Résumé : Kaamelott héberge un tournoi de magie.


== Le Tournoi – Partie 1 ==

Mehgan avait toujours eu un don pour sonder l'âme des gens et deviner leurs intentions profondes, c'était de notoriété commune. Si Mehben était prompte à réagir avec le cœur, en bien comme en mal, sa sœur jugeait les paroles et les actes de son entourage avec sa cervelle avant tout. C'était sûrement pour ça qu'elle avait été la première à se méfier de l'attitude de Mevanwi, à l'époque où Lancelot était monté sur le trône.

Aussi loin en arrière qu'elle pouvait se souvenir, Mehgan avait toujours été la voix de la raison dans la famille boiteuse que le clan des Semi-Croustillants avait bricolé au fil des ans, un coup de pioche à la fois. Instiller un peu de bon sens dans les crânes de Père, tonton Perceval et de tous ceux qu'ils entraînaient dans leur sillage avait longtemps été son but premier dans la vie : empêcher tonton Kadoc de mettre le feu aux stocks de nourriture, jouer au médiateur dans les disputes hebdomadaires entre tonton Merlin et les deux chefs de clan, retenir le druide à chaque fois qu'il faisait son baluchon pour se barrer suite à une desdites prises de bec... les occasions, malheureusement nombreuses, avaient permis à Mehgan d'affûter ses sens et de détecter les catastrophes avant qu'elles ne prennent vraiment forme.

C'était à cause de ces sens aiguisés que Mehgan ne pouvait absolument pas ignorer les regards alanguis qu'une certaine proportion de la foule amassée dans la cour principale de Kaamelott orientait en direction de son oncle Elias.

Son très talentueux, très charismatique, très indisponibleoncle Elias.

Tout misanthrope et acariâtre qu'il était, le sorcier taciturne était pourtant capable de soutenir un discours étonnamment long, s'il l'avait décidé. Cela devait faire au moins dix minutes qu'il s'adressait, debout sur un genre d'estrade, à la foule de magiciens arrivés à la forteresse le matin même. Mehgan aurait été impressionnée, si elle ne l'avait pas vu répéter ledit discours devant Mogriave à maintes reprises sur les dernières semaines.

La jeune apprentie laissa échapper un discret soupir. Difficile de se convaincre qu'il ne s'était en effet écoulé qu'une poignée de semaines depuis cette missive fatidique qui avait plongé Kaamelott dans une frénésie de préparatifs...


« Manipuler la magie pour créer un feu naturel, c'est très simple, expliquait Elias à ses deux apprenties, tous trois assis d'un côté d'un établi sur lequel trônaient de tout petits monticules de paille. Vous avez déjà deux des trois éléments essentiels pour faire du feu : du combustible, ici la paille, ainsi que l'air de la pièce qui va alimenter le feu. Il ne vous manque qu'une chose, c'est la chaleur initiale, l'étincelle responsable du démarrage des flammes. Et c'est là-dessus uniquement que la magie intervient, pas la peine de vous user la cervelle avec autre chose.

- Comment ça se fait que vous et tonton Merlin arrivez à créer du feu sans paille ? s'enquit Mehben.

- Parce qu'on arrive à enflammer l'air directement, précisa le druide depuis un autre établi où il s'appliquait à découper une betterave en cubes. Mais pour le moment il vaut mieux vous entraîner avec de la paille, ce serait trop difficile.

- Ce qui est encore plus difficile, c'est parvenir à créer des flammes intégralement magiques à partir de rien du tout, comme les miennes, mais on va pas se mettre à comparer les techniques sinon vous allez encore chouiner que j'arrête pas de me la péter. » Mehgan ne vit pas le roulement d'yeux de Merlin, puisqu'elle lui tournait le dos, mais elle le sentit tout aussi bien. « Bon, allez. Vous vous concentrez comme on a dit. Vous essayez d'accumuler de la chaleur en un seul point, pile sur les brins de paille, pour les enflammer. A vous. »

Mehgan hocha la tête et fixa le petit monticule inflammable le plus proche. Première étape, faire le vide dans son esprit ; une tâche compliquée par les bougonnements irrités de Merlin, mais heureusement Elias le fit taire d'un « chut ! » impérieux. Seconde étape, manipuler la magie comme un fluide aérien et invisible, la faire sienne pour la plier à sa volonté. Imaginer le résultat escompté-

« C'est trop dur, j'y arrive pas ! rouspéta Mehben.

- Mais ça fait même pas deux minutes que vous essayez ! Va falloir vous accrocher un peu plus. »

Donc. Imaginer le résultat escompté. Diriger le flux magique dans la direction souhaitée, en utilisant un geste ou une incantation comme vecteur... se concentrer...

