== Le Tournoi – Partie 2 ==
On pouvait dire ce que l'on voulait sur les enchanteurs, mais une chose était sûre : ils savaient bosser vite.
En deux heures de temps, la cour principale de Kaamelott avait drastiquement changé d'allure sous les efforts combinés de plusieurs sortilèges. L'estrade qui avait servi au discours d'accueil d'Elias avait été entièrement démantelée pour se métamorphoser en élégants gradins qui bordaient un grand ovale vide au milieu de la cour pavée. La plupart des sièges étaient déjà occupés par des druides, des enchanteurs, des chevaliers ou n'importe quel badaud qui s'était trouvé de passage à la forteresse à ce moment-là et ne disait pas non à un peu d'animation. Aucun magicien n'allait d'ailleurs cracher sur un public plus conséquent : le but de ce genre d'évènement c'était, avant tout et en premier lieu, de faire étalage de ses compétences. Au plus il y avait de témoins, au mieux c'était.
Autant de vanité qui ne semblait guère du goût du roi Arthur, affalé sans grâce dans un siège rehaussé de velours écarlate qui lui avait sûrement été spécialement réservé. A en juger par la mauvaise humeur bien étalée sur son visage, il venait certainement d'apprendre que si le badaud standard faisait bien ce qu'il voulait, sa présence à lui était obligatoire.
Le brouhaha ambiant allié au large panel de couleurs différentes présentes dans la cour déstabilisa un instant Mehgan. Mais la jeune femme secoua la tête et raffermit sa prise sur la main de Merlin, l'entraînant à sa suite parmi les quelques magiciens qui n'avaient pas encore rejoint les gradins.
« Où est-ce qu'il est, où est-ce qu'il est ? se murmurait-elle en boucle tout en sondant la foule du regard.
- Mais où est-ce qu'on va maintenant ? ronchonna le druide en traînant les pieds du haut de ses neuf cents balais. J'ai même pas encore préparé de quoi rafistoler les blessés dans la petite cour, s'il y en a un qui se fait couper les deux bras, je vous dis pas comme je suis marron.
- Je vous donnerai un coup de main pour tout installer, c'est promis, je voudrais juste… ah, le voilà ! »
Mehgan repéra Elias de l'autre côté de l'arène ovale. Il passait plutôt inaperçu au milieu de toute cette avalanche de couleurs vives, avec sa tunique et son manteau noirs. Ce n'était pas non plus son légendaire sourire éclatant qui le rendait particulièrement visible : plus renfrogné encore qu'à l'accoutumé, le sorcier taciturne avait les bras fermement croisés et se tapotait nerveusement une cuisse du bout de son bâton. Pour quelqu'un qui avait martelé pendant des jours à Mehben et Mehgan à quel point il était important de faire bonne figure devant la Guilde, il ne paraissait pas enclin à fournir lui-même de gros efforts. Il n'avait de cesse de jeter des regards à droite et à gauche, à la recherche de quelque chose qu'il avait manifestement du mal à trouver, ce qui le frustrait intensément. C'était certainement la raison derrière cette tronche de six pieds de long.
Ça, ou la demi-douzaine de lèche-bottes qui était en train de lui piailler dans les oreilles. Au choix.
Maintenant, beaucoup d'apprentis choisiraient de laisser leur maître aux prises avec les harpies profiteuses ; c'était après tout une occasion en or de se venger en toute immunité d'une punition jugée trop sévère, comme cette fois où Elias les avait obligées à poncer à la main tous les ustensiles en bois du laboratoire après sa métamorphose involontaire en blaireau de la main de Mehben. Mais non, Mehgan était une bonne élève, douce et indulgente, et elle avait déjà bien trop bossé sur cette affaire pour faire machine arrière.
« Mehgan, c'était marrant un moment mais là il faut vraiment que je-
- Par là ! »
La jeune femme traîna son oncle d'adoption autour de la vaste arène, trottinant à droite et à gauche entre les participants pour éviter la collision. Merlin faisait de son mieux pour suivre mais il n'était pas aussi agile que Mehgan, bousculant régulièrement quelqu'un de son coude ou de son épaule et murmurant des excuses à tout va. Constat non négligeable, toutefois : ceux qui se retournaient après leur passage ouvraient de grands yeux stupéfaits en apercevant l'accoutrement du druide, forçant Mehgan à réprimer un sourire de satisfaction.
Bientôt, l'arène fut contournée et sa cible entra de nouveau en ligne de mire. A cette distance, Mehgan pouvait clairement voir la horde de chieurs et de chieuses graviter autour d'Elias comme une famille de mouche autour d'une tartine de miel. Leurs postures bien trop détendues et leurs mains beaucoup trop promptes à tapoter une épaule ou serrer un avant-bras n'auraient à aucun moment pu être confondues avec autre chose qu'une tentative de drague éhontée. Encore une chance qu'Elias soit aussi observateur qu'un bloc de granit brut dans ce domaine, et moitié moins réceptif.
Ils étaient désormais assez proches pour que Mehgan puisse distinguer les voix associées à ces personnages irritants, et elle put enfin associer un visage au nom déjà bien déplaisant de Kana. Grande et assez séduisante – comme c'était le cas pour la plupart des enchanteresses, petit coup de pouce magique oblige – la bougresse blonde éparpillait de subtils contacts le long des omoplates d'Elias, prétextant chercher un appui pour soutenir ses grands éclats de rire. Un spectacle dégoûtant à vomir.
Cette abrutie n'avait aucune idée d'où elle mettait les pieds, mais Mehgan était tout à fait disposée à le lui apprendre. Pendant trop de temps sa famille, de sang comme de choix, avait été au bord de la destruction. Il était hors de question qu'elle laisse une connasse narcissique et égocentrique sortie de nulle part détruire un seul morceau de la stabilité confortable que les trois dernières années avaient apportée.
Tonton Merlin – et par extension tonton Elias – méritait d'être heureux plus que n'importe qui d'autre au monde, et Mehgan comptait bien faire tout ce qui était en son pouvoir pour préserver ce bonheur. Après toutes les patrouilles saxonnes qu'elle avait semées, après toutes les embuscades qu'elle et Mehben avaient pu déjouer, l'humiliation publique de quelques nanas et quelques mecs aveuglés par l'ambition, eh bien, ça ne lui faisait pas vraiment peur.
La jeune femme parcourut d'une allure assurée les derniers pas, la main de Merlin toujours fermement agrippée dans la sienne, et se racla la gorge en arrivant devant Elias et sa bande de flagorneurs.
Instantanément, son maître tourna vers elle des yeux d'une pâleur furibonde. « Bah quand même, c'est pas dommage ! Quand je vous demande d'être à l'heure, ce serait possible de… de… »
Quand le regard du sorcier voyagea au-dessus de la chevelure de Mehgan pour se fixer sur le druide qui l'accompagnait, son dos se raidit nettement et les doigts qui tenaient son bâton se serrèrent jusqu'à prendre une jolie teinte blanche.
Oh, c'était bien, ça. Très, très bien même.
