que question budget c'est pas possible et que je dois faire avec ce qu'on a. Je peux pas envoyer les jeunes en mission tout seuls, il faut qu'un soldat confirmé les accompagne. Et maintenant je peux pas les envoyer en poste dans les tours plus d'un mois continu sous prétexte qu'ils risquent de devenir cinglés ?!

- Bah oui, voilà, oui, trouvez autre chose ! Raclez-vous la soupière une bonne fois, ça peut pas vous faire de mal vu depuis combien de temps c'est en jachère là-haut, et revenez avec une idée qui tient la route. Bon, sujet suivant.

- Euh, attendez… vous en avez rien à taper de la surveillance, en vrai ? s'offusqua le roi de Carmélide, loin d'être prêt à lâcher l'affaire. Vous me dites ça, c'est juste pour m'occuper, parce que vous savez pas quoi foutre de moi !

- Mais non, beau-père, enfin…

- Non parce qu'à ce compte-là, vous me dites, hein ! Moi, je remballe tout, je me fais un nouveau petit programme à base de sieste et de parties de pêche avec mon petit-fils et puis c'est bon ! Tenez, vous avez qu'à mettre celui-ci responsable de la défense à ma place, ce sera au poil ! Il ira jusqu'à les border et leur chanter une berceuse, à vos petits loupiots en formation ! »

Assis de l'autre côté de la table, en face du Sanguinaire, Bohort sursauta face à l'index rageur pointé dans sa direction. « Comment ? Sire, vous n'allez tout de même pas l'écouter !

- Vaudrait mieux pas en effet ! renchérit Séli, hérissée, depuis son siège à la droite de son mari. Je compte pas me retrouver avec un gros oisif bedonnant qui roupille du matin au soir sur les bras, merci bien ! J'ai bien assez à gérer avec tous les loufiats. »

Arthur poussa un soupir las et posa ses mains jointes sur la table devant lui. « Je ne vais pas nommer de nouveau responsable de la défense et je ne m'en tape pas de la surveillance. C'est juste que je ne suis pas persuadé de l'utilité de réaffecter certains postes de guet au fin fond de la campagne alors qu'on arrive à peine à faire des tours de garde corrects au château, voilà.

- Mais bon Dieu de bon Dieu, en quelle langue il faut vous le dire pour que ça rentre dans votre caboche ! » s'exclama Léodagan en abattant à son tour son poing sur la table. Sauf que cette fois-ci deux parchemins d'Elias roulèrent au sol sous l'impact l'enchanteur s'appliqua à les ramasser en lançant au sauvage indélicat un regard torve. « C'est justement parce que c'est au fin fond de la campagne que c'est intéressant d'y envoyer un troufion ou deux pour voir ce qui se passe, une fois de temps en temps ! J'vous signale que les postes de guet qu'on se fait dégommer ces derniers temps, c'est principalement ceux où on ne fout jamais les pieds !

- Qu'on se fait quoi ? Dégommer ? répéta le roi de Bretagne, intrigué. Comment ça ?

- Oui monsieur, dégommer, bousiller, raser tout ce qu'il y a de plus propre !

- De vieux édifices rongés par l'humidité, Sire, fit remarquer Bohort en levant les yeux au ciel. Il est plus probable qu'ils se soient écroulés d'eux-mêmes sous le poids des années.

- Si ça se trouve ils étaient tellement bien foutus à la base qu'un coup de vent les a fait tomber, incrimina Séli. Si vous avez fait appel aux mêmes baltringues écervelés qui ont construit la forteresse en Carmélide pour les bricoler, c'est même franchement envisageable.

- Ouais, c'est possible, ma version à moi c'est qu'ils se sont faits caillasser par ces trouducs de dissidents, grogna Léodagan. Mais comment savoir, vu qu'on peut y envoyer personne !

- J'ai jamais dit d'envoyer personne, faut pas exagérer non plus ! rétorqua Arthur, mais sa mine était plus soucieuse que cinq minutes auparavant. Vous tirez ça d'où, qu'on a des postes de guet détruits ? Vous avez envoyé des éclaireurs, quelque chose ?

- Bah vous pensez bien que oui ! Sinon je serais même pas au courant que les fourbis sont par terre.

- Et du coup ?

- Et du coup quoi ?

- Eh ben je ne sais pas, vous me dites « On se fait dégommer des postes de guet », mais lesquels, ils sont où, combien il y en a… ?

- Est-ce que j'sais, moi ?

- Mais… si vous avez envoyé des éclaireurs, ils vous ont fait un rapport détaillé, non ?

- Ben p't'être, je sais plus… Oh oui, hein, ça va, hein, s'emporta Léodagan en voyant son gendre laisser tomber son visage dans ses mains de consternation. J'ai peut-être pas les détails mais j'ai l'information essentielle, c'est ce qui compte, alors vos rapports, vos comptes rendus et vos autres fantaisies administratives, vous vous les collez où j'pense ! J'ai pas besoin d'un papelard débile pour expliquer qu'il y a un truc de louche qu'est en train de se monter et que ça pue.