« Merde, Mehgan ! Ça a marché ! »

La jeune femme ouvrit les yeux qu'elle ne se souvenait pas avoir fermés, seulement pour constater que sa sœur avait raison. Devant elle, à portée de main, quelques flammèches étaient en train de grignoter le petit amas de paille.

Submergée par la joie que lui apportait ce feu insignifiant qui s'éteignait déjà, Mehgan poussa un cri de victoire. Enfin ! Enfin du progrès visible après plus de deux ans de boulot !

« Bah mes petites mésanges, je crois qu'on tient le bon bou- »

Emportée par son élan d'allégresse, la jeune novice jeta ses bras autour du cou d'Elias pour lui planter un baiser sonore sur la joue. Maître et apprentie se figèrent au même moment, choqués par ce geste spontané ; une réplique cinglante concernant le manque de maîtrise de ses émotions n'allait pas tarder à fuser, et Mehgan en grimaça d'avance.

Mais Elias se contenta d'un sourire en coin incertain et donna au dos de sa protégée quelques tapes amicales. « C'était pas trop mal exécuté, dit-il, et de la bouche du Fourbe c'était un réel compliment.

- Bravo Mehgan ! parvint l'exclamation bien plus enthousiaste de Merlin alors que le druide contournait les plans de travail pour venir serrer la jeune femme dans ses bras, tout sourire. Votre tout premier sort ! Ah, il faut qu'on fête ça ! Je vais voir s'il reste du cidre aux cuisines.

- Ça peut peut-être attendre ce soir, non ? Ou au moins la fin de la leçon...

- Rho ça va, c'est son premier sort réussi, soyez pas chiant !

- Et vous, comptez pas vos pommes alors qu'elles sont encore sur l'arbre ! C'était peut-être un coup de chance, il faut répéter l'expérience trois ou quatre fois pour être sûr.

- Trois ou quatre fois ? s'étrangla Mehgan.

- Euh... bonjour ? »

Le quatuor se retourna comme un seul homme pour faire face à la nouvelle voix. Sur le seuil de la porte grande ouverte du laboratoire, Arthur les toisait, les mains sur les hanches.

« Pardon de vous le dire mais même si c'est pas pour vous mettre sur la gueule, vous faites quand même beaucoup de bruit, fit remarquer le roi de Bretagne.

- Désolé Sire, on s'est un peu laissés emporter, dit Elias en se levant de son tabouret pour approcher Arthur. Qu'est-ce qu'il y aurait pour votre service ?

- Pas grand-chose, juste quelques explications. » Le souverain tendit devant lui le parchemin au sceau de cire noire brisé qu'il tenait à la main. « C'est qui ces types, et c'est quoi ces salades ? »

Intrigué, Elias se saisit du courrier et le déroula pour le lire. Mehgan lança un regard en coin interrogateur à Mehben mais cette dernière haussa simplement les épaules.

L'enchanteur poursuivit sa lecture pendant quelques instants, si bien que Merlin céda à la curiosité et se rapprocha pour lire par-dessus son épaule. Presque aussitôt, ses sourcils prirent la poudre d'escampette vers le haut de son front.

« Bah pourquoi la Guilde des Enchanteurs vous écrit à vous ? demanda le druide.

- J'en sais rien, justement, c'est pour ça que je viens vous voir, fit Arthur en mettant les mains sur ses hanches.

- Comment vous savez que c'est un courrier de la Guilde des Enchanteurs, vous ? interrogea Elias en levant des yeux dubitatifs vers son collaborateur.

- Le sigle en haut de la page, c'est bien ça non ? Le genre de soleil avec les deux corbeaux ?

- Depuis quand vous reconnaissez le sigle de la Guilde ? »

Probablement agacé par le ton condescendant du sorcier, Merlin adopta une moue contrite en croisant les bras sur son torse. « Figurez-vous que j'ai déjà reçu du courrier de leur part, Môssieur Elias qui croit savoir tout sur tout, et je suis peut-être un manche mais j'arrive encore à reconnaître le sigle des gens qui m'écrivent.

- Vous, vous recevez du courrier de la Guilde ? Ah ben première nouvelle ! Et par quel prodige, on peut savoir ?

- Non mais pas récemment… mais à l'époque, le roi voulait un enchanteur pour Kaamelott, alors je me suis renseigné pour voir si je pouvais pas m'inscrire, comment ça fonctionnait, tout ça… »

Mehgan pouvait littéralement voir la stupéfaction et la confusion se battre en duel pour prendre le contrôle des traits de son maître. « Mais… me dites pas que vous êtes inscrit à la Guilde des Enchanteurs ?! s'écria-t-il, halluciné.