Mehgan commençait à bien connaître le maître des calamités – et Dame Séli pouvait bien raconter ce qu'elle voulait, elle n'avait jamais eu à partager une cabine de bateau ou même parfois une paillasse l'hiver en pleine forêt avec Monsieur Joie de Vivre – et elle éprouvait une certaine fierté à savoir décrypter désormais quelques-unes des réactions du sorcier, même si les plus subtiles lui échappaient encore. Pour le moment cependant, elle parvenait à lire en lui comme dans un livre ouvert ; un de ceux destinés aux enfants, avec les gros caractères et les dessins.
« Veuillez m'excuser, pourrait-on vous emprunter maître Elias un instant ? demanda Mehgan d'une voix si sucrée qu'elle s'en écœura elle-même. Ça ne prendra pas longtemps, je vous le promets. »
Toutes les têtes se tournèrent vers Elias, qui était bien trop occupé à dévisager Merlin pour remarquer ce surplus d'attention envers sa propre personne. Mehgan était à deux doigts d'entamer une petite dance de victoire, assortie de ricanements moqueurs, mais elle reporta à plus tard sa célébration et referma sa main libre sur le poignet d'Elias pour l'entraîner à l'écart. Oh, pas très loin, juste quelques pas. Histoire d'être quand même bien visible de la troupe de harpies, pour les besoins du plan.
Un plan qui marchait un peu trop bien, peut-être, étant donné qu'il fallut à Mehgan un bon paquet de faux raclements de gorge et finalement une petite tape sur le bras pour arracher Elias à l'étude silencieuse de son compagnon.
« Que, quoi ? » demanda-t-il en daignant enfin regarder son élève.
Mehgan ouvrit la bouche pour répondre, ignorant de combien de temps elle disposait avant que l'intérêt du sorcier ne bascule de nouveau vers une destination plus plaisante, mais les mots moururent sur ses lèvres avant même de se former. Merde. Elle n'avait pensé qu'à tirer Elias hors des griffes des Débiles et les rendre tous témoins de la réaction de l'enchanteur face à son superbe druide – leurs tronches déconfites étaient hilarantes, au passage – mais elle n'avait pas réfléchi aux détails. Et malheureusement pour elle, même perturbé comme il l'était, son maître était cent fois moins docile et manipulable que Merlin.
« On voulait savoir… on voulait savoir où vous vouliez qu'on installe l'infirmerie, prétendit-elle rapidement, inventant la suite à mesure qu'elle parlait. Vous savez, pour… les blessés, tout ça…
- Mais c'est pour ça que vous m'avez traîné ici ? râla le druide en blanc. On a décidé que ce serait dans la petite cour devant le labo, là où j'ai tous les établis d'extérieur ! Je vous l'ai dit en plus !
- Oui, mais… peut-être que maître Elias a changé d'avis, qu'il veut que ce soit moins loin ? Je préférais être sûre.
- Non mais la petite cour, ça me va, dit doucement le sorcier. Ça me va, c'est très bien.
- Ah, et voilà ! Vous m'avez fait traverser la moitié du pays alors qu'on y était, quand on a fait un détour pour que je me mette ce costard débile. »
Et juste comme ça, l'attention d'Elias s'échappa pour revenir s'ancrer sur Merlin, ses épaules contractées et ses pupilles obscurcies par ce voile caractéristique qui ferait grimacer n'importe quelle nièce adoptive. Mais Mehgan étant la cheffe d'orchestre de toute cette situation, elle n'avait personne d'autre à blâmer qu'elle-même. Le bon côté des choses, elle le voyait du coin de l'œil : la horde de lèche-bottes ne manquait pas une seule miette du spectacle.
« Bon ! » s'exclama la jeune femme en claquant dans ses mains pour sortir Elias de sa transe avant que le déshabillage du regard ne devienne un déshabillage réel. Peu probable, mais autant ne rien laisser au hasard. « Merci d'avoir éclairci ce point ! On va aller préparer tout ça et puis on reviendra quand même regarder un peu ce que ça donne dans l'arène, tant qu'il n'y a pas de blessé ! Vous avez une idée de quand vous passez ?
- En premier, répondit simplement Elias.
- Oh, d'accord ! C'est parce que le tournoi se déroule à Kaamelott ?
- Non. Tirage au sort.
- Ah. Alors on va traîner un peu dans les parages pour vous encourager, ça vous va tonton Merlin ?
- Bien sûr, grogna le druide. J'adore regarder des gens que je connais se taper dessus pour rigoler, c'est une de mes passions. Youpi.
- Super ! força un peu Mehgan en évitant de trop s'attarder sur l'ironie flagrante dans la voix de Merlin ou la pointe de déception dans la posture d'Elias. Bon, ben il ne nous reste plus qu'à vous souhaiter bonne chance. Essayez de pas trop abîmer vos adversaires, hein ? Remarquez, essayez aussi de pas finir abîmé vous-même. Enfin si jamais ça arrive, tonton Merlin pourra vous retaper sans problème. »
Un nouveau regard vers le druide dont le nom venait d'être mentionné et le désappointement d'Elias disparut plus vite encore qu'une tartelette oubliée sur une table à proximité de Karadoc. C'était vraiment trop facile.
Ils laissèrent l'enchanteur se préparer à son premier duel et se dirigèrent vers les gradins. Quelques places étaient encore disponibles aux alentours directs du roi Arthur et Mehgan y guida un Merlin qui avait par bonheur abandonné l'idée de résister aux lubies de la jeune novice, ainsi qu'à sa poigne de fer.
Arthur avait l'air bien moins agacé que plus tôt, et Mehgan se figurait que l'arrivée de sa femme et de son fils à ses côtés y était pour beaucoup.
« Eh ben, on ne vous attendait plus, lança le souverain de Logres tout en maintenant sur ses genoux un Yoan surexcité par l'animation ambiante. Rassurez-vous, à part trois débiles qui ont tenté de jouer un morceau de musique pour faire passer le temps, vous avez rien loupé.
- Pour ce qu'il y a voir, de toute façon, » marmonna Merlin en prenant place à la gauche du roi. Le druide se fendit toutefois d'un sourire à l'attention du plus jeune Pendragon. « Et bonjour, votre minuscule altesse, comment va-t-on ce matin ?
- Me'lin ! Me'lin ! s'exclama Yoan, un bras tendu vers son nouveau voisin et l'autre agitant en tous sens le dragon en laine que les magiciens de Kaamelott lui avaient offert pour son premier anniversaire.
- Oh ben non, je viens tout juste de l'avoir, ronchonna Arthur en feignant une moue boudeuse. Tu vas pas déjà abandonner ton pauvre vieux père ?
- Me'lin !
- Quand on est gentil, on prête, fit remarquer le druide sur un ton faussement paternaliste en récupérant sur ses genoux le petit prince près à se jeter de l'étreinte d'Arthur. Viens là, bonhomme. Oula, mais qu'est-ce que c'est sur ton visage ? On dirait que tu es tombé le nez dans un pot de confiture de fraise !
