Note : la Partie 4 était censée être la dernière du Tournoi, mais il y en aura une autre. Ce machin s'écrit tout seul et n'en fait qu'à sa tête, j'y peux rien !
== Le Tournoi – Partie 4 ==
Qui a un jour dit que les grands magiciens de ce monde ne pouvaient pas être de parfaits idiots ?
Honnêtement, Mehgan commençait à se demander comment les bottes d'Elias se débrouillaient pour ne pas éclater, vu comment ses chevilles devaient être enflées. Encore un bombage de torse ou un relevage hautain de menton la prochaine fois qu'un confrère passait par là et les lanières allaient péter, c'était quasiment certain.
C'était l'affaire de quelques secondes, au rythme où les curieux se pressaient pour glisser un encouragement ou des félicitations à l'enchanteur du Nord, alimentant sans relâche l'orgueil du Fourbe par leurs tressaillements d'excitation et leurs soupirs d'admiration. Tout le monde semblait s'accorder sur deux points : que le combat s'annonçait épique – car il ne pouvait s'agir que d'un duel de magie offensive, personne n'envisageait d'autre alternative – et qu'Elias allait en ressortir grand vainqueur. Ce qui n'était pas pour déplaire à ce dernier.
« C'est marrant, remarqua Merlin, j'avais pas compris que c'était une obligation de se pavaner toutes les deux minutes pendant ce type de compétition. »
Elias lui décocha un regard en coin irrité. « Moi ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi vous êtes pas ailleurs à accorder votre illustre attention à quelqu'un qui en a quelque chose à foutre.
- Ça va, on peut plus rien dire…
- Allez embêter quelqu'un d'autre. Et arrêtez de toucher à mes cheveux, à la fin !
- Je les touche pas, je les ajuste sous votre tiare pour pas qu'ils vous retombent devant les yeux pendant le duel !
- Ça tire !
- Ça tire parce que c'est emmêlé. Si vous les brossiez plus souvent, y aurait pas autant de nœuds, aussi.
- Vous êtes la personne la plus chiante de ce côté du mur d'Hadrien, j'espère que vous le savez.
- C'est ça, vous avez raison, dites surtout pas merci ça vous arracherait la bouche. »
Et c'était comme ça depuis quinze bonnes minutes, sous les toiles tendues où les finalistes avaient été invités à se préparer pour l'ultime duel de ce tournoi. Plusieurs fois Mehgan avait caressé l'idée de laisser les deux loustics à leur prise de bec pour partir rejoindre Mehben et Gwenaël dans les gradins. Mais les Débiles rôdaient dans le coin, malgré Iagu et Petrok qui faisaient le pied de grue devant la tente de fortune pour en interdire l'accès, et en sa qualité de finaliste Elena devait être également dans les parages. Autant de variables pénibles qui donnaient à Mehgan des scrupules à abandonner son poste, aussi peu productif soit-il question contribution pure à la préparation d'Elias.
« Si vous ne vouliez pas être embêté, il ne fallait pas me choisir pour vous aider à vous préparer, » fit remarquer Merlin en rajustant les épaules de la tenue d'Elias. La tunique noire aux bordures cuivrées était élégante et simple à la fois, destinée à ne pas gêner le mouvement par des manches trop larges ou un col trop extravagant, mais à en imposer tout de même.
« Je vous ai choisi parce qu'il fallait bien choisir quelqu'un, pour que cette tradition à la con soit sauve ! Mais je suis parfaitement capable de me préparer tout seul, merci bien.
- Oh chut maintenant, tenez-vous un peu tranquille, espèce de sale bête. Vous gigotez tellement que j'arrive pas à vous boutonner les manches. » Merlin bloqua le bras droit d'Elias pour attacher la ligne de petits boutons en cuivre qui courrait du bord de la manche jusqu'au coude de l'enchanteur. « Vous devriez vous sentir honoré par ma présence, vous savez.
L'enchanteur étouffa un ricanement surpris. « Tiens donc ! Première nouvelle. Et on peut savoir pourquoi ?
- Je suis un druide très occupé, figurez-vous, Môssieur Elias. Je pourrais très bien être en train de m'occuper d'une de mes nombreuses et importantes tâches en attente au lieu de vous accorder de l'attention. Un poil plus de respect serait le bienvenu.
- Le seul truc digne de respect dans tout ça, c'est que vous arriviez à débiter ces conneries sans trembler des genoux.
- Si vous continuez à être désagréable, je vais chercher Yoan pour qu'il prenne ma place.
- Franchement, à ce stade, je préfèrerais. »
Le jeune Pendragon était passé plus tôt, accompagné par son père. D'après Arthur, l'enfant avait absolument tenu à venir souhaiter bonne chance à Elias de vive voix et en personne. Le rituel avait notamment impliqué une bonne dose de joyeux babillages trop rapides pour être compréhensibles et de grands moulinets avec son dragon en jouet. Clou du spectacle : Yoan avait insisté pour qu'Elias le prenne dans ses bras pour un câlin princier règlementaire, auquel l'enchanteur s'était soumis avec la même gravité que celle du condamné marchant vers son bourreau.
Les encouragements du roi de Bretagne étaient – fort heureusement – restés plus formels.