- Euh, pas vraiment… ça s'est mal goupillé, marmonna le druide en baissant les yeux. Ils ont juste répondu à ma missive pour refuser mon inscription, et après ils m'ont traité de débile.

- Ah, voilà ! La prochaine fois commencez par là, avant de me foutre la trouille ! C'est déjà plus cohérent, lâcha Elias avec une main sur la poitrine, visiblement soulagé, avant de se rendre compte de l'air attristé de son compagnon. Non mais faites pas la gueule, je voulais pas dire ça comme ça, c'est juste que, euh… vous êtes plutôt… voilà quoi, alors que eux, c'est quand même… euh…

- Vous fatiguez pas, va, j'ai compris…

- De toute façon vous loupez rien, c'est un ramassis de connards dégénérés et égocentriques.

- Charmant, ça donne envie, grogna Arthur. Non parce que si j'ai bien compris l'objet de la lettre, il est quand même question de tous les accueillir ici, vos dégénérés. Alors expliquez-moi vite de quoi il en retourne, que je sache comment tourner ma réponse et puis on remballe, j'ai d'autres trucs de prévu pour la journée.

- C'est une tradition, commença à expliquer le sorcier. Toutes les vingt à trente piges à peu près, la Guilde a l'habitude d'organiser un tournoi. Tous les magiciens du monde connu peuvent participer sans distinction d'âge ou de spécialité. Le lieu change à chaque fois mais c'est généralement à la cour d'un souverain, et généralement s'il s'est suffisamment distingué le grand vainqueur se fait embaucher par le maître des lieux comme magicien officiel.

- Quoi ? s'insurgea Arthur. Non seulement il va falloir organiser une kermesse pour tout ce petit monde mais en plus il faudrait que je me farcisse le gagnant après ? C'est quoi cette embrouille ?

- Vous inquiétez pas, ça se fait plus vraiment cette dernière étape, il y a beaucoup plus pratique aujourd'hui comme méthode de recrutement. Mais bon, ces cons-là, ils ont gardé le coup du tournoi parce qu'ils aiment bien se mesurer les uns aux autres, histoire de pouvoir se la raconter après-coup.

- Vous dites « ils » et « eux » depuis tout à l'heure, mais vous faites partie du lot, l'oubliez pas, » grommela Merlin, toujours bien bougon, en allant reprendre place à son établi.

Elias fronça les sourcils et ouvrit la bouche pour répliquer, mais il se ravisa et se contenta de pincer les lèvres, contrarié. Mehgan se figura qu'il l'avait tout de même un peu mérité.

« Bon, et si je dis non ? poursuivit Arthur, déterminé à voir le bout de cette conversation. Si je refuse qu'ils viennent, ceux de votre Guilde, c'est aussi le genre à faire pleuvoir les calamités ou c'est juste vous ?

- Si vous refusez, vous refusez, ils feront rien de particulier, répondit Elias sans relever ce qui ressemblait très clairement à une pique – Mehgan se nota dans un recoin de la tête de poser la question plus tard. C'est juste une organisation reconnue au même titre que des ambassadeurs d'un pays allié, si vous voulez pas les recevoir, vous faites comme vous voulez.

- Non mais d'accord, j'entends bien… mais d'après vous, qu'est-ce qu'il faudrait répondre ?

- D'après moi ? Ce serait de bon ton d'accepter. Ça dure trois ou quatre jours, la Guilde est contente et après vous êtes tranquille pour un siècle ou deux. Ça vous engage pas à grand-chose. Au mieux vous pouvez en profiter pour conclure quelques alliances, au pire ça fera juste un peu d'animation. Maintenant c'est vous qui voyez. »

Elias rendit son parchemin à Arthur, qui l'accepta avec un hochement de tête songeur. Il était certainement en train de réfléchir aux implications de ce choix qu'il n'avait pas prévu de faire. « Lourde est la tête qui porte la couronne, » avait toujours dit tonton Perceval, et même si le sens figuré de cette phrase lui échappait probablement complètement – « Bah ouais, une couronne c'est en fer ou en métal, l'un comme l'autre c'est pas vraiment léger ! » – Mehgan ne pouvait qu'être d'accord.

« Tous les magiciens ? demanda le roi de Logres. Les enchanteurs, les druides, tous ?

- Tous les magiciens, confirma Elias.

- Sans moi, marmonna Merlin d'une voix si basse que seules les jeunes apprenties pouvaient l'entendre.