- Non…
- Ah, je suis soulagé.
- C'est un gâteau.
- Un gâteau à la fraise ? Et qui c'est qui te l'a donné ? »
L'enfant sembla marquer un temps d'hésitation avant de pointer un doigt encore collant de sucre vers Arthur. « Papa. »
Le roi n'eut qu'une demi-seconde pour esquisser une grimace avant que Guenièvre ne se penche depuis le siège à sa droite, les yeux plissés par l'agacement. « Ah ben bien, bravo l'éducation, accusa la reine. Il me semble pourtant que vous n'êtes pas sourd et que vous m'avez clairement entendu lui dire non tout à l'heure quand il a réclamé un gâteau. »
Le roi de Bretagne lança à Merlin un regard noir – il avait probablement tablé sur une plus grande discrétion au moment de sa transgression pâtissière – avant d'offrir à son épouse un sourire penaud. « C'était un tout petit gâteau de rien du tout, à peine la moitié d'une bouchée. Vous auriez quand même pas préféré que je le laisse crever de faim, si ?
- Mon ami, si notre fils se trouve à une moitié de bouchée de gâteau de la famine, c'est qu'il y a beaucoup à raconter sur nos aptitudes en tant que parents. »
Guenièvre extirpa un mouchoir de sa poche et se pencha devant Arthur pour essuyer les joues de Yoan du mieux qu'elle pouvait. La scène attendrissante tira un sourire à Mehgan, qui avait choisi le siège à la gauche de Merlin.
Quelques minutes plus tard, une Mehben empressée fit son entrée dans les gradins pour prendre place aux côtés de Mehgan, bousculant presque un magicien à l'épaisse tignasse rousse dans sa hâte. A son air décoiffé et son souffle court, il n'était pas difficile de deviner qu'elle avait du courir pour être à l'heure.
« Petrok est d'accord pour nous aider, » annonça-t-elle un peu fort entre deux halètements, avant de baisser d'un ton devant les gros yeux de Mehgan. Merlin n'avait pas la meilleure ouïe du monde et il y avait pas mal de bruit ambiant pour camoufler leur conversation, mais il ne fallait tout de même pas abuser. « Gareth et Iagu aussi, sur le principe. Ils m'ont demandé des détails, je me suis retrouvée un peu con à pas savoir quoi répondre, je leur ai dit qu'on se verrait après pour leur expliquer mieux. J'espère que vous avez pu réfléchir à un vrai plan.
- J'y travaille.
- Lambinez pas, vous m'envoyez jouer le messager mais c'est vous le cerveau de cette mascarade.
- J'y travaille. Figurez-vous que je vous ai pas attendue en me tournant les pouces, j'ai bossé moi aussi. »
Mehgan se pencha un peu en arrière, maquillant le geste en étirement, pour permettre à sa sœur d'apercevoir Merlin et sa tenue d'apparat. Mehben eut un petit sifflement d'admiration. « Pas mal…
- C'est ce que tonton Elias a dit avec ses yeux, puisque sa bouche ne fonctionnait plus. »
Le rire de Mehben se perdit dans le tintement de la cloche qui annonçait le début des festivités – ou était-ce des hostilités ? Honnêtement, c'était bien pareil. Les duels allaient pouvoir commencer.
Deux entrées séparées avaient été aménagées autour du grand ovale qui constituait l'arène. De celle de droite se détacha une silhouette qui arracha un cri d'excitation à Yoan.
« Elias ! scanda-t-il de sa petite voix aigüe, rebondissant presque sur les genoux de Merlin dans sa joie d'avoir reconnu l'enchanteur. Elias ! Me'lin, Elias en bas !
- J'ai vu, bonhomme, j'ai vu, sourit le druide en empêchant le garçonnet émerveillé de basculer vers l'avant dans sa trépidation.
- Va faire quoi ?
- Eh ben, je ne sais pas, un spectacle peut-être ? Il te regarde, fais-lui un coucou. »
Selon toute vraisemblance, c'était plutôt Merlin qui avait attiré l'œil d'Elias, mais le sorcier rendit tout de même son signe de main à Yoan. De façon beaucoup moins exubérante, certes, mais l'intention était là.
De l'autre côté de l'arène, son adversaire fit son entrée, et lui non plus n'était pas un inconnu.
« Gwenaël ? s'étonna Mehben en suivant des yeux le jeune homme tout de rouge vêtu qui progressait d'un pas assuré – au moins en apparence – vers le maître des calamités. Attendez, les apprentis ont le droit de participer ?
- A priori oui, répondit sa sœur.
- C'est pas un peu raide, d'entrée de jeu, là ? demanda Arthur. C'est à peine s'il a deux poils au menton, le jeune, et il se retrouve direct face à celui-ci ?
- C'est le tirage au sort, fit simplement Merlin en haussant une épaule. C'est le hasard, c'est comme ça. Après ce sera pas forcément un combat : si les règles n'ont pas changé depuis la dernière fois où j'ai assisté à un de ces machins, c'est le plus jeune qui choisit la nature du duel. Selon sur quoi il part, il a ses chances.
- Il a ses chances face à Elias ?
- Ah ben, j'sais bien, c'est pas de bol, mais il en faut bien un. »
Gwenaël était justement fixé dans une pose songeuse, laissant penser qu'il était en effet en train de s'interroger sur la direction à donner au duel qui l'attendait. Les gradins, pourtant pleins à craquer, étaient drôlement silencieux, la foule entière suspendues aux lèvres de l'apprenti druide armoricain.
Après quelques instants de réflexion, le jeune homme afficha un sourire éclatant. « Je choisis… un duel d'énigmes ! »
Presque aussitôt, Arthur éclata de rire, avant de se rendre compte qu'il était le seul à se moquer du thème choisi et que personne d'autre ne l'avait suivi dans son hilarité. « Attendez, sans déconner ? C'est pas une blague ?
- C'est valable, il a tout à fait le droit, lui dit Merlin alors que Yoan imitait le public qui applaudissait poliment la décision de Gwenaël. Bon Elias est méga balèze en énigmes mais il peut pas le savoir, le petit.
- Non mais attendez, c'est tout pourri ! Je croyais qu'il allait y avoir de l'animation, pas qu'on allait passer trois jours à regarder des clampins jouer aux devinettes !
- Un tournoi de mages, c'est pas un tournoi de chevaliers, on n'en ressort pas systématiquement avec un bras cassé ou une oreille en moins ! Un combat d'esprit c'est tout aussi honorable qu'un combat physique, figurez-vous.
- Eh bien moi, j'aime autant, glissa Guenièvre en lissant les plis de sa robe. Ça nous change un peu de la violence gratuite et ça promet une distraction plus saine que ces tournois barbares que mon père s'obstine à organiser deux fois par an.
- Bah déjà qu'aux tournois de votre père, on se fait chier comme pas possible…
- Chier ! piailla gaiement Yoan.
- Arthur !
- Oups, désolé, c'est moi, c'est carrément moi.