« Bon, vous me la bousillez, hein, avait sommé Arthur en hissant son fils dans ses bras. Déjà parce que, on va pas se mentir, c'est plutôt pas mal pour la réputation de Kaamelott si vous l'emportez. Mais aussi parce que, alors je sais pas trop pourquoi, mais elle me fout les jetons et je peux pas la blairer. Allez, bon courage. »
Le souverain était ensuite reparti en direction des gradins, Yoan se tortillant dans ses bras pour pouvoir faire un dernier signe de la main au trio.
« Eh ben dans ce cas je vais le chercher, rabroua Merlin. Il sera ravi ! Il vous mettra plein de rubans de toutes les couleurs dans les cheveux, vous serez beau comme un poney dans une foire agricole. »
Elias pâlit visiblement devant la menace. « Non mais c'était pour déconner.
- Ben tiens. Allez, donnez l'autre manche, qu'on y passe pas deux siècles. »
L'enchanteur bougonna pour la forme mais finit par s'exécuter.
Comme elle ne savait pas trop combien de temps il allait durer, Mehgan profita du moment de répit pour mentalement passer en revue les stocks de remèdes à disposition. Brûlures, hémorragies sévères, contusions légères à moyennes, fractures… tout ça, c'était gérable assez facilement. Les traumatismes crâniens et les sections relativement propres de membres aussi, dans une certaine mesure et à condition que Merlin intervienne dessus au plus vite. Pour le reste… eh bien il fallait espérer que la rage qu'Elias nourrissait à l'encontre d'Elena aboyait plus qu'elle ne mordait, ou qu'il allait miraculeusement faire preuve de retenue.
A en juger par l'assombrissement soudain du visage du sorcier quand ladite enchanteresse passa entre deux toiles tendues pour les rejoindre, cette dernière option avait peu de chance de figurer au programme.
« Par tous les Dieux, Elias, ce que tu es élégant aujourd'hui ! fit remarquer Elena en s'approchant, un sourire si mielleux aux lèvres qu'il y avait probablement quelque part un essaim d'abeilles en train de crier au larcin.
- Elena, grinça le magicien brun alors que Merlin se levait stratégiquement de sa ligne de mire. J'ai toujours cru que ton espèce ne pouvait pas blairer le soleil. Quel dommage.
- Me comparer à un vampire ? Pas très original, allons, je sais que tu peux faire mieux.
- Si c'est tes oignons que tu cherches, tu les trouveras pas ici... va plutôt voir au fond du bac à purin, et pendant que tu y es fais-moi plaisir, noie-toi dedans.
- Quelle vulgarité ! Tu te rends compte de ce que tu oses dire en présence de dames ? » Elena porta une main à sa poitrine et afficha une moue exagérément contrite. « Moi qui étais simplement venue te complimenter sur ta tenue ! Je sais que nous ne sommes pas exactement en très bons termes, toi et moi, mais pour un événement comme celui-ci j'espérais que tu te montrerais plus poli. Les bonnes manières n'ont jamais tué personne, tu sais... » Le toussotement étouffé de Merlin et le « Il pourrait bien être le premier » marmonné dans sa barbe blanche n'échappa pas aux oreilles de Mehgan. « Ce n'est pourtant pas compliqué, regarde : je dis un mot gentil sur ta tenue, tu fais pareil, et après on est quittes. La bienséance est sauve. »
Elias jeta un coup d'œil dédaigneux à la robe outrageusement révélatrice que l'enchanteresse avait le culot d'appeler « tenue » mais qui parvenait tout juste à masquer l'essentiel de sa silhouette. Même Mehgan, qui ne connaissait pas grand-chose aux duels, devait reconnaître qu'il n'y avait rien de pratique ni de bien décent dans la longue robe émeraude fendue de part et d'autre jusqu'aux hanches, ou le col plongeant sans honte jusqu'au milieu de l'abdomen. Comment tout cela restait bien sagement en place en laissant juste ce qu'il fallait à l'imagination, il n'y avait que la magie pour l'expliquer. Dans tous les cas, la magicienne donnait plutôt l'air de se rendre à une réception guindée à la cour d'un souverain un chouya lubrique que d'être sur le point de disputer la finale d'un tournoi de mages.
« Ouais, persifla Elias après avoir étudié les habits avec le même dégoût qu'il affichait habituellement en retrouvant une crotte de Mogriave dans la cour. Bah pour ça, il faudrait que je fasse comme si tu étais pas en train de porter ce que tu portes.
- Ouh, le vilain ! On attend d'être tout seul pour imaginer ces choses-là, ou au moins on ne le dit pas à voix haute. »
Elena ponctua la boutade d'un sourire taquin et d'une pichenette contre le coude d'Elias, qui vira instantanément au rouge écarlate, suffoquant d'indignation et de fureur.
« Tu... ! Espèce de... ! s'étouffa l'enchanteur, incapable de faire passer une phrase complète à travers la barrière de son outrage. J'vais... putain, j'vais te- »
Le tintement assourdissant de la cloche annonçant le début du duel engloutit les derniers mots d'Elias, mais il ne masqua pas le large sourire satisfait d'Elena.
« Bon, il me semble que ça va être à nous de jouer, remarqua-t-elle. Vivement que nous mettions ça derrière nous, pas vrai ? Une fois que tu te seras bien défoulé et que j'aurai gagné ce duel, on pourra repartir sur des bases saines. Boire un coup ensemble, évoquer le bon vieux temps, tu sais... ce que font les amis.