- La vache, ça va faire une palanquée de mecs, tout ça… » Arthur tapota le rouleau de parchemin dans sa paume quelques fois avant de le pointer vers Elias comme il le ferait avec une épée. « Bon, OK, on y va. Mais c'est vous qui me gérez tout ce bazar. L'accueil des gus, le logement, les repas, tout. Vous avez mon autorisation pour installer ce qu'il faut pour le tournoi dans la cour principale et vous pouvez voir les détails d'organisation avec ma belle-mère, elle coordonnera les loufiats. Mais moi, je veux pas avoir à m'en occuper, en ce moment j'ai absolument pas besoin de ça. »

Sans un autre mot, Arthur tourna les talons et prit congé, ignorant royalement l'expression médusée d'Elias qui n'avait cessé de se décomposer à mesure que le souverain énonçait ses conditions.

« Sire, attendez ! appela-t-il par la porte, mais Arthur était déjà en bas de l'escalier. Si je vous ai donné l'impression de pousser au cul pour que vous acceptiez, je suis désolé, c'était pas mon intention ! Je m'en tape de ces trouducs, qu'ils viennent ou pas ça va pas m'empêcher de dormir !

- J'vous conseille de bosser votre discours d'accueil, pour le moment c'est pas terrible ! lui cria Arthur par-dessus son épaule sans cesser de marcher.

- Sire ! Revenez !

- Vous avez remarqué ? ricana Merlin tout en découpant une énième betterave. Il a tout de suite cru qu'il allait devoir embaucher un autre magicien. A aucun moment il ne s'est figuré que vous pourriez gagner ce tournoi. Peut-être que vous êtes pas si balèze et irremplaçable que ça, en fin de compte, Môssieur Elias. »

Pour le quart d'heure suivant, Mehben et Mehgan se virent contraintes de combiner l'intégralité de leurs forces physiques pour empêcher Elias d'étouffer Merlin à coups de cubes de betterave.


Voilà comment Mehgan s'était retrouvée à guider des dizaines de magiciens de la grande porte à la cour principale de Kaamelott puis à écouter Elias déballer le discours d'accueil qu'il avait mis tant de temps et d'acharnement à préparer. Alors que l'enchanteur enchaînait les explications concernant le programme des prochains jours et les commodités en matière de chambres et de repas, la jeune apprentie ne pouvait s'empêcher de jeter des regards discrets en direction de certaines silhouettes bien trop investies dans les paroles de son oncle d'adoption pour être totalement innocentes.

Est-ce que malgré tout quelques glandus espéraient en secret taper dans l'œil du grand enchanteur du Nord et se faire recruter à la cour du roi de Bretagne ? Mehgan souffla par le nez, amusée. Ils allaient devoir se lever tôt…

« Il est plutôt doué, non ? »

La fille cadette de Karadoc tourna la tête à gauche vers l'origine de la voix. Une grande et belle femme brune à la peau dorée par le soleil la regardait, le visage éclairé par un sourire radieux que Mehgan lui rendit timidement.

« Je crains que Maître Elias aime surtout s'entendre parler, offrit-elle en guise d'explication.

- Oh, vous êtes son apprentie ? J'ai entendu parler de vous. » L'enchanteresse – car elle n'avait absolument pas l'allure d'une druidesse, dans sa robe émeraude chatoyante et ses bracelets argentés – tendit une main vers Mehgan. « Nous nous sommes croisés de loin à la Fête de Samain, l'an dernier, mais je n'ai pas eu l'occasion de me présenter. Je suis Elena, une vieille amie d'Elias.

- Mehgan, répondit la novice en serrant poliment la main qui lui était présentée. Ravie de vous rencontrer.

- Tout le plaisir est pour moi, ma chère. Quiconque survit à une proximité prolongée avec cette vieille fripouille gagne à être connu, vous pouvez me croire ! » Le petit rire cristallin qui suivit ce constat fit vaciller le sourire complaisant de Mehgan, mais elle se reprit presque aussitôt. « A ce propos, je ne sais pas si vous avez remarqué, mais d'ici on a une jolie vue sur toute une tripotée de gens qui ne diraient pas non à ce genre de proximité, justement...

- J'avais remarqué, oui, acquiesça la jeune femme en regardant une nouvelle fois les quelques naïfs qui buvaient le discours d'Elias comme s'il s'agissait d'une bonne bière qui venait tout juste d'être brassée.

- A votre place, je resterais vigilante. Une place d'enchanteur officiel à Kaamelott est déjà alléchante en soi, mais ajoutez le prestige de pouvoir travailler aux côtés du grand Elias de Kelliwic'h et vous avez la formule parfaite pour tous les coups tordus que l'on peut imaginer pour obtenir le poste. Et malheureusement, beaucoup de gens dans cette cour ont une imagination très, très fertile.

