== Le Tournoi – Partie 3 ==
Dans la matinée, il était devenu assez rapidement évident que personne dans les hautes sphères célestes n'avait accordé la moindre attention aux espoirs de Mehgan.
Ce que les blessures de cette seconde journée de tournoi avaient perdu en nombre, elles le rattrapaient amplement en gravité. Os brisés, articulations disloquées, dents pétées et autres charmantes coquetteries se succédaient à l'infirmerie où Merlin et Mehgan faisaient désormais front de concert pour traiter les blessés.
En fin de matinée, Elias leur apporta un casse-dalle et leur annonça que le second tour des duels était terminé. En dehors d'une mince coupure à l'angle de la mâchoire – qu'il refusa à deux reprises de se faire soigner – l'enchanteur était indemne et qualifié pour le troisième tour qui allait débuter dans l'après-midi.
« On lancera le quatrième tour en début de soirée, précisa le sorcier en mâchonnant un bout de pain. On a un forfait de plus alors ça ne fera que deux duels, ça devrait aller vite.
- Qui c'est qui est forfait ? demanda Merlin depuis le tabouret voisin où il se préparait une généreuse tartine de fromage de chèvre bien odorant.
- Personne, un connard. Ah mais si en fait, souvenez-vous, c'est ce trouduc de balafré qui nous a cherché des noises à la dernière Fête de Samain. Celui avec qui je me suis frité, Alban ou Alan, j'me rappelle plus. A priori il a bouffé un truc avarié ou je sais pas quoi, une histoire de viande daubée. Bref, il est collé aux chiottes depuis deux heures, pas moyen de le décrocher. Du coup il a déclaré forfait. Bien fait pour sa sale gueule.
- On devrait pas faire quelque chose pour le soigner, quand même ? s'enquit Mehgan, confortablement assise sur un tas de couvertures où elle se voyait bien piquer une sieste après avoir terminé son bout de saucisson.
- Les problèmes digestifs, c'est délicat, grimaça le druide. Encore plus quand c'est une intoxication alimentaire. La meilleure solution c'est encore de laisser le corps tout évacuer, si on l'en empêche ça risque de piéger le problème à l'intérieur et c'est jamais bon. C'est pas super marrant mais il s'en remettra.
- Ouais bah c'est ce que j'ai dit, bien fait pour sa gueule, railla Elias.
- Par contre si ça dure, il faudra qu'on l'hydrate, quand même.
- Si vous y tenez. Moi j'dis qu'on peut bien le laisser crever, mais bon… »
Merlin mangeait ses tartines en prenant le plus grand soin de ne pas se tâcher. Sans y avoir été poussé, il avait remis les belles robes d'apparat que Mehgan lui avait imposées la veille, avec la tiare et les tresses, et tout et tout. Il s'était affublé d'un grand tablier de cuir probablement piqué à un forgeron pour pouvoir soigner les blessés sans se pourrir. Si elle faisait de son mieux pour ne pas le montrer, Mehgan s'en réjouissait secrètement. Presque autant que des œillades appréciatrices qu'Elias lançait de temps en temps vers le druide quand il pensait que personne ne regardait.
« Bon, et ensuite alors ? fit Merlin autour de sa bouchée de fromage. C'est quoi le programme pour demain ?
- Demain c'est relâche le matin, et la finale l'après-midi, renseigna Elias en passant à son compagnon le reste de miche de pain qu'il regardait avidement. Après ça il y aura un banquet le soir en l'honneur du vainqueur et dès le lendemain, on sera débarrassés de tout ce petit monde.
- Pfff « en l'honneur du vainqueur »...
- Quoi, qu'est-ce qu'il y a ?
- Vous êtes pas obligé de jouer la comédie, hein, on est que nous. Vous pouvez dire « en mon honneur », on va pas se formaliser. »
Elias leva les yeux au ciel mais se fendit d'un coin de sourire arrogant. Il bomba un peu le torse comme un jeune coq traversant la basse-cour, répondant à la moquerie de Merlin par une fierté à peine dissimulée. Son ego flatté par ce compliment qui n'en était pas vraiment un, le sorcier ouvrit la bouche mais se fit couper l'herbe sous le pied par la quatrième personne – et pas la plus discrète – présente dans la petite cour.
« Je sais pas trop, il y a du lourd en face, commenta Mehben en subtilisant le fromage de chèvre à Merlin avant de le rendre immédiatement, écœurée par l'odeur. Beurk... Enfin j'veux dire, à ce stade c'est plus du croquant standard là, ça commence à chauffer. Faut avoir les reins solides.
- Bah merci, bonjour la confiance, c'est agréable...
- Non mais le prenez pas comme ça, roh, vous aussi... c'est juste pour dire qu'il vaut mieux pas s'enflammer, c'est le meilleur moyen de se vautrer.
- Moi aussi j'ai du bouffer un truc pourri, parce que je suis en train d'avoir des hallucinations, grogna Elias. Levez-moi d'un doute, vous auriez quand même pas le toupet de me donner des... conseils de duel ?
- Parce que finalement, si on regarde bien, vos deux premiers duels étaient assez faciles, poursuivit la jeune femme pas du tout inquiète de se retrouver du mauvais côté du légendaire regard noir du Fourbe. Une énigme et… j'oublie tout le temps, comment ça s'appelle déjà, la spirométrie ?