- Chut ! intima Mehben. On va rien entendre ! »
Au milieu de l'arène, Gwenaël venait de tendre le doigt vers Elias en adoptant une posture avantageuse, torse bombé et menton relevé. La vision soudaine d'un chaton hérissé défiant du regard un gros matou de gouttière arracha un gloussement à Mehgan et lui attira quelques regards confus.
« Elias de Kelliwic'h ! Grand enchanteur du Nord, meneur des loups de Calédonie-
- Eh ben, dire que l'an dernier il connaissait même pas son nom, remarqua Merlin. Il a potassé le sujet depuis, on dirait.
- -pourfendeur du dragon des neiges, concepteur de la potion de Toute-Puissance-
- C'est toujours long comme ça, les présentations ? demanda Mehben au druide avec un soupir de lassitude.
- C'est la tradition pour les défis…
- -prophète des â-
- Non mais non, ça va pas être possible, grommela Arthur avant de se lever de son siège et de mettre ses mains en porte-voix. Ho ! Hé ho ! »
Les deux duellistes levèrent la tête vers le roi, intrigués.
« Il y a un problème, Sire ? demanda Elias.
- Comment ça, un problème ? C'est long, c'est beaucoup trop long ! Qu'est-ce qu'on en a à foutre d'avoir toute la bio en entier, c'est pas un entretien d'embauche !
- Mais c'est le protocole, protesta Gwenaël, son bras tendu en signe de défi se flétrissant comme une fleur fanée. La tradition veut que-
- Oui non mais je sais bien, je le connais le couplet sur la tradition, merci ! Seulement là vous êtes au moins cinquante à passer, si on doit se refaire l'épopée à chaque fois c'est pas trois jours qu'il va durer votre tournoi mais plutôt trois semaines ! On peut pas faire comme la dernière fois, là, dire juste le truc le plus récent ?
- La dernière fois ? s'étonna Mehgan.
- Vous avez raison, Sire, on va faire comme ça. » Avec un hochement de tête, Elias fit de nouveau face à Gwenaël. « Vous dites juste ce que j'ai fait récemment et ça suffira.
- Bah… qu'est-ce que vous avez fait récemment ?
- J'ai inventé la potion de Sommeil Serein, » indiqua le sorcier avec une pointe d'agacement.
Gwenaël ouvrit de grands yeux stupéfaits. « Ah mais… Sommeil Serein, c'est vous ?
- Bah oui.
- Oui, euh, c'est un peu moi aussi, hein ! lança Merlin. Tirez pas toute la couette à vous !
- Oui, c'est un… projet commun, admit Elias en haussant une épaule. Mais ça compte.
- Ah ben oui ça compte ! Et merci d'ailleurs, ça m'a bien aidé, parce que depuis le jour où Lancelot a fait buter notre père devant nous, ben ma petite sœur elle n'arrivait plus à… non mais c'est pas le sujet ! » Gwenaël se redressa de toute sa hauteur et tendit de nouveau l'index vers son adversaire, ses sourcils froncés donnant à son jeune visage le sérieux de plusieurs années supplémentaires. « Elias de Kelliwic'h, co-concepteur de la potion de Sommeil Serein ! Je te défie !
- Il a le droit de le tutoyer ? s'interrogea Mehben, surprise.
- C'est la tradition pour les défis, dit une nouvelle fois Merlin.
- La vache, ça fait bizarre…
- Gwenaël d'Armorique ! proclama Elias en tendant à son tour le bras vers le jeune apprenti. Elève du grand druide Kenann ! J'accepte ton défi, tu peux énoncer ton énigme. »
C'était à la fois admirable et ridicule, cette solennité et cette détermination sur les traits des deux hommes. Comme s'ils s'apprêtaient à lutter jusqu'à la mort, au lieu de jouer aux charades.
« Combien de gouttes d'eau faut-il pour remplir un verre d'eau vide ? fit Gwenaël.
- Une seule. Après, le verre ne sera plus vide. » Devant le grognement de défaite et le hochement de tête du plus jeune, Elias eut un sourire carnassier. « A mon tour. Celui qui me fabrique ne m'utilisera pas. Celui qui m'achète n'a pas besoin de moi. Celui qui m'utilise ne le saura jamais. Que suis-je ?
- Celui qui me fabrique… qui m'achète… euh, une selle de cheval ? Non, non, j'annule, j'annule ma réponse ! Il doit sûrement y avoir un piège… ah je sais, c'est l'amour !
- Raté, annonça le sorcier avec autant de grandiloquence que s'il venait de remporter une lutte pour sa survie. La réponse était : un cercueil. »
Le grand « Ooooh » qui parcourut la foule étira encore plus le sourire victorieux d'Elias et força Mehgan à lever les yeux au ciel. Les magiciens et leur goût pour le spectacle…
« C'était fourbe, quand même, fit remarquer Mehben. Et vachement plus tordu que l'énigme de Gwenaël.
- Bah son surnom c'est pas Elias le Fairplay, en même temps, commenta Merlin. En plus il y a un public monstre, alors vous allez voir qu'il va faire son cake du début à la fin, peu importe la catégorie.
- Vous croyez qu'il arrivera en finale ?
- Il en est bien capable, ce con. Le connaissant, il a même des chances de gagner. »
Au duel suivant, un affrontement plus traditionnel remporta la préférence, et Merlin se vit contraint de rendre Yoan à ses parents quand le perdant se retrouva écrasé par une pluie de pierre. Fidèle à sa parole, et revêche à l'idée de le laisser seul, Mehgan suivit le druide hors des gradins pour l'assister à l'infirmerie.
Toute la journée, les blessés affluèrent dans la petite cour. De la brûlure légère à la double fracture, les mages venaient traîner leurs bobos jusqu'au guérisseur et son assistante – ou s'y faisaient traîner par quelques âmes bienveillantes, selon la gravité des dégâts. Mehgan s'occupait de toutes les blessures superficielles ou moyennement préoccupantes et laissait le soin à Merlin de traiter les afflictions plus délicates.
Les deux soigneurs officiels de ce tournoi enchaînaient les patients les uns après les autres. A peine un malheureux au visage brûlé se levait-il de la chaise qu'un autre prenait sa place, serrant contre lui son bras déboîté ou compressant une vilaine plaie à la cuisse. Si Mehgan avait de la chance, quelques précieuses secondes s'inséraient entre deux pansages de meurtrissures et lui permettaient de respirer un coup. Mais ils étaient au moins aussi rares que les compliments d'Elias, ces instants de répit.
Ah, si, tout de même : une ou deux heures après midi, une grande femme rousse s'était pointée avec une chope de bière pour « donner du cœur à l'ouvrage au guérisseur, le pauvre, il doit avoir du travail par-dessus la tête » et un air inquiet tellement hypocrite qu'il en était grotesque. Mehgan avait placardé son sourire diplomatique numéro dix-huit bien fermement sur son visage et avait assuré à l'inconnue qu'elle transmettrait la boisson à Merlin dès qu'il aurait terminé de rafistoler les orteils en bouillie d'un mage qui n'avait pas su esquiver une pluie de pierres à temps.