- Peut-être, admit Arthur, sauf que moi je pars pas au flan comme ça sans plus de précision. Alors retrouvez le rapport, renvoyez les éclaireurs, demmerdez-vous comme vous voulez mais je veux plus d'information sur le sujet avant de prendre une décision. »

Léodagan grommela quelque chose d'inintelligible – mais probablement assez grossier – dans sa barbe avant de se rasseoir au fond de son siège. Elias avait appris durant ses longues années de confinement en Carmélide à reconnaître cette attitude qui refaisait surface après chaque dispute perdue face à Séli ou chaque carré de choux emporté par le gel : la résignation aigre, rehaussée d'un soupçon d'embarras d'avoir été pris à défaut.

« Bon Elias, à vous. »

L'enchanteur fut tiré de son étude du Sanguinaire par l'appel de son nom. Devant l'air expectatif d'Arthur, il se souvint brutalement que lui aussi était à l'ordre du jour et se secoua les méninges pour retrouver l'usage de la parole.

« Euh, oui, voilà, » annonça-t-il en guise de préambule en étalant devant lui les parchemins couverts d'écriture qui avaient monopolisé une semaine complète de son temps de travail. Il n'avait pas besoin d'entendre clairement les murmures agacés de Léodagan pour comprendre qu'il s'agissait de remarques désobligeantes à l'encontre de tous les gratte-papiers du royaume, mais il les ignora sciemment. « J'ai préparé ce que vous m'avez demandé. Sur ces parchemins, vous avez les dépenses des trois années passées, comme je savais pas trop ce qui vous intéressait je vous les ai déclinées selon plusieurs approches. Là j'ai juste séparé les ingrédients et le matériel, c'est assez global et pas très précis alors on passe vite pour arriver à… là, voilà, je vous ai découpé le budget selon les types de demandes, j'ai mis des couleurs différentes selon si c'était plutôt soin, plutôt combat, ou encore d'autres trucs. Tout est pondéré en fonction du taux du marché des ingrédients, contemporain du moment où ils ont été achetés, bien sûr.

- Bien sûr, répéta Arthur en tentant de se donner un air assuré alors qu'il parcourait les parchemins des yeux. La vache, le venin de guêpe c'est pas donné… Chaque été on est envahis par ces bestioles, ils vont pas nous faire croire qu'on en manque, si ?

- Bah non mais pour remplir une petite fiole de venin en entier il faut au moins deux mille guêpes, le mec qui se farcit l'extraction il va pas non plus la brader, faut le comprendre. Ce qui m'amène à mon second point : les pistes d'amélioration que vous vouliez. » Elias déroula un parchemin supplémentaire et le glissa à portée d'Arthur. « Ici, vous avez une projection pour les trois années à venir de l'impact qu'auraient quelques mesures plus ou moins simples sur le plan financier. Déjà, Merlin a bien planché sur ses procédés de conservation alors pour tout ce qui est légumes, fruits et plantes on devrait pouvoir stocker facilement pour éviter la pénurie, notamment l'hiver. En plus si on part à la cueillette nous-mêmes, on peut s'affranchir du marché et ça nous coûtera pas un rond. On doit encore faire quelques tests pour savoir si l'efficacité des ingrédients est préservée dans le temps, hein, mais de ce qu'on a pu voir jusqu'à maintenant, on n'est pas trop mal. Ensuite, pour tout ce qui est un peu spécifique, comme par exemple notre venin de guêpe… »

Elias passa le quart d'heure suivant à expliquer ses plans et ses essais pour la collecte et le stockage de certains ingrédients peu communs mais dont l'acquisition n'était pas non plus hors de portée. Pièges à insectes dispersés dans les bois environnants, élevage de souris – « Arrangez-vous pour que je tombe jamais dessus, sinon non seulement je les bousille mais vous allez ramasser trois mandales pour chacune de ces bestioles immondes que vous aurez eu le culot de dorloter dans l'enceinte du château ! » - ou encore un collecteur d'eau de pluie avec filtre intégré pour les potions les plus sensibles, Elias ne lésina sur aucun détail. Il aurait sûrement pu faire plus court ou moins précis, mais ce n'était pas son genre pour ça comme pour tout le reste, il ne visait rien de moins que la perfection.

Le roi voulait un état des lieux des dépenses et des pistes d'amélioration ? Pas de problème. Elias avait bossé seul pendant quasiment un siècle, s'il voulait que sa boutique tourne il avait bien été obligé de s'intéresser aux rouages des affaires autant qu'à son boulot à proprement parler. A Kaamelott, la musique n'était pas exactement la même dans la mesure où il était payé régulièrement peu importe la quantité de travail mais au bout du compte, les mêmes thèmes revenaient : efficacité, rentabilité, adaptabilité.

Dans la mesure du raisonnable, bien entendu. Il était par exemple certainement plus onéreux d'acheter une griffe de dragon rouge que d'en buter un soi-même pour en récolter une quinzaine, mais le risque encouru n'était pas le même. Sans compter qu'Elias avait passé l'âge de crapahuter dans les montagnes pour chasser le dragon.