- Psychokinésie.
- Ouais, voilà, ça. On peut pas dire que c'était franchement compliqué. »
Sous le coup de l'indignation, Elias manqua de s'étouffer avec son quignon de pain et se retrouva secoué par de grands accès de toux. Toujours prêt à aider, Merlin lui asséna quelques grandes tapes dans le dos pour faire remonter la mie descendue par le mauvais conduit, jusqu'à ce que l'enchanteur retrouve un semblant de contrôle sur sa respiration.
« Vous manquez pas de souffle ! croassa-t-il, outré. Parce que depuis la dernière fois qu'on s'est parlé, vous avez passé votre temps à aligner les exploits magiques ? Vous me le dites pas pour me faire une surprise, c'est ça ?
- Ça va, criez pas, c'est bon ! » rétorqua Mehben en croisant les bras, bien plus affectée que d'habitude par les railleries d'Elias comme pouvait en témoigner son visage carmin. Mehgan ne savait pas si sa sœur méritait un sermon ou un éloge pour tenir ainsi tête au maître des calamités. Dans le doute, elle lui colla un léger coup de coude dans les côtes pour la mettre en garde, mais cela n'eut aucun effet. « C'est juste qu'il y a déjà eu pas mal de baston et que pour le moment vous n'y avez pas pris part, c'est tout.
- Et il vous est jamais venu à l'idée que les deux avortons que j'ai eus en duel n'ont pas choisi la baston parce que justement c'était moi qu'ils avaient en face ?
- Ah, ça, après… j'avoue que ça se défend.
- Ah bah plutôt, oui. »
Merlin tourna un regard curieux vers son compagnon. « Vous avez fait quoi, comme psychokinésie ?
- J'ai changé l'ordre des tuiles de la tour de guet Sud, fit Elias avec le même petit air goguenard qu'il arborait quand on parlait habituellement de ses travaux.
- Ah mais c'était ça, tout ce barouf ! Ah ben d'accord, je comprends mieux, » acquiesça le druide, plus satisfait d'avoir une réponse à son interrogation qu'admiratif devant la prouesse elle-même. L'enchanteur du Nord abandonna son expression suffisante au profit d'une moue un peu contrariée. « Arthur devait être ravi de se faire démonter une tour de guet.
- Les tuiles d'une tour de guet, maugréa le sorcier en épluchant machinalement une pomme. Et j'ai tout remis comme c'était.
- Et l'autre en face, il a fait quoi ?
- Il a soulevé un poney, je crois qu'il voulait le faire voler comme un pégase. Sauf qu'il s'y est pris comme un manche, j'ai failli le prendre sur le bonnet, ça a dévié vers les gradins et le canasson a réussi à mettre un coup de pied dans la tronche de Léodagan. Du coup, j'ai gagné.
- Ah oui, on l'a vu débarquer ici avec le nez qui pissait le sang, confirma Merlin en époussetant les miettes de pain qui s'accrochaient à ses robes. Il a pas voulu nous dire ce qui s'était passé, maintenant je comprends pourquoi. »
Le seigneur de Carmélide n'avait pas apprécié les plaisanteries du druide, qui lui avait demandé tout en le rafistolant s'il participait lui-même au tournoi et leur avait fait des cachotteries toutes ces années concernant son statut de magicien. Les bras croisés et les mâchoires fermement closes, Léodagan n'avait pas pipé mot pendant les soins – à l'exception d'un juron bien senti au moment de remettre l'arête de son nez en place – et s'était juste fendu d'un « Plus jamais j'y refous les pieds, à vos fiestas à la con ! » en quittant l'infirmerie pour prendre la direction des cuisines. Certainement pour se bricoler un casse-croûte de consolation ou se plaindre à son épouse partie activer les loufiats pour le repas de midi.
« Vous allez dire que je la ramène encore, mais je maintiens : il y a de la sacrée saloperie en face, persévéra Mehben en dépit du regard d'avertissement de sa sœur. Rien que l'autre nana, là, je sais pas quel sort elle a lancé mais ça lui a bien tailladé le gras au type d'en face ! Heureusement il a réussi à esquiver à peu près mais il a été touché au bide, le loustic, il a gueulé comme un cochon. J'ai essayé de boucher les oreilles de Yoan mais comme je lui cachais déjà les yeux c'était pas simple.
- Lui aussi, on l'a vu arriver, confirma sombrement Merlin. Il lui manquait la peau sur toute la moitié gauche du ventre, propre et net, comme un navet épluché… Je savais même pas qu'un sort pouvait faire ça.
- C'est pas franchement fréquent, non, admit Elias, la mine sinistre. C'est elle qui l'a inventé, à ma connaissance il n'y a personne d'autre qu'elle qui sache faire ça. C'est d'ailleurs avec ce sort qu'elle a gagné son surnom.
- Charmant… puisqu'on est lancés, on peut avoir le nom complet de cette délicieuse personne ?
- Vous l'avez déjà vue l'an dernier, à la Fête de Samain. Elle s'appelle Elena, dite l'Ecorcheuse.
- Elena… la même Elena qui vous a… ?