L'enchanteresse aux cheveux roux avait tiré une tronche de six pieds de long à l'idée de refiler la commission à quelqu'un d'autre, mais Mehgan n'avait pas cédé. Hors de question de laisser une nana sortie de nulle part – probablement affiliée de près ou de loin aux Débiles au vu de son comportement bien trop mielleux pour être honnête – amener quelque chose à boire à Merlin après la conversation qu'elle avait pu épier le matin même. Il fallait être complètement stupide pour ne pas considérer la forte probabilité que le breuvage soit empoisonné. Si la première intention de Mehgan fut d'ailleurs de balancer le contenu de la chope par terre, elle se ravisa finalement ; Elias connaissait certainement des techniques de détection de poison, elle n'aurait qu'à lui demander dans la soirée, par mesure de précaution.
Si certains enchanteurs convoitaient la place de Merlin au point de vouloir se débarrasser de lui en l'empoisonnant, Mehgan ne pourrait pas décemment continuer à mener ses petites manigances innocentes dans le dos du Fourbe. Il devrait être mis au parfum pour que les mesures nécessaires soient prises.
Gareth dirait probablement qu'elle était paranoïaque. Comme s'il pouvait parler, avec le paternel qu'il se traînait. Cependant pour être tout à fait honnête, il aurait raison sur un point : sans preuve tangible, on restait innocent. Alors Mehgan avait soigneusement déposé la chope sur une étagère à l'écart en lui promettant un examen approfondi plus tard. Elle n'avait de toute manière pas eu le loisir d'y réfléchir trop longtemps, étant donné que son blessé suivant venait d'entrer en boitant dans l'infirmerie. En boitant et en tenant dans ses mains tremblantes ce qui ressemblait fortement à son oreille gauche. Génial.
Trente-deux duels sur la journée, soit au maximum soixante-quatre blessés, moins deux car Elias et Gwenaël s'en étaient sortis sans une éraflure. C'était stupide mais le décompte avait aidé Mehgan à tenir le coup tout au long de la journée, et il l'aidait encore alors qu'elle attrapait sur l'établi ce qui devait être son douzième pot de baume de guérison des brûlures. A ce rythme-là, il allait falloir en refaire pendant la nuit, le stock ne serait pas suffisant pour trois jours de marave à coups de boules de feu. Si elle avait su que ce serait le sort de prédilection de la plupart des enchanteurs, elle en aurait préparé davantage.
« Et voilà, fit-elle en appliquant la pâte qui sentait vaguement l'ail sur le front d'un jeune homme brun. Bon par contre pour les sourcils, je peux rien faire, ça devrait repousser plus tard.
- Ça se voit beaucoup ? demanda-t-il avec une grimace.
- Franchement… à peine. »
Pour ce que ça changeait. Le pauvre avait déjà perdu son duel et s'était fait cramer la moitié de la face, il ne méritait pas que Mehgan en remette une couche en lui disant qu'il avait l'air d'un gland. Au moins, il n'aurait pas à montrer son visage au milieu de l'arène le lendemain, pour la suite du tournoi, c'était déjà ça de pris.
Elle libéra le jeune druide et referma son pot avec un soupir de soulagement. Le jour baissait et plus personne n'attendait devant les établis extérieurs ; avec un peu de chance, ç'en était terminé de cette première journée d'affrontements. Mehgan trouvait suffisamment de réconfort dans la certitude qu'il y aurait beaucoup moins de victimes le lendemain, étant donné qu'il y aurait un nombre plus réduit de duels. Normalement.
Alors qu'elle allumait une lampe supplémentaire pour palier à l'obscurité croissante, la jeune femme entendit que l'on poussait de côté la toile qu'elle avait tendue pour offrir un peu d'intimité aux blessés en cours de soin. Elle soupira ; manifestement, elle n'allait pas pouvoir se reposer tout de suite.
« Alors, qu'est-ce qui vous amène ? demanda-t-elle sans se retourner, une main attrapant instinctivement le pot de baume qu'elle venait tout juste de reposer sur une étagère. A coup sûr, il allait resservir. « Laissez-moi deviner : une boule de feu ? Ou une pluie de pierre, pour faire original ?
- Ni l'un ni l'autre, merci bien. »
Mehgan se retourna vivement vers la voix de son maître. Bras croisés, Elias la regardait avec un savant mélange d'agacement et d'amusement dont lui seul détenait le secret, ainsi qu'une bonne dose de fatigue. La journée devait avoir eu son lot d'épuisement pour le sorcier également ; les Débiles, qui n'étaient plus présentement collés à ses bottes, y étaient peut-être pour quelque chose.
« C'est terminé pour aujourd'hui, annonça Elias. Comment ça s'est passé de votre côté ?
- C'était intense mais ça s'est plutôt bien passé. Pour les trois quarts on était sur du petit bobo, rien de bien méchant. Par contre on va être à court de crème de guérison des brûlures, je vais en refaire une fournée vite fait après manger. Vous savez si on a encore de la peau de triton palmé ?
- Il en reste un bocal dans l'arrière-salle, troisième étagère à gauche avec les autres peaux. Mais vous prenez pas tout, hein, on en a besoin pour autre chose.
- Mais non, rho, je sais bien, c'est juste que je suis rincée et que je me sens pas la force de partir à la chasse au triton alors que la nuit tombe. Je renouvellerai le stock, c'est promis. »
Si Elias avait lâché pas mal de lest au fil des mois concernant l'autonomie qu'il voulait bien accorder à ses apprenties, il se comportait encore parfois en bâtard possessif dès que quelqu'un souhaitait utiliser l'un ou l'autre des produits soigneusement récoltés, préparés et étiquetés qui trônaient sur les étagères ou dans les placards. Faire sortir sans autorisation le moindre pot de poudre d'os de cheval impliquait les mêmes précautions que de vouloir voler quelques pièces d'or à un dragon et, si l'on se faisait attraper, débouchait sur les mêmes conséquences.
« Je sais que vous savez, je préviens, c'est tout. Bon… vous sauriez où il est, l'autre cornichon ? »
Mehgan se sentit sourire malgré elle devant le brin de douceur qui s'était faufilé – probablement sans son accord – dans la voix de l'enchanteur. Avec le flot continu de blessures à traiter sur la journée, la jeune femme avait presque perdu de vue son plan. Presque.
« Tonton Merlin est au fond, il vient de terminer avec la dame qui s'est fait couper trois doigts par un sort de lame de vent, indiqua-t-elle avec un geste de la main vers les établis du fond qui étaient eux-aussi masqués par des toiles tendues. Je ne l'ai pas vu ressortir, il doit être en train de ranger.