- Alors premièrement, JE vais gagner ce duel, grogna Elias, toujours livide mais ayant regagné la maîtrise de sa voix ainsi que quelques nuances de son teint normal. Et ensuite, je préfèrerais mille fois me faire arracher le foie à la pince que d'« évoquer le bon vieux temps » avec toi !
- Ça peut s'arranger. Tu auras sans doute entendu parler de mon dernier sortilège ? Il est à tomber par terre.
- Tant mieux, vu que c'est là que tu vas finir, espèce de-
- Voilà ! interrompit Merlin en s'insérant entre les deux magiciens qui n'avaient pas cessé de se rapprocher au fil des injonctions, jusqu'à se tenir à portée de bras. Voilà, voilà, tout doux. Gardez-en un peu pour l'arène, hein, ce serait dommage de tout griller maintenant. »
Elena accorda au druide un sourire aimable et tendit la main pour attraper une mèche tressée, caressant les cheveux couleurs neige de son pouce. « Vous avez raison. Ce n'est pas l'endroit. Pas encore. » L'enchanteresse relâcha la tresse et tourna les talons en direction de l'arène, adressant au passage un hochement de tête cordial à l'assistance. « Merlin. Mehgan. C'est toujours un plaisir. »
A peine le dernier pan de la robe émeraude disparut-il derrière les toiles tendues qu'Elias pivota vers son apprentie, l'œil noir.
« Comment ça se fait que cette salope connaisse votre nom ? questionna-t-il, à la fois trahi et furieux. Vous lui avez quand même pas parlé ?
- Ben, euh… en fait…
- Non mais c'est pas vrai ! Je vous avais dit de ne pas l'approcher, il me semble qu'on parle la même langue ! C'est pourtant pas compliqué, merde !
- Ah non hein, vous vous en prenez pas à la petite ! gronda Merlin en saisissant Elias par les épaules pour le retourner. Si vous avez des problèmes avec cette femme, ça vous regarde, vous laissez Mehgan en dehors de ça ! Non mais qu'est-ce qui vous arrive, au bout d'un moment ? Depuis quand vous laissez des gens vous faire sortir de vos gonds comme ça ?
- Mais c'est elle, là ! J'arrive à peine à la regarder tellement elle m'énerve, j'ai envie de lui balancer le premier truc qui passe dans les dents !
- Bah ça on a compris, merci. Il faut vous calmer parce que plus ça va, plus vous cédez facilement à la provocation. Avec l'âge on est censé savoir prendre un peu de recul au lieu de dégoupiller au premier mot de travers. Vous bien sûr c'est une autre histoire. »
Un second appel de cloche retentit, plus fort et plus long que le premier. A en juger par le brouhaha qui s'intensifiait dans la cour, le public devait s'impatienter.
« Allez, faut vous reprendre, dit doucement Merlin en ajustant la tenue d'Elias pour une inutile douzième fois. Comment vous voulez semer le chaos et la destruction si vous êtes pas capable de vous concentrer deux minutes ? Vous comptez le gagner ce duel, ou pas ?
- Oui, grogna l'enchanteur.
- J'ai pas entendu.
- Oui, merde !
- Alors il va falloir mettre un bon coup de collier, parce qu'en face elle va pas vous laisser faire sans broncher. Si ça se trouve, elle a même fait exprès de venir vous voir avant pour vous perturber, alors ne lui laissez pas ce plaisir. Mehgan, vous voulez bien aller vous asseoir dans les gradins et prévenir tout le monde que ça va bientôt commencer ? »
Sous la couche de politesse, la jeune femme savait reconnaître une demande de débarrasser le plancher quand elle en entendait une ; cependant, elle empoigna la perche à pleine mains et tourna les talons pour laisser les deux magiciens en tête à tête. La curiosité la poussa à jeter un œil en arrière juste avant de passer les toiles tendues mais elle ne parvint qu'à capturer une vague image de Merlin, penché vers l'oreille d'Elias comme pour lui murmurer un secret alors qu'il lui fourrait quelque chose dans la main. Malgré la folle envie d'en savoir plus qui lui embrasait les joues – il fallait rapidement qu'elle se trouve un remède contre cette insatiable attirance pour les potins et son cœur d'artichaut – Mehgan quitta la zone de préparation pour grimper l'escalier de bois menant aux gradins.
Les bancs étaient pleins à craquer, à tel point qu'il y avait du souci à se faire pour l'intégrité de la structure dans son ensemble. Non contents d'être nombreux et pas spécialement légers pour la plupart, les spectateurs s'étaient mis à tromper leur impatience en tapant du pied par terre ou en jouant du tambour sur les rambardes. Si tout le bousin venait à se casser la figure, il n'y aurait pas besoin de chercher bien loin le pourquoi du comment.
Deux emplacements avaient été laissés libres – ou peut-être bien farouchement défendus – dans les gradins réservés aux résidents de Kaamelott. Mehgan joua des coudes et des genoux pour les rejoindre, bien moins préoccupée par les réactions des magiciens qu'elle bousculait sur son chemin qu'elle ne l'aurait été deux jours auparavant. La lassitude avait raison même des âmes les plus précautionneuses.