- La même, oui.
- Et vous l'avez laissée participer au tournoi ?
- Bah je pouvais pas faire autrement, c'est la Guilde qui fixe les règles, pas moi. Si j'avais eu voix au chapitre, vous vous doutez bien que ça se serait pas passé comme ça… Rien que de la voir traîner ici, j'ai les nerfs à vif.
- Ah ben oui je comprends… »
Mehgan ne comprenait pas tout à l'échange qui se déroulait sous ses yeux, mais il lui paraissait tout de même que le ton de la conversation n'était pas du tout celui que l'on utilisait habituellement pour évoquer une « vieille amie », ce qu'Elena avait pourtant prétendu être la veille. Pas du tout chaleureux, tout le contraire en fait. A travers le lien que la jeune apprentie partageait avec son maître, il lui semblait détecter de la rancœur et une bonne dose de colère ; elle pouvait se tromper, bien sûr, étant donné qu'elle était toujours en train d'apprivoiser ce fil magique qui l'unissait au sorcier taciturne, mais les émotions en présence étaient assez vives pour être remarquées.
Et vu le regard intrigué que lui lançait Mehben, Mehgan n'était pas la seule à se faire cette réflexion.
« Vous savez qui c'est, cette Elena ? lui chuchota sa sœur aînée en se penchant vers elle.
- Je l'ai croisée hier, murmura-t-elle en retour tout en gardant un œil sur les deux magiciens qui discutaient de leur côté. Elle avait l'air sympa, pourtant…
- Notre connasse de mère, de prime abord, elle peut avoir l'air sympa aussi, j'vous rappelle. Ça reste une connasse.
- C'est pas faux… vous croyez qu'on peut demander aux garçons de garder un œil sur elle aussi ?
- Ils surveillent déjà toute la cohorte des Débiles, on va pas leur rajouter ça ! D'autant qu'ils sont censés s'occuper de la sécurité du tournoi au sens large j'vous rappelle, là déjà si le roi Arthur se rend compte qu'on les détourne un peu de leur boulot de base, ça risque de gueuler. Non, on laisse pisser, c'est bon… si elle fait un truc louche il sera toujours temps de s'en inquiéter…
- Mhmm si vous le dites…
- Est-ce que vous avez compris ? résonna la voix agacée d'Elias, tranchant droit dans les messes basses de ses deux apprenties comme un couteau dans une motte de beurre.
Mehgan se redressa sur son tas de couverture, un sourire penaud aux lèvres. Ce n'était même pas la peine de prétendre qu'elle avait entendu. « Pardon, qu'est-ce qu'on est censées avoir compris ? »
Le sorcier soupira lourdement et marmonna quelque chose d'inintelligible qui lui valut un léger coup de pied au mollet de la part de Merlin, avant de reprendre la parole plus calmement.
« Je ne veux pas vous voir à moins de dix pas d'Elena. Vous n'allez pas vers elle, vous ne lui parlez pas, si vous pouviez même éviter de respirer dans sa direction ça m'arrange.
- Non mais oh, ça va, on est encore assez grandes pour décider à qui on parle, non ? s'offusqua Mehben.
- Mehben, je suis sérieux. Vous faites ce que je vous dis, vous discutez pas. Parce qu'on a beau m'appeler le Fourbe et tout ce que vous voulez, moi au moins j'ai quelques limites morales que je refuse de franchir. Ce n'est pas le cas de cette folle furieuse. Vous ne l'approchez pas, un point c'est tout. »
Le ton catégorique d'Elias ne souffrirait aucune objection, et Mehgan sentit sa gorge s'assécher devant tant de sévérité. De quel crime odieux la séduisante enchanteresse avait-elle bien pu se rendre coupable pour mériter autant d'animosité ? D'accord, Elias n'était pas de façon générale en très bons termes avec le monde qui l'entourait – il avait même plutôt tendance à trouver les gens antipathiques avant même de les avoir rencontrés, ce qui agaçait Merlin à n'en plus finir – mais là il y avait quelque chose en plus. Comme si c'était personnel.
« J'ai votre parole ? insista-t-il, son regard inflexible refusant de quitter les deux jeunes femmes tant qu'il n'obtiendrait pas une réponse qui lui conviendrait.
- Oui, répondirent-elles de concert, Mehgan avec prudence et Mehben de mauvaise grâce.
- Parfait. » Elias tourna la tête quand la cloche annonçant la reprise des duels transperça l'air de son tintement tonitruant, marquant la fin de la pause du midi. Il grimaça. « Déjà… Bon, j'y vais. Je repasserai sûrement avant la demi-finale de ce soir, pour voir si vous tenez encore debout.
- J'vous accompagne, » fit Mehben en se hissant sur ses pieds avec bien moins de souplesse que d'habitude et un petit rictus d'inconfort. Mehgan suivit le mouvement des yeux avec une pointe d'inquiétude mais avant qu'elle ne puisse faire le moindre commentaire, sa sœur avait déjà rejoint Elias et revêtu un sourire enjoué. « Quart de finale, bah dites donc ! Vous savez qui vous affrontez ?
- Un vieux. Moitié nécromant, moitié cané.
- Plus vieux que vous ? Vous allez pouvoir choisir le style de duel, alors !