- Pff, « ranger », c'est ça… Dans ce cas je vais aller mettre un terme au carnage avant que ça dégénère. Vous pouvez filer, les cuisines ont installé de quoi manger un morceau au fond de la cour principale, j'vous conseille d'en profiter avant qu'il ne reste rien. » Avec un hochement de tête, Elias s'avança vers le fond de l'infirmerie improvisée, avant de s'arrêter et de tourner un regard suspicieux vers Mehgan. « Dites, pendant que je vous tiens, vous sauriez pas pourquoi votre sœur et son crétin de mari m'ont collé au falzar toute la journée ?
- Pas la moindre idée, répondit-elle avec l'air le plus innocent qu'elle avait en stock mais qui ne servi malheureusement qu'à approfondir la méfiance d'Elias.
- Mhmm… mouais… allez, tirez-vous, je crois que votre fiancé vous cherche. »
Par un heureux bonheur, l'enchanteur décida de ne pas creuser plus profond. Il avait d'autres chats à fouetter ; enfin surtout un en particulier, un spécimen tout blanc de six pieds de haut.
Mehgan fit mine de mettre de l'ordre sur son plan de travail et de se préparer à partir alors qu'Elias s'éloignait vers les établis du fond. Mais aussitôt la toile refermée derrière le sorcier, elle succomba à la curiosité maladive qui prenait habituellement Mehben pour cible et se rapprocha, le pas léger et l'oreille tendue.
Si elle se faisait pincer à espionner le duo de magiciens comme une écolière malpolie, elle allait ramasser. Mais le besoin viscéral de savoir si son plan fonctionnait au moins un peu était plus fort que la crainte de se faire prendre en flagrant délit.
« Bonsoir, salua amicalement Elias.
- 'Soir. Ça y est, c'est fini la boucherie, on remballe ?
- La boucherie, comme vous y allez... mais oui, c'est fini pour aujourd'hui.
- Bah c'est pas dommage, j'ai le dos en compote et je crève de soif. Depuis ce matin on n'arrête pas avec la petite, j'espère que vous y irez tous mollo demain.
- J'aimerais vous dire que oui, mais j'pense plutôt que ça ne va faire qu'empirer.
- Ah ben bien...
- Je préfère pas vous mentir. » Le grincement qui parvint aux oreilles de Mehgan lui indiqua qu'Elias venait de s'asseoir sur un tabouret, et plutôt lourdement. « Et maintenant c'est votre tour.
- Mon tour de quoi ?
- De pas mentir. Si je me trompe pas, j'ai plus vu ces robes et cette tiare depuis le dernier Solstice d'Hiver...
- Ah ? Oui c'est possible, je me rappelle pas de tout, répondit Merlin sur un ton que Mehgan identifia immédiatement comme faussement nonchalant.
- Ben j'espère au moins que vous vous souvenez comment ça a fini, le dernier Solstice d'Hiver, à cause de ces fringues. »
C'était peut-être la fatigue, la déshydratation ou tout simplement la satisfaction du travail accompli, mais le fond de grognement prédateur qui roulait dans la gorge d'Elias comme un avertissement n'était pas aussi perturbant pour Mehgan qu'il ne l'aurait été habituellement.
La fatigue. C'était définitivement la fatigue.
« Du coup, je pose la question : à quoi vous jouez en remettant ces robes, espèce de gros sadique ? Et pas que ça, mais la tiare et toutes les merdouilles dans vos cheveux aussi. Ça vous fait marrer de me faire perdre mes moyens devant tous les magiciens de cette partie du monde connu ? Avouez-le. »
Aïe. C'était le moment où Merlin avouait que Mehgan l'avait plus ou moins forcé à enfiler ces habits et à subir moult assauts à l'encontre de son cuir chevelu. Elias avait déjà commencé à flairer quelque chose de louche, il ne lui en faudrait pas plus pour le lancer définitivement sur la piste. La jeune novice grimaça et se prépara à déguerpir à toute allure ou à se trouver une cachette à peu près décente, quand le druide reprit la parole sur un ton taquin.
« Peut-être bien... ou peut-être encore que je dirais pas non si ça finissait comme au dernier Solstice d'Hiver... allez savoir... »
Un instant de silence, puis un éclat de rire bref semblable à un aboiement éraillé suivi du raclement caractéristique de pieds de chaise contre le sol pavé.
« Mon vieux, j'espère qu'il vous reste encore un peu d'énergie ce soir, parce que maintenant que vous avez ouvert votre grande gueule je vais pas vous laisser vous en tirer comme ça, c'est moi qui vous le dis.
- Des promesses, des promesses… ah ben ça pour promettre des trucs, il est fortiche Môssieur Elias, seulement quand il s'agit d'y aller bah tout à coup, y a plus perso- »
La voix du druide se mua en un court glapissement avant de s'éteindre pour de bon. Même si Mehgan ne pouvait pas voir ce qui se passait à travers la toile tendue, elle avait tout de même une bonne idée de la scène qui était en train de se jouer vers les établis du fond. A l'abri des regards, l'enchanteur et le druide de Kaamelott étaient sans aucun doute engagés dans un de ces baisers passionnés que la jeune femme avait déjà eu l'infortune d'interrompre sans le vouloir. Parfait.
Tout en tenant en respect son envie irrépressible d'esquisser quelques pas de danse victorieux, Mehgan laissa un sourire attendri prendre possession de ses traits. Même après plusieurs années, cela ne cessait jamais de lui chatouiller le cœur, l'idée que le sorcier stoïque et le druide bougon avaient finalement trouvé quelqu'un qu'ils pouvaient aimer de toute leur âme. Contrairement à Mehben, elle avait toujours eu un faible pour les romans à l'eau de rose et les épopées romantiques, l'amour courtois et toutes ces aventures à base de chevalier en armure dorée qui bravaient mille périls pour leur bien-aimée. C'était mièvre à pleurer, mais voilà, c'était comme ça.
Dans cette histoire-ci, il n'y avait pas de demoiselle à libérer des griffes d'un dragon ni de quête épique pour gagner la main d'une princesse. Il n'y avait que deux êtres vivants malmenés par la vie qui trouvaient enfin un peu de sérénité et de douceur au contact de l'autre. C'était mille fois plus satisfaisant, et Mehgan lutterait de toutes ses forces pour préserver ce bonheur durement acquis. Si quiconque avait l'inconscience de vouloir s'immiscer entre Merlin et Elias, cette personne apprendrait très vite et très douloureusement que les deux magiciens avaient un farouche défenseur, et que son nom était-
« Mehgan ? Qu'est-ce que vous faites, penchée comme ça ? »
Sous le coup de la surprise, la jeune femme se mordit l'intérieur de la joue et manqua de peu de laisser tomber le pot de crème pour les brûlures qu'elle tenait toujours en main. Grimaçant, elle tourna un regard accusateur vers le nouveau-venu qui l'avait fait sursauter.
« Gareth ! chuchota-t-elle, crispée. Ça va pas d'arriver sans prévenir, comme ça ?
- Pourquoi vous parlez à voix basse ?
- Pas si fort, andouille !
- Ah… pourquoi on parle à voix basse ? demanda de nouveau le jeune homme dans un murmure.
- Parce que… parce que rien, voilà, laissez tomber. Qu'est-ce que vous fichez par ici ?