- Il n'y a pas de poste ouvert. Le roi Arthur ne souhaite pas recruter le vainqueur du tournoi. »

Le sourire d'Elena prit des reflets mielleux qui étaient doucement en train de mettre Mehgan mal à l'aise. « Ma chère, je suis désolée de vous le dire, mais si vous croyez que tout le monde ici a l'intention de respecter les règles, vous allez être drôlement déçue. Je ne peux que vous conseiller de garder l'œil ouvert. » L'enchanteresse serra amicalement le poignet de Mehgan avant de parcourir la foule des yeux. « Il va falloir que je vous fausse compagnie, j'ai bien peur d'avoir égaré le reste de mon groupe. Au plaisir de vous recroiser sur les prochains jours, ma jeune amie, peut-être autour d'une coupe pour que vous me racontiez votre apprentissage avec ce cher Elias.

- Volontiers, » accepta Mehgan en regardant s'éloigner la silhouette élégante de celle qui n'était désormais plus une inconnue, mais pas non plus une connaissance.

Une vieille amie d'Elias, alors ? Etrange, il n'en avait jamais parlé auparavant. Pour être tout à fait honnête, il ne partageait pratiquement jamais d'information personnelle, il n'était donc pas excessivement étonnant qu'il se soit gardé de mentionner l'existence de cette très séduisante consœur. Alors pourquoi Mehgan ressentait-elle le même désagréable pressentiment que lorsqu'elle voyait tonton Kadoc se faufiler vers le poulailler avec un bâton pointu ?

Un coup d'œil vers le petit troupeau qui s'échangeait des chuchotements enthousiastes en pointant Elias du doigt lui fit froncer les sourcils. Peut-être y avait-il du vrai dans les mises en garde d'Elena, au final. En tout cas, une surveillance un peu plus étroite de certaines têtes ne pourrait pas faire de mal...

Une main sur son épaule fit sursauter Mehgan, mais il ne s'agissait que de Mehben.

« La vache, j'ai galéré à vous trouver au milieu de tout ce monde, haleta sa sœur à bout de souffle. Ils sont tous hyper grands, ça saoule !

- Vous qui aviez peur de vous ratatiner à force d'être penchée sur un chaudron, ça devrait plutôt vous rassurer, lui sourit Mehgan de façon bien plus sincère qu'avec Elena.

- Ouais, c'est vrai, mais bon quand même... » Mehben leva les yeux vers Elias qui était manifestement passé à l'explication de l'ordre de passage pour les duels et poussa un grognement las. « Au bout d'un moment, vous croyez pas qu'il va manquer d'air ?

- Je crois surtout qu'il va épuiser tout son quota de parole et qu'on n'entendra pas sa voix avant l'an prochain.

- Faites que les Dieux vous écoutent. » La voix de Mehben s'abaissa jusqu'à être à peine plus qu'un chuchotement et elle posa son menton sur l'épaule de sa cadette. Mehgan combattit un sourire attendri ; depuis toute petite sa sœur avait toujours procédé ainsi pour partager un secret important. Ou raconter des choses pas très polies sur autrui. « Pendant que je naviguais dans cette foule d'asperges, j'ai entendu des trucs bizarres...

- Ah bon ? » marmonna distraitement Mehgan tout en observant les débiles – comme elle avait officiellement décidé de les nommer – faire de grands sourires béats à chaque fois que le regard d'Elias les approchait. Ça devenait franchement pénible.

« Ouais... je crois qu'il y a un peu de conspiration dans l'air et que certains lorgnent la place d'enchanteur officiel même si elle n'est pas à vendre. Je peux me tromper mais j'ai l'impression qu'il y a des agitateurs dans le lot. » Mehben abaissa sa voix d'un cran supplémentaire. « Il y a même une connasse qui a dit qu'elle n'aurait aucun mal à dégager tonton Merlin. J'ai foutu le feu à sa robe en passant.

- Mehben ! » s'exclama doucement Mehgan tout en regardant alentours, des fois que leur conversation ne soit pas tout à fait privée. On ne pouvait jamais vraiment savoir, avec ces magiciens à l'ouïe surnaturelle. « Non mais ça va pas ?!

- C'était juste le bord, ça n'a quasiment rien fait, et puis il faut bien que je m'entraîne ! Vous auriez fait pareil si vous l'aviez entendue.