« Ça fait deux fois qu'ils sonnent la cloche, fit remarquer Mehben alors que sa sœur prenait place à ses côtés. Il y en a un des deux qui a renoncé, ou quoi ?
- Non, la préparation prend juste un peu plus de temps que prévu. Où sont nos chers trouducs ?
- Pile en face, et tous présents. »
Kana et sa bande étaient en effet installés de l'autre côté de l'arène, en diagonale, parfaitement situés pour une surveillance optimale. Personne ne semblait manquer à l'appel, ce qui était en soi une source de tranquillité.
La cloche sonna une troisième fois, encensant la fébrilité du public déjà bien prononcée. Deux rangs plus haut, Yoan s'était pelotonné dans les bras de sa mère, impressionné par les cris gutturaux de certains spectateurs qui exhortaient les finalistes à commencer le duel. Guenièvre caressait les cheveux de son fils en lui murmurant quelque parole rassurante à l'oreille, mais même la reine ne pouvait s'empêcher de jeter des coups d'œil inquiets en direction des visiteurs les plus véhéments. Au milieu de tout ce bordel, les résidents de Kaamelott avaient pour une fois l'air bien sages.
Enfin, au moment où Arthur fit mine de se lever pour réclamer plus de calme – ils avaient beau être en extrême minorité au milieu de la horde de magiciens, le tournoi se déroulait tout de même dans sa forteresse, merci bien – les duellistes tant attendus firent leur entrée.
Elias pénétra en premier dans le grand ovale, depuis la porte de droite. A la vue de l'enchanteur, les spectateurs déjà bien bruyants explosèrent ; exclamations d'encouragement, cris stridents et sifflements suraigus furent autant d'agressions sonores qui poussèrent Mehgan et Mehben à se couvrir les oreilles en grimaçant.
Leur maître, quant à lui, ne donnait aucun signe d'inconfort face à cette avalanche d'attention. Bien au contraire, le sourire goguenard d'Elias menaçait de lui emporter la moitié du visage ; il absorbait les acclamations comme une éponge et grandissait un peu plus à chaque « Kelliwic'h ! » beuglé par des jeunes mages qui s'étaient probablement un peu laissés aller au déjeuner question picole. Une main levée pour saluer ses admirateurs, le Fourbe nageait dans cet océan d'ovations avec autant d'aisance que s'il y était né, enfoui jusqu'aux branchies dans l'arrogance et la gloire. Un demi-dieu n'aurait pas reçu meilleur accueil.
« Tiens c'est drôle, fit remarquer Guenièvre à son mari tout en tapotant le dos de Yoan, qui avait opéré un repli stratégique dans le manteau de sa mère devant le déferlement de cris. Ça me rappelle un peu Rome.
- Rome ? s'étonna Arthur.
- Eh ben oui, quand votre ami Caius m'a fait découvrir les jeux du cirque. Ce public déchaîné, ces combattants ovationnés dans l'arène, seuls maîtres de leur destin… ça me fait un peu penser aux gladiateurs que j'ai vus ce jour-là.
- Elias, il vous fait penser à un gladiateur ? Vous êtes sûre que le soleil vous a pas trop tapé sur la tête ?
- Mais non, rho, je dis juste que l'ambiance me rappelle un peu ce jour-là, c'est tout.
- J'pense bien ! ricana le roi de Logres. Parce que celui-ci vous m'excuserez, mais j'ai plus de facilité à le confondre avec le râteau du poulailler qu'avec un Thrace de deux-cent cinquante livres !
- Dites, faut pas vous gêner ! » rouspéta la voix de Merlin juste à la droite de Mehgan, la faisant sursauter.
Le druide était venu s'asseoir à la dernière place restante en toute discrétion – non pas que la tâche était très compliquée étant donné le volume sonore des environs directs.
Le visage du roi de Bretagne passa en une fraction de seconde de la moquerie à la gêne. « Non, mais… c'était pour rire, hein, c'était pas méchant, je voulais juste… euh, comment…
- Oh tiens, bonjour Merlin ! salua Guenièvre, un peu parce qu'elle n'avait pas vu le druide avant mais surtout pour sauver son époux qui, penaud, profita de la diversion pour se faire tout petit dans son siège. Dites-moi, vous allez peut-être pouvoir m'éclairer : quel est donc ce bandage au bras d'Elias ? Il s'est blessé ? »
Mehgan fronça les sourcils et reporta son attention sur l'enchanteur qui n'avait pas encore tout à fait fini de faire son cake au milieu de la cour pavée. Elle ne l'avait pas remarqué avant mais la reine disait pourtant vrai : Elias avait un bout de tissu blanc noué autour de son bras, juste avant l'épaule. Mehgan n'avait aucun souvenir de cet accessoire malgré sa présence continue dans la zone de préparation. Elle ne voyait pas bien non plus en quoi cette bande de tissu était utile ; non seulement elle n'avait aucun intérêt pour couvrir une plaie, ainsi enroulée par-dessus les vêtements, mais en plus elle jurait sérieusement avec l'ensemble noir et cuivre.
« C'est pas un bandage ça, marmonna Arthur. C'est une faveur.
- Une faveur ? répéta Guenièvre, intriguée.