- Ouais. Ça va se régler avec une boule de feu dans le pif, ça va pas traîner.
- Encore, grogna Merlin en se levant à son tour de son siège, ses vertèbres protestant bruyamment face au changement de position. Soyez sympa, visez des zones faciles à traiter, hein. Je vous rappelle qu'on étale de l'onguent sur les brûlures, nous, alors vous nous faites pas le même coup que le mec de ce matin, s'il vous plaît.
- Quel mec de ce matin ? s'étonna l'enchanteur.
- Mais si, celui qu'est arrivé avec toute l'entrejambe cramée, faites pas celui qui sait pas non plus. J'pouvais pas laisser la petite s'en occuper, alors je l'ai fait tout seul, mais bon c'est gênant quand même.
- Mais… personne a fini un duel avec l'entrejambe cramée, ce matin.
- Ah bon ?... Mais il venait d'où alors ?
- Mais j'en sais rien, moi ! Vous lui avez pas demandé, au gars, comment il s'était fait ça ?
- Je vais pas demander alors que c'était sûr et certain qu'il s'était fait ça en duel, comme tous les blessés que je reçois depuis hier matin ! tempêta Merlin, bras croisés. Comment j'étais censé savoir, moi, qu'il venait pas de là-bas ?
- Attendez, attendez, attendez. Vous êtes en train de me dire que... » Elias s'interrompit un instant, avant de se tourner soudainement vers ses deux novices. « Bouchez-vous les oreilles, toutes les deux.
- De quoi ? Non mais ça va bien mainte-
- Bouchez-les, merde !»
Avec un soupir d'exaspération, Mehgan et Mehben s'exécutèrent, portant leurs mains à leurs oreilles en un geste puéril qu'elles n'avaient pas pratiqué depuis plusieurs années. En apparence en tout cas ; si Elias pensait que les écoutilles étaient hermétiquement fermées, eh bien, il se voilait la face.
« Vous êtes en train de me dire que vous avez paluché un clampin qui passait par là, juste comme ça ? siffla-t-il entre ses dents avec acidité.
- Comment ça, « juste comme ça » ? J'ai fait mon boulot, c'est tout ! Boulot que je fais pour vous rendre service en ce moment, soit dit en passant.
- Bah rendez-moi service : si un autre débile se pointe avec les roustons en vrac, soyez gentil de garder vos mains bien au fond de vos poches !
- Oh non mais vous êtes d'un ridicule, j'vous jure... ça m'a pas fait particulièrement plaisir, vous savez, seulement je peux pas laisser quelqu'un comme ça, c'est contraire à mes principes, voilà. Vous allez pas me taper un scandale à chaque fois que je dois m'occuper d'une blessure un peu délicate, si ? »
Le grommellement bougon d'Elias était trop faible pour être audible, mais il respirait tellement fort la jalousie que Mehgan n'avait pas besoin de percevoir les mots pour les comprendre. Heureusement, au lieu d'envenimer le débat plus encore, Merlin attira le Fourbe à lui avec un soupir las pour presser un baiser sur son crâne bouillonnant de contrariété. Si les yeux du plus petit magicien s'ouvrirent en de grandes soucoupes désapprobatrices devant cette marque d'affection légère mais publique – et juste devant leurs apprenties, qui plus est – ses épaules au contraire se détendirent quasi-instantanément.
Si seulement toute la clique des Débiles avait pu en être témoin… quel dommage.
« Bon, là j'ai pas le temps, alors on en reparlera plus tard, conclut le sorcier. Mehben, si vous venez c'est maintenant, je tiens pas à arriver en retard.
- Je suis là, je suis là.
- Dites je pense à un truc… »
Elias lâcha un grognement exaspéré mais consentit à se tourner vers Merlin. « J'imagine que c'est encore sûrement capital…
- Non pas vraiment, mais… je me pose juste la question : entre le Fourbe et l'Ecorcheuse, vous arriviez quand même à avoir des clients qui se faisaient pas dessus à la simple idée de faire appel à vous, à l'époque ? »
« A l'époque », c'était un peu vague pour Mehgan ; ça l'était manifestement beaucoup moins pour Elias, qui gratifia le druide impertinent d'un regard courroucé et d'un index menaçant.
« Alors écoutez... j'ai deux duels à gagner avant ce soir, j'ai du enquiller un maximum de trente minutes de sommeil cette nuit et je viens d'apprendre que vous tripotez des glandus dès que j'ai le dos tourné. Alors me cherchez pas trop parce qu'il va pas en falloir beaucoup pour que ça pète. Méfiez-vous. »
Merlin et Mehgan durent attendre une petite heure avant de voir débarquer le vieux nécromancien qui avait du se retrouver face à Elias. L'enchanteur s'en était tenu à son plan initial : une boule de feu dans le pif. Littéralement. On pouvait au moins lui reconnaître que la zone meurtrie était accessible, à défaut d'être confortable pour la victime.
L'intervalle entre chaque blessé s'était allongé, par ailleurs. Les affrontements tardaient à trouver leur dénouement, les différences de niveau entre les duellistes s'estompant naturellement au fil de l'après-midi. Deux participants caracolaient toutefois en tête, prenant le dessus sans trop d'effort sur leurs adversaires respectifs pour ressortir vainqueurs avec une facilité déconcertante : Elias, et Elena.