- Moi, risquer de causer un incident diplomatique avant même le début du tournoi ? Non, je ne crois pas ! Essayez de vous maîtriser un peu, si vous partez en vrille à chaque fois que quelqu'un dit quelque-

- Elle parlait de gagner le poste en se faisant une place dans le lit de tonton Elias, Mehgan, grinça la sœur aînée, mâchoires serrées par la colère. C'est insultant, et c'est dégradant, et je ne laisserai personne dire ce genre de chose. »

Il fallut quelques secondes à Mehgan pour prendre la pleine conscience de la détresse qui teintait la voix de Mehben. En matière de dysfonctionnement familial et d'instabilité émotionnelle, Mehben s'était toujours révélée être la plus sensible des deux, même si elle le dissimulait habituellement derrière une façade bravache et fanfaronne. Mais ce niveau d'agitation était inquiétant, même pour elle, et Mehgan prit un instant pour réévaluer la situation.

Enfin bon, entre le groupe de débiles aux yeux de biche, l'avertissement d'Elena et maintenant ça, sa décision était toute choisie.

« Dites, ça vous tente de collecter quelques preuves supplémentaires ? Et s'il s'avère que vous avez raison, alors on pourra discuter de... la marche à suivre. »

Le sourire de Mehben était parfaitement machiavélique. Elias serait si fier.

Par bonheur, le discours d'accueil ne tarda pas à s'achever. Selon le programme préétabli, il allait maintenant falloir procéder au tirage au sort du premier tour des duels ; vu le nombre de participants, la manœuvre allait facilement prendre deux ou trois heures, ce qui laissait aux sœurs largement assez de temps pour mener à bien leur petite mission d'espionnage.

Mehgan circulait au milieu de la foule en mouvement, guidant Mehben avec tact alors qu'elles croisaient des druides aux barbes impressionnantes, des enchanteresses qui portaient la moitié de leurs poids en bijoux ou encore un quatuor de mages louches que Mehgan soupçonnait d'être un peu trop friands de nécromancie à en juger par leur apparence subtilement décharnée. Elles échangèrent quelques salutations et politesses de circonstance, comme Elias leur avait conseillé de faire la veille.

Bientôt, Mehben attrapa le poignet de sa sœur. « Là voilà, c'est elle, » siffla-t-elle en désignant du menton une jeune femme à la longue chevelure blonde et bouclée, vêtue d'une robe carmin à l'ourlet imperceptiblement bruni, pour une raison inconnue. Elle avait rejoint le groupe des Débiles ce qui, de l'avis de Mehgan, était déjà en sa défaveur. « Il faut qu'on les suive, venez ! »

L'avantage d'être de la maison, c'était d'en connaître chaque recoin. Aussi, quand la petite troupe de magiciens et de magiciennes trouva refuge derrière les écuries, les deux apprenties s'y engouffrèrent. Elles rejoignirent le dernier box du fond, manœuvrant derrière les croupes et sous les encolures pour s'accroupir contre le mur le plus éloigné de l'entrée. Rongé par les termites, ce dernier n'offrait pas une protection optimale contre les éléments ; en revanche pour l'espionnage, c'était royal.

« Je ne suis pas sûre que ça peut marcher, finalement, ça n'a pas l'air-

- Foutaises ! rétorqua une voix acide qui irrita immédiatement Mehgan. J'en ai marre de tes doutes, à la fin ! On en a déjà parlé : un druide qui tient la place fantoche d'enchanteur officiel d'un royaume, ça ne s'est jamais vu, c'est à la limite de l'indécence.

- Kana, je déteste l'idée au moins autant que toi, mais il faut se rendre à l'évidence. Le roi a l'air beaucoup trop attaché au druide, tout inutile qu'il est, sans parler de sa relation avec Elias. Et puis il y a beaucoup trop de membres du Conseil Druidique et de la Guilde, je pensais pas qu'il y en aurait autant, la dernière chose dont on a besoin ce serait de les mettre de travers et-

- La Guilde, j'en fais mon affaire, et si tu crois que j'ai quelque chose à foutre de l'avis du Conseil tu te carres le doigt dans l'œil jusqu'à l'épaule, pardon de te le dire. Cette place, je la veux, je ferai tout pour l'avoir, même si ça veut dire me taper l'autre connard du Nord.

- Ça c'est bien parlé, Kana ! remarqua une voix masculine enthousiaste. D'autant que j'ai pu un peu discuter avec quelques résidents du château ce matin, de l'avis général ils passent une bonne partie de leur temps à s'engueuler, les deux rigolos. Ça m'étonnerait pas qu'Elias regrette de s'être entiché de l'autre empoté et qu'il ne dirait pas non à un moyen pas trop incriminant de s'en débarrasser.