- Oui. C'est une, comment dire… c'est une attention, si vous préférez. Ça se fait parfois en tournoi. Si un des participants a attiré l'œil d'une gente dame ou d'un noble sire, eh bien cette personne peut le manifester en lui accordant une faveur. Alors ça peut être un bout de tissu, une fleur ou même un bijou, y a pas vraiment de règle, mais c'est un petit quelque chose en plus qui est là pour accompagner le champion et lui insuffler de la vaillance. En gros ça peut vouloir dire « Vous allez gagner », « Vous avez tout mon soutien » ou même « Je vous aime », pourquoi pas, selon comment c'est fait.
- Comme c'est romantique, soupira la reine. C'est une charmante coutume. Je suis bien contente que vous m'en ayez parlé, je m'en souviendrai.
- Ben… c'est pas pour casser vos plans, mais les tournois ça fait un bon moment que j'y mets plus les pieds et c'est pas parti pour s'améliorer. Vous risquez de pas avoir beaucoup de faveurs à distribuer.
- Qu'est-ce qui vous fait penser que c'est à vous que je comptais les offrir ? » Devant la moue contrite de son mari, le masque sérieux de Guenièvre s'écroula et elle laissa échapper un rire amusé. « Pardon, je n'ai pas pu m'en empêcher ! Vous êtes si drôle quand vous faites votre grincheux.
- Mouais… mouais…
- Oh allons, ne boudez pas, c'était pour rire ! »
Mettant en sourdine les taquineries du couple royal, Mehgan concentra son attention sur la faveur qui étreignait le biceps d'Elias, innocente et pourtant si ostentatoire. Qui donc ? Qui donc avait pu glisser la bande de tissu à l'enchanteur sans qu'elle s'en aperçoive ? Les Débiles étaient pourtant tous là, jusqu'au dernier enquiquineur, et affublés de regards courroucés laissant entendre qu'ils n'avaient rien à voir avec la démarche. Kana fulminait tout particulièrement ; la magicienne se mordait certainement les doigts de ne pas avoir pensé au coup de la faveur.
Innocents, donc. Mais alors qui… ?
Ah.
Le regard de Mehgan dériva lentement vers sa droite. Comme s'il était capable de deviner ses pensées, Merlin lui accorda un petit sourire et un clin d'œil entendu.
Bien sûr.
Avant d'avoir pu réellement apprécier le coup de maître que le druide venait de jouer à la barbe de tous les flagorneurs – Mehgan était d'ailleurs désormais entièrement convaincue que Merlin menait son propre plan de son côté, un petit coup subtil à la fois – la seconde finaliste entra à son tour dans l'arène.
Les exclamations qui accueillirent la progression d'Elena étaient plus mesurées, presque hésitantes, comme si leurs sources ne savaient pas bien s'ils avaient le droit de s'adresser ainsi à l'enchanteresse. Une bonne partie du public devait également avoir le bec cloué par sa tenue provocatrice, mais ça, c'était une autre histoire.
En quelques enjambées gracieuses, Elena se retrouva face à Elias, laissant une respectueuse douzaine de pas entre eux. Si le sorcier était le gladiateur, elle était certainement la lionne, avec sa grâce féline, son sourire carnassier et son attention entièrement dirigée sur sa proie du moment.
Curieusement, alors que la tension ne faisait que grimper, le silence s'abattit naturellement dans les gradins. Sans même s'en rendre vraiment compte, Mehgan se pencha en avant et retint son souffle en même temps que les trois quarts de la tribune.
Les deux duellistes se dévisageaient, statues de marbre figées sous le soleil breton dans une posture nonchalante pour l'une, et alerte pour l'autre. Sans surprise, ce fut Elias qui perdit le concours de silence.
« Alors ? grogna-t-il. Qu'est-ce que ce sera ?
- Tu as vraiment besoin de demander ? lui répondit Elena en posant une main sur sa hanche.
- Moi non. Mais c'est comme ça que le protocole est foutu.
- Comme tu le souhaites. » L'Ecorcheuse leva une main soigneusement manucurée en direction de son adversaire. « Elias de Kelliwic'h. Grand enchanteur du Nord. Meneur des loups de Calédonie. Pourfendeur du dragon des neiges. Concepteur de la potion de toute-puissance. Prophète des âmes. Je te mets au défi de me battre en combat singulier, par tous les moyens qui sont à ta disposition.
- Elena d'Hispanie. Grande enchanteresse d'Andalousie. Alchimiste premier grade. Tueuse du grand serpent des plaines arides. Conceptrice du sortilège d'éventration. Inventrice de la potion de liquéfaction d'entrailles. J'accepte ton défi- »
A peine la dernière syllabe eut-elle quitté les lèvres du sorcier qu'un éclair de lumière jaillit des mains d'Elena, sans préambule ni « s'il vous plaît » ni rien. Surpris mais loin d'être pris de court, Elias esquiva le projectile lumineux en se jetant sur le côté ; si la manœuvre manquait d'élégance, elle lui permit de ne pas devenir la victime du sortilège inconnu qui termina sa course avec fracas contre la clôture d'enceinte.
« Ah c'est comme ça ?! » fulmina-t-il en se relevant promptement.
Dans le même mouvement, Elias décrivit un arc de cercle avec son bâton, soulevant une tornade de flammes aux reflets verts qui virevolta en direction de son adversaire. Mais d'un revers de main, Elena transfigura la spirale dévorante en grandes volutes inoffensives qu'elle s'amusa à balayer avec désinvolture.