L'enchanteur conclut son exposé sur les économies réalisées au fil des années en fonction des différentes mesures qu'Arthur consentirait à valider et se rassit dans son siège, un œil attentif porté sur le souverain impressionné qui n'en finissait pas de hocher la tête.

« Bien, siffla le roi sans quitter des yeux le dernier parchemin qu'Elias lui avait tendu. Bien, bien, bien. Ça m'a l'air très bien ficelé, votre truc, comme quoi quand on prend le temps de se pencher deux minutes sur un sujet, hein, ça fait tout de suite plus sérieux. »

Léodagan se raidit, piqué par la remarque en biais. « Ah dites, vous n'allez pas en remettre une cou-

- Je valide tout, » annonça Arthur en apposant sa signature en bas de chaque parchemin. Complètement inutile, étant donné qu'il ne s'agissait que de documents informels à but explicatif, mais l'attention était appréciée. « Faites au mieux, Elias, vous et Merlin avez mon entière confiance. Ça fait plaisir de constater qu'il y a au moins quelques personnes compétentes dans cette forteresse. »

Alors que les trois autres personnes autour de la table éclataient en protestations indignées, le sorcier se fendit d'un sourire satisfait. Il n'avait jamais vraiment recherché l'approbation de ses employeurs, réduisant leurs interactions à une simple et ponctuelle transaction commerciale. Mais ces jours-ci, il se surprenait de plus en plus à prêter attention aux souhaits du roi de Logres et à aller au-delà de ses attentes. Il se faisait certainement bien trop influencer par ce cornichon de Merlin, qui considérait Arthur comme le petit-fils qu'il n'avait jamais eu, et ses deux jeunes apprenties qui voyaient dans le souverain le héros de toutes les histoires de leur oncle Perceval.

« Merci, Sire, dit-il en acquiesçant. Vous serez pas déçu.

- Oh je me doute. Ça fait plus de deux ans que vous bossez ensemble sans un pet de travers et la baraque ne s'est pas encore écroulée, honnêtement si quelqu'un peut encore améliorer le système, c'est bien vous deux. Allez, je vous rends ça, que vous puissiez vous mettre au turbin. » Arthur se pencha en avant sur la table pour tendre à Elias sa liasse de parchemins. « Je ne sais pas dans quelle mesure Merlin vous a filé un coup de main avec tout ça, mais vous lui transmettrez mes félicitations. Et mes amitiés, aussi, je sais pas dans quel trou il est fourré mais ça fait quelques jours que je l'ai pas croisé. »

Elias dissimula un sourire en coin. Le druide n'était pourtant pas si loin. Si seulement le roi savait à quel point...

L'enchanteur tendit le bras pour récupérer le fruit de six jours – et trois nuits – de travail quand quelque chose s'accrocha à sa manche. Il crut d'abord que le tissu de son manteau s'était attrapé sur le rebord de la table, mais cette notion s'effaça au profit d'une autre bien moins anodine, qui se révéla être la vérité.

Immobile, l'œil rond comme celui d'un hibou en chasse, Arthur fixait d'un air abasourdi le mulot qui venait de s'échapper de la poche d'Elias et de remonter son bras. Debout sur la main du sorcier, le rongeur agrippait de ses petites pattes griffues un doigt du roi de Bretagne et semblait le regarder avec attention, la moustache frétillante.

Pendant un bref instant, le cours du temps se trouva suspendu, comme une coupe en terre cuite malencontreusement bousculée au bord d'une table force son entourage à retenir son souffle. Jusqu'au moment de basculer vers le sol pour voler en éclats dans un vacarme assourdissant.

« Qu'est-ce que c'est que ça ?! hurla Séli en pointant du doigt ce qui ressemblait beaucoup trop à l'objet de tous ses cauchemars.

- C'est rien ! glapit Elias en ramenant vivement sa main vers lui, mais la petite bête sauta sur la table, effrayée par le cri de la reine de Carmélide.

- C'est ça, oui, prenez-moi pour une truffe ! C'est une saloperie de souris, ça !

- Mais non !

- Moi j'avais pas compris que vous comptiez vous trimballer votre élevage de rongeur sur vous comme une grosse maman rat, mais pourquoi pas, ricana Léodagan que cette situation semblait amuser au plus haut point.

- Mais ça n'a rien à voir ! tempêta l'enchanteur tout en envoyant les mains pour tenter de se saisir du mulot en fuite, poussant au passage parchemins et plumes. Revenez là, vous !

- Non mais ça va pas mieux, voilà qu'il se met à lui parler ! s'exclama Séli en se levant précipitamment, faisant racler les pieds de sa chaise sur les dalles du sol. J'vous avais prévenu de ce qui arriverait si je tombais sur une de vos bestioles ! Poussez-vous, je vais l'aplatir !

- NON ! »

Transi de terreur, le tout petit rongeur détala pour s'éloigner de Séli et bondit instinctivement sur la tunique de Bohort, s'insinuant dans ses replis en quête de salut et arrachant au seigneur de Gaunes un cri perçant digne des plus gros rapaces de l'île.