Si le sorcier s'octroyait la victoire de façon pragmatique et sans trop tourner autour du pot, l'enchanteresse avait – d'après ce que Mehben avait rapporté à Mehgan – un petit côté vicelard assez prononcé et un goût pour le perfide qui suscitait l'inquiétude. Comme par exemple quand elle avait arraché par psychokinésie tous les clous de la clôture délimitant l'arène pour en cribler son opposant des pieds à la tête, le faisant couiner tel un hérisson grotesque. Encore une chance que Yoan soit parti faire une sieste en compagnie de Guenièvre ; la scène morbide avait eu de quoi soulever les estomacs les mieux accrochés, et même Dame Séli avait laissé échapper un sifflement compatissant pour le pauvre bougre.
Retirer une à une les pointes métalliques n'avait rien eu d'un pique-nique dans la colline. Merlin avait du faire avaler deux potions de sommeil au mage-passoire tant ses convulsions de douleur rendaient les soins impossibles. Puis, avec une pince et beaucoup de précautions, il avait fallu déloger chaque clou acéré du douillet cocon de chair où il s'était niché, avant d'étaler une multitude de cataplasmes pour prévenir toute infection.
La tâche avait vidé Mehgan de ses dernières réserves de vaillance, si bien que lorsque le soir arriva et qu'elle put enfin s'écrouler sur un siège près du feu entre Gareth et Iagu, elle le fit avec à peu près autant de grâce qu'un poney obèse. Par tous les Dieux, ces deux dernières journées avaient été d'une longueur épouvantable, et aussi exigeantes physiquement que psychologiquement. Quand ce maudit tournoi serait terminé, Tonton Merlin et Tonton Elias lui devraient au moins deux jours de repos et un plat entier de clafoutis à la cerise. Outre la gestion de l'infirmerie, qui lui ponctionnait déjà une bonne partie de son énergie, une apprentie ne devrait pas avoir à s'investir autant dans la vie privée de ses maîtres. C'était bien trop traumatisant.
« Elle est vivante ! plaisanta Mehben depuis l'autre côté des flammes, installée confortablement dans un fauteuil avec une fourrure sur les épaules. On commençait à penser que vous alliez nous laisser manger seuls, comme hier soir.
- Non, on a terminé plus tôt, indiqua Mehgan avec un vague geste de la main vers Merlin, qui s'était mêlé à la foule entourant la table de victuailles gracieusement installée dans la cour par les cuisines. Même si le dernier gars avec les clous nous a donné du fil à retordre.
- Quelle horreur, frissonna Gareth en se remémorant la scène.
- Quelle maîtrise ! » renchérit Gwenaël en brandissant sa coupe. Sur les deux dernières journées, le jeune homme avait filé le train au petit groupe, son emploi du temps du tournoi largement allégé par sa défaite précoce. Si Petrok et Gareth n'avaient initialement pas vu d'un très bon œil le rapprochement du druide armoricain de leurs moitiés respectives, ils étaient très vite tombés sous le charme de l'enthousiasme et de la bonne humeur permanente qu'il dégageait. Le très bon vin aquitain que Gwenaël avait embarqué dans son sac de voyage et partagé avec ses nouveaux amis avait sûrement aidé, aussi. « Vous vous rendez compte ? Le niveau de précision qu'il faut avoir, la dextérité avec laquelle il faut savoir manier la magie pour parvenir à arracher les clous, uniquement les clous, et diriger en même temps ces dizaines de projectiles vers une cible ? C'est prodigieux.
- Vous êtes un gros malade, souffla Iagu.
- Attention, je ne cautionne pas, hein ! C'est juste une remarque.
- J'imagine qu'avec ce coup-là, notre fameuse Elena a gagné sa place pour la finale, du coup ? » s'enquit Mehgan en acceptant de partager la fourrure que Gareth avait sur les épaules. Le flanc de son fiancé était chaud contre le sien, un rempart plus que bienvenu contre la fraîcheur de la soirée.
« Et haut la main ! confirma sa sœur. Comme il y a eu les quarts de finale et les demi-finales cet après-midi, ils ont dit qu'il n'y aurait pas de duel demain matin pour laisser les finalistes souffler. On ne l'a plus vue, je crois qu'elle est partie se coucher.
- D'accord… je demande pour la forme, mais qui est le second finaliste ?
- Sérieusement, vous avez besoin de demander ? »
Instinctivement, Mehgan chercha Elias des yeux. Elle le repéra assis près d'un autre feu, les yeux mi-clos et l'ampleur déjà alarmante de ses cernes accentuée par la danse des flammes. Etonnamment, il était seul, ses alentours immédiats exempts des harpies qui avaient pris l'habitude de lui emboîter le pas tout au long de ces deux dernières journées, et dont l'opiniâtreté à toute épreuve les avaient rendues diablement difficiles à tenir en respect, de l'avis unanime de Petrok, Gareth et Iagu.