- Rah, et vous avez vu quand il a traversé la cour, tout à l'heure ? Sérieusement, c'est quoi l'idée, héberger des oiseaux dans ses cheveux ? Et puis ces bottes pleines de boue... beurk. »

Mehben se mordit la lèvre, combattant visiblement son envie de mâcher les inconvenants. Mehgan ne pouvait pas la blâmer ; c'était donc cela qu'elle était devenue, la sagesse légendaire de l'ordre très respecté des magiciens ? Peut-être que l'extinction tant redoutée du monde de la magie était une option envisageable, au final.

« De toute façon la place des druides c'est dans la nature, paumés au milieu de la forêt ou dans une grotte quelque part dans les montagnes, poursuivit la voix détestable de la dénommée Kana. Au plus c'est hors de vue, au mieux c'est, surtout pour un vieux machin qui approche le millénaire. Personne n'a envie de croiser ça en venant à la cour du roi Arthur Pendragon. »

Et c'était la goutte d'eau.

Avec un grognement étouffé d'effort, Mehgan dut faire appel à toutes ses forces pour retenir Mehben avant qu'elle ne défonce la paroi de bois pour se ruer sur les comploteurs. Il ne manquait pas grand-chose pour que de la fumée se mette à s'échapper du nez de la jeune femme, qui ressemblait à ce moment-là plus à un dragon contrarié qu'à sa sœur aînée. A raison, bien sûr, car Mehgan trouvait elle aussi intolérable la façon dont les Débiles débitaient calomnie sur calomnie sur leur tonton Merlin bien-aimé.

Les mains fermement ancrées sur les épaules de sa sœur, Mehgan l'entraîna de l'autre côté de l'écurie, à une distance suffisante pour que le bruit de fond des chevaux couvre leur conversation.

« La salope ! cracha Mehben, abattant un poing rageur sur un tas de tapis de selle qui traînaient là à chacun de ses mots. La salope, la salope, la salope ! Et les autres, aussi ! Laissez-moi sortir, j'vais leur arracher les yeux !

- Du calme ! Rappelez-vous ce que tonton Elias dit toujours, c'est jamais bon de se laisser emporter par la colère, on perd tout son bon sens.

- Comme s'il pouvait parler, il passe les trois quarts de son temps à être en colère ! D'ailleurs s'il avait entendu la même chose que nous, il aurait pas fait dans la dentelle, je le sais et vous le savez aussi ! » Les tapis de selles subirent quelques assauts supplémentaires du poing de Mehben, projetant dans l'air des volutes de poussière. « Allez, on y va ! On leur démonte leurs faces !

- Ce sont des magiciens accomplis, nous ça fait tout juste trois semaines qu'on arrive à peu près à faire cramer des trucs hautement inflammables par magie. Vous croyez vraiment qu'on a la moindre chance ? Non, il va falloir qu'on la joue plus fine que ça, et j'ai peut-être quelques idées. » Mehgan se tapota le menton de l'index, sa cervelle turbinant à pleine vitesse. « On aura besoin d'un peu d'aide et de pas mal de coordination mais c'est faisable. Venez, il faut que je trouve tonton Merlin et vous, vous allez chercher votre mari. On aura bien besoin de sa grande bouche et son talent pour la comédie pour la suite.

- Petrok ? Mais le roi l'a chargé de la sécurité avec Gareth et Iagu... ça craint pas un peu si je lui fais quitter son poste ?

- On n'a pas trop le choix. Aux grands maux, les grands remèdes. »


« Euh, Mehgan, où est-ce qu'on va ?

- A vos quartiers.

- Mais le tournoi c'est par là-bas, » indiqua Merlin en pointant la main qui n'était pas piégée dans celle de Mehgan par-dessus son épaule. Ces deux secondes d'inattention lui firent louper une marche de l'escalier et le druide manqua de peu de se casser la figure. « En plus ça va bientôt commencer, j'ai promis à Elias que je serai à l'heure, alors si jamais j'arrive en retard-

- Il survivra, j'en suis sûre. Allez, venez. »

Mehgan traîna son oncle à travers le laboratoire et en haut de l'escalier en colimaçon, le tirant sans trop de ménagement dans la chambre qu'il partageait avec Elias. Elle guida le druide déconcerté vers une chaise où elle l'installa avant de commencer à fouiner dans l'armoire. La moitié dédiée aux affaires de Merlin n'était pas dure à identifier : sa conception toute particulière du rangement s'étendait manifestement au domaine vestimentaire. Tout était jeté pêle-mêle, là où les affaires d'Elias étaient soigneusement pliées et ordonnées.