« A MOI ! A L'AIDE ! » implora-t-il en se débattant contre « l'assaut » sauvage dont il était la malheureuse victime. Un brusque mouvement des jambes envoya sa chaise à la renverse, et il se retrouva bientôt au sol à se tortiller pour se débarrasser de la menace à longue queue. « JE VOUS EN SUPPLIE !

- Bouclez-la et arrêtez de gigoter ! ordonna Séli en s'approchant du chevalier à terre, un lourd grimoire levé au-dessus de la tête. J'vais régler le problème, ça va piquer un peu mais c'est pour la bonne cause, faites-moi confiance !

- Arrêtez, vous êtes cintrée ! s'exclama Elias en envoyant valser sa propre chaise dans sa précipitation. C'est pas juste une souris ! C'est Mer-

- Là ! »

Sous les yeux désemparés de l'enchanteur qui n'avait pas couru assez vite autour de la table, l'énorme livre s'abattit sur la poitrine de Bohort avec toute la fureur vengeresse dont Séli était capable. Si le chevalier eut le souffle coupé par l'impact, Elias se trouva également privé d'air aussi sûrement que s'il avait pris le coup lui-même. Par tous les Dieux… ce n'était pas possible, elle n'avait tout de même pas…

Il tomba à genoux, ses jambes incapables de soutenir son poids face au tournant catastrophique que venait de prendre la réunion pourtant si prometteuse. C'était vraiment comme ça que ça allait se finir ? Sous le registre des stocks de bouffe ? Impossible… Après tout ce qu'ils avaient traversé, certainement, même les Dieux les plus cruels n'oseraient tout de même pas…

Par miracle, un petit museau pointu fit son apparition au bout de la manche de Bohort, et le cœur d'Elias se remit à battre. Il posa ses mains ouvertes au ras du sol et cette fois-ci le rongeur s'y rua sans se faire prier. L'enchanteur se releva en ramenant ses mains contre son torse pour s'adresser d'un air sévère à son petit passager.

« Bon sang, vous m'avez collé une de ces trouilles ! Je vous avais pourtant dit qu'elle serait là, vous étiez pas censé sortir de la poche ! Mais comme toujours, vous en faites qu'à votre tête et vous avez failli finir écrabouillé ! Ah on aurait été beaux, hein ! »

Le mulot se contenta d'un bref couinement avant de se pelotonner dans les paumes d'Elias, encore tremblant de sa mésaventure. Le sorcier se mordit l'intérieur de la joue, une petite pointe de regret lui piquant la langue, mais il était trop tard pour changer ses mots ou son intonation. Il passa un pouce sur la petite tête velue en guise d'excuse et glissa le rongeur dans la poche cousue à l'intérieur de son manteau – celle-là même où il aurait du rester depuis le début.

Le silence de la pièce incita Elias à lever la tête et constater quel spectacle de désolation était devenue la salle de réunion. Les chaises renversées, les parchemins et les plumes éparpillés au sol comme une jolie farandole autour du registre des stocks alimentaires que sa chute avait ouvert à la page des viandes séchées. Bohort recroquevillé au sol, le souffle court, tandis qu'une Séli décoiffée par son accès de colère s'appliquait à creuser des trous dans le crâne d'Elias par le seul biais de son regard assassin. Léodagan secoué par un rire moqueur que l'expression médusée d'Arthur ne faisait qu'aggraver.

Tout ça, à cause d'une boule de poil pas plus grosse qu'une figue.

Gêné au-delà de toute commune mesure, Elias ramassa sa liasse de parchemins et afficha un sourire qu'il espérait assuré. « Bien, on dirait que j'ai du boulot qui m'attend. Bonne journée, Sire. »

Même à travers la lourde porte de la salle de réunion – refermée prestement derrière lui après avoir battu en retraite – l'enchanteur n'aurait pas pu louper l'ultime remarque de Léodagan, glissée à un Arthur toujours sans voix.

« Ah ben c'est sûr, les gens compétents quand on est pas habitué, ça surprend un peu ! »


La fin d'après-midi s'annonçait des plus plaisantes, à l'image du reste de la journée. Il faisait beau et chaud, pas un seul nuage ne venait perturber l'immensité bleue du ciel. Le labo entier était propre, rangé, ses étagères plus ordonnées que jamais. Sur un plan de travail, la fournée de potions du jour – réalisée sans interruption d'aucune sorte, ce qui était assez rare pour être apprécié – attendait sagement que son commanditaire vienne la récupérer.

Non vraiment, la journée avait tout pour plaire à Elias. A tel point que l'enchanteur s'était laissé aller à fredonner un vieil air à voix basse alors qu'il s'adonnait à l'affûtage mensuel de ses plumes.

« Hélas madame, celle que j'aime tant, souffrez que sois-je votre humble servant, sifflotait-il dans le calme apaisant brisé seulement par le grattement rythmique de sa lame contre la pointe de sa plume. Votre humble servant je serai toujours, et tant que je vivrai, d'autre n'aimerai que vous. Hélas beau sire, vous êtes- »

Quelques coups portés à la porte du labo interrompirent la chanson et l'affûtage. Ah. Le commanditaire, certainement.