Un sort, un contre-sort, une réplique, et ainsi de suite. Pendant de longues minutes le duel observa cet enchaînement, comme une chorégraphie à la cadence scrupuleusement bien respectée. Il apparut assez vite à l'ensemble du public que la victoire éclair d'Elias n'était plus une évidence, et que le sorcier allait devoir cravacher s'il voulait espérer gagner. Malgré la colère qui bouillonnait juste sous la surface, il était cependant loin de paniquer : il déviait ou parait avec aisance les boules de feu comme les aiguilles de glace, méthodiquement, avant de balancer un éclair ou un autre sortilège de sa propre confection. Parfois, deux sorts ennemis s'entrechoquaient en plein vol, s'annulant dans un fracas que Mehgan n'aurait pas su décrire avec justesse.
A mesure que le combat progressait, le temps d'attente entre deux attaques s'allongeait. Essoufflés mais déterminés, Elias et Elena marchaient lentement en décrivant un cercle au centre de l'arène, pareils à deux loups qui prenaient le temps de se jauger l'un l'autre après une rixe initiale n'ayant pas donné de vainqueur. Ils ne se quittaient pas du regard, leurs yeux acérés cherchant la faille dans la protection de l'adversaire qui leur permettrait de prendre le dessus. Il n'y avait plus de nonchalance dans l'attitude d'Elena, pas plus que de rage dans celle d'Elias ; ils avaient conscience que leurs capacités respectives les plaçaient, sinon sur un pied d'égalité, au moins dans la même catégorie.
« Pourquoi est-ce qu'il faut toujours qu'il se jette du même côté pour esquiver ? maugréa Merlin quand Elena invoqua une pluie de pierre qui força Elias à bondir de côté. C'est sa mauvaise épaule en plus ! On dirait qu'il le fait exprès. »
Mehgan lui tapota l'avant-bras, rassurante. « Il ne le fait pas exprès, ne vous tracassez pas, Tonton Merlin. Profitez du spectacle.
- Profiter du spectacle, c'est ça. J'avais oublié à quel point j'adorais regarder mon compagnon se pouiller en public avec son ennemie jurée. Et ouh, aouch, la pierre dans les côtes ça va vraiment faire mal demain. Même ce soir, en fait.
- Pourquoi c'est si long ? demanda Arthur alors qu'Elias titubait un peu en arrière sans répliquer immédiatement à la caillasse qu'il n'avait pas su entièrement éviter. Je croyais qu'ils rêvaient que de s'écharper, ces deux-là. Pourquoi ils enchaînent pas les attaques ?
- Pour la même raison que vous allez pas demander à des soldats de combattre jour et nuit sans jamais se reposer, répondit Gwenaël qui, étonnamment, avait gardé le silence jusqu'alors. Les sorts proviennent de l'énergie vitale du magicien et certains sont plus gourmands que d'autres. A un moment il faut bien reprendre son souffle, ils peuvent pas tout griller d'un coup parce que s'ils se loupent, ils se retrouvent à la merci de l'autre d'en face. Y a un peu de stratégie là-dedans, faut pas croire. »
De la stratégie et une quantité non négligeable de réflexes. Ces derniers firent d'ailleurs défaut à Elena au moment d'esquiver ce qui ressemblait fortement à un trio de flèches d'acide ; le sort lui frôla le flanc, laissant sur son passage une trace qui à en juger par la grimace de douleur de l'enchanteresse n'avait pas fait que brûler sa magnifique robe. Elle tomba sur un genou, ses mains s'empressant de recouvrir la blessure alors qu'elle marmonnait à toute allure ce qui devait être une incantation de guérison.
« Ah, ça sent bon pour notre Elias, ça, » fit remarquer un Arthur qui s'était laissé prendre au jeu malgré ses réserves initiales sur le tournoi. C'était soit ça, soit le roi était content que le duel touche à sa fin. « Je crois que votre père va très bientôt me devoir cent cinquante pièces d'or.
- Ça a l'air atrocement douloureux, commenta Guenièvre avec compassion. Et cette tenue est si jolie, c'est vraiment dommage…
- Ah ben, faut ce qui faut, hein. »
Le Fourbe se rapprochait de l'enchanteresse, bâton en main et sourire assuré aux lèvres. Tout comme le reste du public, il devait avoir l'odeur de la victoire plein les naseaux. Cependant les règles avaient été clairement annoncées lors de l'ouverture de la compétition : un duel de magie offensive ne se pouvait solder que par un abandon ou une impossibilité pour un des deux duellistes de poursuivre le combat. Comme ni l'une ni l'autre de ces deux situations n'était en présence, Elias n'était pas encore officiellement vainqueur, quoiqu'en laisse transparaître sa démarche de conquérant bouffi d'orgueil.
« Alors ? On est fatiguée ? nargua-t-il. Il serait peut-être plus sage d'abandonner, tu ne trouves pa-aaaaaargh ! »
L'excès de confiance contre lequel il avait si souvent mis ses apprenties en garde venait de jouer un sale tour à Elias. L'incantation que lui et probablement les deux tiers des spectateurs avaient prise pour un sort de soin s'était révélée bien moins anodine, et bien plus dangereuse.