- Je vous cherchais. On est tous en train de manger un morceau avant d'aller se coucher et je ne vous voyais pas arriver. Je m'inquiétais. »
L'agacement de Mehgan fondit instantanément devant l'expression sincèrement préoccupée de son fiancé. Elle s'était tellement investie dans la vie amoureuse de ses oncles qu'elle en avait négligé la sienne, ce qui n'était pas très juste envers Gareth. Regrettant sa rudesse de plus tôt, elle tendit une main pour attraper celle du chevalier en herbe et lui offrit un sourire.
« Excusez-moi, la journée a été longue, je ne voulais pas… J'arrive tout de suite, j'ai juste besoin de ranger quelques derniers trucs. Vous voulez bien m'attendre ?
- Entendu. Mais hâtez-vous, je ne sais pas combien de temps votre sœur va pouvoir empêcher votre ami druide d'Armorique de manger ce que nous vous avons mis de côté. Lorsque je suis parti, il était assez… insistant. »
Mehgan rit sous cape et s'empressa de replacer pots et fioles sur les étagères tout en faisant un petit inventaire des mixtures qui allaient manquer en premier. Une bonne fournée de baume de guérison des brûlures avant d'aller se coucher devrait suffire pour les deux prochains jours ; pour tout le reste, les quantités seraient suffisantes. Son plan de travail était propre et il lui restait assez de chiffons pour éponger tout le sang qui serait versé le lendemain.
Il ne restait plus qu'à déposer la chope de bière potentiellement empoisonnée à l'abri dans le laboratoire. Il allait toutefois falloir la retrouver, avant : entre l'obscurité croissante et le remue-ménage de l'après-midi, Mehgan n'arrivait pas à mettre la main dessus.
« Gareth, est-ce que vous n'auriez pas vu… mais qu'est-ce que vous faites ?
- Quoi ? Oh, je suis désolé, c'était la vôtre ? s'enquit le jeune homme en tendant à hauteur des yeux un objet que Mehgan reconnut malheureusement du premier coup d'œil. Comme d'habitude vous n'aimez pas la bière et qu'elle était pleine, je me suis dit qu'elle n'était à personne. »
Les coulées glaciales d'un immonde pressentiment dévalèrent le dos de l'apprentie magicienne. Par tous les Dieux… il n'avait tout de même pas…
« Ne me dites pas que vous avez bu de ce truc, souffla-t-elle, désemparée.
- Ben si… pourquoi, j'aurais pas du ?
- Oh putain, mais bien sûr que non ! Donc vous, vous voyez une chope à un endroit où elle n'a absolument pas sa place et vous vous dites : « Tiens, je vais boire un coup » ! C'est pas possible d'être inconscient à ce point ! »
Mehgan savait bien qu'elle s'était mise à crier, toute notion de discrétion envolée par la fenêtre à partir du moment où elle avait aperçu les quelques traces de mousse sur les lèvres de son fiancé et que la terreur s'était emparée de son cœur. Maudite ! Elle aurait du balancer tout le merdier par terre dès le départ et rien de tout ceci ne serait arrivé !
« Mais, mon amie… je ne comprends pas…
- C'est quoi ce bordel ?! tempêta Elias en poussant rageusement la toile qui l'avait isolé du reste de la cour, talonné de près par Merlin. Je vous ai dit de vous tirer, pourquoi vous êtes encore là à gueuler ?! »
Si la situation avait été moins catastrophique et qu'elle avait eu la capacité de pouvoir réfléchir malgré le sang qui battait à ses oreilles, Mehgan aurait certainement pris note de l'état de débraillement avancé des deux compères. Au lieu de ça, elle fut tout juste capable de tendre un doigt tremblant vers Gareth.
« Il… il a bu du poison ! s'exclama-t-elle.
- Quoi ? glapit l'orcanien en écarquillant les yeux. Du poison ? Quel poison ?
- Dans la chope ! C'était du poison !
- Quoi comme poison ? demanda Elias sans détour.
- Je sais pas, du poison ! Il faut faire quelque chose, vite ! »
Comme un seul homme, Merlin et Elias se mirent en mouvement, pressés par l'urgence dans la voix de Mehgan. Le sorcier arracha la chope des mains tétanisées de Gareth pour en renifler le contenu, tandis que le druide guidait le jeune homme vers un tabouret où il le fit asseoir en toute hâte.
« Vous avez mal quelque part ? lança-t-il tout en lui examinant les yeux à la lueur d'une lampe. Des problèmes pour respirer, la tête qui tourne ?
- N-non… messire Merlin, vous me faites peur…
- Vous avez pas envie de vomir ? Ce serait bien, ça aiderait à évacuer.
- Non, je n'ai pas envie de vomir…
- On va arranger ça vite fait, j'ai un vieux bocal de poisson pourri macéré, vous allez voir ça va pas traîner. Vous en avez bu beaucoup ?
- Deux ou trois gorgées, peut-être quatre, je ne suis pas sûr… » Quand Mehgan vint se poster à côté de lui, Gareth lui agrippa la main, perdu. « Mehgan, qu'est-ce qu'il se passe ?
- C'est ma faute, tout est de ma faute ! se lamenta-t-elle, les yeux déjà brouillés de larmes. J'aurais du tout jeter ! Oh Gareth, je suis désolée !
- Elias, vous avez trouvé ce que c'était ? balança Merlin depuis les placards du fond où il farfouillait à la recherche de son précieux bocal de poisson moisi.
- Deux secondes, c'est pas si simple ! rouspéta l'enchanteur dont le nez était toujours collé au-dessus du breuvage mis en cause. Ça ne sent ni le cyanure, ni la belladone, ni la cigüe. Mais avec l'odeur de la bière je peux pas être entièrement sûr, il faudrait que je fasse des tests au labo.
- On n'a pas le temps pour des tests !
- Oh non, c'est vrai ? Sans blague, ça me scie les pattes, ça ! Merci pour la précision.
- On n'a pas non plus le temps pour vos sarcasmes ! rétorqua le druide en revenant vers Gareth, un pot empli d'un épais liquide noirâtre dans une main et un seau en bois dans l'autre. Magnez-vous le tronc ! Je peux faire un antidote en urgence mais il faut que je sache contre quoi on se bat ! »
Merlin déposa le seau au sol entre les pieds de Gareth, qui pâlit visiblement. « C'est pour quoi faire, ça ?
- Vous allez vite piger. Tenez, reniflez-moi ça. »
Du bocal à peine entrouvert s'échappait déjà un fumet parfaitement dégueulasse, un subtil mélange de chair avariée et d'eau croupie, rehaussé de quelques relents sucrés de putréfaction. Si Mehgan eut le réflexe de couvrir sa bouche et son nez tout en esquissant quelques pas en arrière, la station assise de Gareth ne lui permettait pas ce luxe ; l'infâme odeur le frappa de plein fouet quand Merlin ouvrit le couvercle en grand juste sous son pif, et le jeune orcanien se retrouva bien vite la tête dans le seau à ses pieds, son dîner trouvant son chemin hors de son estomac quasi-immédiatement.