Elias déposa couteau et plume sur son établi pour aller ouvrir la porte. Sur le seuil se tenait un Léodagan décoiffé en tenue de voyage, un tout petit rouleau de parchemin dans la main gauche. Sur son bras droit, plié au coude, une superbe chouette effraie observait les alentours de ses grands yeux noirs.

« J'ai eu votre papelard, fit le roi de Carmélide en guise de salutation, levant les deux bras pour désigner à la fois le message et l'oiseau. Rapport à la commande d'hier. J'serais bien arrivé plus tôt mais votre piaf a fait peur à mon cheval et il s'est barré dans les bois, alors le temps de le rattraper…

- C'est rien. Je vous amène ça tout de suite. » Elias récupéra la petite caisse en bois posée sur l'établi où deux douzaines de fines fioles vertes cliquetaient doucement, soigneusement disposées dans une épaisse couche de paille. « Voilà. Donc, la potion de vision nocturne, quelques instructions. Six gouttes suffisent pour deux heures d'efficacité optimale, à renouveler dès que nécessaire. Par contre dépassez pas six gouttes, la vue devient tellement lumineuse que ça refile des migraines atroces. Ah, et dites à vos gars de boire une gorgée d'eau juste après.

- Pour diluer ?

- Nan, le goût est juste vraiment dégueulasse. Et ça fait pisser vert, aussi, mais c'est normal faut pas vous inquiéter.

- Entendu. Et, euh, merci d'avoir pu faire aussi vite. »

Léodagan fourra le message dans sa poche et esquissa un geste pour tendre la chouette vers Elias. Toutefois, un de ces rares sourires affables qu'il réservait habituellement à son petit-fils et aux armes de siège se dessina sur son visage.

« C'est marrant, d'habitude je peux pas piffer les oiseaux, mais celui-ci, j'sais pas… ça fait pas pareil. » Le Sanguinaire caressa du dos des doigts le torse de l'animal, qui ébouriffa ses plumes mais autrement se laissa faire docilement. « C'est quand même une belle bête, faut dire, ça a plus de gueule qu'un pigeon. C'est tous les magiciens qui utilisent des chouettes pour leur courrier ?

- Ah non, c'est spécifique d'ici ça, sourit Elias en se demandant quel teinte prendrait Léodagan en apprenant qu'il était en train de tripoter le ventre de Merlin. Je crois pas que ça se fasse ailleurs.

- Ah bon… vous croyez qu'on pourrait en entraîner d'autres pour délivrer les messages ? Ça pèterait quand même un peu plus que nos pigeons à la con.

- J'sais pas, je suis pas fauconnier. Bon, vous la prenez votre caisse ? Je croyais que c'était pressé.

- Oui, oui, ça va, c'est bon. »

Léodagan tendit les mains pour récupérer la précieuse marchandise. Une fois libéré du poids de la caisse, Elias étendit un bras afin que son compagnon, toujours perché sur le poignet de Léodagan, puisse s'y accrocher. Mais l'oiseau de malheur bouda cette offre et recula, grimpant à l'aide ses serres la manche du Sanguinaire pour se hisser jusqu'à son épaule.

« Bah qu'est-ce que vous me faites ? s'étonna l'enchanteur. Vous allez pas repartir sur le terrain avec le seigneur Léodagan, si ? Allez, venez là. »

Mais Merlin la chouette tourna sa tête ronde et ignora la nouvelle demande, préférant lisser les plumes argentées de ses ailes.

« Il est caractériel votre machin, fit remarquer Léodagan.

- Vous avez pas idée… »

Peu enclin à prendre le temps de négocier, Elias attrapa l'oiseau à deux mains pour le ramener à lui. Il souhaita bonne route au roi de Carmélide sous les piaillements indignés de Merlin et le suivit du regard alors qu'il s'éloignait pour rejoindre son cheval, juste pour s'assurer que le fruit de son travail ne finisse pas attaché à l'arrière de la selle pour se faire balloter comme une vulgaire couverture. Rassuré de constater que Léodagan s'était installé sur sa monture en conservant la boîte sous un bras – pas aussi stable ni sécurisé qu'une diligence, mais bon, ce n'était plus de son ressort – Elias reporta son attention sur le volatile fâché mais désormais silencieux qu'il tenait toujours.

« Je vous lâche, mais vous avez pas intérêt à me picorer. »

De mauvaise grâce, Merlin s'accrocha au manteau d'Elias pour se hisser jusqu'à son épaule, aidé dans son mouvement pas deux ou trois battements d'ailes. Une fois stabilisé, il saisit de son bec une mèche brune au niveau de la tempe du sorcier pour tirer dessus.