Un genre de main démesurément grande semblable à celle d'un golem venait de jaillir du sol pour se refermer sur la jambe gauche d'Elias, le clouant sur place. En y regardant de plus près, Mehgan se rendit compte qu'il s'agissait des pavés de la cour, arrachés et réarrangés pour former un avant-bras et une main. La poigne de pierre avait choisi d'entraver la progression du sorcier de la manière la plus inflexible qui soit : en lui brisant le tibia dans un sinistre craquement.
Avant qu'Elias ne puisse prendre pleinement conscience de la situation – en dehors de la douleur aveuglante qui lui arracha un hurlement de souffrance – d'autres bras similaires se formèrent près de ses pieds. L'un d'eux lui confisqua son bâton, un autre le frappa dans le dos pour le projeter à genoux au sol et deux derniers l'y maintinrent fermement. Enfin, une dernière main invoquée lui tordit les deux bras pour les bloquer dans son dos à un angle qui ne devait rien avoir de confortable.
Deux secondes. Il n'avait pourtant baissé sa garde que deux secondes, et cela allait certainement lui coûter la victoire.
Tandis que le sorcier luttait et pestait contre ses entraves de pierre tel un rat enragé de s'être laisser berner par le plus stupide des pièges, Elena se redressa avec un sourire radieux. Un pas désinvolte à la fois, l'enchanteresse prit son temps pour réduire la distance qui la séparait d'Elias, savourant ouvertement les fruits de sa petite fourberie.
« Comme c'est dommage, » feignit-elle de déplorer. Sa voix n'était pas particulièrement puissante mais le silence prégnant qui régnait sans partage sur l'arène la rendait parfaitement audible. « Et dire que tu étais si bien parti... j'imagine que tu ne comptes pas capituler ? »
Le regard de défi, couplé à un grognement courroucé, n'allait en effet pas dans ce sens.
« Habituellement, je n'aime pas me répéter, mais... quel dommage. »
De la doublure de sa botte, Elena tira une dague effilée dont la lame renvoya brièvement les rayons du soleil. A la vue de l'arme, Elias ouvrit de grands yeux estomaqués et redoubla d'efforts pour se défaire des bras de pierre, sans plus de succès. Avec un petit rire moqueur, Elena reprit sa progression vers son adversaire, couteau acéré en avant.
En un instant, l'ambiance venait de prendre un tournant pour le sordide. Mehgan sentit les sueurs froides lui dévaler l'échine en même temps qu'un mauvais pressentiment déclenchait des cornes d'alerte dans sa tête. Qu'est-ce que… qu'est-ce qu'elle était en train de regarder, là, au juste ? Qu'est-ce qu'ils étaient tous en train de regarder ?
Saisie par le même sentiment d'horreur croissant, Mehben agrippa la main de sa sœur. « Elle fait quoi, là ? demanda-t-elle, livide.
- Je… je sais pas…
- Ho, elle va quand même pas le poignarder… pas vrai ?
- Je sais pas…
- Mais Tonton Merlin, mais faites quelque chose !
- C'est du bluff, prétendit le druide d'une voix bien moins assurée qu'il ne l'aurait sûrement souhaité. Elle veut juste voir jusqu'où elle peut aller avant qu'il n'abandonne ou ne se libère. Vous allez voir. »
A peine tranquillisée par l'affirmation de Merlin, Mehben raffermit sa prise sur la main de sa sœur et retourna son attention sur l'arène. Mehgan pouvait sentir les légers tremblements parcourir les doigts de son aînée et elle les serra doucement pour convoyer son soutien. Elle espérait faire ça correctement ; question réconfort sororal, elle n'était pas d'ordinaire assise de ce côté du comptoir, et voir la façade bravache si soignée de Mehben se fendiller aussi ouvertement la prenait au dépourvu. Sans compter que cela ne faisait qu'alimenter ses propres angoisses quant à la scène qui était en train de se jouer un peu plus bas.
Elena était désormais juste devant Elias, elle n'avait qu'à tendre le bras pour le toucher. Le sorcier se débattait avec la force du désespoir, le visage luisant de sueur, mais en dépit de ses plus fervents tortillages il ne parvenait pas à regagner sa liberté de mouvement. A genoux au sol, les mains bloquées dans le dos incapables de jeter le moindre sort et son bâton jeté hors de portée, le grand enchanteur du Nord était aussi vulnérable qu'un chaton nouveau-né. Entièrement soumis à la bonne volonté de son adversaire, qui se délectait de chaque seconde de cette humiliation publique.
La sorcière s'accroupit gracieusement à sa hauteur, écartant d'un geste bien trop doux les mèches qui s'étaient échappées de la tiare d'Elias pour venir se plaquer devant ses yeux. Ce dernier tenta de reculer la tête pour se soustraire au contact indésirable mais il s'en trouva incapable, bloqué comme il l'était par l'étreinte de pierre. Pour asseoir encore plus son contrôle – ou pour aggraver davantage l'agitation d'Elias, au choix – Elena posa sa main libre contre la joue de son confrère et laissa glisser la pointe de sa dague le long de sa mâchoire, presque tendrement, comme une promesse.
Ç'en était manifestement trop pour Merlin, que la panique fit lever de son siège.
« Elias, ça vaut pas le coup ! cria-t-il. Ça suffit ! Vous allez pas la laisser vous égorger devant tout le monde parce que vous êtes trop fier pour abandonner ! Laissez tomber, on s'en fout !