« C'est bien, c'est bien, encouragea le magicien blanc tout en tapotant le dos de Gareth que les haut-le-cœur faisaient tressaillir. Allez, il faut que ça sorte. Elias ! Du nouveau ?
- Pas depuis deux minutes, non. Vous vous doutez bien que j'vous le dirais si c'était le cas !
- Mais bougez-vous, bon sang de bois ! Selon ce que c'est, le petit peut caner dans la demi-heure !
- Q-quoi ? croassa Gareth en levant péniblement le nez du seau qu'il agrippait de toutes ses forces. C-caner ?
- Non mais c'est manière de dire, hein, faut pas tout prendre au pied de… bon, continuez à gerber, dans le doute.
- C'est vraiment étrange, marmonnait Elias en observant le liquide doré et mousseux qu'il avait transvasé dans une fiole pour en étudier la transparence à la lumière qu'une lampe. Aucune odeur et aucune couleur particulière. Tous les poisons que je connais font au moins l'un ou l'autre, si ce n'est les deux, et ils se dénaturent presque tous au contact prolongé de l'alcool. Je me demande si-
- On n'a pas besoin d'écrire une notice d'utilisation ! Aux dernières nouvelles, vous étiez un enchanteur prodigieux, alors faites péter le prodige parce que c'est maintenant ou jamais !
- Merde ! »
Sous les yeux médusés des personnes présentes – sauf peut-être Gareth qui n'était pas en mesure d'accorder de l'attention à autre chose qu'à son seau salvateur – Elias porta la fiole à sa bouche pour imbiber ses lèvres du mélange inconnu.
« Non mais qu'est-ce qui vous prend, vous êtes complètement cintré ! rugit Merlin.
- Pour votre gouverne, vous apprendrez que j'ai passé des décennies à me construire une immunité à la plupart des poisons, alors c'est pas trois gouttes qui vont me faire peur ! Maintenant taisez-vous et laissez-moi bosser, à la fin ! » L'enchanteur fit claquer sa langue plusieurs fois pour imbiber son palais de la mixture, les traits tendus par la concentration. « Mhmm… malt de seigle, trop vert… houblon, laurier, levure… fraise des bois, étonnamment… épeautre grillé.
- Et ?
- Et c'est tout.
- Vous êtes sûr ?
- Un peu, oui ! C'est rien d'autre que de la bière. Brassée avec les pieds et bien trop amère, mais de la bière quand même.
- Pas de poison ?
- Pas une seule trace. » Reposant sa fiole sur un plan de travail, Elias lança à Mehgan un regard inquisiteur. « Qu'est-ce qui vous a fait penser que la bière était empoisonnée ? »
Quand Merlin tourna également son attention vers elle, soulagé mais intrigué, Mehgan se sentit soudainement très stupide. Comment pouvait-elle leur expliquer qu'elle avait, manifestement, imaginé de toute pièce cette histoire de poison et s'était façonné tout un scénario autour de la quasi-certitude que la femme qui avait amené la chope de bière en voulait personnellement à Merlin ? Que toute cette panique était née d'une méfiance injustifiée envers une personne a priori bien intentionnée et dont le seul tort avait été d'être une inconnue ?
Mehgan était désemparée, incapable de produire le moindre son. C'était Mehben qui agissait sans réfléchir d'habitude, pas elle, jamais elle !
« Je… c'est parce que… enfin j'ai cru… »
Une défense pitoyable, il fallait dire les choses comme elles étaient. Mais si Elias haussa un sourcil expectatif et croisa les bras dans l'attente d'explications supplémentaires, Merlin s'approcha d'elle pour poser une main bienveillante sur son épaule.
« C'est pas grave, vous inquiétez pas, rassura-t-il doucement. Vous courrez dans tous les sens depuis ce matin, vous avez pas arrêté. Vous êtes épuisée alors allez manger un morceau et ensuite vous irez vous coucher. C'est pas grave.
- Je suis désolée… je sais pas pourquoi, j'ai vraiment cru…
- On peut tous se tromper, ou imaginer des trucs, c'est encore plus facile quand on est fatigué. Je ne sais pas pourquoi vous avez cru à du poison mais vous vous êtes sûrement collé une belle frousse. Allez dormir, ça ira mieux demain. »
Mehgan hocha mécaniquement la tête. Maintenant que l'adrénaline la quittait, elle commençait à ressentir pleinement le contrecoup de la journée. Son coup de frayeur l'avait vidée des dernières forces qu'elle avait encore en réserve pour la laisser aussi malléable qu'un soufflé mal cuit.
« Mais… et pour le baume de guérison des brûlures ? tenta-t-elle. Je dois en refaire, on n'en a presque plus…
- On va s'en occuper avec Elias, vous bilez pas.
- Ah bon ? s'étonna l'enchanteur, irrité que la décision soit prise sans qu'il ait été consulté.
- Parfaitement. Et pas seulement ça, mais il va nous falloir des potions de guérison des plaies mineures etmajeures, plus quelques préparations pour faire des cataplasmes histoire que j'y passe pas trente ans demain.
- Bah mon vieux, rien que ça. Donc si j'ai bien compris on dort pas cette nuit, quoi ?
- Vous allez peut-être me soutenir que ça bouleverse vos habitudes ? Ou que vous aviez mieux à faire ?
- Ben… » Les yeux d'Elias ratissèrent la silhouette de Merlin un bref instant, alanguis et songeurs. Une bataille semblait faire rage dans la cervelle de l'enchanteur, une de celles qui opposaient le bon sens et l'envie. Mais bientôt le sorcier secoua la tête et reprit la parole en grommelant. « Comme vous voulez. Mais si demain je me viande dans un duel parce que je suis trop crevé, j'vous jure, ça va mal se mettre.
- Vous ? Le grand Elias de Kelliwic'h, vous viander en duel ? Vous pensez que c'est physiquement possible, avec tout le soi-disant talent que vous vous trimballez ? »
Les derniers reflets d'affection s'effacèrent complètement du regard du sorcier, remplacés par l'irritation. « Pff, le talent ! Parlez pas de trucs que vous connaissez pas, mon pinson ! Vous sauriez pas reconnaître le vrai talent si je le prenais et que je vous le foutais au fin fond du-
- Allez les jeunes ! Filez vous coucher, vous en avez bien besoin, interrompit le druide avec un sourire, satisfait. Allez allez, on y va, je veux plus vous voir ! »
Mehgan hocha fébrilement la tête et tira par la main un Gareth encore nauséeux, qui abandonna son siège d'un pas chancelant, pour le guider en direction de leurs quartiers. Au moment de tourner hors de la petite cour du laboratoire, alors qu'éclataient derrière eux les fions qui avaient eu la décence d'attendre leur départ, la jeune femme se fit la promesse de redoubler de prudence et d'efforts pour le restant du tournoi.
En espérant que le lendemain ne la laisse pas aussi éreintée que la journée d'ouverture.