Ce soir, par chance, les Débiles avaient manifestement décidé de laisser Elias souffler. Réunis dans un coin de la cour, en marge de la foule, ils étaient engagés dans des messes basses aussi ridicules que peu discrètes et ne levaient la tête que pour lancer des œillades furtives vers le grand enchanteur du Nord. Ils avaient tout d'un groupe de comploteurs amateurs. Mehgan aurait pu parier vingt pièces d'or qu'au moins la moitié de la bande avait des origines orcaniennes.
Une forme sombre vint bloquer son champ de vision, et elle leva les yeux vers un Petrok souriant.
« Mes amis, réjouissez-vous ! annonça-t-il en brandissant un grand plateau qu'il s'empressa d'abaisser à la vue de tous. Je viens mettre fin à votre famine ! Après avoir bravé mille tourments, je vous rapporte en butin la fine fleur de ce dîner en plein air. Terrine de sanglier, pain aux noix, poulet rôti-
- Du fromage de chèvre ! s'exclama Iagu en envoyant déjà la main vers le petit pavé crémeux. Petrok, vous êtes le meilleur !
- Bas les pattes, maraud ! Il s'agit là du dernier de son espèce, du moins pour ce soir, et je l'ai pris dans l'intention de l'offrir à mon aimée. Parce qu'elle adore ça.
- Hé mais moi aussi j'adore le fromage de chèvre !
- Il est vrai. Mais premièrement, ce fromage provient de l'exploitation caprine de mon père, je bénéficie donc de façon logique d'un pouvoir décisionnel quant à l'identité du consommateur. Et deuxièmement, je suis au regret de vous apprendre que je suis bien plus amoureux de mon épouse que de vous. » Sous les roulements d'yeux fatigués de son public, Petrok déposa le petit fromage sur une tranche de pain et tendit le tout à Mehben d'un geste exagérément théâtral. « Ma douce, veuillez accepter ce modeste présent que je dépose humblement sur l'autel de votre beauté, en espérant que vous consentirez à m'accorder, si ce n'est un baiser pour réchauffer mes nuits, alors au moins un sourire pour éclairer mes journées.
- Ils sont tous comme ça sur votre île, ou c'est juste lui ? demanda Gwenaël, fasciné.
- C'est juste lui, lui répondirent Gareth, Iagu et Mehgan sur le même ton empreint de lassitude.
- Non mais c'est bon en fait, fit Mehben. Vous pouvez le donner à Iagu, ça va.
- Ma mie, je vous assure, si c'est juste parce que ce paltoquet-
- Hé !
- -si c'est à cause de ce qu'il a dit, vous n'avez pas à céder à ses caprices.
- Mais c'est pas ça, c'est juste que… ce soir ça me donne pas très envie, voilà. Je sais pas pourquoi, ça m'écœure un peu. Mais c'est gentil quand même d'avoir pensé à moi, hein, merci. »
Petrok abandonna ses grands airs de tragédien grec pour se rapprocher de sa femme, inquiet. « Quelque chose ne va pas ? Vous vous sentez bien ?
- Oui, oui, c'est bon, j'vous assure. Vous occupez pas de moi, asseyez-vous et mangez, vous avez bossé toute la journée. » Comme le jeune homme ne semblait pas décidé à bouger, Mehben lui offrit un sourire qu'elle voulait rassurant, mais dont les notes crispées n'avaient pas échappé à Mehgan. « Je vais bien, Petrok. Pour de vrai.
- Si vous le dites… » Le chevalier en formation remit de bien mauvaise grâce le fromage de chèvre entre les mains de Iagu. « Tenez, glouton de malheur, et tâchez de ne pas vous étouffer avec.
- Ouais… enfin maintenant que vous avez dit que c'est votre père qui l'a fait avec ses chèvres toutes galeuses, je suis plus trop chaud… »
La dispute qui éclata alors entre les deux compères aurait affligé Mehgan, si elle ne les connaissait pas si bien. Au lieu de cela, elle laissa les fions fuser à gauche et à droite, récupérant mécaniquement la fourrure chaude de Gareth quand celui-ci se leva pour jouer son rôle habituel de médiateur et chaparda quelques tranches de saucisson sur le plateau providentiel. Elle appliqua la méthode qui marchait généralement assez bien dans ce cas de figure : laisser son esprit vagabonder et attendre la fin de l'orage.
Le lendemain, Elias et Elena allaient s'affronter dans une finale qui s'annonçait – n'en déplaise à l'ego démesuré du sorcier – franchement serrée. Mehgan avait vu les blessures infligées par l'enchanteresse hispanique, elle avait entendu les gens parler des coups vicieux que la magicienne ne semblait pas avoir de scrupule ni d'hésitation à distribuer ; si le duel s'articulait autour de la magie offensive, Elias avait potentiellement quelques cheveux à se faire du haut de son piédestal. Il en était peut-être conscient, après tout il ne donnait pas l'impression de porter Elena dans son cœur. Non pas que le Fourbe était un grand philanthrope à la base, mais tout de même…
Elias n'était d'ailleurs plus seul près de son feu. Merlin s'était assis à ses côtés, une écuelle pleine sur les genoux et une coupe pas plus vide dans la main gauche. De sa main libre, le druide décrivait de grands gestes pour appuyer l'histoire qu'il était en train de raconter. Tout aussi fatigué que plus tôt mais d'apparence plus alerte, Elias hochait sporadiquement la tête en réponse à tel ou tel propos, son attention entière dédiée à son compagnon pour le plus grand déplaisir de la bande d'idiots qui l'épiait depuis l'autre bout de la cour.