« Ah, voilà ! »

Mehgan se saisit des élégantes robes blanches aux bordures argentées que Merlin ne mettaient que pour les grandes occasions et qui – elle était bien placée pour le savoir – ne laissaient pas Elias indifférent. Si ces imbéciles aux dents longues croyaient vraiment pouvoir monopoliser l'attention du grand enchanteur du Nord au cours de ce tournoi, ils allaient être drôlement déçus.

« Quoi, ça ? Mais je vais quand même pas mettre ça ! Je participe peut-être pas aux duels mais je suis censé m'occuper des éventuels blessés, je risque de me salir.

- Ben vous ferez attention ! C'est un tournoi officiel de la Guilde, il faut que ça pète un peu. » Mehgan déposa la tenue à plat sur le lit et s'empara d'une brosse qui traînait sur une commode. « Bon, maintenant bougez pas, j'ai du travail. »

S'ensuivirent quelques minutes d'inconfort et de protestations alors que Mehgan faisait de son mieux pour dompter la longue tignasse blanche de son oncle. Elle s'attacha ensuite à tresser les mèches d'ivoire et les orner de quelques perles en bois et en pierre qu'elle trouva dans un petit coffret, au fond d'un tiroir.

« On ne gigote pas, sermonna-t-elle doucement alors que le druide commençait à s'agiter sur son siège.

- Mehgan, vraiment, je pense qu'il faut qu'on aille-

- Et on ne parle pas. C'est bientôt terminé. »

L'apprentie magicienne se recula bientôt pour admirer son travail, satisfaite. La petite vingtaine de tresses retombait harmonieusement sur les épaules de Merlin, parcourues de petits ornements colorés qui attrapaient les rayons du soleil et les restituaient de façon chatoyante. Elle avait fait de son mieux pour que le tout soit symétrique et elle n'était pas peu fière du résultat.

« Voilà, c'est parfait, vous êtes superbe. Vous avez toujours la tiare en argent que vous portiez au dernier Solstice d'Hiver ? Ça ira super bien avec ces robes.

- Peut-être bien, je sais pas... Mehgan, qu'est-ce qu'il se passe ? Pourquoi vous faites tout ça ?

- Moi ? » Mehgan se para de son sourire le plus mielleux. « Mais pour rien voyons, je vous donne juste un coup de main pour vous préparer. Du coup, cette tiare... ? »

Merlin soupira, vaincu, et désigna la commode d'une main. « Là-dedans, je sais plus quel tiroir. »

Quelques ajustements plus tard, et après un instant d'intimité pour lui permettre de changer de tenue, l'apparence du druide faisait honneur à son titre de magicien officiel de Kaamelott. Les motifs géométriques de la tiare qui ne voyait le jour qu'une ou deux fois par an venaient complimenter à la perfection les dessins argentés qui courraient le long du col, des poignets et de l'ourlet des robes qui ceignaient à merveille la haute silhouette de Merlin. Libéré de sa chevelure – que Mehgan avait débarrassée du moindre nœud à la force des poignets – son visage que l'âge ne semblait pas ternir était bien visible, de ses pommettes affûtées à ses yeux bleus d'une clarté hypnotisante.

Elias de Kelliwic'h était désespérément amoureux de son cornichon de druide. Ceux qui n'en seraient pas convaincus après ce tournoi étaient soit aveugles, soit méritaient de l'être. Mehben se ferait d'ailleurs certainement un plaisir de leur retirer leurs organes superflus.

« Bon, je pense que nous sommes prêts, annonça Mehgan.

- C'est marrant parce que je ne sais toujours pas à quoi je suis censé être préparé, remarqua Merlin, un peu amusé malgré sa confusion. Je dois faire un discours moi aussi ? J'vous préviens, j'ai rien préparé. Oh non, je sais, un paquet d'enchanteurs a décidé de me sacrifier au cours d'un rituel ce soir à la pleine lune et il faut que je sois bien habillé. J'ai bon ?

- Oh non mais vous êtes bête, j'vous assure...

- Bah vous m'excuserez mais vous admettrez que- waouh, hé, doucement !

- Allez, dépêchez-vous ! ordonna Mehgan en tirant sur le bras du druide pour l'entraîner hors de la pièce. Si vous continuez à discutailler, on va finir par être en retard pour le coup d'envoi des duels ! Vous voudriez pas mettre Elias en pétard dès le premier jour, si ?

- Vous, mademoiselle, vous manigancez quelque chose. Et je pense que ça ne va pas me plaire.

- Oh, faites-moi confiance, vous allez adorer. »