« Ouch, ho, ça va, je crois que j'ai compris que vous étiez en pétard ! siffla-t-il en reprenant possession de ses cheveux. Mais vous savez bien que si j'avais envoyé un pigeon, il se serait paumé et le roi aurait jamais eu ses fioles de potion avant la fin de la journée ! Faites pas votre bêcheur, ça a du vous prendre quoi, dix minutes de vol pour les rejoindre sur le terrain ? Et après vous avez fait le chemin de retour à cheval, faut quand même pas pousser. » Merlin le fixa de ses profonds yeux noirs et lâcha un hululement strident, cachant sa tête sous une aile. « Oui ben je sais bien, vous faisiez la sieste. En même temps c'était pas vraiment capital, alors que l'exploration des galeries de l'autre côté de la forêt, ça l'était déjà un peu plus. Ne serait-ce que parce que c'était un ordre du roi. »

Toujours contrarié, Merlin ébouriffa ses plumes et détourna le regard, le bec levé dans une posture hautaine. Cette petite excursion inopiné l'avait mis dans de bien mauvaises dispositions à moins que…

Elias soupira. « Vous faites toujours la gueule parce que ce matin j'ai dit que vous aviez enfin un corps digne de votre cervelle ? »

S'il avait été une souris au milieu des bois et non un homme adulte, se retrouver du mauvais côté du regard assassin que le petit rapace lui adressait aurait consumé l'enchanteur de terreur. Mais il n'était pas une souris, et le courroux qu'il voyait nettement briller dans les orbes couleur charbon ne lui apporta rien d'autre qu'une réponse à sa question.

« Vous êtes quand même vachement susceptible, on peut rien vous dire. Bon allez, vous allez pouvoir reprendre votre si précieuse sieste, pour ce que ça vous sert. »

Elias fit demi-tour pour regagner la semi-pénombre accueillante du laboratoire. Sa dernière commande expédiée, il ne lui restait plus que deux plumes à tailler avant de pouvoir plier boutique pour le reste de la journée. Il restait encore quelques bonnes heures avant que le soleil ne se couche, peut-être qu'une promenade avec Mogriave dans la colline voisine lui ouvrirait l'appétit pour le dîner et l'aiderait à trouver le sommeil par la suite. Peut-être même que Merlin était prêt à sacrifier une heure ou deux de sa sieste pour les accompagner.

Le sorcier esquissa un léger sourire. Il était décidément de bien bonne humeur aujourd'hui, si la perspective de passer du temps loin du laboratoire le séduisait assez pour qu'il la considère. Autrefois, il aurait profité du temps libre pour refaire encore une fois l'inventaire des ingrédients en stock ou redonner un coup de propre au matériel mais il trouvait de plus en plus souvent quelques moments ici et là pour s'adonner à d'autres activités que le travail.

Merlin, Mehben et Mehgan étaient une très mauvaise influence sur lui.

« Hélas beau sire, vous êtes bel et bon, se remit-il à fredonner en refermant derrière lui la porte du laboratoire. Sage et courtois et de noble maison, et aussi bon que l'on saurait trouver, mais celui que j'aime- »

Le sorcier interrompit sa phrase et sa foulée suivantes, un vilain pressentiment s'emparant de lui au même moment qu'une curieuse sensation de chaleur marquait son omoplate à travers son manteau. Les aiguilles de l'agacement vinrent percer sa bulle de plénitude et il fronça les sourcils.

« Euh, attendez, là… vous venez pas de faire ce que je pense que vous venez de faire ? » Merlin refusa obstinément de croiser son regard et fit mine de se nettoyer les plumes du ventre, l'air innocent. « D'accord… alors écoutez, là je vais enlever mon manteau, si je trouve de la merde de piaf dessus, je vous épile tout le duvet du croupion à la pince. J'vous jure, je le fais. »


Installé dans le lit, Elias leva les yeux du bouquin qu'il lisait pour regarder Merlin, éberlué. Certainement, il devait avoir mal entendu.

« La semaine de quoi ?

- De l'araignée, répéta le druide tout en ôtant ses bottes, assis sur le bord de la couche. Ça revient pas tous les ans mais les deux dernières fois j'ai pas pu le faire, j'avais trop peur qu'un con m'écrabouille au détour d'un tunnel. Je vous avoue que j'ai toujours un peu les foies même aujourd'hui. Du coup, j'ai pensé à quand vous m'avez porté dans votre poche pendant la semaine du mulot, par sécurité, et je me suis dit-

- Non, interrompit brusquement Elias. Hors de question. J'veux bien être sympa, filer un coup de main de temps en temps, mais faut pas non plus déconner.

- Mais je-

- Non. »


La porte du laboratoire était grande ouverte, pourtant Arthur prit la peine de frapper.

« Merlin, vous êtes là ? » appela-t-il sans passer le seuil. La requête qui l'amenait était délicate, un peu de politesse ne serait pas de trop. « Hé ho ? »

Aucune réponse ne lui parvint depuis l'intérieur. Etrange. Habituellement, lorsqu'ils s'absentaient, les deux magiciens pensaient à verrouiller leur espace de travail – ou du moins, à ne pas le laisser ouvert aux quatre vents. Peut-être étaient-ils à l'étage, hors de portée de voix ?