Le duo fut bientôt approché par une poignée de jeunes druides qui se trimballaient des instruments à cordes et des genres de flûtes que Mehgan était bien en peine d'identifier. Si elle était trop loin pour entendre le moindre mot, l'idée était assez claire : le groupe voulait jouer et était venu poliment en demander l'autorisation aux résidents des lieux.
Si elle en avait douté, il n'y aurait eu qu'à regarder l'expression sur le visage d'Elias. A la vue de tous s'affichait l'air profondément constipé que l'enchanteur avait du s'acharner à perfectionner depuis sa naissance. La musique, c'était une perturbation du calme et du silence. La musique, c'était une invitation à la danse, et la danse, c'était stupide. On ne parvenait à rien de bien important dans la vie en gigotant des miches, pas plus qu'en pinçant des cordes ou en soufflant dans un bout de bois troué et bla et bla et encore bla. Mehgan la connaissait par cœur, la tirade de son maître sur les arts lyriques. Et d'autres n'allaient pas tarder à la connaître aussi.
Mais au moment où Elias ouvrit la bouche pour piétiner l'enthousiasme des musiciens, Merlin déposa une main sur son épaule et accorda aux jeunes un grand sourire bienveillant. Il coupa l'herbe sous le pied de son confrère et formula la réponse à sa place, un genre de « Quelle merveilleuse idée ! » infiniment plus chaleureux que le « Plutôt crever les tripes à l'air » qui les aurait attendus sinon.
Et là, miracle de tous les miracles, Elias abdiqua. Entre la main sur son épaule et le ravissement dans les yeux de Merlin – qui aimait la danse au moins autant que l'autre l'abhorrait – l'allure constipée du sorcier disparut au profit d'une expression un brin affectueuse. Le coin de ses lèvres tressaillit, menaçant de s'étirer en cette ombre de sourire qu'il affichait de plus en plus facilement ces derniers mois. Enfin, il acquiesça, ajoutant un mouvement de la main pour enjoindre les musiciens à faire comme il leur plaisait.
Mhmm. Peut-être que toutes ces manigances n'étaient finalement pas nécessaires. Merlin avait l'air tellement content qu'il paraissait prêt à embrasser Elias sur-le-champ, devant tout le monde, et Elias ne semblait pas disposé à opposer la moindre résistance si tel devait être son destin. Ils s'en sortaient très bien tout seuls, au final, ils n'avaient peut-être pas besoin d'une aide extérieure…
Puis les musiciens entamèrent une mélodie entraînante et il n'en fallut pas plus pour que la horde de harpies n'échange un air de connivence parfaitement détestable qui fit courir le plus désagréable des pressentiments le long de l'échine de Mehgan. Quand Kana se détacha du groupe de flagorneurs sans cervelle pour se diriger vers les magiciens officiels de Kaamelott, toujours occupés à se dévisager l'un l'autre, la jeune novice n'eut pas à réfléchir bien longtemps pour deviner ses intentions.
La connasse allait inviter Elias à danser. Et il ne pourrait pas refuser, au risque de se mettre la Guilde à dos.
Mehgan accrocha le regard de sa sœur et y vit le reflet de sa propre panique. Bien, au moins si Mehben avait vu la scène, elle n'aurait pas à expliquer. C'était toujours ce temps-là de gagné.
« Qu'est-ce qu'on fait ?! s'alarma l'épouse de Petrok sous les éclats de voix de son mari qui s'acharnait encore bec et ongles à défendre l'hygiène des chèvres de son père.
- Plan d'urgence ! répondit Mehgan.
- D'accord ! … euh attendez on n'a pas de plan d'urgence !
- Comment ça ? Vous en avez pas établi un avec les garçons ?
- Mais non ! C'est vous le cerveau de cette histoire, nous on surveille déjà, on va pas tout faire non plus !
- Oh oui, excusez-moi, j'avais oublié que j'avais carrément eu le temps de réfléchir à ça ces deux derniers jours, vu tout le temps libre dans lequel je me suis noyée !
- Bon, ça sert à rien de se pouiller la tête maintenant ! souffla Mehben, un ton en-dessous étant donnée l'urgence de la situation – et aussi qu'elle était globalement en tort. Elle est déjà à mi-chemin, qu'est-ce qu'on fait ?
- Je sais pas ! »
Un plan soigneusement établi à l'avance pour parer à toute éventualité, c'était l'assurance de parvenir à son objectif en s'évitant deux choses : la précipitation, source suprême d'erreur, et la panique, mère de toutes les défaites. C'était une leçon qu'Elias se plaisait à leur rabâcher à longueur de temps, en long, en large et en gaélique ancien. Il aurait certainement eu un bon paquet de choses à dire sur l'exécution médiocre du stratagème qui visait à préserver sa vie amoureuse. Peut-être même plus sur la mise en œuvre que sur l'objectif lui-même, le connaissant.