- Parce qu'elle p-pourrait ? demanda Mehben, fébrile. L'égorger, je veux dire ?
- Si j'ai bien compris les règles énoncées au début, le duel s'arrête quand un des deux abandonne ou n'est plus apte à continuer, fit Arthur en secouant la tête. J'ai rien entendu qui interdise de tuer son adversaire, enfin je crois pas.
- Je confirme, acquiesça sombrement Gwenaël.
- Mais Sire, vous allez pas laisser faire ça, quand même ?!
- Non mais attendez, c'est marqué nulle part qu'on doit aller jusque-là ! Il peut tout aussi bien jeter l'éponge, l'autre couillon.
- Jeter l'éponge ? Elias ? railla Mehgan. On parle bien du même, là ?
- Bah j'sais bien, mais pour une fois il va bien être obligé de ranger sa fierté dans sa poche, le loustic. Entre ça et se laisser trancher la gorge comme un débile, vous m'excuserez, mais le choix est vite fait. »
L'avis du roi de Bretagne ne semblait pas remporter un franc succès auprès d'Elias, dont l'attitude et le regard ne trahissaient pas la moindre volonté d'abdiquer. Malgré sa périlleuse immobilité et l'inquiétante proximité d'une lame, l'enchanteur irradiait la fureur, l'indignation, peut-être même la rancœur, mais certainement pas la soumission. Oh ça non.
Mehben prit une inspiration alarmée quand Elena se pencha pour murmurer à l'oreille d'Elias, pressant dans le même temps sa dague sous le menton barbu du sorcier. La jeune apprentie serra vivement la main de sa sœur d'un côté et se pencha pour agripper la manche de Merlin de l'autre, en proie à un effroi oblitérant.
« Putain, putain, putain, elle va le faire ! Elle va le faire ! Faut qu'on fasse quelque chose !
- ELIAS ! rugit le druide. FAIS PAS LE CON ! »
Elena tourna la tête en direction de la supplique, son masque arrogant vacillant un instant au profit de la surprise. Mais le sourire mesquin retrouva bien vite sa place sur les traits de la magicienne, qui éloigna sa dague de la carotide d'Elias pour la glisser vers son bras bloqué. D'un geste souple du poignet, la lame se glissa sous la faveur offerte par Merlin et trancha sans effort l'étoffe blanche en deux. Avant que le tissu ne tombe au sol, Elena l'attrapa pour le porter à hauteur de ses yeux et murmurer quelque chose d'inintelligible à l'oreille d'Elias.
Puis, dans un mouvement vif qui laissa sans voix tout le contingent magique de cette partie du monde, l'Ecorcheuse pressa ses lèvres à celles du Fourbe pour un baiser aussi brutal qu'abject.
Si l'assistance se borna à fixer la scène d'un air hébété – fascination morbide oblige – la réaction d'Elias à cet acte vicieux prit une ampleur toute autre. Arrachant son visage à celui de son adversaire, l'enchanteur laissa sa rage exploser sous le pâle soleil de Bretagne, sous la forme d'un cri quasiment animal qui fit vibrer jusqu'aux fondations des gradins improvisés. La densification soudaine de l'air fit éclater en poussière les bras de pierre invoqués par Elena, jetant une épaisse couche de brouillard sablonneux sur toute la partie centrale de l'arène et masquant momentanément les deux duellistes aux yeux du public.
Mehgan et Mehben bondirent sur leurs pieds en même temps que les deux tiers de l'assistance, leurs regards cherchant frénétiquement à percer l'épais voile poussiéreux pour espérer apercevoir une silhouette, une ombre, quelque chose. N'importe quoi qui donnerait un indice même fugace sur ce qui était en train de se passer, là en bas.
Enfin, au bout de quelques interminables secondes d'incertitude, la poussière retomba.
Par une manœuvre qui avait du lui coûter ses dernières forces et beaucoup de souffrance, Elias était parvenu à renverser Elena sur le dos. Il la maintenait plaquée au sol par le biais du poids de son propre corps meurtri, ce qui aurait été insuffisant en soi mais rendu plus aisé par la dague qu'il avait du subtiliser à la magicienne dans la mêlée. La lame, étincelante, était pressée sous la mâchoire de sa propriétaire, prête à percer la chair au moindre pas de travers.
« Abandonne ! vociféra Elias, le visage maculé de sueur, de sang et de poussière. Abandonne ou je te saigne comme t'as été incapable de faire ! »
Le temps se suspendit un instant alors qu'Elena examinait les choix qui s'offraient à elles. A bout de patience et de nerfs, Elias fit pression avec le couteau, invitant un mince filet de sang écarlate à se frayer un chemin le long de la gorge de son adversaire. Cette dernière grimaça avant de lever une main, paume en avant, quand il lui apparut évident qu'elle n'avait pas d'autre choix. Que le temps des plaisanteries touchaient à sa fin.
« J'abandonne, » concéda-t-elle de mauvaise grâce.
Un battement de cœur. Un deuxième. Et ensuite, la tempête.
Le tonnerre d'applaudissements qui scella la victoire d'Elias fit tourner la tête de tous les badauds sur les deux lieues alentours et résonna aux oreilles de Mehgan longtemps après s'être tu.