Arthur s'aventura à l'intérieur des locaux. « Merlin ? Y a quelqu'un ? La porte est ouverte alors je suis rentré mais- OH PUTAIN ! »

Le roi de Bretagne fit un bond en arrière en voyant bouger une grosse masse grise sur un des plans de travail. Il crut tout d'abord se trouver en présence d'un loup et sa main empoigna instinctivement la garde d'Excalibur. Mais l'animal courtaud se retourna bien vite pour révéler la face noire et blanche d'un blaireau aux petits yeux encore englués de sommeil.

Une main sur le cœur, Arthur poussa un soupir de soulagement.

« La vache, la trouille… Qu'est-ce qu'un blaireau peut bien foutre ici ? Ah non mais d'accord, c'est vous en fait ? C'est encore une de vos semaines druidiques à la con, comme l'autre fois avec la souris, sauf que là c'est le blaireau… Super… »

C'était bien sa veine, juste au moment où il avait une demande pour le druide. Quelle plaie, vraiment, ces semaines thématiques débiles… Arthur prit une inspiration pour étouffer son agacement dans l'œuf. Il avait après tout promis à Merlin qu'il ferait montre de plus de considération pour sa branche parfois, cela signifiait accepter de croiser divers animaux à des endroits improbables du château, comme le gros chat blanc qu'il avait trouvé plusieurs fois endormi sous les couvertures avec Yoan.

Arthur les avait trouvés plutôt mignons, tous les deux. Une fois passé le trouble de trouver son fils de trois ans au lit avec un bonhomme de neuf cents piges.

« Bon, ben moi j'étais venu vous demander un truc, mais j'crois bien que c'est râpé, » dit-il au blaireau qui le sondait, attentif, d'un regard bien plus humain que sauvage. Une idée frappa soudainement le roi de Logres. « Ou peut-être pas, en fait. »

Après avoir jeté un œil au-dehors pour s'assurer que personne n'était en train d'arriver, Arthur s'approcha du plan de travail et s'adressa à Merlin à voix basse.

« Voilà, en fait je venais vous voir pour… arf, c'est pas très simple… enfin si, si c'est même très simple, c'est juste pas facile à déballer. »

Le druide s'assit sur son arrière-train pour pouvoir mieux lever les yeux vers son interlocuteur, et c'était probablement une hallucination mais Arthur crut lire dans le regard animal quelque chose qui ressemblait à « Vous pouvez tout me dire. » Un peu plus convaincu qu'il n'allait pas faire l'objet de moqueries, Arthur se jeta à l'eau.

« Bon, allez… En fait ça fait quelques temps maintenant qu'il m'arrive d'avoir des, euh… des pannes. Quand je suis au, euh, au… » Arthur ferma les yeux et se força à respirer calmement. C'était Merlin, bon sang, il le connaissait depuis toujours ! Il l'avait soigné sous tous les angles et pour des centaines de raisons différentes ! Il allait juste en rajouter une au compteur, pas de quoi bousculer un poney. « Parfois, ça m'arrive d'avoir une petite baisse de régime au plumard. Attention, pas tout le temps hein, la plupart du temps tout marche parfaitement bien ! Mais voilà, quand j'suis fatigué ou que je cogite un peu trop, ça a tendance à me couper les pattes, alors qu'avant ça me posait aucun problème. »

Pour le moment, les désagréables occurrences se comptaient sur les doigts d'une main et Arthur était parvenu à trouver un moyen – plus ou moins foireux – de détourner l'attention de Guenièvre à chacune d'entre elles. Il avait entendu Yoan pleurer dans la chambre voisine, il se sentait souffrant ou toute autre excuse bidon qui lui traversait l'esprit à ce moment-là. Bien entendu, admettre la vérité à son épouse était hors de question : la honte le tuerait instantanément, aucun doute là-dessus.

« Regardez par exemple, ce soir. Ma femme rentre d'un mois de séjour en Carmélide chez sa tante, sa mère nous garde le petit quelques jours, on va être peinards un petit moment. Sauf que j'aligne réunion sur réunion depuis le début de la semaine pour des histoires de surveillance à la con et que je suis sur les rotules. Je sais très bien que ce soir, si je monte au créneau, je vais me vautrer, même si c'est pas l'envie qui manque. Vous voyez ce que je veux dire ? Sans vouloir vous vexer, vous non plus vous êtes pas un perdreau de la semaine, ça vous est peut-être déjà arrivé avec Elias, j'sais pas. »

Arthur imaginait peut-être l'air indigné qui s'afficha sur la face du blaireau Merlin, ou peut-être qu'il le confondait avec autre chose. Dans tous les cas, il reprit la parole avant de laisser pleinement au druide le temps de se fâcher.