Il aurait tout le loisir de les fustiger une fois qu'il aurait fini de danser, son humeur serait certainement optimale. Sauf si…
Sauf s'il n'y avait finalement pas besoin de plan d'urgence.
Il devait rester à Kana dix pas à faire pour atteindre sa destination quand une série de grognements sourds couvrit la mélodie et poussa les musiciens à s'interrompre. Bondissant comme un beau diable de sous la chaise d'Elias, où il était resté couché jusqu'alors, Mogriave chargea en direction de l'enchanteresse indésirable et se planta juste devant elle, ses babines retroussées laissant entrevoir sa dentition acérée.
Ses yeux sauvages braqués sur sa cible, le chien-loup aboya deux fois, en avertissement. Le son rauque rebondit contre les remparts de la forteresse et attira l'attention de tout le bled.
« C'est quoi ce clébard ? grinça Kana, stoppée dans sa progression mais pas encore assez effrayée pour reculer. Allez, dégage de là ! »
Elle ponctua son injonction d'un brusque geste du bras qui ne fut pas du tout du goût de Mogriave. L'animal s'élança en avant pour saisir à pleines dents la longue robe pourpre de l'enchanteresse et la tirer en arrière, lui arrachant un cri de surprise. Insultes, menaces et jupons volèrent pêle-mêle dans l'air nocturne, mais rien ne semblait pouvoir détourner le chien de sa tâche. Jusqu'à ce que, dans une manifestation d'autorité que Mehgan ne pouvait même pas commencer à expliquer, un sifflement assez perçant pour trouer des crânes ne résonne dans la cour et ne mette fin à l'escarmouche canine.
« Mogriave ! tonna Merlin. Arrête ça tout de suite ! »
Le druide était debout, les doigts de la main droite encore repliés en position de sifflement tandis que son index gauche était tendu vers le chien en signe de remontrance. En quelques enjambées, il se dirigea vers l'animal qui avait consenti à lâcher prise sur la robe mais grognait toujours de façon menaçante. Si Mehgan ne connaissait pas Mogriave, elle aurait eu quelques inquiétudes concernant la sécurité de Merlin, mais le chien était connu dans tout le château pour son caractère docile. Ses sautes d'humeur étaient l'équivalent canin des crises de colère de Yoan, puériles et inoffensives, et sans le roulage au sol.
« On n'agite pas la queue comme ça, jeune homme, pas à moi, sermonna le druide en croisant les bras. Le coup des poils hérissés et des oreilles en arrière, c'est pas très poli non plus. »
Warf, grrr warf !
« Parce que tu penses que je suis pas au courant ? J'ai des yeux, merci bien. Alors maintenant tu arrêtes tout de suite ton manège ou toi et moi on va pas être copains. Je ne veux pas que ça finisse comme au banquet des dernières Saturnales et tu ne veux pas que ça finisse comme au banquet des dernières Saturnales. »
Grrr warf bark !
« C'est vrai, je ne dis pas le contraire, et si tu y tiens on en discutera plus tard. Mais là j'aurais besoin que tu te calmes parce que tu fais peur à tout le monde, alors je vais te demander de rentrer au laboratoire et de réfléchir un peu à ce que tu as fait. Ça te convient ?
… wurf ?
« Oui, je t'amènerai les restes de poulet plus tard. Maintenant, file. »
Toute l'assistance hébétée ne pouvait que regarder alors que Mogriave, après tout de même un dernier grognement peu amical à l'attention de Kana, tourna les talons pour trottiner tranquillement hors de la cour, ses griffes cliquetant sur le pavé et sa queue oscillant paresseusement à sa suite.
Sans laisser le temps à la pression de retomber, Merlin virevolta vers une Kana déconfite avec un grand sourire aussi rayonnant qu'hypocrite. « Je suis vraiment désolé, ça lui arrive d'être un peu soupe-au-lait mais là il a dépassé les bornes. Permettez-moi de vous offrir quelques danses, en gage de compensation. »
D'un geste de la main du druide, les musiciens reprirent leur morceau laissé en suspens. Il ne laissa pas à l'enchanteresse encore stupéfaite le temps de réagir et l'entraîna par le bras dans une bourrée irlandaise enjouée, sous les encouragements de la foule qui ne tarda pas à les imiter.
« Qu'est-ce que… il s'est passé quoi, là ? s'interrogea Mehben, perplexe.
- Je ne suis pas sûre… j'ai l'impression que Tonton Merlin s'est servi de l'intervention de Mogriave pour détourner l'attention de Kana. » Mehgan jeta un œil du côté d'Elias, qui venait de lever sa coupe en direction de Merlin pour le saluer, un rictus amusé aux lèvres et un pied battant la cadence contre le sol. « Enfin du moins je crois. Ça avait l'air intentionnel ?
- J'en sais rien du tout, j'ai vu la même chose que vous. »
Mehgan se frotta le menton, songeuse. Qu'en était-il du plan ? Entre la « conversation » avec Mogriave et la subtilisation de Kana, Merlin semblait avoir monté une petite intrigue de son côté pour canaliser les importuns. Peut-être qu'il valait mieux ne pas interférer…
Non. Mehgan comptait bien venir à bout des harpies selon ses propres conditions. Les faire redescendre d'un étage ou dix était devenu bien trop tentant.