« Enfin voilà, je passais par ici histoire de savoir si Elias aurait… enfin, je sais que je lui ai dit de ne plus en faire, mais comme il écoute une fois sur trois celui-là, je me suis dit que ça valait le coup de poser la question. Est-ce qu'Elias aurait en stock une ou deux… potions de virilité ? » Au final, formuler la question à voix haute amena Arthur à se demander s'il n'y avait pas plus d'une manière de mourir de honte, dans cette affaire. « J'ai conscience que c'est pas très classe, et je compte pas m'en servir tous les deux jours, mais pour des occasions comme ce soir je vous cache pas que ça m'arrangerait bien. Par contre, je compte sur vous pour garder le secret, si Elias se rend compte qu'il lui manque des potions vous lui dites que vous savez pas, que vous les avez cassé ou autre chose. Non parce que vous, je vous fais confiance pour tenir votre langue, mais à votre pote déjà beaucoup moins ! »

Sans être ouvertement méfiant, Arthur ne savait pas quels réflexes le Fourbe avait conservé de sa vie d'avant Lancelot, alors il préférait jouer la prudence. Si l'enchanteur se révélait chaque jour un précieux allié sur le plan militaire – et bien moins gourmand niveau salaire qu'à une certaine époque, ce qui arrangeait bien la trésorerie – il s'entendait également comme cul et chemise avec Séli si sa belle-mère venait à avoir vent de son « problème », Arthur considèrerait sérieusement une nouvelle fuite du royaume de Logres.

Si l'humiliation ne le terrassait pas en premier, bien sûr.

« Bref, du coup si ça ne vous embête pas je vais jeter un œil sur les étagères, étant donné que la dextérité semble vous faire défaut pour le moment, fit remarquer Arthur en désignant du menton les pattes aux longues griffes qui avaient remplacé les mains de Merlin. Vu comment Elias étiquette tout ce qui passe, je devrais pouvoir trouver facilement. Et motus, on est bien d'accord ?

- Sire ? C'est vous ? »

Arthur se retourna vivement vers la porte du laboratoire, sur le seuil de laquelle se tenait la forme bien humaine du druide de Kaamelott. Le roi de Bretagne cligna des yeux, une fois, puis deux, mais il dut bien vite se rendre à l'évidence : Merlin se trouvait bien là avec ses six pieds de haut et un air franchement interloqué sur son visage barbu.

« Qu'est-ce qui vous amène ? demanda le fils de démon en entrant finalement dans la pièce.

- Qu'est-ce qui m'amène… rien, rien je passais comme ça, se dégonfla Arthur tout en laissant naviguer son regard entre son druide et le blaireau qui occupait toujours un coin du plan de travail. Attendez, c'est pas vous ça, du coup ?

- Ça quoi ?

- Le blaireau sur la table, là. C'est pas vous, c'est… juste un blaireau, quoi. »

Pour le chien-loup d'Elias, il n'avait rien dit. Pour l'élevage de souris débuté depuis deux semaines qui lui attirait les foudres de sa belle-mère à quasiment chaque dîner, il n'avait rien dit non plus. Cependant, Arthur ne comptait pas laisser ses magiciens transformer le laboratoire en ménagerie Kaamelott était un château, pas un cirque itinérant. D'autant qu'il se sentait bien con d'avoir passé les dernières minutes engagé dans une « conversation » avec une bestiole sortie des bois qu'il avait pris pour son druide.

Merlin eut un sourire gêné. « Ben… oui et non.

- Comment ça, oui et non ?

- C'est un blaireau, ça c'est vrai, mais d'habitude ça se manifeste pas de façon aussi physiquement évidente.

- Euh… ouais. Je vous cache pas qu'il va me falloir deux ou trois précisions parce que là, je pige toujours pas.

- C'est tout bête, en fait ce matin Mehben a tenté de lancer un sort, mais ça s'est mal goupillé. Elle a buté sur un mot, c'est parti de travers et, bah… ça a touché Elias. »

Arthur ouvrit de grands yeux estomaqués et pointa l'index vers l'animal. « C'est Elias, ça ?

- Tout juste… enfin, du moins pour les deux prochains jours, trois maximum. »

Génial. Tout simplement génial. Il venait de déballer tout un paquetage d'informations hautement personnelles – et carrément embarrassantes, autant ne pas se mentir – non pas à un animal débile, mais pile poil à la personne qu'il ne fallait pas. Comble de l'ironie, le museau rayé de ce blaireau d'enchanteur semblait s'étirer en un rictus narquois qui traduisait bien son amusement quant à la situation. Ajouté à sa posture désinvolte, à moitié affalé sur le plan de travail, et cela ne faisait plus aucun doute pour le roi de Bretagne.

Ce salopard était en train de se foutre ouvertement de sa gueule.

« Mais qu'est-ce qu'elle voulait transformer en blaireau, à la base ? s'enquit Arthur en tentant d'ignorer les picotements indignés qu'il ressentait jusqu'au bout des doigts.

- Ah non mais à la base, il fait pas ça, ce sort.

- Ah bon ? Et il fait quoi alors ?

- C'est un sortilège pour rendre un objet résistant au feu.

- Ah ouais, on est quand même pas mal éloigné de l'idée de départ… mais bon, juste par curiosité, vous voulez pas qu'on essaie lui coller la tête dans la cheminée, histoire de voir si ça marche quand même ? »